Le Rhin français/Texte entier

La bibliothèque libre.
Attinger Frères (p. 4-TdM).


I

Loué soit le Maroc !

L’Allemagne ne se souciait aucunement du Maroc. Elle n’avait avec l’empire chérifien ni contiguïté, ni voisinage, ni souvenirs communs de paix ou de guerre, ni commerce ; très peu de ses nationaux y vivaient, très peu y passaient.

Vinrent les jours de gloire, l’ère bismarckienne ; elle s’enfla de vanité jusqu’à se croire dores et déjà la maîtresse du monde.

Alors elle visa délibérément le Maroc. S’en emparer, c’était humilier l’Angleterre, abaisser la France, conquérir tôt ou tard, et sans doute avant longtemps, l’Algérie, la Tunisie, Bizerte, dominer la Méditerranée. C’était aussi, avant beaucoup d’années, le Transsaharien que les Français avaient follement négligé de tracer entre l’Atlas et le Soudan, puis la conquête du Niger, puis le Congo, déjà menacé par le Caméron.

Cette concupiscence effrontée se cacha quelques années, puis apparut au grand jour. C’est là surtout que le Soltan-el-Brouz[1], mandataire de son peuple, nous a le plus exaspérés. Sottement d’ailleurs, puisqu’il nous a fait entrevoir que la guerre était inévitable. De coups d’épingle en soufflets, de soufflets en coups de poing en attendant les coups de canon, il nous a sauvés de nous-mêmes, en nous prouvant tous les jours qu’il n’y avait pas de paix possible avec « l’empire mondial ». En 1905, ce fut l’algarade de Tanger et la proclamation, à peine voilée, du protectorat allemand sur le Moghreb-el-Aksa[2] en même temps que sur le monde islamique, ensuite vint l’affaire de Casablanca et, pour finir, en 1911, l’intolérable insolence d’Agadir.

Après quoi, bien qu’une insigne lâcheté d’une France ultra-pacifique eût cédé aux Allemands 25 millions d’hectares[3] de territoire français, au bout de leur Kameroun, au détriment de notre Congo, la Teutonnie devenue teutonnomane, se regarda comme dépouillée de son dû ; le Maroc ne lui appartenait-il pas, puisqu’elle le désirait, elle, le surpeuple, dépositaire de l’hyperdoctrine ?

Il n’y a pas de doute : Cette déconvenue de leur orgueil, ce noli tangere[4], opposé par la France méprisable et méprisée à la horde de Bismarck et de de Moltke, fut la principale cause du hérissement de la race « divine » contre la France, l’Angleterre et la Russie.

Loué soit donc le Maroc ! Cette guerre a sauvé l’Europe, Russie à part : la Russie est infranchissable, impénétrable, indestructible.

II

Danger mortel couru par la France, par l’Europe.

Une paix prolongée eût permis aux Allemands du Deutschland et de l’Autriche, aidés des Magyars, leurs orgueilleux complices, de préparer dans l’ombre le coup de foudre d’une guerre infernalement machinée, contre les nations libres.

Ainsi l’araignée tisse sa toile, dévore et n’est jamais rassasiée.

Si la paix avait duré par malheur quarante à cinquante ans de plus, nous aurions été poursuivis tout à coup, comme à l’hallali, par une immense armée, double de celle de 1914, par quinze à vingt millions d’hommes, car ils augmentent fort, bien que leur natalité décroisse notablement. Et nous ne nous accroissons guère assassinés que nous sommes par la stérilité volontaire.

Puis, et surtout, Anglais, Belges, Français, Russes, Serbes, et les Hollandais, les Scandinaves, les Suisses, les Italiens, les Roumains, tous les neutres d’aujourd’hui, dont c’est une honte qu’ils soient restés neutres quand des fleuves de notre sang coulaient pour eux aussi bien que pour nous, tous nous nous serions vus tout à coup ligotés dans la camisole de force, la poire d’angoisse au gosier. On connaît aujourd’hui toutes les traîtrises de l’avant-guerre et toutes les gentillesses de la préparation des Allemands pour la « défense de leurs droits méconnus ».

On sait trop comment ce troupeau d’esclaves a été façonné par ses maîtres à la pratique de l’espionnage transcendental ; comment ils ont emprisonné la France, la Belgique, la Hollande, l’Italie, on peut dire la terre entière, dans des filets à mailles serrées. Partout des amis souriants avec les voisins de la ville, du bourg, du village, du hameau, dont ils livreront un jour tous les secrets à l’envahisseur : otages précieux, maisons riches, beaux chevaux, beau bétail, fourrage, sentiers, raccourcis ; partout des fermiers espions dans des fermes de situation choisie, près d’un pont, d’une bouche de tunnel, sur un lieu culminant ; partout des usines où l’on cache des plateformes de béton pour obusiers monstres, des maisons de commerce et des banques pseudo-françaises qui sont teutonnes, des mines de fer également teutonnes sous un masque national ; bref, la fausse paix avant la guerre sans merci.

Ainsi germait la victoire des Barbares dans les pays confiants, débonnaires, qu’ils voulaient conquérir sur des races supposées abâtardies. Et précisément la moindre d’entre elles leur est supérieure en vertus, en ressort vital, en honneur, en indépendance d’esprit.

III

Délivrance.

La guerre déchaînée par ces fous, ces fourbes, ces ambitieux, ces soudards a tourné contre eux.

Attaquer à la fois la Russie, l’Angleterre et la France, le nombre, l’argent et l’honneur, c’était braver le destin.

Détruire comme Attila, non plus seulement avec la massue et la lance et le glaive, mais avec tous les secrets d’une chimie dont ils sont prodigieusement fiers, c’était affronter, d’abord le mépris, puis la fureur des peuples.

La bête puante est par terre ; on va se partager sa chair et ses os.

On fera d’elle un débiteur touchant à l’insolvabilité, un commerçant ayant contre lui des droits prohibitifs, un amiral commandant à des bateaux de pêche, un généralissime n’ayant même plus sous ses ordres une ridicule garde nationale.

IV

Châtiment.

Indemnités de guerre auxquelles conviendrait à peine le mot préféré des Allemands : colossales ; paiement intégral de toutes les barbaries, tueries, destructions en France, en Belgique, en Pologne, en Serbie ; armées des Alliés maintenues à Berlin et autres lieux adaptés jusqu’à paiement intégral de ces « innombrables » milliards ; traités de commerce aussi onéreux pour eux que nous fut le traité de Francfort ; en un mot, annihilement de leur injuste prépondérance.

Rien de tout cela ne les sauvera des pertes de territoire ; on les rognera sur toutes leurs frontières.

La part de la France sera sur la rive gauche du Rhin, là où ils avaient fait de l’Alsace-Lorraine, « terre d’Empire », le monument de leur incommensurable orgueil.

