Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/Prologue

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PROLOGVE DE L’AVTHEVR
M. François Rabelais
povr le qvatrieme livre
des faicts et dicts heroiqves
de Pantagrvel.

Aux lecteurs beneuoles.


Gens de bien, Dieu vous saulue & guard. Ou estez vous ? Ie ne vous peuz veoir[1]. Attendez que ie chausse mes lunettes. Ha, ha. Bien & beau s’en va Quaresme[2], ie vous voy. Et doncques ? Vous auez eu bonne vinee ? à ce que lon m’a dict. Ie n’en serois en piece marry. Vous auez remede trouué infinable contre toutes alterations ? C’est vertueusement operé. Vous, vos femmes, enfans, parens, & familles estes en santé desiree. Cela va bien, cela est bon : cela me plaist. Dieu, le bon Dieu, en soit eternellement loué : & (si telle est sa sacre volunté) y soiez longuement maintenuz. Quant est de moy, par sa saincte benignité, i’en suys là, & me recommande. Ie suys, moiennant vn peu de Pantagruelisme (vous entendez que c’est certaine gayeté d’esprit conficte en mespris des choses fortuites[3]) sain & degourt : prest à boire, si voulez. Me demandez vous pourquoy, Gens de bien ? Response irrefragable. Tel est le vouloir du tresbon tresgrand Dieu : on quel ie acquiesce : au quel ie obtempere : duquel ie reuere la sacrosaincte parolle de bonnes nouuelles, c’est l’Euangile, on quel est dict Luc. 4. en horrible sarcasme & sanglante derision au medicin negligent de sa propre santé. Medicin, O, gueriz toymesmes.

Cl. Gal. non pour telle reuerence en santé soy maintenoit, quoy que quelque sentiment il eust des sacres bibles : & eust congneu & frequenté les saincts Christians de son temps, comme appert lib. II. de vsu partium, lib. 2. de differentiis pulsuum cap. 3. & ibidem lib. 3. cap. 2. & lib. de rerum affectibus (s’il est de Galen) mais par craincte de tomber en ceste vulgaire & Satyrique mocquerie. Ἰητρὸς ἄλλων αὐτός ἕλϰεσι βρύων.[4]

Medicin est des aultres en effect :
Toutesfois est d’vlceres tout infect.

De mode qu’en grande braueté il se vente, & ne veult estre medicin estimé, si depuys l’an de son aage vingt & huictieme iusques en sa haulte vieillesse il n’a vescu en santé entiere, exceptez quelques fiebures Ephemeres de peu de duree : combien que de son naturel il ne feust des plus sains, & eust l’estomach euidentement dyscrasié. Car (dict il libr. 5. de sanit. tuenda) difficilement sera creu le medicin auoir soing de la santé d’aultruy, qui de la sienne propre est negligent. Encores plus brauement se vantoit Asclepiades[5] medicin auoir auecques Fortune conuenu en ceste paction, que medicin reputé ne feust, si malade auoit esté depuys le temps qu’il commença practiquer en l’art, iusques à sa derniere vieillesse. A laquelle entier il paruint & viguoureux en tous ses membres, & de Fortune triumphant. Finablement sans maladie aulcune præcedente feist de vie à mort eschange, tombant par male guarde du hault de certains degrez mal emmortaisez & pourriz.

Si par quelques desastre s’est santé de vos seigneuries emancipee : quelque part, dessus dessoubz, dauant darriere, à dextre à senestre, dedans dehors, loing ou pres vos territoires qu’elle soit, la puissiez vous incontinent auecques l’ayde du benoist Seruateur rencontrer. En bonne heure de vous rencontree, sus l’instant soit par vous asserée, soit par vous vendiquee, soit par vous saisie & mancipee. Les loigs vous le permettent, le Roy l’entend : ie vous le conseille. Ne plus ne moins que les Legislateurs antiques authorisoient le seigneur vendiquer son serf fugitif, la part qu’il seroit trouué. Ly bon Dieu, & ly bons homs, n’est il escript & practiqué par les anciennes coustumes de ce tant noble, tant antique, tant beau, tant florissant, tant riche royaulme de France[6], que le mort saisit le vif ? Voiez ce qu’en a recentement exposé le bon, le docte, le saige, le tant humain, tant debonnaire, & equitable And. Tiraqueau, conseillier du grand, victorieux, & triumphant roy Henry second de ce nom, en sa tresredoubtee court de parlement à Paris. Santé est nostre vie, comme tresbien declare Ariphron Sicyonien. Sans santé n’est vie la vie, n’est la vie viuable, ΑΒΙΟΣ ΒΙΟΣ, ΒΙΟΣ ΑΒΙΩΤΟΣ. Sans santé n’est la vie que langueur : la vie n’est que simulachre de mort. Ainsi doncques vous estans de santé priuez, c’est à dire mors, saisissez vous du vif : saisissez vous de vie, c’est santé.

