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Le Tourbillon/08

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Les Éditions G. Crès & Cie (p. 62-68).


CHAPITRE VIII

UN GÊNEUR


La musique s’arrêta à la fin de la valse, laissant Saxonne et Billy près de la grande entrée de la salle de bal. Elle posait légèrement une main sur son bras, et ils se promenaient pour chercher des sièges, lorsque Charley Long, qui venait évidemment d’arriver, leur barra la route.

— Alors, c’est vous le gêneur, hein ? demanda-t-il, les traits déformés par la colère et la menace.

— Qui, moi ? demanda paisiblement Billy. Il doit y avoir erreur, camarade. Je ne gêne jamais les gens.

— Vous allez avoir la figure écorchée si vous ne jouez pas de la fille de l’air.

— Je ne voudrais pour rien au monde qu’il arrive une chose pareille, dit lentement Billy. Allons-nous-en, Saxonne ; ce voisinage est malsain pour nous.

Il voulut l’emmener, mais Long se replaça devant eux.

— Vous êtes trop frais pour vous conserver, jeune homme, gronda-t-il. Vous avez besoin d’être salé. Vous me saisissez ?

Billy se gratta la tête avec un étonnement affecté.

— Ma foi non, dit-il. Qu’est-ce que vous venez donc de dire ?

Le gros forgeron se détourna dédaigneusement et s’adressa à Saxonne.

— Venez ici, vous. Montrez-moi votre carnet de bal.

— Est-ce que vous désirez danser avec lui ? demanda Billy.

Elle secoua négativement la tête.

— J’en suis fâché, camarade, mais il n’y a rien à faire, dit Billy, se disposant de nouveau à partir.

Mais pour la troisième fois le forgeron se mit en travers.

— Ôtez votre pied de là, dit Billy. Vous me montez dessus.

Long fit le geste de se lancer sur lui, les poings fermés, un bras retiré en arrière pour porter le coup, en même temps que les épaules et la poitrine étaient projetées en avant. Mais il se contint à la vue de ce corps parfaitement immobile et de ces yeux tranquilles et mystérieux. Billy n’avait pas bronché, ni d’esprit ni de muscle. Il semblait inconscient de l’attaque imminente. Ceci représentait pour Long une expérience nouvelle.

— Peut-être ne savez-vous pas qui je suis ? cria-t-il d’un ton de matamore.

— Oh, si ! répondit Billy d’un air détaché. Vous êtes un batailleur consommé. Vous mériteriez la ceinture de diamant de la Gazette de Police pour votre façon d’assaillir les voitures de bébés. Je parie qu’il n’y en a pas une qui vous fasse peur.

— Laisse-le tranquille, Charley, conseilla un des jeunes gens qui faisaient cercle autour d’eux. C’est Bill Roberts, le boxeur. Tu sais bien, le grand Bill.

— Quand même ce serait Jim Jeffries, je m’en moque. Il n’a pas le droit d’intervenir de cette façon dans mes affaires.

Néanmoins il était manifeste, même pour Saxonne, que sa flamme avait perdu de sa virulence. Le nom de Billy semblait produire un effet calmant sur les mâles tapageurs.

— Le connaissez-vous ? demanda Billy à Saxonne.

Des yeux elle fit signe que oui, mais elle se sentait prête à crier toute sa rancœur contre ce persécuteur incessant. Billy se retourna vers le forgeron.

— Écoutez, vieux sportif, inutile de me chercher noise. Je connais votre pointure. D’ailleurs pourquoi nous battrions-nous ? N’a-t-elle pas son mot à dire là-dessus ?

— Pas du tout. C’est affaire entre vous et moi !

Billy secoua lentement la tête.

— Vous faites erreur. Je trouve qu’elle a voix au chapitre.

— Eh bien, faites votre choix ! gronda Long en regardant Saxonne. Avec qui voulez-vous aller, avec lui ou moi ? Finissons-en.

Pour toute réponse, Saxonne posa sa main libre sur celle qui s’appuyait déjà au bras de Billy.