V

Le Rhin.

On a vanté le Rhin sans mesure, les Allemands surtout. Quant aux Français, ils ont eu le tort insigne de le louer plus que le Rhône, de trop s’extasier sur son « héroïque percée » du Taunus et du Hunsrück, qui est bien moins vaillante que la transgression du Jura par le fleuve de Genève et de Lyon.

C’est d’ailleurs un fort beau courant.

Il naît des Alpes suisses, remplit le lac de Constance, un peu moins vaste que le Léman, et se brise dans une cascade de vingt mètres de haut qu’on prétendait la plus puissante de l’Europe lorsqu’on ne connaissait pas les fos[5] de la Scandinavie,

Quand il sort de la « libre Helvétie » pour tourner brusquement au nord le long de l’Alsace, il roule en moyenne 1000 mètres cubes de belles eaux vertes ; 399 en étiage.

Il serait plus magnifique si ses largeurs n’avaient été réduites le plus possible à 250 mètres pour les nécessités de la batellerie. Son très célèbre défilé de quinze lieues, entre Mayence et Coblence, ne manque pas de grandeur ; il aurait plus de beauté si ses collines, ses falaises n’étaient d’ardoise grise ou brune et si ses burgs[6] n’avaient pas été réparés, reconstruits ou truqués.

Passé Cologne, la contrée s’aplatit, le Rhin se fait paresseux, il se divise, mêle en Hollande ses bras à ceux de la Meuse et verse, plus ou moins, 2200 mètres cubes par seconde dans la mer du Nord. Long d’un peu au delà de trois cents lieues, il draine à peu près 20 millions d’hectares.

Très petit, tout menu quand on le compare aux grands rios de l’Amérique méridionale, c’est en Europe un maître courant qui fut antan difficile à franchir pour les armées. Moins par lui-même que par les fausses rivières, les bras morts, les lagunes, les marais qui, disparus maintenant, accompagnaient jadis ses deux bords. Maintenant, des forts supposés imprenables, mais qu’heureusement on peut affamer ou tourner, ont la prétention d’en interdire le passage aux dégénérés de l’Ouest : ce que nous sommes pour les bouledogues à lunettes dont se compose la nation surnaturelle.

Voilà ce qu’est le Rhin ; le Rhin paternel, le père Rhin[7], disent les Allemands ; le Rhin où nous montons la garde[8] ; le libre Rhin allemand que n’auront jamais les Français[9] ; le Rhin où croissent nos raisins, disent-ils encore[10].

VI

Le Rhin est-il une frontière ?

Y a-t-il vraiment des frontières aujourd’hui que les canons portent à 20, 30, voire 38 kilomètres, que les avions volent dans l’azur, que deux, trois, cinq millions d’hommes s’abattent soudain le long de deux, trois cents, cinq cents lieues, sur le peuple qu’on veut vaincre et, s’il se peut, anéantir ?

Oui, les frontières existent, quoique, par le fait, tout soit maintenant frontière. À chaque heure la limite entre Allemagne et France change sur un front de cent cinquante lieues — les batailles ont présentement cette ampleur, voire une ampleur double ou triple.

On voit bien, en Belgique, qu’il y a des frontières : là un canal large de quelques mètres seulement, l’Yser, arrêta les Barbares du xxe siècle pendant nombre de mois, et l’on ne sait encore combien de dizaines de milliers des leurs y ont péri.

En France, la forêt de l’Argonne et les Hauts de Meuse ont résisté à toute la fureur de l’envahisseur dont ils nous avaient sauvés il y a cent vingt ans.

Seulement, la frontière sinueuse qui va de la mer du Nord à la plaine de la Haute-Alsace n’est frontière qu’à force de levées de terre, de tranchées, de mitrailleuses, de canons conseillés d’en haut par des aéroplanes.

Par définition, un cours d’eau quelconque est une frontière, puisqu’il est un obstacle ; on s’en dispute les ponts avec acharnement ; on en construit là où l’on peut ; et construits, soit ponts ordinaires, ponts en bois ou ponts de bateaux, on les défend, on les attaque à coups de canons.

Si l’Yser, simple fossé navigable aux chalans, est une borne sur laquelle Anglais, Belges et Français ont inscrit le fameux : Non amplius ibis[11] ! Qu’est donc le Rhin, sinon une très précieuse frontière qu’il nous faudra bientôt fortifier à la moderne, à notre profit dans la paix, après avoir détruit dans la guerre les ouvrages militaires de la race de proie ?

On ne contestera pas qu’un fleuve de l’ampleur du Rhin se traverse plus malaisément qu’un ruisseau comme l’Yser sur lequel il suffit de jeter quelques planches ou d’aligner deux à trois bateaux.

Élargir la France jusqu’à ce « père des eaux », c’est nous donner des sûretés contre ceux auxquels il faudrait appliquer le superlatif de barbares, si vraiment barbarissime n’affaiblissait pas le mot simple dans le sens qui lui enlève la simplicité des primitifs et qui évoque toute idée de goujaterie et de cruauté.

VII

Devrons-nous le Rhin à la race, à l’histoire ?

Écartons aussitôt la race, par la raison qu’il n’y a plus de races, mais seulement des religions ou religiosités, des idées communes, des sentiments communs, des civilisations plus que séculaires, voire millénaires, comme la chinoise ou la gréco-latine.

Écartons aussi l’histoire ; à tout le moins ce que nous en balbutient les annales des temps éloignés.

Sans doute César et Tacite ont dit que le Rhin sépare les Gaules de la Germanie. Mais qu’était-ce que les Gaulois, qu’était-ce que les Germains ? Comment ces peuples se confrontaient-ils ou s’entremêlaient-ils ?

Les Celtes, les Gaulois, les Kymris n’étaient certes pas de race intègre ; ils étaient plaqués sur des Ligures, et ceux-ci plaqués antérieurement sur d’autres espèces d’hommes. Il n’y avait pas encore de terriens solidement ancrés dans le sol ; les tribus se combattaient, se pénétraient, se renouvelaient, mais les éléments antiques représentés par les femmes reprenaient toujours le dessus avec les changements nécessités par l’intervention maritale des envahisseurs.

De même les Germains devaient s’être prodigieusement mêlés dans leurs pérégrinations de l’Orient à l’Occident vers des régions toujours plus tièdes, plus fécondes, plus aimables.

Au fait, ce qu’on nomme de nos jours le type germain, taille haute, yeux bleus, cheveux blonds, est traversé, peut-être dominé en Allemagne, par celui des bruns aux yeux noirs, de taille moindre et pas tout en jambes.

VIII

Nous le devrons à la civilisation antique.

