Le Tourbillon/07

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Les Éditions G. Crès & Cie (p. 53-61).


CHAPITRE VII

CHARLEY LONG


La besogne suivait son cours dans la salle de repassage ; mais Saxonne trouva longues les trois journées qui la séparaient du mercredi. Elle fredonnait, et son fer voltigeait sur les pièces de fantaisie avec une rapidité extraordinaire. Marie l’admirait :

— Je n’ai pas le temps de voir comment tu t’y prends. De ce train-là tu feras treize ou quatorze dollars cette semaine.

Saxonne riait, et, dans la vapeur du fer, voyait danser le mot « mercredi » en lettres d’or.

— Que penses-tu de Billy ? demanda Marie.

— Il me plaît, répondit franchement Saxonne.

— Tant mieux, mais prends garde que ça n’aille trop loin.

— Ça ira aussi loin que je voudrai, répondit gaîment Saxonne.

— Tu feras mieux de ne pas pousser à la roue, avertit l’autre. Cela ne t’attirerait que des ennuis. Ce n’est pas un type à se marier. Bien des filles s’en sont aperçues. Et malgré cela, elles ne font que se jeter à sa tête.

— Moi je ne me jetterai pas à sa tête, ni à celle d’un autre homme.

— J’ai cru devoir te prévenir, conclut Marie. Une femme avertie en vaut deux.

Saxonne avait pris un air grave. Elle balbutia :

— Ce n’est pas… un… ?

Son attitude compléta la question.

— Oh, pas du tout, bien que rien ne l’en empêche. Il est très droit, parfaitement honnête. Mais il ne se laisse pas prendre aux jupes. Il danse, et tourne autour de vous, et se paie du bon temps, mais pour aller plus loin, rien de fait. Il y en a des tas qui en ont été pour leurs frais. Je parie bien qu’une douzaine de filles sont amoureuses de lui en ce moment. Et il continue simplement à s’en dépêtrer. Il y avait Lily Sanderson ; tu la connais. Tu l’as vue au pique-nique slave l’été dernier à Shellmound, cette grande blonde assez gentille qui était avec Butch Willows.

— Oui, je m’en souviens, dit Saxonne, eh bien ?

— Eh bien, on la voyait régulièrement avec Butch Willows ; mais, comme elle savait danser, voilà que Billy se met à danser beaucoup avec elle. Butch est un type qui n’a peur de rien. Il s’amène carrément pour mettre le pied sur la mèche, barre le chemin à Billy devant tout le monde, et lui donne lecture des articles de loi contre les attroupements. Billy l’écoute de son air lourd et endormi, et Butch s’échauffe de plus en plus, et tout le monde s’attend à du boucan.

Et voilà Billy qui dit à Butch :

— Est-ce tout ?

— Oui, répond Butch, j’ai dit ce que j’avais à dire, et je vous demande ce que vous allez faire ?

Et Billy répond… tu ne devinerais jamais… devant tout le monde qui le regardait et devant Butch qui roulait des yeux sanguinaires… Il dit… comme ça… tout simplement :

— Ma foi, rien du tout, Butch.

Butch était si surpris qu’on aurait pu le renverser en le poussant avec une plume.

— Et vous ne danserez jamais plus avec elle ? demanda-t-il.

— Non, si vous croyez que ça vaut mieux, répond Billy tout tranquillement.

— Tu sais, n’importe quel autre homme qui se serait laissé doucher de la sorte par Butch aurait été méprisé de tous. Mais il n’en est pas de même de Billy. Il peut se permettre cela, grâce à sa réputation de lutteur. Quand il a cédé à Butch et l’a laissé faire sa volonté, tout le monde a compris qu’il n’avait pas peur, qu’il ne reculait pas, ni rien de tout cela. Il se fichait absolument de Lily Sanderson, voilà tout, et pourtant chacun pouvait voir qu’elle était folle de lui.

Ce récit inquiéta assez sérieusement Saxonne. Elle possédait le sens de dignité ordinaire chez les femmes, mais sa vanité ne s’illusionnait pas sur ses conquêtes. Billy avait été heureux de danser avec elle, mais elle se demanda si l’affaire en resterait là. Au cas où Charley Long essayerait de l’intimider, renoncerait-il à elle comme à Lily Sanderson ? Il ne voulait pas se marier, et pourtant, Saxonne ne pouvait l’ignorer, rien ne lui eût été plus facile. Quoi d’étonnant si les filles lui couraient après ? C’était un dompteur d’hommes aussi bien que de femmes. Les hommes aussi l’aimaient. Bert Wanhope semblait fou de lui. Elle se souvenait du rustre qui à Weasel Park s’était approché de sa table pour lui faire des excuses, et de l’Irlandais qui avait abandonné toute idée de se battre avec lui dès l’instant où il l’avait reconnu.