I’ay cestuy espoir en Dieu qu’il oyra nos prieres, veue la ferme foy en laquelle nous les faisons : & accomplira cestuy nostre soubhayt, attendu qu’il est mediocre. Mediocrité a esté par les saiges anciens dicte aurée, c’est à dire precieuse, de tous louée, en tous endroictz agreable. Discourez par les sacres bibles : vous trouuerez que de ceulx les prieres n’ont iamais esté esconduites, qui ont mediocrité requis. Exemple on petit Zachée, duquel les Musaphiz de S. Ayl pres Orleans se ventent auoir le corps & relicques, & le nomment sainct Syluain. Il soubhaitoit, rien plus, veoir nostre benoist Seruateur au tour de Hierusalem. C’estoit chose mediocre & exposée à vn chascun. Mais il estoit trop petit, & parmy le peuple ne pouuoit. Il trepigne, il trotigne, il s’efforce, il s’escarte, il monte sus vn Sycomore. Le tresbon Dieu congneut sa syncere & mediocre affectation. Se præsenta à sa veue : & feut non seulement de luy veu, mais oultre ce feut ouy, visita sa maison, & benist sa famile.

A vn filz de prophete en Israel fendant du bois pres le fleuue Iordan, le fer de sa coingnee eschappa (comme est escript 4. Reg. 6.) & tomba dedans icelluy fleuue. Il pria Dieu le luy vouloir rendre. C’estoit chose mediocre. Et en ferme foy & confiance iecta non la coingnee apres le manche, comme en scandaleux solœcisme chantent les diables Censorins : mais le manche apres la coingnee, comme proprement vous dictes. Soubdain apparurent deux miracles. Le fer se leua du profond de l’eaue, & se adapta au manche. S’il eust soubhaité monter es cieulx dedans vn charriot flamboiant, comme Helie : multiplier en lignee, comme Abraham, estre autant riche que Iob, autant fort que Sanson, aussi beau que Absalon : l’eust il impetré ? C’est vne question.

A propos de soubhaictz mediocres en matiere de coingnee (aduisez quand sera temps de boire) ie vous raconteray ce qu’est escript parmy les apologues du saige Æsope le François. I’entends Phrygien & Troian, comme afferme Max. Planudes : duquel peuple selon les plus veridicques chronicqueurs, sont les nobles François descenduz. Ælian escript qu’il feut Thracian : Agathias apres Herodote, qu’il estoit Samien. Ce m’est tout vn.

De son temps estoit vn paouure homme villageois natif de Grauot nommé Couillatris, abateur & fendeur de boys, & en cestuy bas estat guaignant cahin caha sa paouure vie. Aduint qu’il perdit sa coingnee. Qui feut bien fasché & marry ce fut il. Car de sa coingnee dependoit son bien & sa vie : par sa coingnee viuoit en honneur & reputation entre tous riches buscheteurs : sans coingnee mouroit de faim. La mort six iours apres le rencontrant sans coingnee, auecques son dail l’eust fausché & cerclé de ce monde. En cestuy estrif commença crier, prier, implorer, inuocquer Iuppiter par oraisons moult disertes (comme vous sçauez que Necessité feut inuentrice d’Eloquence) leuant la face vers les cieulx, les genoilz en terre, la teste nue, les bras haulx en l’air, les doigts des mains esquarquillez, disant à chascun refrain de ses suffrages à haulte voix infatiguablement. Ma coingnee Iuppiter, ma coingnee. Rien plus, ô Iuppiter, que ma coingnee, ou deniers pour en achapter vne autre. Helas, ma paouure coingnee. Iuppiter tenoit conseil sus certains vrgens affaires : & lors opinoit la vieille Cybelle, ou bien le ieune & clair Phœbus, si voulez. Mais tant grande feut l’exclamation de Couillatris, qu’elle feut en grand effroy ouye on plein conseil & consistoire des Dieux.