Mises au rancart, les ineffables sottises proférées au nom de la race ce qu’il faut retenir de l’ère antique, c’est que les Cisrhénans ont longtemps vécu de notre vie, assimilés à nous par la même civilisation.

C’est au nom de leur latinité d’alors que nous les réclamons ; elle ne peut pas de ne pas avoir laissé chez eux quelques possibilités d’une fraternité future.

Il n’est pas indifférent que la langue, la loi, la coutume de Rome aient prévalu des jours de César aux années de l’invasion des Barbares, qui d’ailleurs n’appartenaient pas seulement aux hordes de la Germanie ; des Slaves, des Tartares, des Finnois, des Mongols, grandes armées ou bandes de cheminots, insultèrent aussi à la grandeur romaine.

Longtemps Strasbourg, après avoir été une ville des Celtes, fut Argentoratum, ensuite Argentina. À ses débuts, Noviomagus des Gaulois, Spire devint la Colonia Nemeta ; Worms, d’abord le Borbotomagus celtique, se mua en ville romaine ; Mayence a corrompu son nom de Mogontiaoum ; Coblence, celui de Confluentes ; Cologne, celui de Colonia, tout au long, Colonia Agrippina, auparavant Oppidum Ubiorum ; Aix-la-Chapelle vivait sous le nom d’Aquæ, les Eaux (minérales) ; Trêves, enfin, dans sa belle vallée de la Moselle, Colonia Augusta Trevirorum, eut la splendeur d’un grand centre latin et ses ruines d’alors en font, pour ainsi dire, une Nîmes septentrionale.

À quoi tiennent les destinées ? La conquête de la Gaule par les Romains aurait dû naturellement se compléter par celle de la Germanie, et cela fait, les Allemands se glorifieraient aujourd’hui de leur latinisme, au lieu de s’enfler d’orgueil à la pensée qu’ils sont le peuple intact, le peuple qui pense, le peuple qui agit, le peuple élu, et en vérité le seul peuple.

Auguste, qui était une sorte de roi des rois, passa, dit-on, des nuits à gémir, en criant : « Varus, rends-moi mes légions ! » Étonné, inquiet et comme sidéré, il conseilla, il ordonna d’arrêter la conquête un moment contrariée par un sauvage quelconque, Hermann, dit à la latine Arminius, qui avait été auparavant soldat romain. Ce déserteur attira trois légions dans les embûches de la sylve, il les embrouilla dans le clapotis des marais et les massacra à loisir ; les Allemands en ont fait leur grand héros national.

En réalité, ce fut ici la lutte entre des hommes policés, organisés, et des primitifs amorphes : le Français du Canada contre l’Iroquois, ou l’Anglais contre le Zoulou.

Quelques années après, Germanicus conquit les Barbares dont Auguste avait été effrayé, mais ce triomphe n’eut pas de suites. Il aurait fallu le pousser jusqu’aux bourbiers de cette Pologne où « la boue est le cinquième élément, après la terre, l’eau, l’air et le feu ». Ces grands palus, et au midi, les Carpathes, soumises plus tard par Trajan, auraient borné l’empire et la Germanie se serait fondue dans le moule romain.

Mais le monde est ce qu’il est.

En ce qui intéresse la France, nous devons envisager les pays de la rive gauche du Rhin comme liés à nous par des communautés ancestrales d’où pourront se dégager des affinités électives.

IX

Le vote de 1797.

Il se peut qu’on invoque des souvenirs bien plus récents.

En 1793, nos victoires annexèrent à la France les territoires cisrhénans, qui furent divisés en cinq départements, la Belgique à part, devenue également française : les Forêts (c’est à peu près le Luxembourg dit indépendant ; cette subdivision ne tarda pas à disparaître, au profit du département de la Sarre) ; la Sarre, chef-lieu Trêves ; le Mont-Tonnerre, chef-lieu Mayence ; Rhin-et-Moselle, chef-lieu Coblence ; Roer, chef-lieu Aix-la-Chapelle.

En 1797, le peuple des quatre circonscriptions se jugea protégé plutôt qu’annexé. Il demanda par pétition une incorporation plus complète lui donnant tous les droits et privilèges des Français de France.

Dans les quatre départements, Sarre, Mont-Tonnerre, Rhin-et-Moselle, Roer, les villes votèrent avec enthousiasme, Mayence en tête. Peu de cantons se montrèrent indifférents ; il n’y en eut aucun d’hostile, et la majorité fut superbe.

Depuis lors, le Rhin a versé une mer à la mer. Cent ans de souveraineté teutonne, les déroutes de 1813, 1814, 1815, les triomphes insolents de la Prusse ont évidemment fort accru le prestige de Berlin, fort diminué l’attirance de Paris. Mais sans doute toute cette sympathie n’est pas morte partout ; elle ne l’était pas du moins après 1830, voire après 1848.

Dire qu’elle ne revivra jamais, qu’il est impossible qu’elle renaisse, dépasserait la vérité ; toute étincelle n’est pas encore éteinte. Et certes il n’y aura plus beaucoup de gloire à se dire Allemands.

À quelqu’un qui s’indignait de voir l’Alsace-Lorraine se refuser d’abdiquer la qualité de française, le premier et, l’on doit l’espérer, l’avant-avant-dernier empereur de l’Allemagne, l’« inoubliable grand-père », Guillaume soit-disant le Grand, répondit : « La France n’a possédé la rive gauche du Rhin que pendant vingt ans et les traces en sont visibles encore soixante-dix ans après. »

X

Moralité de l’annexion à la France.

On n’en est plus à se demander quel a été le potentat le plus coupable de l’histoire et, derrière lui la nation la plus digne de châtiment.

L’homme fulgurant qu’on charge de tous les « péchés d’Israël », Napoléon a tué, mutilé, condamné aux Invalides bien moins d’hommes que Guillaume II, et cela durant vingt années de gloire. Encore fut-il aussi souvent attaqué qu’attaquant, grâce à l’or anglais qui ne cessa d’ameuter contre lui Allemands, Autrichiens et Russes. Lorsqu’il partit pour la fatale Russie, il pouvait se dire : « J’emmène à la boucherie 500 000 à 600 000 hommes ; mais il n’y a pas que des Français avec moi ; des Allemands, des Polonais, des Italiens partageront l’honneur de mes victoires. — Alors la fière Deutschland le suivait, l’oreille basse. — Je n’expose donc qu’à moitié mon peuple. »

Pour remonter à plus de deux mille années en arrière, Alexandre le Grand, partant pour la conquête des Indes « afin d’être loué par les Athéniens », n’exposait en fait de Macédoniens que les 16 000 hoplites de sa phalange.

