Le Vagabond des étoiles/XIII

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 117-130).

CHAPITRE XIII

LA GRANDE TRAHISON DES MORMONS

Lorsque je me réveillai, j’étais dans mon cachot, en proie à la coutumière torture de la camisole de force. Autour de moi les quatre personnages habituels : le gouverneur Atherton, le capitaine Jamie, le docteur Jackson et Hutchins.

Je grimaçai mon sourire volontaire et luttai de toutes mes forces pour ne point perdre le contrôle de moi-même, sous l’atroce douleur de la circulation vitale qui reprenait.

Je bus l’eau qu’ils me tendaient, refusai le pain que l’on m’offrait et ne répondis pas aux questions qui m’étaient posées.

J’avais refermé les yeux et m’efforçais de m’en retourner à Nephi, dans le cercle des chariots enchaînés. Mais, tant que furent présents mes visiteurs, et tant qu’ils parlèrent, je ne pus m’échapper de ma cellule.

Malgré moi, je saisissais quelques bribes de leur conversation.

— Absolument comme hier, disait le docteur Jackson. Rien n’est changé d’une façon ou d’une autre.

— Alors il peut continuer à la supporter ? demandait le gouverneur Atherton.

— Sans hésitation. Il passera les prochaines vingt-quatre heures aussi aisément que les dernières. Il a, je vous le dis, le cerveau brûlé, complètement brûlé. Si je ne savais pas que c’est impossible, je dirais qu’il a absorbé un stupéfiant.

Le gouverneur riposta facétieusement :

— La drogue dont il use, je la connais ! C’est sa seule volonté. Je parierais, s’il avait décrété de le vouloir, qu’il marcherait pieds nus, sur des pierres chauffées à blanc, comme font les prêtres canaques, dans les Mers du Sud.

— Il se paie notre tête, déclara, d’un jugement plus posé, le docteur Jackson.

— Mais il refuse cependant toute nourriture ! protesta le capitaine Jamie.

Le docteur Jackson haussa les épaules.

— Bah ! Il pourrait, à son gré, jeûner pendant quarante jours, et cela sans qu’il éprouvât aucun mal.

J’approuvai le docteur Jackson :

— Oui, pendant quarante jours et quarante nuits ! Veuillez, je vous prie, resserrer encore un peu la camisole, et sortir ensuite tous d’ici.

L’homme de confiance en chef tenta d’insinuer son doigt dans les lacets.

— Quand on tirerait dessus avec un treuil, on ne pourrait, affirma-t-il, obtenir un quart de pouce en sus.

— As-tu, Standing, quelque réclamation à formuler ? demanda le gouverneur Atherton.

Je répondis :

— Oui.

— Laquelle ?

— Tout d’abord, je me plains que la camisole soit abominablement lâche. Hutchins est une vraie bourrique. Il pourrait gagner un pouce entier, s’il le voulait.

— De quoi te plains-tu encore ?

— Que vous ayez tous été conçus par le Diable !

Le capitaine Jamie et le docteur Jackson esquissèrent un ricanement. Puis Atherton ouvrit la marche, en grognant, et le quatuor se défila.

Demeuré seul, j’eus hâte de rentrer dans le noir et de repartir pour Nephi. J’étais furieusement désireux de connaître quel dénouement attendait la fatale dérive de nos quarante chariots, à travers une terre hostile et désolée.

Un mot encore avant de reprendre mon récit. Dans tous mes voyages à travers mes vies antérieures, je n’ai jamais pu en diriger aucun vers un but déterminé. Ces reviviscences se sont toujours produites hors de l’influence précise de ma volonté. Une vingtaine de fois, j’ai réincarné le petit Jesse. Il m’est arrivé, après coup, de reprendre son existence, alors qu’il était tout enfant dans l’Arkansas.

Pour plus de clarté, en ce cas comme pour les autres, j’ai réuni en faisceau toutes les phases de ces successives résurrections du passé.

Longtemps avant l’aurore, le camp de Nephi fut en grand remue-ménage. Le bétail avait été sorti de l’enceinte, pour être conduit à boire et à paître. Les hommes déchaînaient les roues et tiraient les chariots pour les dégager les uns des autres, afin que les bœufs de trait y fussent ensuite commodément attelés.

Les femmes cuisaient quarante déjeuners, sur quarante feux. Les enfants, dans le froid de l’aube, se groupaient autour de la flamme, en faisant place, ici et là, aux hommes de la dernière relève de la garde de nuit, qui attendaient le café, les yeux lourds de sommeil.