Quel diable (demanda Iuppiter) est là bas, qui hurle si horrificquement ? Vertuz de Styx, ne auons nous par cy deuant esté, præsentement, ne sommes nous assez icy à la decision empeschez de tant d’affaires controuers & d’importance. Nous auons vuidé le debat de Presthan roy des Perses, & de Sultan Solyman empereur de Constantinople. Nous auons clos le passaige entre les Tartares & les Moscouites. Nous auons respondu à la requeste du Cheriph. Aussi auons nous à la deuotion de Guolgotz Rays. L’estat de Parme est expedié : aussi est celluy de Maydenbourg, de la Mirandole, & de Africque. Ainsi nomment les mortelz, ce que sus la mer mediterranee nous appellions Aphrodisium. Tripoli a changé de maistre, par male guarde. Son periode estoit venu. Icy sont les Guascons renians, & demandans restablissement de leurs cloches[7]. En ce coing sont les Saxons, Estrelins, Ostrogotz, & Alemans, peuple iadis inuincible, maintenant aberkeids[8], & subiuguez par vn petit homme tout estropié. Ilz nous demandent vengeance, secours, restitution de leur premier bon sens, & liberté antique. Mais que ferons nous de ce Rameau & de ce Galland[9], qui capparassonez de leurs marmitons, suppous, & astipulateurs brouillent toute ceste Academie de Paris ? I’en suys en grande perplexité. Et n’ay encores resolu quelle part ie doibue encliner. Tous deux me semblent autrement bons compaignons, & bien couilluz. L’vn a des escuz au Soleil, ie diz beaulx & tresbuchans : l’autre en vouldroit bien auoir. L’vn a quelque sçauoir : l’aultre n’est ignorant. L’vn aime les gens de bien : l’autre est des gens de bien aimé. L’vn est vn fin & cauld Renard : l’aultre mesdisant, mesescriuant & abayant contre les antiques Philosophes & Orateurs comme vn chien. Que t’en semble diz, grand Vietdaze Priapus ? I’ay maintes fois trouvé ton conseil & aduis equitable & pertinent : & habet tua mentula mentem.[10] Roy Iuppiter (respondit Priapus defleublant son capussion, la teste leuée, rouge, flamboyante, & asseurée) puis que l’vn vous comparez à vn chien abayant, l’aultre à vn fin freté Renard, ie suis d’aduis, que sans plus vous fascher ne alterer, d’eulx faciez ce que iadis feistez d’vn chien, & d’vn Renard. Quoy ? demanda Iuppiter. Quand ? Qui estoient ilz ? Ou feut ce ? O belle memoire, respondit Priapus. Ce venerable pere Bacchus, lequel voyez cy à face cramoisie, auoit pour soy venger des Thebains vn Renard fée, de mode que quelque mal & dommaige qu’il feist, de beste du monde ne seroit prins ne offensé. Ce noble Vulcan auoit d’Ærain Monesian faict vn chien, & à force de souffler l’auoit rendu viuant & animé. Il le vous donna : vous le donnastes à Europe vostre mignonne. Elle le donna à Minos : Minos à Procris, Procris enfin le donna à Cephalus. Il estoit pareillement fée, de mode que à l’exemple des aduocatz de maintenant il prendroit toute beste rencontrée, rien ne luy eschapperoit. Aduint qu’ilz se rencontrerent. Que feirent ilz ? Le chien par son destin fatal doibuoit prendre le Renard : le Renard par son destin ne doibuoit estre prins[11]. Le cas fut rapporté à vostre conseil. Vous protestatez non contreuenir aux Destins. Les Destins estoient contradictoires. La verité, la fin, l’effect de deux contradictions ensemble feut declairée impossible en nature. Vous en suastez d’ahan. De vostre sueur tombant en terre nasquirent les chous cabutz. Tout ce noble consistoire par default de resolution Categorique encourut alteration mirifique : & feut en icelluy conseil beu plus de soixante & dix huict buffars de Nectar. Par mon aduis vous les conuertissez en pierres. Soubdain feustes hors toute perplexité : soubdain feurent tresues de soif criées par tout ce grand Olympe. Ce feut l’annee des couilles molles, pres Teumesse, entre Thebes & Chalcide. A cestuy exemple ie suis d’opinion que petrifiez ces Chien & renard. La Metamorphose n’est incongneue. Tous deux portent nom de Pierre. Et par ce que scelon le prouerbe des Limosins, à faire la gueule d’vn four sont trois pierres necessaires, vous les associerez à maistre Pierre du coingnet, par vous iadis pour mesmes causes petrifié[12]. Et seront en figure trigone equilaterale on grand temple de Paris, ou on mylieu du Peruis posees ces trois pierres mortes en office de extaindre auecques le nez, comme au ieu de Fouquet, les chandelles, torches, cierges, bougies, & flambeaux allumez : lesquelles viuentes allumoient couilloniquement le feu de faction, simulte, sectes couillonniques & partialté entre les ocieux escholiers. A perpetuele memoire, que ces petites philauties couillonniformes plus tost dauant vous contempnées feurent que condamnées, I’ay dict.