Quand Louis XIV, tellement admiré, puis si décrié depuis de l’autre côté du Rhin, partait en guerre, il ne mettait en ligne que de petites armées où ses gentilshommes menaient galamment au feu autant ou plus d’Irlandais, de Suisses, de mercenaires, d’aventuriers de toute nation que de Français de France.

Mais le petit-fils de l’inoubliable grand-père, lequel était un peu obtus, s’est mis délibérément devant la mort ou la mutilation possible de six à sept millions des siens, de vingt-cinq millions de jeunes hommes et de quadragénaires de sept nations ; devant la ruine totale de vingt provinces ; devant la guerre sans pitié, sans remords, sans « Rucklosigkeit », comme ils disent ; ce qui répond à « sans égard à quoi que ce soit, au droit, à la justice », et fort heureusement pour nous, sans calcul exact des possibilités, voire des probabilités. Tout son peuple l’a suivi, gonflé de haine, en criant : « Hoch ! Hoch ! Hurrah ! »

Jamais vainqueurs ne purent exiger plus loyalement des vaincus une rétribution sévère, un « n’y revenez plus » retentissant. Jamais la France n’eut meilleure occasion de dire aux Germains de Mayence, de Coblence, de Cologne, d’Aix-la-Chapelle ; la maison est à moi, c’est à vous d’en sortir.

XI

Droits à nous conférés par la rapacité de l’ennemi.

Comment traiter les Allemands autrement qu’ils proclamaient faire de nous après la victoire infinie dont ils ne doutaient pas ?

Certes, nous n’abuserons pas du triomphe comme ils se vantaient d’avance d’en user.

Ne nous occupons pas de la haine cuite et recuite d’il y a cent ans : du haineux philosophe Fichte, qui n’habitait pas les temples sereins de la sagesse ; du publiciste Gœrres ; du poëte Arndt ; de Ruckert, autre poëte qui a dit à peu près : « En sortant de France, retourne-toi et jette une pierre ; peut-être écraseras-tu une fleur ». Et tant d’autres fous furieux à ne pas les compter : parmi eux les grands historiens Treitschke, Mommsen.

N’ouvrons que des livres nouveaux ou récents, de généraux, de philosophes, d’historiens, de savants. Livres dont pas une seule fois l’« empereur du monde »[12] n’a flétri les auteurs de la formule chère aux ultra-rhénans : Halt’s Maul[13] ! Il les approuvait, il les inspirait.

Voici quelques extraits des gracieusetés de ces coryphées de la nation sans pareille. Le mépris y exulte, la haine y vibre, la générosité en est absente, la brutalité « s’y déboutonne », l’ambition n’y connaît pas de bornes.

Dignes continuateurs des venimeux « Discours de Fichte à la nation allemande », ces écrits répètent assidûment deux kyrielles, toujours les mêmes. L’une, c’est la barbarie de la Russie, l’égoïsme de l’Angleterre, la vanité, puérilité, servilité de la France et la déliquescence de tous les Latins d’Europe et d’Amérique ; l’autre, c’est le vertigineux panégyrique des vertus allemandes.

Inutile de s’y arrêter ; mais il importe de connaître d’eux les accrocs qu’ils prétendent faire à notre territoire ; en quoi ils nous encouragent à déclarer ceux que nous prétendons faire au leur.

Notons avant tout que ces atteintes à nos biens sont en désaccord formel avec les assurances proclamées par le sublime empereur lui-même dans un discours de 1905 où l’orgueil dépasse les limites de l’hypertrophie du moi :

« Je jure que si le monde parle jamais d’un pouvoir universel allemand ou d’un pouvoir Hohenzollern universel, ce pouvoir ne sera pas basé sur les conquêtes, mais sur l’effort mutuel des nations pour arriver à un centre commun. »

XII

Que dit l’Allemagne pangermanique de Joseph-Ludwig Reimer ?

Dans ce livre compact, qui date de cette même année 1905 où le Kaiser s’est institué centre probable du monde, Reimer partage en trois la France, heureuse d’après lui d’être sauvée de la décadence et d’être désormais participante de l’ascension germanique.

Le Nord, jusqu’à la Bretagne, et la Wallonie ou Belgique de langue française bénéficieront de l’inestimable avantage d’avoir beaucoup de sang allemand versé dans leurs artères par les immigrations d’antan. Ils auront la joie pure d’entrer dans la « cité germanique » après épuration et teutonnisation de l’ensemble de leurs familles.

La « Cité germanique ? » « De même que les Romains gouvernèrent le monde comme hommes libres, comme citoyens romains, ainsi faut-il que les Germains y règnent maintenant comme citoyens allemands. » Mais de cette Civitas Germania ne sera pas nanti tout le monde : il faudra la mériter par ses vertus allemandes !

Le Centre et l’Ouest, Paris compris, jusqu’à Clermont-Ferrand et à Bordeaux, resteront indépendants (en apparence), sous le protectorat de l’Allemagne, mais soumis à une patiente allémanisation ; la stérilité y sera imposée aux familles qui n’auraient pas de sang deutsch dans les veines : chose logique en un pays de célibataires et de fils uniques.

Tout le reste, de Lyon à Nice, à Hendaye, sera colonisé par les bons Boches, on ne saurait dire encore dans quelles conditions, « Le grand empire ne saurait souffrir d’être en contiguïté avec une masse étrangère dangereuse… Il nous faut communiquer directement avec l’Atlantique et la Méditerranée, acquérir par les Pyrénées un accès à la péninsule ibérienne ; nous établirons ainsi la liaison avec l’Amérique du Sud, devenue une partie de notre empire ».

Ce vertige d’ambition consterne. L’Allemagne va dévorer l’Europe et l’Amérique, sans compter l’Asie, visée par le chemin de fer de Bagdad, et l’Afrique, passionnément convoitée. Or, l’Allemagne touche à la Russie, quarante-deux à quarante-trois fois plus vaste que la terre teutonne, et d’une population presque triple, s’augmentant deux à trois fois plus vite que la pullulance des Boches ; elle touche aussi à la France, nation vivace, électrique ; elle est à deux pas de l’Angleterre, maîtresse des mers ; elle prend sans façon l’Amérique méridionale, trente et tant de fois plus grande que le domaine de Berlin, habitée par une race entêtée d’entêtement ibérien et d’entêtement indien et dont l’accroissement annuel est relativement très supérieur à celui du « pays qui est au-dessus de tout dans le monde ».

Voilà, nous Français, comment nous traite l’Iroquois Reimer, qui n’a pas honte de proposer l’expropriation, l’émasculation des nôtres, et toute mesure propre à favoriser la stérilité de nos familles pour faire place aux familles allemandes : pensions à partir d’un certain âge à tout ménage français sans enfants ; pensions à ceux qui seront restés célibataires ; avantages faits au clergé catholique et aux couvents qui, par définition, ne se propagent pas par voie naturelle ; faveurs octroyées aux maisons de prostitution qui détournent la sève de son droit chemin et, finalement, font œuvre de stérilité ; transport des Français expropriés n’importe où, jusque en Chine, et surtout en Chine, où ils feront obstacle à la race jaune, au « Mongolisme. »

XIII

Que dit le « Grösseres Deutschland und Mitteleuropa um das Jahr 1950 » ?