Les préparatifs du départ sont longs, pour une caravane aussi importante que l’était la nôtre. Aussi le soleil était-il levé depuis une heure déjà, et sa chaleur commençait-elle à devenir intense, lorsque nous roulâmes hors de Nephi et poursuivîmes notre chemin à travers le Désert sablonneux et pierreux.

Pas un habitant du lieu ne nous regarda partir. Ils préférèrent tous demeurer enfermés chez eux. En sorte que notre départ en parut aussi sinistre que l’avait été notre arrivée, au déclin du jour précédent.

À nouveau se succédèrent les heures interminables, sous le soleil de plomb et la poussière qui nous mordait les yeux, sur cette terre maudite aux rares broussailles de sauge. Nous ne rencontrâmes, de toute la journée, aucune habitation humaine, ni bétail, ni trace de culture, ni signe quelconque de vie. À la nuit tombante, nous fîmes halte comme la veille et formâmes notre cercle de chariots près d’un ruisseau tari, où nous recommençâmes à creuser dans le sable de nombreux trous, qui lentement s’emplirent du suintement de l’eau.

Plusieurs fois se renouvelèrent de semblables étapes, suivies de pareilles haltes, où toujours les chariots enchaînés formaient le cercle pour la nuit. Ce voyage paraissait à mon esprit d’enfant fastidieux au delà de tout Et toujours se poursuivait et se marquait davantage cette même impression, que le sort nous poussait, implacable et fatidique, suspendant sur nos têtes ses périls inconnus.

Nous couvrions en moyenne quinze milles par jour. Je le savais parce que mon père avait dit qu’il y avait soixante milles jusqu’à Fillmore, la colonie prochaine de Mormons. Ce qui se traduisait par quatre jours de voyage.

À Fillmore les habitants nous furent hostiles, comme ils l’avaient été partout depuis le Lac Salé. Ils se moquaient de nous, tandis que nous tentions de parlementer pour acheter des vivres. Ils nous insultaient copieusement, en nous traitant de « Missouriens ».

Lorsque nous fîmes notre entrée dans cette localité, nous remarquâmes, attachés devant la plus importante de la douzaine de maisons qui formaient la colonie, deux chevaux de selle, tout poussiéreux et striés de sueur, qui paraissaient fourbus.

Le vieillard aux longs cheveux cuits par le soleil, à la chemise de peau de daim, qui semblait servir à mon père de lieutenant et de factotum, et qui, sur sa haridelle, marchait à côté de notre chariot, désigna, d’un coup sec de sa tête, les deux chevaux.

— Ils ne ménagent pas, capitaine, la viande de cheval… murmura-t-il à voix basse. Dans quel but crèvent-ils ainsi leurs bêtes ? Oui, dans quel but, si ce n’est à notre intention ?

Mon père avait déjà remarqué l’état pitoyable des deux bêtes, qui n’avait pas échappé non plus à mes yeux d’enfant. Je vis un sombre éclair passer dans le regard de mon père, ses lèvres se pincer, et sa face poussiéreuse crisper ses lignes, pendant un instant. Comme deux et deux font quatre, je savais dès lors que les deux chevaux fourbus étaient, dans notre situation déjà angoissante, une nouvelle note sinistre.

— Je crois, en effet, Laban, se contenta-t-il de dire, qu’ils nous surveillent.

Mon père, accompagné de Laban et de plusieurs autres membres de notre caravane, se rendit ensuite au Moulin de Fillmore, afin de tenter, comme à Nephi, d’acheter de la farine. Désobéissant à ma mère et curieux d’observer de près nos ennemis, je les suivis sans être aperçu.

Quatre ou cinq hommes se tenaient en groupe auprès du meunier, pendant l’entrevue. L’un de ces hommes, que nous devions, pour notre malheur, retrouver par la suite, était grand, large d’épaules, et pouvait aller vers la soixantaine. Il donnait une impression de vigueur, de force physique et morale, peu commune.

Contrairement aux gens que nous avions l’habitude de rencontrer dans cette région, il avait le visage entièrement rasé. Mais il ne s’était pas fait la barbe depuis plusieurs jours et les poils, qui en pointaient drus, étaient gris.