La pensée que c’était un jouvenceau trop choyé se présenta plus d’une fois à l’esprit de Saxonne ; mais elle la repoussa comme peu généreuse. Il était bon, à sa manière si lente. En dépit de sa force, il ne voulait pas fouler aux pieds les autres. Saxonne ne se lassait pas d’analyser cette affaire avec Lily Sanderson. Il ne tenait pas à cette jeune fille, et il s’était immédiatement retiré d’entre elle et son amoureux. C’était justement la chose que Bert, par pure malice et tracasserie, n’aurait pas faite. Il y aurait eu bataille, avec des sentiments de haine ; Butch serait devenu un ennemi, et tout cela n’aurait servi de rien à Lily. Tandis que Billy avait fait juste ce qu’il fallait ; de propos délibéré, avec une lenteur imperturbable, et en causant le moins de tort possible à chacun. Tout cela, pour Saxonne, le rendait de plus en plus désirable et de moins en moins accessible.

Elle acheta une paire de bas de soie neufs que depuis plusieurs semaines elle hésitait à se payer, et veilla tard le mardi pour se coudre une nouvelle chemisette, ce qui lui valut d’aigres plaintes de Sarah au sujet de sa dépense extravagante de gaz.

Le mercredi soir, à la salle de danse de l’Orindore, son plaisir ne fut pas exempt de mélange. C’était une honte de voir les filles courir après Billy, et par moments Saxonne se sentait presque irritée de la façon cavalière dont il les traitait. Cependant elle dut s’avouer qu’il ne blessait les sentiments d’aucun autre homme autant que ces femmes la mortifiaient. C’est tout juste si elles ne l’invitaient pas à danser, et aucun détail de cette poursuite éhontée n’échappait à Saxonne. Elle résolut de ne pas encourir le reproche de se jeter à sa tête, et se réserva d’avance un assez grand nombre de danses ; un frisson intime l’avertissait qu’elle poursuivrait la bonne tactique en lui démontrant qu’elle était désirable pour d’autres hommes, comme lui pour d’autres femmes.

Une joie l’envahit lorsque, réfutant tranquillement ses objections, il insista pour obtenir deux danses de plus qu’elle n’avait promis. Elle éprouva un plaisir mêlé d’irritation quand elle surprit ces réflexions échangées entre deux jeunes et fortes filles d’atelier :

— Ce que cet avorton l’accapare !… On s’attendrait à ce qu’elle ait le bon goût de courir après quelqu’un de son âge… Elle les prend au berceau !

Ce trait final fit monter le rouge de la colère aux joues de Saxonne au moment où les jeunes filles s’éloignaient, ignorant qu’elle les avait entendues.

Billy la reconduisit chez elle, l’embrassa à sa porte, et obtint sa promesse de venir danser avec lui à la salle Germania le vendredi soir.

— Je n’avais pas l’intention d’y aller, déclara-t-il, mais si vous dites oui… Bert sera là aussi.

Le lendemain, en travaillant, Marie lui confia qu’elle et Bert avaient pris rendez-vous pour la salle Germania.

— Y vas-tu ? demanda Marie.

Saxonne fit un signe affirmatif.

— Avec Billy Roberts ?

Elle répéta le signe, et Marie, le fer en l’air, la regarda longtemps et curieusement.

— Dis donc ! Et si Charley Long s’amène ?

Saxonne haussa les épaules. Elles repassèrent rapidement et en silence pendant un quart d’heure.

— Eh bien ! décida Marie, s’il s’amène, il trouvera à qui parler. Je voudrais qu’il prenne quelque chose pour son rhume, le gros butor ! Tout cela dépend des dispositions de Billy… je veux dire, à ton égard.

— Je ne suis pas une Lily Sanderson, répondit Saxonne avec indignation. Je ne donnerai jamais à Billy l’occasion de me plaquer.