Vous leurs fauorisez (dist Iuppiter) à ce que ie voy bel messer Priapus. Ainsi n’estes à tous fauorable. Car veu que tant ilz couuoient perpetuer leur nom & memoire, ce seroit bien leur meilleur estre ainsi apres leur vie en pierres dures & marbrines conuertiz, que retourner en terre & pourriture. Icy darriere vers ceste mer Tyrrhene & lieux circumuoisins de l’Appennin voyez vous quelles tragedies sont excitées par certains Pastophores. Ceste furie durera son temps, comme les fours des Limosins : puis finira : mais non si tost. Nous y aurons du passetemps beaucoup. Ie y voy vn inconuenient. C’est que nous auons petite munition de fouldres, depuis le temps que vous aultres Condieux par mon oultroy particulier en iectiez sans espargne, pour vos esbatz sus Antioche la neufue. Comme depuis à vostre exemple les gorgias, champions, qui entreprindrent guarder la forteresse de Dindenaroys contre tous venens, consommerent leurs munitions à force de tirer aux moineaux. Puis n’eurent de quoy on temps de necessité soy deffendre : & vaillamment cederent la place, et se rendirent à l’ennemy, qui ia leuoit son siege, comme tout forcené & desesperé : & n’auoit pensee plus vrgente que de sa retraicte accompagnee de courte honte. Donnez y ordre filz Vulcan : esueiglez vos endormiz Cyclopes, Asteropes, Brontes, Arges, Polypheme, Steropes, Pyracmon : mettez les en besoigne : & les faictes boire d’autant. A gens de feu ne fault vin espargner. Or depeschons ce criart là bas. Voyez Mercure qui c’est ? & sachez qu’il demande.

Mercure reguarde par la trappe des Cieulx, par laquelle ce que lon dict ça bas en terre ilz escoutent : & semble proprement à vn escoutillon de nauire. Icaromenippe disoit qu’elle semble à la gueule d’vn puiz. Et veoid que c’est Couillatris, qui demande sa coingnee perdue : & en faict le rapport au conseil. Vrayement (dist Iuppiter) nous en sommes bien. Nous à ceste heure n’auons aultre faciende, que rendre coingnees perdues ? Si fault il luy rendre. Cela est escripts es Destins, entendez vous ? aussi bien comme si elle valust la duché de Milan. A la verité sa coingnee luy est en tel pris & estimation, que seroit à vn Roy son Royaulme. Cza, ça, que ceste coingnee soit rendue. Qu’il n’en soit plus parlé. Refoulons le different du clergé & de la Taulpeterie de Landerousse. Où en estions nous ?

Priapus restoit debout au coing de la cheminee. Il entendent le rapport de Mercure, dist en toute courtoysie & iouiale honesteté. Roy Iuppiter, on temps que par vostre ordonnance & particulier benefice i’estoys guardian des iardins en terre, ie notay que ceste diction Coingnee est equiuocque à plusieurs choses. Elle signifie vn certain instrument, par le seruice duquel est fendu & couppé boys. Signifie aussi (au moins iadis signifioit) la femelle bien à poinct & souuent gimbretiletolletee. Et veidz que tout bon compaignon appelloit sa guarse fille de ioye, ma Coingnee. Car auecques cestuy ferrement (cela disoit exhibent son coingnouoir dodrental) ilz leurs coingnent si fierement & d’audace leurs emmanchouoirs, qu’elles restent exemptes d’vne paour epidemiale entre le sexe feminin : c’est que du bas ventre ilz leurs tombassent sus les talons, par default de telles agraphes. Et me soubuient (car i’ay mentule, voyre diz ie memoire, bien belle, & grande assez pour emplir vn pot beurrier) auoir vn iour du Tubilustre, es feries de ce bon Vulcan en may, ouy iadis en vn beau parterre Iosquin des Prez, Olkegan, Hobrethz, Agricola, Brumel, Camelin, Vigoris, De la Fage, Bruyer, Prioris, Seguin, De la Rue, Midy, Moulu, Mouton, Guascoigne, Loyset compere, Penet, Feuin, Rouzee, Richardfort, Rousseau, Consilion, Constantio festi, Iacquet Bercan, chantans melodieusement.

Grand Thibault se voulent coucher
Auecques sa femme nouuelle,

S’en vint tout bellement cacher
Un gros maillet en la ruelle.
O mon doulx amy (ce dict elle)
Quel maillet vous voy ie empoingner ?
C’est (dist il) pour mieulx vous coingner.
Maillet ? dist elle, il n’y fault nul.
Quand gros Ian me vient besoingner,
Il ne me coingne que du cul.

