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Le Testament de Jean Meslier/Édition 1864/Chapitre 1

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Texte établi par Rudolf Charles MeijerLibrairie étrangère (Tome 1p. 3-7).
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I.
Avant-propos, dessein de l’ouvrage

Mes très-chers amis, comme il ne m’auroit pas été permis, et qu’il auroit été d’une trop dangereuse et trop facheuse conséquence de dire ouvertement, pendant ma vie, ce que je pensois de la conduite et du gouvernement des hommes, de leurs religions et de leurs mœurs ; j’ai résolu de vous le dire après ma mort. Ce seroit bien mon inclination de vous le dire de vive voix, avant que je meurs, si je me voïois proche de la fin de mes jours, et que j’eusse encore pour lors l’usage libre de la parole et du jugement. Mais comme je ne suis pas sûr d’avoir, dans ces derniers jours, ou dans ces derniers momens-là, tout le tems, ni toute la présence d’esprit, qui me seroient nécessaires, pour vous déclarer alors mes sentimens ; c’est ce qui m’a fait maintenant entreprendre de vous les déclarer ici par écrit, et de vous donner en même tems des preuves claires et convaincantes de tout ce que j’ai dessein de vous en dire, afin de tâcher de vous désabuser au moins tard, et autant qu’il seroit en moi, des vaines erreurs, dans lesquelles nous avons eu tous, tant que nous sommes, le malheur de naître et de vivre ; et dans lesquelles même j’ai eu le déplaisir de me trouver obligé de vous entretenir. Je dis le déplaisir, parce que c’étoit véritablement un déplaisir pour moi de me voir dans cette obligation-là. C’est pourquoi aussi je ne m’en suis jamais acquité qu’avec beaucoup de répugnance et avec assez de négligence, comme vous aurez pû le remarquer.

Voici ingenuement ce qui m’a prémièrement porté à concevoir le dessein, que je me propose d’exécuter. Comme je sentois[1] naturellement en moi-même, que je ne trouvois rien de si doux, de si agréable, de si aimable et de si désirable dans les hommes, que la paix, que la bonté, que l’équité, que la vérité et la justice, qui devoient, ce me sembloit-il, être pour les hommes mêmes des sources inestimables de biens et de félicité, s’ils conservoient soigneusement entr’eux de si aimables vertus que celles-là ; je sentois naturellement aussi en moi que je ne trouvois rien de si odieux, de si détestable et de si pernicieux que les troubles et les divisions, que la malice du mensonge, que l’injustice, l’imposture et la tirannie, qui détruisent et amortissent dans les hommes, tout ce qu’il pouroit y avoir de meilleur en eux : et qui, pour cette raison, sont les sources fatales, non-seulement de tous les vices et de toutes les méchancetés, dont ils sont remplis ; mais aussi les causes malheureuses de tous les maux et de toutes les misères, dont ils sont accablés dans la vie.

Dès ma plus tendre jeunesse, j’ai entrevû les erreurs et les abus, qui causent tant de si grands maux dans le monde. Plus j’ai avancé en âge et en connoissance, plus j’ai reconnus l’aveuglement et la méchanceté des hommes ; plus j’ai reconnu la vanité de leurs superstitions, et l’injustice de leur gouvernement. De sorte que, sans avoir jamais eu beaucoup de commerce avec le monde, je pouvois dire après le sage Salomon, que j’ai vu, et que j’ai vu même avec étonnement et avec indignation, l’impiété régner par toute la terre, et une si grande corruption dans la justice, que ceux-là mêmes, qui étoient établis pour la rendre aux autres, étoient devenus les plus criminels, et avoient mis en sa place l’iniquité[2]. J’ai connu tant de méchancetés dans le monde, que la vertu même la plus parfaite, et l’innocence la plus pure n’étoient pas exemtes de la malice des calomniateurs. J’ai vu et on voit encore tous les jours une infinité d’innocens malheureux persécutés sans raison, et oprimés avec injustice, sans que personne fut touchée de leur infortune, et sans qu’ils trouvassent aucun protecteur charitable pour les secourir. Les larmes des justes affligés, et les misères de tant de peuples tiranniquement oprimés par les riches et par les grands de la terre, m’ont donné aussi bien qu’à Salomon, tant de dégoût et tant de mépris pour la vie, que j’estimai comme lui, la condition des morts beaucoup plus heureuse, que celle des vivans ; et ceux, qui n’ont jamais été, plus heureux millefois, que ceux qui sont et qui gémissent encore dans tant de si grandes misères[3].

Et ce qui me surprenoit encore plus particulièrement dans l’étonnement, où j’étois de voir tant d’erreurs, tant d’abus, tant de superstitions, tant d’impostures et tant de tirannie en règne ; étoit de voir que, quoiqu’il y eût grand nombre de personnages, qui passoient pour éminens en sagesse, en doctrine et en pieté, cependant il n’y en avoit aucun qui s’avisât de parler, ni de se déclarer ouvertement contre tant de si détestables désordres. Je ne voïois personne de distinction, qui les reprit et qui les blâmât ; quoique les pauvres peuples ne cessassent point de se plaindre, et de gémir entr’eux dans leurs misères communes. Le silence de tant de personnes sages et même d’un rang et d’un caractère distingués, qui devoient, ce me sembloit-il, s’oposer au torrent des vices et des superstitions, ou qui devoient au moins tâcher d’aporter quelques remèdes à tant de maux, me paroissoit avec étonnement une espèce d’aprobation, dont je ne voïois pas encore bien la raison, ni la cause. Mais aïant depuis examiné un peu mieux la conduite des hommes, et aïant depuis pénétré un peu plus avant dans les mistères secrèts de la fine et rusée politique de ceux, qui ambitionnent les charges, et qui affectent de vouloir gouverner les autres, et d’avoir de l’autorité sur eux, ou qui veulent plus particulièrement s’en faire honorer et respecter ; j’ai facilement reconnu non seulement la source et l’origine de tant d’erreurs, de tant de superstitions et de tant de si mauvais gouvernemens ; mais j’ai reconnu encore la raison pourquoi ceux, qui passent pour sages et éclairés dans le monde, ne disent rien contre tant de si détestables désordres, quoiqu’ils connoissent suffisamment les misères des peuples séduits et abusés par tant d’erreurs, et oprimés par tant d’injustices.



  1. Hoc sentite in vobis. Sentez aussi cela en vous-mêmes. Philip. II. 5.
  2. Vidi sub sole in loco judicii impietatem et in loco justitiæ iniquitatem. Eccl. III. 16.
  3. Laudavi magis mortuos quam viventes : et feliciorem utroque judicavi, qui nec dum natus est, nec vidit mala quæ sub sole fiunt. Eccl. IV, 2.