— Il l’aura pourtant, si Charley Long vient. Tu peux m’en croire, Saxonne, Charley n’est pas un garçon comme il faut. Regarde ce qu’il a fait à M. Moody, qui a reçu une raclée formidable ; un petit homme tranquille, pourtant, et qui ne ferait pas de mal à une mouche. Mais en Billy Roberts, Charley trouvera quelque chose de tout différent.

Ce soir-là, à la porte de la blanchisserie, Charley Long attendait Saxonne. Quand il s’avança à sa rencontre et se mit à marcher auprès d’elle, elle éprouva la palpitation d’angoisse qu’il lui inspirait depuis longtemps. Sa figure pâlit d’appréhension rien qu’à le regarder. Elle était effrayée par son énorme masse ; par ses gros yeux bruns, dominateurs et pleins d’assurance ; par ses grosses mains de forgeron aux doigts épais, avec des touffes de poils jusque sur les phalanges. L’homme était désagréable à la vue, et répugnant pour toute sa sensibilité raffinée. Ce qui la choquait n’était pas tant sa force même que la qualité de cette force et son mauvais usage. Elle avait passé des heures horribles à la suite du mauvais traitement qu’il avait infligé au paisible M. Moody, et ce souvenir provoquait toujours un frisson chez elle. Cependant elle n’avait pas été choquée en voyant Billy se battre à Weasel Park de la même manière primitive et semi-animale. Mais il existait entre les deux cas une différence qu’elle reconnaissait sans pouvoir l’analyser. Elle avait seulement conscience de la brutalité manuelle et mentale de cet homme-ci.

— Votre figure paraît pâle et toute fripée, disait-il. Pourquoi n’envoyez-vous pas promener le turbin. Il vous faudra en venir là de toute façon. Vous ne pouvez pas me semer, ma petite.

— Je le voudrais bien, cependant, répondit-elle.

Il éclata d’un rire âpre.

— Rien à faire, Saxonne. Vous êtes toute taillée pour devenir Mme Long, et sûrement vous le deviendrez.

— Je voudrais bien connaître l’avenir avec la même certitude que vous, dit-elle, avec une raillerie trop fine pour porter.

— Croyez-m’en sur parole, il n’y a qu’une chose dont vous pouvez être certaine, c’est que je ne me mets pas le doigt dans l’œil, continua-t-il avec un rire satisfait de son propre esprit. Quand je cours après n’importe quoi, je l’attrape, et si quelqu’un veut s’interposer, il lui en cuit. Vous saisissez ? Je suis le mari qu’il vous faut, et voilà. Donc, vous feriez aussi bien de prendre une résolution et de venir travailler dans mon intérieur plutôt qu’à la blanchisserie. Il n’y a qu’à happer le morceau. Pas grand’chose à faire : je gagne de bon argent, et vous n’auriez à vous tracasser de rien. Vous savez, je me suis débarbouillé en quittant le travail et je suis venu ici vous le dire encore une fois pour que vous ne l’oubliez pas. Je n’ai pas encore dîné, ce qui prouve combien je pense à vous.

— Dans ce cas vous feriez mieux d’aller vous repaître, lui conseilla-t-elle, bien qu’elle comprît la futilité de cet effort pour se débarrasser de lui.

Elle entendit à peine sa réponse. Elle ressentait l’impression d’être très lasse, très petite et très faible auprès de ce colosse. Serait-il toujours attaché à ses pas ? Elle se le demanda avec angoisse, et entrevit comme une morne avenue toute sa vie à venir, hantée par la silhouette lourde du forgeron.

— Allons, ma petite, il faut franchir le pas, continuait-il. Voilà le bon vieil été : c’est la saison pour se marier.

— Mais je ne veux pas me marier avec vous ! protesta-t-elle. Je vous l’ai déjà dit mille fois.

— Bah ! oubliez ça. Il faut chasser ces idées-là de votre caboche. Mais si, vous m’épouserez, naturellement. C’est une affaire entendue, et je vais vous en dire une autre. Vous et moi nous prenons le bac pour San-Francisco vendredi soir. Il y aura une bonne soirée chez les maréchaux-ferrants.

— Mais je n’y vais pas, déclara-t-elle.

— Oh, si, vous irez, affirma-t-il avec une assurance absolue. Nous reviendrons par le dernier bateau, et vous vous pousserez de l’agrément. Je vous placerai à côté de quelques bons danseurs. Oh ! je ne suis pas mesquin, et je sais que vous aimez la danse.

— Mais je vous répète que je n’irai pas.

Il lui jeta un regard soupçonneux par-dessous les touffes de sourcils noirs qui se rejoignaient sur son nez.