— La question est tranchée, remarqua simplement celui-ci.

Long écarquilla les yeux vers Saxonne, puis les reporta vers son protecteur.

— Je serais pourtant bien tenté de la régler avec vous, siffla-t-il entre ses dents serrées.

Ils se disposèrent à partir. Saxonne était ravie. Elle n’avait pas partagé le sort de Lily Sanderson. Ce prodigieux homme-enfant avait vaincu le gros forgeron, sans même le menacer, rien que par sa parole lente et imperturbable.

— Il s’est imposé à moi tout le temps, murmura-t-elle à Billy. Il a essayé de me régenter, et il a maltraité tous les hommes qui m’approchaient. Je voudrais ne jamais le revoir.

Billy s’arrêta immédiatement. Long, qui se retirait à contre-cœur, en fit autant.

— Elle dit qu’elle ne veut plus rien avoir à faire avec vous, déclara Billy. Et quand elle dit quelque chose il faut que ça rende. Si jamais j’entends souffler mot que vous l’avez ennuyée, je vous réglerai votre compte. Vous saisissez ?

Le forgeron lâcha un grognement d’assentiment.

— Alors, tout va bien. Tâchez de ne pas l’oublier. Et maintenant, ôtez-vous du chemin ou je vous marche dessus.

Long recula en murmurant de sourdes menaces. Saxonne avançait comme dans un rêve. Charley Long s’était dégonflé. Il avait eu peur de ce grand garçon à la peau fine et aux yeux bleus. Elle était quitte de ce tyran, dont nul autre n’avait essayé de la débarrasser.

Et Billy l’aimait mieux que Lily Sanderson.

Deux fois elle entreprit de raconter à Billy les détails de ses relations avec Long, mais chaque fois il l’en empêcha.

— Je ne me soucie nullement de tout cela, dit-il la seconde fois. Vous êtes là, n’est-ce pas ? C’est tout ce qui importe.

Mais elle insista ; et quand, montée et excitée, elle eut terminé son récit, il lui tapota amicalement la main.

— Tout va bien, Saxonne. Ce n’est qu’un gros butor, je l’ai jaugé à première vue. Il ne vous embêtera plus. Je connais son espèce. C’est un chien. Batailleur ? Il ne pourrait même pas assaillir une voiture de laitier.

— Mais comment vous y prenez-vous ? demanda-t-elle, haletante. Pourquoi les hommes ont-ils si peur de vous ? C’est tout simplement merveilleux.

Il sourit d’un air embarrassé et changea de conversation :

— Saxonne, j’aime vos dents. Elles sont si blanches et si régulières, sans être grosses, ni insignifiantes comme des dents de petit bébé. Elles sont… juste comme il faut. Je n’en ai jamais vu d’aussi jolies chez aucune jeune fille. Je vous le dis franchement, elles me donnent faim quand je vous regarde. Elles paraissent bonnes à manger.

À minuit, Billy et Saxonne prirent congé de Bert et Marie, insatiables de danse. Billy lui avait proposé de rentrer de bonne heure, et il crut devoir s’en expliquer.

— Il y a une chose que j’ai apprise dans mon entraînement de boxeur, c’est l’art de me ménager. On ne peut travailler toute la journée et danser toute la nuit si l’on veut rester en bonne forme. C’est la même chose quand il s’agit de boire ; non que je sois un petit ange de clinquant, je sais ce que c’est que la boisson ; je m’y si plongé jusqu’à la garde et au delà. J’aime la bière, à pleins bords, j’en boirais des tonnes ; mais je ne me laisse pas aller à en avaler autant que je le voudrais. J’ai essayé, mais cela ne rend pas. Voyez ce gros balourd qui a voulu s’interposer entre nous aujourd’hui. Il aurait dû comprendre à qui il avait affaire. De toute façon, c’est un chien, mais en outre il avait son plein de bière. J’ai vu cela du premier coup d’œil, et l’avantage est toujours du côté de celui qui sait prendre la mesure de l’autre. Il faut être en bonne forme, voilà tout.