Neuf Olympiades, & vn an intercalare apres (ô belle mentule[13], voire diz ie, memoire. Ie solœcise souuent en la symbolization & colliguance de ces deux motz) ie ouy Adrian Villart, Gombert, Ianequin, Arcadelt, Claudin, Certon, Manchicourt, Auxerre, Villiers, Sandrin, Sohier, Hesdin, Morales, Passereau, Maille, Maillart, Iacotin, Heurteur, Verdelot, Carpentras, Lheritier, Cadeac, Doublet, Vermont, Bouteiller, Lupi, Pagnier, Millet, Du mollin, Alaire, Marault, Morpain, Gendre, & aultres ioyeulx musiciens en vn iardin secret soubz belle feuillade au tour d’vn rampart de flaccons, iambons, pastez, & diuerses Cailles coyphées mignonnement chantans.

S’il est ainsi que coingnee sans manche
Ne sert de rien, ne houstil sans poingnee.
Affin que l’vn dedans l’aultre s’emmanche
Prens que soys manche, & tu seras coingnee.

Ores seroit à sçauoir quelle espece de coingnee demande ce criart Couillatris.

A ces motz tous les venerables Dieux & Deesses s’eclaterent de rire comme vn microcosme de mouches. Vulcan auecques sa iambe torte en feist pour l’amour de s’amye troys ou quatre beaulx petitz saulx en plate forme. Cza, ça, (dist Iuppiter à Mercure) descendez presentement là bas, & iectez es pieds de Couillatris troys coingnees : la sienne, vne aultre d’or, & vne tierce d’argent massiues toutes d’vn qualibre. Luy ayant baillé l’option de choisir, s’il prend la sienne & s’en contente, donnez luy les deux autres. S’il en prend aultre que la sienne, couppez luy la teste auecques la sienne propre. et desormais ainsi faictes à ces perdeurs de coingnee. Ces parolles acheuees Iupiter contournant la teste comme vn cinge qui aualle pillules, feist vne morgue tant espouuantable, que tout le grand Olympe trembla.

Mercure auecques son chappeau poinctu, sa capeline, talonnieres & caducee se iecte par la trappe des Cieulx, fend le vuyde de l’air, descend legierement en terre : & iecte es pieds de Couillatris les trois coingnees : Puys luy dict. Tu as assez crié pour boire. Tes prieres sont exaulcees de Iuppiter. Reguarde laquelle de ces troys est ta coingnee, & l’emporte. Couillatris soublieue la coingnee d’or : il la reguarde : & la trouue bien poisante : puis dict à Mercure. Marmes ceste cy n’est mie la mienne, Ie n’en veulx grain. Autant faict de la coingnée d’argent : & dict : Non est ceste cy. Ie la vous quitte. Puys prend en main la coingnee de boys : il reguarde au bout du manche : en icelluy recongnoist sa marque : & tressaillant tout de ioye, comme vn Renard qui rencontre poulles esguarees, & soubriant du bout du nez dict. Merdigues ceste cy estoit mienne. Si me la voulez laisser, ie vous sacrifiray vn bon & grand pot de laict tout fin couuert de belles frayres aux Ides (c’est le quinzieme iour) de May. Bon homme, dist Mercure, ie te la laisse, prens la. Et pour ce que tu as opté & soubhayté mediocrité en matiere de coingnee, par le vueil de Iuppiter ie te donne ces deux aultres. Tu as de quoy dorenauant te faire riche. Soys homme de bien.

Couillatris courtoisement remercie Mercure : reuere le grand Iuppiter : sa coingnee antique attache à sa ceincture de cuyr : & s’en ceinct sus le cul, comme Martin de Cambray. Les deux aultres plus poisantes il charge à son coul. Ainsi s’en va prelassant par le pays, faisant bonne troigne parmy les paroeciens & voysins : & leurs disant le petit mot de Patelin : en ay ie ?[14] Au lendemain vestu d’une sequenie blanche, charge sus son dours les deux precieuses coingnees, se transporte à Chinon ville insigne, ville noble, ville antique, voyre premiere du monde, scelon le iugement & assertion des plus doctes Massorethz. En Chinon il change sa coingnee d’argent en beaulx testons & aultre monnoye blanche : sa coingnee d’Or, en beaulx Salutz, beaulx moutons à la grande laine, belles Riddes, beaulx Royaulx, beaulx escutz au Soleil. Il en achapte force mestairies, force granges, force censes, force mas, force bordes & bordineux, force cassines : prez, vignes, boys, terres labourables, pastis, estangs, moulins, iardins, saulsayes : beufz, vaches, brebis, moutons, cheures, truyes, pourceaulx, asnes, cheuaulx, poulles, cocqs, chappons, poulletz, oyes, iars, canes, canars, & du menu. Et en peu de temps feut le plus riche homme du pays : voyre plus que Mauleurier le boyteux.