On y lit ces lignes, folles, bien entendu, et magnifiquement impudentes :

« Voici ce qu’on pourra voir avant peu d’années : la bannière de l’Allemagne flottant sur 86 millions d’Allemands, et ceux-ci gouvernant un territoire peuplé de 130 millions d’Européens[14]. Sur ce vaste domaine, les Allemands seuls auront des droits politiques ; seuls ils serviront dans l’armée et dans la marine, seuls ils pourront avoir accès à la propriété. Alors ils seront comme au moyen âge un peuple de maîtres condescendant simplement à ce que les travaux inférieurs soient exécutés par les peuples soumis à leur domination. »

Qu’est-ce à dire ? Ils veulent bien admettre que nous et les autres peuples nous devenions des esclaves. Car domestique, esclave, c’est la même chose pour cette Allemagne naturellement obséquieuse et soumise.

D’après la carte qui accompagne cette œuvre incongrue, le territoire purement allemand va des environs de Paris à Petrograd. La vieille Lutèce est la capitale d’une province impériale, d’un Reichsland comme l’était récemment « l’Alsace-Lorraine » ; la Belgique fait partie du Deutschland ; la Hollande et l’Angleterre sont protégées ; également protégée la Pologne.

Grœsseres Deutschland,[15] n’est pas timide ; elle n’y va pas par quatre chemins. « Pas de victoire complète, s’écrie-t-elle, si, de par notre force, nous n’avons pas soumis le monde entier à la libre action de l’Allemagne devant laquelle s’ouvrent trois immenses domaines ; Orient, Extrême-Orient, Afrique. Quel peuple y portera le flambeau de la civilisation ? Cela n’est pas encore décidé. Soyons seulement vainqueurs et c’est nous qui verserons le flot de la pensée aux peuples qui l’attendent. Voilà ce que doit être aujourd’hui l’horizon de l’homme d’État allemand ; son esprit doit être capable d’embrasser à la fois la Chine et les Indes, les bouches de l’Euphrate, le Cap de Bonne-Espérance et le Congo… Après des sacrifices tellement effroyables, nous devons garantir l’avenir en prenant des gages à l’Ouest et à l’Est, soit par annexion directe, soit par la création d’États placés sous l’influence politique et économique de l’Allemagne ». Voilà comment en pleine guerre, quand tout homme sensé prévoit leur défaite, les Boches disposent souverainement de l’Europe et du monde.

XIV

Que dit le « Wenn Ich der Kaiser wär », c’est-à-dire : Si j’étais l’empereur ?

Il en dit tant que si le sort lui avait donné le rang de César, le monde en aurait souffert autant ou plus que du fatal Guillaume.

Daniel Frymann, l’auteur de ce livre, imprimé en 1912, arrivé à sa cinquième édition, « est plus royaliste que le roi ». Il blâme vertement le Kaiser de n’avoir pas complété le coup d’Agadir par la guerre immédiate : Guerre inexpiable, car, dit-il, « que nous importe que nos actes plaisent ou ne plaisent pas aux autres États. Cela nous laisse de sang-froid. Il nous faut des terres »… « Des terres à l’Ouest ou à l’Est, des terres vides[16] conquises sur les vaincus… » Notamment « dans les Balkans, pour le grand avantage du peuple allemand et le salut à tout jamais des Germains d’Autriche et de Hongrie, aujourd’hui si menacés ».

En Alsace-Lorraine, après l’éclatante victoire, on dira aux Alsaciens-Lorrains : « Nous vous avons laissés opter une fois[17] ; cette fois encore, optez, mais que ce soit sérieux ! Que tout homme majeur d’entre vous déclare officiellement qu’il appartient à l’empire d’Allemagne, sans restrictions ; qu’il s’engage à bannir, lui et les siens, la langue française, à la maison comme au dehors ; à ne recevoir de France ni livres, ni journaux, ni brochures ! Qui n’acceptera pas ces conditions quittera le pays à bref délai ! »

De même pour les Danois : « Qui ne se reconnaîtra pas sujet prussien en tout et pour tout, qu’il passe la frontière ».

Quant aux Polonais, il n’y a qu’à renforcer les décrets d’expropriation et autres mesures draconiennes prises contre eux.

La Hollande et la Belgique seront rattachées à la Prusse avec toutes les conséquences de l’annexion ; car « les petits États ont perdu le droit à l’existence. N’est digne de l’indépendance que celui qui la garantit l’épée au poing ». D’ailleurs Frymann trouve insupportables les insolences, les piqûres d’épingle de tous ces myrmidons, Hollande, Belgique, « républiques de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud » ; leurs résistances lui semblent intolérables.

Pour amener la guerre on devra se servir de la moindre des infractions au moindre des avantages reconnus aux Allemands et protégés allemands du Maroc. N’importe quelle vétille suffira. « Il nous faut proscrire toute sentimentalité, agir froidement en politiques réalistes. »

Avec tout cela, une bouffissure de vanité qui est comme une bouffonnerie. Il faut prendre garde que les Allemands ne se corrompent, car « que deviendrait le monde si l’Allemagne dégénérait ?… La fondation du nouvel empire allemand n’a été que le commencement d’un nouveau Saint-Empire — saint, non par la grâce du pape de Rome, mais saint, sanctifié par la noblesse de la race germanique ».

À noter que Frymann range parmi les grands idéalistes Arminius et Frédéric II.

XV

Dires et délires de Lasson et de Houston Chamberlain

La « modération » de ces conditions de paix aura peut-être pour effet d’éveiller notre « modération » à nous. En tout cas, elle nous met brutalement au rang des peuples inférieurs, inutiles, dont, disent les docteurs de là-bas, la suppression serait un grand profit pour le monde. Car, dit l’illustre professeur Lasson, « nous sommes intellectuellement et moralement supérieurs à tous les autres hommes ; hors de pair. Notre armée est, pour ainsi dire, une image réduite de l’intelligence et de la moralité du peuple allemand. Nous avons pour devoir de sacrifier les meilleurs et les plus nobles d’entre nous contre les brutes russes, les mercenaires anglais et les fanatiques belges. Nous voulons la paix, la sécurité, et nous la garantirons ensuite aux autres. Nous n’avons donc à nous excuser de rien.