Sa bouche était largement fendue et il serrait ses lèvres l’une contre l’autre, comme les gens qui ont perdu leurs dents de devant, Il avait un gros nez, épais et massif. L’ensemble de sa figure était large et carré, avec les os des joues très saillants et des bajoues qui pendaient lourdement, à droite et à gauche de la bouche. Dominant le tout, le front était intelligent et vaste, et les yeux, plutôt petits, assez écartés, l’un de l’autre, étaient du bleu le plus pur que j’eusse encore vu.

L’entretien fut, une fois de plus, négatif et nous nous en retournâmes au camp les mains vides. Chemin faisant, Laban dit à mon père :

— Avez-vous vu cet homme à la face glabre ?

Mon père acquiesça de la tête.

— Eh bien, reprit Laban, c’est Lee. Je l’avais déjà rencontré au Lac Salé. C’est un fieffé coquin. Il possède dix-neuf femmes et cinquante enfants, dit-on partout. Il est fanatique de sa religion. Pour quelle raison nous suit-il, ainsi, à travers ce pays abandonné de Dieu ?

Notre marche, éternelle et fatidique, reprit le lendemain. Partout où l’eau et le sol un peu plus fertile le permettaient, s’échelonnaient de petites colonies, séparées l’une de l’autre par des distances qui variaient de vingt à cinquante milles. Entre elles s’étendait l’aride et sec Désert, de sable et de cailloux.

À chacune de ces colonies, nous réclamions paisiblement des vivres. Régulièrement, on nous les refusait, en nous demandant durement quels étaient ceux d’entre nous qui avaient vendu de la nourriture aux élus, du peuple de Dieu, quand ils avaient été chassés du Missouri. Il était totalement inutile de notre part de leur expliquer que nous étions de l’Arkansas et non du Missouri. Telle était cependant la vérité, mais ils s’obstinaient à prétendre le contraire.

À Beaver[1], à cinq jours de voyage au sud de Fillmore, nous revîmes Lee. Et nous retrouvâmes des chevaux fourbus attachés devant les maisons.

Cedar City[2] fut notre dernière halte en pays mormon. Laban qui, sur son cheval, était allé à la découverte s’en revint faire son rapport à mon père. Les nouvelles étaient inquiétantes.

— J’ai vu, dit-il, Lee s’enfuir à toute allure, lorsque je suis apparu. Capitaine, il y a, à Cedar City, plus d’hommes et de chevaux que de place pour eux dans la petite ville.

Nous eûmes peu d’ennuis, cependant. On nous refusa bien de nous vendre toute espèce de marchandise. Mais on nous laissa tranquilles. Les femmes et les enfants demeurèrent dans les maisons, et si quelques-uns des hommes se montrèrent à proximité de notre camp, ils n’y pénétrèrent pas, comme il était advenu ailleurs, pour nous invectiver.

C’est à Cedar City que mourut le bébé des Wainwright. Mrs. Wainwright, il m’en souvient, vint trouver Laban et, en pleurant, le supplia de tenter de lui procurer un peu de lait de vache.

— Ainsi, dit-elle, l’enfant sera peut-être sauvé. Du lait, ils en ont. J’ai aperçu des jeunes vaches, de mes propres yeux. Vas-y, Laban, je t’en prie ! Il n’y a aucun inconvénient à essayer. Au pis aller, ils refuseront. Mais ils n’oseront certainement pas. Dis-leur que c’est pour un bébé, un faible et innocent bébé. Les femmes mormons ont des cœurs de mères. Elles ne sauraient refuser une tasse de lait à un enfant.

Laban fit la tentative. Mais, comme ensuite il le raconta à mon père, il ne put arriver à joindre les femmes mormons. Il ne vit que les hommes, qui l’envoyèrent promener.

Cedar City était le premier poste avancé des Mormons. Ensuite s’étendait le Désert immense et, au delà, la terre rêvée, la terre heureuse et mythique de la Californie.

Nos chariots se mirent en route de bonne heure, le lendemain matin, moi étant assis à côté de mon père, sur le siège du conducteur. À peine sortions-nous de Cedar City que je vis Laban, qui cheminait à côté de notre chariot, arrêter son cheval, lui faire exécuter plusieurs tours sur lui-même et, se dressant sur ses étriers, montrer à mon père, avec une mimique appropriée, une petite tombe fraîchement recouverte. C’était celle du bébé Wainwright, que ses parents étaient venus, dans la nuit, ensevelir là. Et ce n’était pas la première que nous avions semée sur notre passage, depuis que nous avions franchi les montagnes.