Les francs gontiers & Iacques bons homs du voysinage voyants ceste heureuse rencontre de Couillatris, feurent bien estonnez : & feut en leurs espritz la pitié & commiseration, que au parauant auoient du paouure Couillatris, en enuie changee de ses richesses tant grandes & inopinees. Si commencerent courir, s’enquerir, guementer, informer par quel moyen, en quel lieu, en quel iour, à quelle heure, comment, & à quel propous luy estoit ce grand thesaur aduenu. Entendens que c’estoit par auoir perdu sa coingnee, Hen, hen, dirent ilz, ne tenoit il qu’à la perte d’vne coingnee, que riches ne feussions ? Le moyen est facile, & de coust bien petit. Et doncques telle est on temps præsent la reuolution des Cieulx, la constellation des Astres, & aspect des Planettes, que quiconques coingnee perdera soubdain deuiendra ainsi riche. Hen, hen. Ha, par Dieu, coingnee vous serez perdue, & ne vous en desplaise. Adoncques tous perdirent leurs coingnees. Au diable l’vn à qui demoura coingnee. Il n’estoit filz de bonne mere, qui ne perdist sa coingnee. Plus n’estoit abbatu, plus n’estoit fendu boys on pays en ce defaulct de coingnees. Encores dict l’Apologue Æsopicque, que certains petitz Ianspill’hommes de bas relief, qui à Couillatris auoient le petit pré, & le petit moulin vendu pour soy gourgiaser à la monstre, aduertiz que ce thesaur luy estoit ainsi & par ce moyen seul aduenu, vendirent leurs espees pour achapter coingnees, affin de les perdre : comme faisoient les paysans, & par icelle perte recouurir montioye d’Or, & d’Argent. Vous eussiez proprement dict, que feussent petitz Romipetes vendens le leur, empruntans l’aultruy pour achapter Mandatz à tas d’vn pape nouuellement creé. Et de crier, & de prier, & de lamenter & inuocquer Iuppiter. Ma coingnee de cza, ma coingnee delà, ma coingnee ho, ho, ho, ho. Iuppiter ma coingnee. L’air tout au tour retentissoit au cris & hurlemens de ces perdeurs de coingnees. Mercure feut prompt à leurs apporter coingnees, à vn chascun offrant la sienne perdue, vne aultre d’Or, & vne tierce d’Argent. Tous choisissoient celle qui estoit d’Or, & l’amassoient remercians le grand donateur Iuppiter. Mais sus l’instant qu’ilz la leuoient de terre courbez & enclins, Mercure leurs tranchoit les testes, comme estoit l’edict de Iuppiter : Et feut des testes couppees le nombre equal & correspondent aux coingnees perdues. Voyla que c’est. Voyla qu’aduient à ceulx qui en simplicité soubhaitent & optent choses mediocres. Prenez y exemple vous aultres gualliers de plat pays, qui dictez que pour dix mille francs d’intrade ne quitteriez vos soubhaitz. Et desormais ne parlez ainsi impudentement, comme quelque foys ie vous ay ouy soubhaitans. Pleust à Dieu que i’eusse presentement cent soixante & dix huict millions d’Or. Ho, comment ie triumpheroys. Vos males mules. Que soubhaiteroit vn roy, vn Empereur, vn pape d’aduentaige ? Aussi voyez vous par experience, que ayants faict telz oultrez soubhayts, ne vous en aduient que le tac & la clauelée : en bourse pas maille : non plus que aux deux belistrandiers soubhaiteux à l’vsaige de Paris. Desquelz l’vn soubhaytoit auoir en beaulx escuz au Soleil autant que a esté en Paris despendu, vendu, & achapté, depuys que pour l’edifier on y iecta les premiers fondements iusques à l’heure præsente : le tout estimé au taux, vente, & valeur de la chere annee, qui ayt passé en ce laps de temps. Cestuy en vostre aduis estoit il desgouté ? Auoit il mangé prunes aigres sans peler ? Auoit il les dens esguassées ? L’aultre soubhaitoit le temple de nostre Dame tout plein d’aiguilles asserées, depuys le paué iusques au plus hault des voultes : & auoir autant d’escuz au Soleil, qu’il en pourroit entrer en autant de sacs que l’on pourroit couldre de toutes & vne chascune aiguille, iusques à ce que toutes feussent creuées ou espoinctees. C’est soubhayté celà. Que vous en semble ? Qu’en aduint il ? Au soir chascun d’eulx eut les mules au talon[15], le petit cancre au menton, la male toux au poulmon, le catarrhe au gauion, le gros froncle au cropion : & au diable le boussin de pain pour s’escurer les dens.