« Nous ne sommes pas un peuple de violents ; nous ne menaçons personne quand on ne nous attaque pas ; nous faisons du bien à tous… »

Cette violence d’autolâtrie a été dépassée par un Anglais, Houston Chamberlain. Les livres de ce délirant font les délices de « l’empereur du monde ». On y apprend que « la liberté qui n’est pas allemande n’est point une liberté » ; que « l’homme qui ne sait pas l’allemand est un paria » ; qu’« il croit, lui Chamberlain, à la sainte langue allemande comme on Dieu ».

Voici la leçon que ce maniaque tire de la contemplation des siècles écoulés. « Nous que le regard jeté sur les temps passés a facilement instruits, nous ne pouvons pas ne pas regretter que partout où pénétra le bras vainqueur du Germain, il n’ait pas anéanti les vaincus ; grâce à quoi la latinisation, c’est-à-dire le mélange avec un chaos de peuples, a ravi de vastes territoires à la seule influence rafraîchissante d’un sang pur, d’une force ininterrompue de jeunesse, et au règne de la plus haute intelligence. » Pour lui, le type de la beauté humaine est le type allemand de de Moltke ou le type anglais de Wellington. On peut préférer celui de Bonaparte premier consul.

XVI

Que dit Maximilien Harden ?

Il dit que l’Allemagne n’agit pas autrement que la nature ; donc, que l’Allemagne a raison : « Demande au hêtre qui lui a donné le droit d’élever sa cime plus haut que pins, sapins, bouleaux et palmiers. Amenez-le devant un aréopage présidé par des mâchoires édentées ; de son feuillage sortira, tonitruant le cri de : Mon droit, c’est ma force ! »

Ce grand ami de Bismarck, ce transfuge de la nationalité polonaise, exprime ainsi, en quelques mots, la philosophie de l’Allemagne.

Voilà donc où devaient aboutir la notion d’un peuple arya, famille plus ou moins fabuleuse, vaguement prouvée ou non prouvée par la philologie, et la notion de race, d’une démonstration impossible, et la supériorité des blonds sur les bruns, des grands sur les trapus, et la dolichocéphalie, la brachycéphalie, la mésatocéphalie et l’index céphalique et le jaugeage des crânes, ces temples du Dieu Inconnu, comme si l’on jugeait d’un parfum par la forme du flacon et d’un fruit par le galbe du paquet d’emballage !

XVII

Moyens imaginés par les Allemands pour coloniser la France.

En 1911, ce Grosses Deutschland essayait de résoudre pratiquement certaines difficultés de colonisation, d’allémanisation sur l’ex-frontière de la France, en Lorraine, en Champagne. Sur un territoire de plus de 1 700 000 hectares, peuplé d’environ 1 200 000 âmes, sur la haute Meuse, dans les départements des Vosges, de Meurthe-et-Moselle, de la Meuse, des Ardennes, on créera, suggère-t-il, une province de Franconie Occidentale, chef-lieu Nancy, sous-chefs-lieux Épinal et Verdun. La France en exportera à ses frais les habitants qui seront aussitôt remplacés par des vétérans de la guerre mondiale… De la sorte, l’Alsace-Lorraine sera comprimée à l’Est, à l’Ouest, au Nord, par des provinces de langue allemande.

La Belgique et la Hollande étant, comme il est naturel, annexées au Grand Empire, la France transportera, également à ses frais, en un laps de trois ans, et là où elle voudra, chez elle ou ailleurs, les trois millions de Wallons dont prendront immédiatement la place, sur des lots convenables, les héros ou sous-héros de la guerre de 1914-1915.

À ces deux transplantations de deux peuples, fort onéreuses pour nous, la Grande Allemagne ajoute entre autres peines afflictives et infamantes : la cession de notre flotte de guerre aux Allemands, le paiement d’une indemnité de 35 milliards de marks[18] ; la propriété des milliards prêtés par la France à la Russie ; l’adhésion à la neutralité de la Suisse et du Luxembourg, etc., etc.

Telles sont les ambitions territoriales du peuple dont Tacite disait : Cette nation considère comme abject d’acquérir par le travail ce que le sang peut lui donner.

XVIII

Œil pour œil ! Dent pour dent !

Par quelles exigences répondre à cette concupiscence effrontée ? Dirons-nous : « œil pour œil » dent pour dent » ?

Retournerons-nous le : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît » en « Rends à autrui tout le mal qu’il voulait te faire » ?

Pour les indemnités aux États attaqués, pillés, meurtris, assassinés par elle, aucun doute. On traitera les malandrins comme ils prétendaient traiter les autres ; leur dû s’augmentera du prix de leurs extorsions ; prix effrayants parce qu’effrayantes ont été leurs malversations et qu’aux vols à main armée ils ont ajouté les otages et non-otages fusillés, les femmes violées, les enfants massacrés, toutes les vilenies d’une bande apte à toutes les scélératesses, à toutes les pratiques du sauvage, hormis, pour l’instant, à l’anthropophagie.

Quant aux revendications territoriales, ni Russie, ni Serbie, ni Belgique, ni l’Angleterre, ni la France ne montreront la boulimie furieuse de l’Allemagne, la France surtout, qu’ils pensaient écorcher vive, elle avec toutes ses colonies.

On ne leur demandera pas la dixième, la vingtième partie de ce qu’ils avaient la prétention de nous « subtiliser ». L’Alsace-Lorraine récupérée et les pays de la rive gauche du Rhin sont peu de choses au prix du quart, du tiers, de la moitié de la terre de France, même de la France entière, et de ses empires coloniaux.

En reprenant notre bien, l’Alsace-Lorraine, en annexant la Bavière Rhénane et Prusse Rhénane, nous faisons œuvre morale. Il est juste que l’escarpe qui court sur vous, la nuit, le couteau à virole en avant, soit renversé d’un formidable coup de poing entre les deux yeux ; il est nécessaire qu’on lui enlève son « eustache ».

En nous étendant jusqu’au fleuve dit héroïque, nous ne nous emparons pas de tout le couteau ; nous en émoussons la pointe. Voici comment.

XIX

Attaque brusque, pivôt solide, aile marchante.

Par une aberration sans nom, les Teutons ont tout réduit à la question stratégique : arts, sciences, doctrines, philosophies, religions. Enrégimentés dès l’école, sinon depuis leur naissance, et jusqu’à leur vieillesse, ils ont militarisé toute l’action comme toute la pensée.

En 1871, ils eurent l’occasion de monumenter par les faits leur fameuse devise : « Aussi loin que sonne la langue allemande et qu’elle chante des hymnes à Dieu dans le ciel…[19] et partout où la colère écrase le clinquant des Welches (des Français)[20], là est l’Allemagne. »

Cette devise est empruntée à un chant célèbre du parfait Franzosenfresser[21], qui s’appelait Arndt :


Où est la patrie allemande ? Est-ce la Prusse ? Est-ce la Bavière ? Est-ce là où la mouette vole sur le Belt ? Est-ce là où la vigne fleurit le long du Rhin ? Oh ! non, non, non ! La patrie des Allemands doit être plus grande que tout cela[22].