Ce Laban était un homme vraiment sinistre, avec sa maigreur, son long profil aux joues creuses, ses cheveux nattés et roussis par le soleil, qui retombaient plus bas que ses épaules, sur sa chemise en peau de daim. Un mélange de haine, de rage et de désespoir tordait sa face, tandis que, d’une main, il étreignait son long rifle et la bride de son cheval, et qu’il secouait son autre poing vers Cedar City, qui allait bientôt disparaître derrière la petite colline que nous achevions de gravir.

De toutes ses forces, il cria :

— Maudits ! Soyez maudits de Dieu, vous, vos enfants nés, et ceux qui sont à naître ! Puisse la sécheresse anéantir vos récoltes ! Puissiez-vous n’avoir, pour vous nourrir, que du sable assaisonné avec du venin de serpents à sonnettes ! Puisse l’eau fraîche de vos sources se transformer en amer et brûlant alcali ! Puisse…

Je n’entends pas la suite. Les paroles de Laban furent étouffées par le bruit de nos chariots. Mais je le vis qui, les épaules dressées, brandissant toujours son poing, continuait à jeter sa malédiction.

Toute la caravane pensait comme lui et il avait interprété le sentiment général. Toutes les femmes, en passant devant la petite tombe, se penchaient hors des chariots, brandissant aussi leurs bras décharnés, secouant leurs poings osseux et déformés par le travail, et crachant leur haine aux Mormons. Un homme qui allait à pied, et avait la charge d’aiguillonner les bœufs du chariot qui suivait le nôtre, agita son aiguillon vers Cedar City, en éclatant de rire. Et ce rire était plus lugubre encore que toutes les clameurs de haine.

Tandis que la caravane continuait, à rouler, je demeurai longtemps à regarder en arrière, vers Laban, toujours debout sur ses étriers, devant la tombe du bébé. Sinistre, oui sinistre était-il avec ses longs cheveux, ses mocassins et ses guêtres effrangées. Sa chemise de peau de daim était si vieille, et si battue par le temps, qu’elle s’effilochait en filaments guenilleux, ceux-ci remplaçant les belles franges dont jadis elle était ornée. Laban tout entier avait l’air d’un drapeau déchiré, dont flottaient les lambeaux.

Mais ce qui, surtout, attirait mes regards d’enfant, c’était, à sa ceinture des touffes crasseuses de cheveux, qui pendillaient. Lorsqu’il pleuvait, elles devenaient d’un noir brillant. Je savais que c’étaient autant de scalps d’Indiens et la vue m’en faisait toujours frémir.

— Ça lui fait du bien d’épancher sa bile ! monologuait à haute voix mon père. Voilà longtemps que je m’attendais à la voir éclater.

Je hasardai :

— Je souhaiterais qu’il retourne sur ses pas et qu’il nous rapporte une couple de scalps, pris aux méchants que nous venons de quitter !

Mon père me regarda et, avec un sourire sardonique :

— Eh ! fils, tu n’aimes pas les Mormons ?

Je secouai la tête avec énergie et je sentis se gonfler en moi une haine furibonde, qui me coupait la voix. Je répondis, au bout d’un instant :

— Oh ! mon père ! Quand je serai grand, j’irai leur faire la chasse avec un fusil !

De l’intérieur de la voiture, ma mère intervint.

— Toi, Jesse, dit-elle, veux-tu bien te taire ! Et tout de suite !

Et, s’adressant à mon père :

— Tu devrais avoir honte de laisser l’enfant parler ainsi !

Deux journées de voyage nous amenèrent dans une région dénommée les « Prairies-des-Montagnes » et là, pour la première fois depuis que nous traversions et avions quitté le pays des Mormons, nous campâmes sans former aussi étroitement le cercle de nos chariots. Ils furent poussés en rond, tant bien que mal, avec beaucoup de brèches et sans que les roues fussent enchaînées. Nous nous préparâmes à séjourner une semaine en cet endroit.

Il fallait à notre bétail un sérieux repos, avant de lui faire affronter le vrai Désert, au seuil duquel nous nous trouvions. Les mêmes basses collines de sable et de cailloux nous entouraient, mais elles étaient ici plus abondamment couvertes des mêmes broussailles. Sur le sable poussait de l’herbe. À une centaine de pieds du campement coulait une petite source, suffisante à peu près pour les besoins des gens. Plus loin, dans un bas-fond, d’autres sources sortaient du flanc des collines, et c’était à celles-là que le bétail s’abreuverait.