— Pourtant il est si énorme, remarqua Saxonne. Ses poings sont au moins deux fois plus gros que les vôtres.

— Cela ne signifie rien ; ce qui compte, c’est ce qu’il y a derrière les poings. Si je ne pouvais pas l’abattre du premier coup, je n’aurais qu’à me tenir en garde, l’essoufler et attendre. Tout à coup il claquerait : vous comprenez ? le souffle, le cœur, tout lui manquerait, et alors j’en ferais ce que je voudrais. Et ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’il le sait bien, lui aussi.

— Vous êtes le premier boxeur de profession que j’aie jamais connu, dit Saxonne au bout d’un instant.

— Je ne le suis plus, s’empressa-t-il de déclarer. Encore une des choses que j’ai apprises par l’entraînement, c’est qu’il vaut mieux laisser la boxe de côté. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Un type s’entraîne jusqu’à ce qu’il soit fin et solide comme de la soie, jusqu’à ce qu’il soit tout en soie, peau et tout, et capable de vivre cent ans. Puis il grimpe entre les cordes pour disputer une vingtaine de reprises acharnées avec un client en aussi bonne forme que lui-même ; au bout de ces vingt reprises, toute sa soie est fripée et il a perdu une année de sa vitalité. Quelquefois il a gaspillé cinq ans de sa vie, l’a réduite de moitié, ou même l’a usée tout entière. Je les ai observés à l’œuvre. J’ai vu des types solides comme des bœufs soutenir un dur combat et mourir dans l’année, de la poitrine, ou d’une maladie de reins, ou de toute autre. À quoi cela sert-il ? Leur argent ne peut racheter ce qu’ils ont gaspillé. Voilà pourquoi j’ai quitté le ring et je suis retourné conduire des attelages. Je suis de bon tissu, et je veux me conserver en bon état, voilà tout.

— Vous devez être fier de vous savoir maître des autres hommes, dit-elle doucement, consciente qu’à elle-même cette force et cette habileté inspiraient de l’orgueil.

— C’est vrai, reconnut-il franchement. Je suis content d’être entré dans le jeu, et je suis également content de l’avoir quitté… Oui, j’y ai appris beaucoup de choses, entre autres à garder les yeux bien ouverts et la tête froide. Oh ! j’ai un caractère, un amour de caractère ! Parfois, je me fais peur à moi-même. Autrefois je me laissais toujours emporter. La lutte m’a appris à maintenir la vapeur sous pression et à ne pas faire ce que j’aurais à regretter ensuite.

— Comment ! mais de tous les hommes que je connais, vous avez le caractère le plus doux et le plus facile, s’écria-t-elle.

— Ne le croyez pas. Donnez-vous seulement la peine de m’observer et parfois vous me verrez bouillir au point que je ne sais plus ce que je fais. Je suis effrayant quand je m’y mets.

Cette assurance tacite de la continuation de leurs relations fit éprouver à Saxonne un petit frisson de joie.

— Dites, lui demanda-t-il comme ils approchaient de son quartier à elle, que faites-vous dimanche prochain ?

— Rien : je n’ai pas de projets.

— Eh bien ! si nous allions faire une promenade en buggy toute la journée dans la montagne ?

Elle ne répondit pas tout de suite, car pour le moment elle revivait le cauchemar de sa dernière course en buggy ; la terreur qui l’avait fait sauter de la voiture ; les milles interminables qu’elle avait ensuite parcourus dans l’obscurité en trébuchant avec ses souliers à semelle mince, et se meurtrissant les pieds sur tous les rochers. Puis, dans une grande vague de joie, l’idée lui vint que son voisin était un tout autre genre d’homme.

Saxonne en raconta plus long, pendant qu’ils se tenaient debout près de sa porte, et elle se plut à croire que le baiser d’adieu qu’il lui donna était un peu plus appuyé qu’un baiser ordinaire.

— Alors, c’est convenu pour neuf heures ? demanda-t-il par-dessus la barrière. Ne vous inquiétez pas de provisions ni de rien. J’arrangerai tout cela. Soyez seulement prête à neuf heures.