Suit la kyrielle des contrées allemandes ou considérées comme telles, parmi lesquelles l’Autriche, « riche en honneur et en victoires[23] ».

Arrive enfin le refrain, la conclusion : « Ainsi doit être, ainsi doit être l’Allemagne intégrale[24] ».

Par cette définition même, devenue un axiome pour tous les Teutons et Teutonomanes, les vainqueurs de 1870-1871 auraient dû nous laisser la Lorraine messine et les têtes des vallées d’Alsace penchées vers l’Ille, affluent du Rhin, y compris celle de la Bruche, qui mène droit à Strasbourg : en tout quelques centaines de milliers d’hectares et d’habitants.

Alors intervint la raison majeure, la raison suprême, l’unique raison, la raison militaire.

Pour les profiteurs de ce qu’on avait alors l’ingénuité de nommer la « grande guerre », il s’agissait de n’avoir plus à franchir les Vosges, au cas, déjà prévu sans doute, où l’on marcherait de nouveau sur Paris. Pour tourner ces monts pastoraux et sylvestre, il fallait Metz ; ils gardèrent Metz et son ample banlieue.

Ce faisant, ils ont sanctionné notre poussée jusqu’au Rhin. À notre tour, il nous convient fort de n’avoir pas à conquérir ces Vosges et leurs prolongements septentrionaux et le Hunsrück et l’Eifel et l’Ardenne. Grande épargne de sang, de tués, de mutilés, de prisonniers, de disparus, si, quelque jour, un nouvel halluciné de là-bas, qui ne verra que lui dans le monde, ouvre la porte du cimetière à des millions de jeunes hommes, de trentenaires et de quadragénaires.

Il importe grandement que Paris, but de leurs désirs fous, soit plus loin de leurs armées, et Berlin plus près des nôtres. De la frontière d’avant 1870-1871 à la capitale des Français on comptait bien près de 100 lieues ; à partir de la frontière nouvelle, les reîtres et lansquenets ont eu trente-cinq lieues de moins à trimer sur les « routes de la gloire ». En Alsace nous rétablirons l’ancienne distance, et plus au nord, sur le chemin des territoires neutres violés, nous ferons plus que la doubler : de 175 à 180 kilomètres à plus de 400. La tentation d’arriver à notre nœud vital par les vallées de la Meuse, de la Sambre et de l’Oise en sera deux fois moins forte, et la réalisation deux fois plus malaisée.

Donc, à côté de l’intérêt moral qu’a la punition du malfaiteur, qui est en même temps l’ennemi de tout le genre humain, l’intérêt stratégique nous invite à redevenir riverains du fleuve au flot glauque.

XX

Après l’intérêt stratégique, l’intérêt politique.

En défiant à la fois la Russie, la France, l’Angleterre, et l’on peut dire indirectement l’Univers entier, le Deutschland comptait avant tout sur la dîme de ses 66 millions d’habitants, 78 avec les Autrichiens teutonnisants, contre les 40 millions seulement de la France. Elle n’oubliait pas non plus qu’elle, Allemagne, augmente annuellement d’un demi million à un million d’êtres, tandis que la France ne s’accroît que de quelques dizaines de milliers, et même parfois enregistre plus de morts que de naissances. Hypnotisée d’elle-même, elle ne voulait pas s’apercevoir que les Russes augmentent beaucoup plus vite qu’elle ; d’ailleurs, elle les méprisait pour maintes raisons, dont la première est qu’ils ne sont point Allemands.

Si l’Europe a la sagesse de se défendre préventivement contre les Allemands ainsi qu’ils ont eu la sournoiserie de la miner par une avant-guerre avant de l’attaquer témérairement dans une lutte générale, elle sera fort diminuée, de dix, de quinze, de vingt millions d’âmes, qui sait ?

Il n’est pas du tout indifférent que le xxe siècle, accompagné de plusieurs autres, ainsi que le manifeste le souhait de bonne année, voie la France plus vaste de quelques millions d’hectares, avec quelques millions d’habitants de plus, et la « Bocherie » diminuée d’autant. Avec les provinces orientales que les Russes ne manqueront pas de s’attribuer pour arrondir la Pologne, les agresseurs de 1914 seront assez appauvris en hommes pour ne plus risquer la folie de « Rücklosigkeit » qui a mis le monde à feu et à sang.

La main-mise sur la rive gauche du Rhin a donc une raison morale : punir le méchant, contenir l’agité, ligoter le fou ; et deux raisons d’intérêt, l’une stratégique, l’autre quantitative.

XXI

Pourquoi pas la neutralité ?

Les neutres n’ont pas brillé depuis le premier coup de canon de 1914. Ils se sont tus, courbés, terrés ; ceux mêmes dont l’indépendance et, plus tard, la nationalité auraient péri de la victoire des Allemands.

Il s’agissait pour eux d’être ou de n’être pas. Leur devoir était d’aider les défenseurs de leurs droits, les protecteurs de leur avenir, les chevaliers de la paix contre les soudards de la guerre. Tel le Danemark ; telle la Hollande, plus menacée que personne au monde parce qu’elle tient les embouchures du Rhin et qu’elle possède des colonies splendides.

Les neutres inattaquables par leur éloignement, par leur puissance, les Yankees, par exemple, n’ont pas été plus reluisants ; ils ont souffert bien des insolences, subi bien des avanies, toléré la noyade de nombre des leurs par les Deutschs, eux qui jadis trépignèrent de fureur contre la pauvre Espagne lors de l’explosion du Maine, dont les « hidalgos » étaient parfaitement innocents. À quoi ils gagnèrent Porto-Rico, Cuba, les Philippines.

La vraie neutralité, c’est la force. Si la Belgique, ne se fiant qu’à elle seule, et non pas aux « chiffons de papier », s’était armée jusqu’aux dents ; si ses forts, ses arsenaux, ses canons, ses mitrailleuses avaient atteint leur plein ; si elle avait aligné les 700 000 hommes qui correspondent à sa population de plus de 7 millions d’âmes, l’Allemagne eût peut-être préféré la trouée par Verdun et la route par la Seine, la Marne, l’Aisne, à la randonnée par Liège, Charleroi, Maubeuge. Elle aurait respecté le territoire belge.

La neutralité ne vaut guère ou ne vaut rien puisqu’elle dépend de l’honneur des États qui l’ont garantie. Or les alliances se nouent et se dénouent ; l’honneur manque souvent et l’intérêt décide presque toujours.

XXII

Avant l’annexion, le protectorat.