— Qui vous en empêche ?

— Je suis retenue, dit-elle.

— Qui est le gigolo ?

— Ce n’est pas votre affaire, Charley Long. J’ai unrendez-vous, voilà tout.

— J’en ferai mon affaire. Vous n’avez pas oublié ce drôle de paltoquet de comptable ? Tâchez de vous souvenir de lui et de ce qu’il a pris.

— Je vous prie de me laisser tranquille, dit-elle d’un ton vexé. Ne pouvez-vous vous conduire comme il faut, rien que pour une fois ?

Le forgeron fit entendre un rire déplaisant.

— Si quelque andouille croit pouvoir s’interposer entre vous et moi, il découvrira son erreur, et je me charge de la lui montrer. Vendredi soir, hein ? Où ça ?

— Je ne vous le dirai pas.

Elle serrait les lèvres, déterminée à se taire, et ses joues étaient empourprées par la colère.

— Heu ! Comme si je ne pouvais pas deviner ! C’est à la salle Germania. Eh bien, j’y serai, et je vous reconduirai chez vous. Vous saisissez ? Et vous pourrez dire au greluchon qu’il fera bien de se trotter s’il ne veut pas avoir la figure abîmée.

Comme toute femme blessée dans sa dignité par un traitement cavalier, Saxonne fut tentée de proclamer le nom et les prouesses de son nouveau défenseur. Puis une crainte l’assaillit. Le forgeron était dans toute la force de l’âge et Billy n’était qu’un jeune homme, ou du moins le paraissait. Se rappelant la première impression que lui avaient faite ses mains, elle jeta un rapide coup d’œil sur les pattes de son voisin. Elles paraissaient deux fois plus grosses que celles de Billy, et leurs touffes de poils annonçaient une puissance terrible. Non, Billy ne pourrait battre cette grosse brute : il ne fallait pas qu’il essayât. Puis Saxonne conçut un léger et malicieux espoir. En vertu de cette capacité mystérieuse et inimaginable dont sont doués les boxeurs professionnels, peut-être Billy pourrait-il rosser ce croquemitaine et la débarrasser de lui. Au prochain coup d’œil le doute lui revint, car elle avait entrevu ses larges épaules, le drap de son paletot soulevé par les muscles, et les manches bombant sur les biceps.

— Si vous avez le malheur de toucher aux gens avec qui je me trouve… commença-t-elle.

— Eh bien, ils s’en trouveront mal, naturellement, dit Long en grimaçant un sourire. Et ils ne l’auront pas volé. Tout idiot qui intervient entre un type et sa bonne amie mérite d’être maltraité.

— Mais je ne suis pas votre bonne amie, et toutes vos paroles ne changeront en rien les choses.

— C’est ça, mettez-vous en colère, approuva-t-il. Je vous aime ainsi. Vous avez du nerf et l’humeur batailleuse. C’est une femme de ce genre qu’il faut à un homme, et non une de ces grosses mères qui ont l’air de ruminer et qui manquent de vie. Vous, au moins, vous êtes bien vivante.

Elle s’arrêta devant sa maison et posa la main sur le bouton de la porte.

— Adieu, dit-elle, je rentre.

— Revenez un peu plus tard, nous ferons un tour à Idora Park, proposa-t-il.

— Non, je ne me sens pas bien, et je vais me coucher dès que j’aurai dîné.

— Heu ! railla-t-il. Vous voulez être en forme pour la partie de demain soir, hein ?

Avec un mouvement d’impatience elle ouvrit la porte et entra.

— Je vous ai parlé franc, conclut-il. Si vous ne venez pas avec moi demain soir, quelqu’un sera mis à mal.

— J’espère que ce sera vous, cria-t-elle avec rancune.

Il fit entendre un gros rire, rejeta la tête en arrière, gonfla sa vaste poitrine et souleva à demi ses bras puissants. Elle se rappela avec dégoût les gestes d’un grand singe qu’elle avait jadis vu dans un cirque.

— Eh bien, adieu ! dit-il. Je vous verrai demain soir à la salle Germania.

— Je ne vous ai pas dit que j’y allais.

— Mais vous ne m’avez pas dit que vous alliez ailleurs. De toute façon, j’y serai, et je vous ramènerai chez vous. Ayez soin de me réserver un bon nombre de danses. Ça va bien… mettez-vous en rage… ça vous rend jolie.