Soubhaitez doncques mediocrité, elle vous aduiendra, & encores mieulx, deument ce pendent labourans & trauaillans. Voire mais (dictes vous) Dieu m’en eust aussi toust donné soixante & dixhuict mille, comme la treziesme partie d’vn demy. Car il est tout puissant. Vn million d’Or luy est aussi peu qu’vne obole. Hay, hay, hay. Et de qui estez vous apprins ainsi discourir & parler de la puissance & prædestination de Dieu, paouures gens ? Paix. St, St, St. Humiliez vous dauant sa sacrée face, & recongnoissez vos imperfections.

C’est, Goutteux, sus quoy ie fonde mon esperance, & croy fermement, que (s’il plaist au bon Dieu) vous obtiendrez santé, veu que rien plus que santé pour le present ne demandez. Attendez encores vn peu, auecques demie once de patience. Ainsi ne font les Geneuoys, quand au matin auoir dedans leurs escriptoires & cabinetz discouru, propensé, & resolu, de qui & de quelz celluy iour ilz pourront tirer denares : & qui par leurs astuces sera beliné, corbiné, trompé & affiné, ilz sortent en place, & s’entresaluant disent, Sanita & guadain messer. Il ne se contentent de santé : d’abondant ilz soubhaytent guaing, voire les escuz de Guadaigne. Dont aduient qu’ilz souuent n’obtienent l’vn ne l’aultre. Or en bonne santé toussez vn bon coup, beuuez en trois, secouez dehait vos aureilles, & vous oyrez dire merueilles du noble & bon Pantagruel.


[16]

  1. Voyez ci-dessus, p. 168, la note sur la l. 3 de la p. 232. Cette espèce de dicton a été bien souvent répétée : « Ha ! gens de bien, ie ne vous puis voir, mon chappeau est percé. » (Du Fail, t. i, p. 297.) — « Bonnes gens, je ne vous puis voir, comme dit Maistre François dans son livre. » (La Fontaine, Lettres, au prince de Conti, nov. 1689)
  2. Cette formule est le titre d’un des jeux de Gargantua. Voyez t. I, p. 82.
  3. Budé a écrit un traité : De Contemptu rerum fortuitarum.
  4. Plutarque, dans son Discours contre l’épicurien Colotès, attribue ce vers à un tragique grec qu’il ne nomme point.
  5. Voyez Pline, VII, 37.
  6. Il y a un premier tirage de ce prologue, dans lequel après riche on lit : & triumphant, et où les épithètes grand, victorieux & triumphant (l. 25) n’accompagnent pas le nom de Henri ii. Elles ont probablement été ajoutées lorsqu’il fut entré victorieux dans Metz le 18 avril.
  7. Les habitants de la Guyenne s’étant révoltés contre la gabelle, on leur avait retiré leurs cloches en 1549. Rabelais n’avait garde d’oublier leurs réclamations, qui semblent fournir une suite au discours de Janotus à Gargantua.
  8. « Vilifiés, » dit la briefue declaration. Les commentateurs n’ont accepté ni ce texte, ni cette traduction, et veulent changer l’un et l’autre ; mais tous, même Régis, y perdent leur… allemand. Ce qu’il y a de sûr c’est que le sens réclame un mot opposé à invincible, et que vilifié, avili, est, à ce point de vue, fort satisfaisant.
  9. Galland venait de mêler Rabelais à leur querelle en écrivant en 1551, dans sa réponse à une harangue de Ramus (7e ft. vo) : « Melior pars eorum qui hasce nugas lectitant. Rame… non ad fructum aliquem ex iis capiendum, sed veluti vernaculos ridiculi Pantagruelis libres ad lusum & animi oblectationem lectitant. »
  10. « Et ta mentule a de l’esprit. » Jeu de mots entre mentula et mens, esprit, intelligence. Voy. ci-après la note sur la p. 263.
  11. Voyez Pollux (Onomascicon, v, 5) et Pausanias (IX, 19). Furetière a reproduit ce récit à la fin du Roman bourgeois (liv. II, p. 132, éd. Jannet.) : « Le hazard voulut qu’un jour le chien fée fut lasché sur le lièvre fée. On demanda là-dessus quel seroit le don qui prévaudroit : si le chien prendroit le lièvre, ou si le lièvre échapperoit du chien, comme il estoit écrit dans la destinée de chacun. La résolution de cette difficulté est qu’ils courent encore. »
  12. Voyez Satyre de maistre Pierre du Cuignet sur la Petromachie de l’Vniuersité de Paris, OEuvres poétiques de Joachim du Bellay, t. ii, p. 408, La Pléiade françoise.
  13. Voyez ci-dessus la note sur la l. 6 de la p. 259.
  14. Il disait ce « petit mot » en montrant sa coignée, comme Pathelin (Farce de Pathelin, p.25) en montrant à sa femme le drap qu’il lui avait promis de se procurer, et qu’il venait de dérober au marchand.
  15. Ce sont les engelures. On lit dans la proclamation du roi des fous à Poligny (1494) : « Pauures gens allant à pied, faute de cheual, ayant les mules au talon, faute de souliers. » Cette expression entrait souvent dans des imprécations grotesques, grossièrement rimées. Les enfants du Jura criaient jadis aux montagnards :