Tout le monde comprend fort bien que l’annexion des pays cisrhénans ne sera pas le coup de massue, le déclic de la guillotine.

Elle commencera tout naturellement par le protectorat et par l’union douanière.

Ce protectorat sera quelque chose comme la tunisification que les Allemands nous interdisaient avec tant d’arrogance au Maroc.

Occupation militaire solide, avec têtes de pont sur le fleuve ; respect absolu des biens, des idées, des coutumes, des dialectes, des églises. Comme au Maroc, nous conquerrons par des bienfaits, non par des sévices. Notre guerre, à nous, épargne autant de vies innocentes qu’elle en peut épargner.

La patience, la douceur, au lieu de l’irritabilité, de la brutalité, de la cruauté mêlée de goinfrerie et d’ivresse.

N’est-ce pas une gloire de faire le contraire des Allemands, de ne jamais oublier que pour être grand, juste et fort, il faut toujours agir comme n’a jamais agi Bismarck.

On attendra dans le silence, la paix, la bienveillance avec une sainte horreur de la morgue, de la méchanceté, de la stupidité des Teutons en Alsace-Lorraine.

On se fiera bravement à la bonté, disons à la bonhomie de notre domination comparée à la rudesse policière des Prussiens appuyée sur l’espionnage, la délation, la prison, le tranchant du sabre.

On ne négligera pas l’école, comme on le fit trop en Alsace-Lorraine ; d’autant que c’est l’école qui a fait des Allemands une troupe de fauves. On leur apprendra le français.

Entendons-nous : on l’enseignera à qui voudra bien l’apprendre. Restera dans la prison de son « deutsch » qui voudra bien y rester. Le père de famille choisira entre l’école allemande et l’école française de son village, et il se décidera de plus en plus pour le français, notre langue devenant de plus en plus utile et l’autre de moins en moins.

Sur les bancs de nos écoles, les enfants apprendront que la force n’est pas le droit, que l’homme libre vaut mieux que l’encaserné, que pas un peuple n’est au-dessus des autres. Le Deutschland über Alles in der Welt les fera sourire de pitié.

On aura confiance dans ce qui dort d’inconnu, d’ineffable dans la fibre[25] des Cisrhénans, dans l’atavisme déposé chez eux par trois ou quatre siècles de commandement romain. Le pays de la « Rome de l’Extrême Nord », de la grande ville des Trévires, se pénétra longtemps de la civilisation méditerranéenne. On ne lui fera pas l’affront d’assimiler ses urbains et ses terriens aux Prussiens : ils ont plus d’origines ligures, celtes, gauloises, moins d’ancêtres lithuaniens, Slaves, Finnois, Mongols.

On se rappellera le vote de 1797, presque unanime pour la France, avec la certitude que celui de 1950, ou, si l’on préfère, celui de 1997, se conformera au vœu d’il y aura deux cents ans alors. Lentement, si l’on veut, mais toujours un peu plus, s’étendra jusqu’au fleuve l’appel de la France, le doux et gai pays de la vigne, le cri de Paris agrandi dans une patrie plus vaste, dans un empire plus puissant.

On ne croira plus à ce vain racontar étalé dans les livres, les brochures, les journaux, les conférences, que les Allemands sont inassimilables.

C’est tout au contraire, celui de tous les peuples qui se confond le plus vite avec les citoyens de son pays d’émigration. Personne ne dit mieux que lui : La patrie, c’est où l’on est bien ! La patrie n’est pas où je naquis, mais où je mange[26]. Ils disent, en leur langue : Je chante la chanson de celui dont je mange le pain[27].

Ils n’ont de force, de vitalité, de durée qu’en masse, et, comme on sait, c’est ainsi qu’ils vont à l’assaut. Partout, en France, en Italie, en Algérie, aux États-Unis, en Canada, en Argentine, en Chili, leur disparition ne demande qu’une ou deux générations.

Il a fallu 1870-1871, et la poussée d’orgueil, et les vaticinateurs têtus qui leur promettaient le monde, pour les tenir debout depuis bientôt cinquante années. 1914-1915 leur enlèvera cette raideur passagère.

Ils sont inassimilables, juste autant que sages, doux, modestes, inoffensifs, ainsi que leurs écrits et beaucoup des nôtres les avaient sacrés à nos yeux.

Ne regardons pas les Cisrhénans comme des Allemands purs, dans le sens de Prussiens, mais comme des demi-Français, des demi-frères qui vont rentrer dans la famille.

Il n’y a rien d’absolu dans le monde sublunaire.

Le principe des nationalités ne l’est pas plus qu’autre chose.

Comment le respecter chez ceux qui n’admettent qu’une seule nation, la leur, et qui ont méconnu, honni, agacé, conspué, attaqué toutes les autres ?

Que le destin nous préserve d’une pareille folie !

Ce serait une félonie que de ne pas murer le cambrioleur dans son bouge.



TABLE



Page
III. 
 12
IV. 
 14
V. 
 15
 29
  1. Le Sultan des Prussiens, l’empereur d’Allemagne.
  2. Le couchant le plus éloigné, sous-entendu : de La Mecque : c’est-à-dire le Maroc.
  3. L’étendue de presque la moitié de la France.
  4. N’y touchez pas !
  5. Cascades.
  6. Châteaux de l’ère médiévale.
  7. Der Vater Rhein.
  8. Die Wacht am Rhein.
  9. Sie sollen Ihn nicht haben
    Den deutschen freien Rhein.
  10. Am Rhein, am Rhein, da wachsen unsere Reben.
  11. Tu n’iras pas plus loin !
  12. Kaiser der Welt.
  13. Tais ta gueule !
  14. Les Français compris : cela s’entend assez.
  15. Publié depuis la déclaration de guerre.
  16. C’est-à-dire, en bon français : vidées, abandonnées par force.
  17. En 1871.
  18. 43 750 000 000 de francs.
  19. So weit die Deutsche Zunge klingt
    Und Gott im Himmel Lieder singt.

  20. Wo Mann vertilgt den Welschen Tand.
  21. Mangeur de Français.
  22. Was ist das Deutschen Vaterland ?
    Ist’s Preussenland ? Ist’s Bayerland ?
    Ist’s wo am Belt die Möwe zieht ?
    Ist’s wo am Rhein die Rebe bluht ?
    O nein, o nein, o nein !
    Sein Vaterland muss grösser sein !

  23. Österreich — am Ehren und Siegen reich.
  24. Das soll es seyn, das soll es seyn,
    Das ganze Deutschland soll es seyn !

  25. Quod latet arcanà non enarrabile fibra (Perse).
  26. Ubi bene ibi patria.
    Patria est non ubi nascor, sed ubi Vescor.

  27. Wessen Brod Ich esse.
    Dessen Liede Ich singe.