    Montagnon la rougne,
    Quatre pieds de chougne (crotin)
    La mule aux talons
    Grave montagnon.

    Voyez Toubin, Supplément au dictionnaire des patois jurassiens, aux mots chougne et mule. Mémoires de la Société d’émulation du Jura.

  16. Briefue declaration d’aucunes dictions plus obscures contenues on quatriesme liure des faicts & dicts Heroicques de Pantagruel.

    Sarcasme. mocquerie poignante, & amere (p. 254).
    Satyricque mocquerie. comme est des antiques Satyrographes Lucillius, Horatius, Persius, Iuuenalis. C’est vne maniere de mesdire d’vn chascun à plaisir, & blasonner les vices : Ainsi qu’on faict es ieux de la Bazoche par personnaiges desguisez en Satyres (p. 254).
    Ephemeres fiebures. lesquelles ne durent plus d’vn iour naturel : sçauoir est 24. heures (p. 254).
    Dyscrasié. mal temperé, de mauuaise complexion. Communement on dict biscarié en languaige corrompu (p. 254).
    Ἄϐιος βίος &c. vie non vie. vie non viuable (p. 255).
    Musaphiz. en langue Turque & Sclauonicque, docteurs, & prophetes (p. 256).
    Cahu caha. Motz vulgaires en Touraine, tellement quellement. Que bien que mal (p. 257).
    Vertus de Styx. C’est vn paluz en Enfer, scelon les Poëtes, par lequel iurent les Dieux, comme escript Virgile 6. Aeneid. & ne se periurent. La cause est, pour ce que Victoire fille de Scyx feut à Iupiter fauorable en la bataille des Geantz : pour laquelle recompenser Iupiter octroya que les Dieux iurans par sa mere, iamais ne fauldroient, &c. Lisez ce qu’en escript Seruius on lieu dessus allegué (p. 258).
    Categoricque. plene, aperte, & resolue (p. 260).
    Solœcisme. vicieuse maniere de parler (p. 256).
    Periode, reuolution. clausule. fin de sentence (p. 258).
    Aber Keids. en Allement, vilifiez. Bisso (p. 258).
    Nectar. vin des dieux, celebre entre les poetes (p. 260).
    Metamorphose. Transformation (p. 260).
    Figure trigone æquilaterale. ayant troys angles en eguale distance vn de l’autre (p. 260).
    Cyclopes. forgerons de Vulcan (p. 261).
    Tubilustre. onquel iour estoient en Rome benistes les trompettes dediees aux sacrifices, en la basse court des tailleurs (p. 262).
    Olympiades. maniere de compter les ans entre les Grecs, qui estoit de cinq en cinq ans (p. 263).
    An intercalare. onquel escheoit le Bissexte comme est en ceste presente annee. 1552. Plinius lib. 2. cap. 47 (p. 263).
    Philautie. amour de soy (p. 260).
    Olympe. le Ciel, ainsi dict entre les Poëtes (p. 260).
    Mer Tyrhene. pres de Rome (p. 260).
    Appennin. les Alpes de Boloigne (p. 260).
    Tragœdies. tumultes & vacarmes excitez pour chose de petite valeur (p. 261).
    Pastophores. pontifes, entre les Aegiptiens (p. 261).
    Dodrental. long d’vne demye coubtee, ou de neuf poulsees Romaines (p. 262).
    Microcosme. petit monde (p. 263).
    Marmes. Merdigues. iuremens de gens villageoys en Touraine (p. 264).
    Ides de May. esquelles nasquit Mercure (p. 264).
    Massorethz. interpretes & glossateurs, entre les Hebrieux (p. 265).
    St. St. St. vne voix & sifflement par lequel on impose silence. Terence en vse in Phor. & Ciceron de Orarore (page 268).