Nous avions campé tôt dans la journée et, notre séjour devant se prolonger plus que de coutume, les femmes procédèrent à une inspection générale du linge sale qu’elles projetaient de se mettre à laver dès le lendemain.

Les hommes, pour leur part, ne demeurèrent pas non plus inactifs. Les uns entreprirent sur-le-champ de raccommoder les harnais. D’autres, de réparer les châssis des chariots et leurs armatures de fer. Il y eut, jusqu’à la nuit, beaucoup de fer rougi au feu, beaucoup de coups de marteaux, beaucoup d’écrans et de boulons resserrés.

Étant allé vers Laban, je le trouvai assis par terre, les jambes croisées, à l’ombre d’un chariot. Il était occupé à se coudre une paire de mocassins et tirait l’aiguille, sans relâche. Il était le seul homme de notre caravane qui portât des mocassins de peau de daim et, tandis que je rappelle aujourd’hui mes souvenirs, je n’ai pas l’impression qu’il faisait partie de notre troupe lorsque nous quittâmes l’Arkansas. D’où venait-il ? Je l’ignore. Il n’avait non plus ni femme ni famille, ni chariot qui lui appartînt. Il ne possédait rien que son cheval et son fusil, les vêtements qu’il portait, et ses deux couvertures où il s’enroulait le soir, et qui étaient serrées, le jour, dans un des chariots qui s’en chargeait.

Le matin suivant, advint le grand désastre.

Après deux jours de voyage au delà des Mormons, persuadés qu’il ne se trouvait pas d’Indiens, nous avions, comme je l’ai dit, négligé de former le cercle complet de nos chariots, et nous avions abandonné le bétail à paître en liberté, sans personne pour le garder.

Mon réveil fut pareil à un cauchemar imprévu, Ce fut comme un coup de trompette soudain, qui me fit sursauter et me laissa stupide, quelques instants durant.

Je demeurai là, comme hébété, identifiant, à mesure que je sortais de ma torpeur, les bruits variés, qui concouraient à former dans leur ensemble un vacarme effroyable : explosions, proches et éloignées, des fusils ; cris et injures des hommes ; clameurs aiguës des femmes et braillements des enfants. Bientôt je démêlai le bruit sourd et le crissement des balles, qui venaient frapper le fer des roues et la caisse des chariots.

Je compris que ceux qui tiraient sur nous visaient trop bas.

Je voulus me lever. Mais aussitôt ma mère, qui était en train de s’habiller, me força, sous la pression de sa main, à me recoucher de tout mon long. Mon père était déjà levé et, descendu du chariot, examinait la situation.

Il fit tout à coup irruption près de nous, en criant :

— Dehors, tous, vite ! À terre !

Sans perdre de temps, il m’empoigna rudement de la main, comme avec un harpon, et me jeta, plus qu’il ne me poussa, vers l’extrémité du chariot d’où je sautai sur le sol.

J’y étais à peine que mon père, ma mère et le bébé dégringolaient, pêle-mêle, à ma suite.

— Creuse, Jesse ! me cria mon père. Fais comme moi !

À son imitation, je me creusai un trou dans le sable derrière l’abri d’une des roues du chariot. Nous grattions des mains, avec une hâte sauvage, et ma mère agissait de même.

— Dépêche-toi ! me criait mon père. Fais ton trou, Jesse, le plus profond que tu pourras !

Puis il se redressa et s’éloigna, dans le jour grisâtre de l’aube, et je le vis qui courait, en clamant des ordres :

— Couchez-vous ! Abritez-vous derrière les roues de vos chariots ! Creusez des tranchées dans le sable ! Que ceux qui ont femmes et enfants les fassent sortir des voitures ! Cessez le feu ! Tenez prêts vos fusils et préparez-vous à soutenir l’assaut, s’il nous est donné ! Les célibataires doivent me rejoindre, moi et Laban ! Ne vous levez pas… Avancez en rampant !

Mais l’assaut ne se produisit pas. Pendant un quart d’heure, le feu de nos ennemis continua, plus ou moins régulier ou nourri. Nous en souffrîmes surtout aux premiers moments de notre surprise, lorsque les balles vinrent atteindre ceux de nos hommes qui, déjà levés, construisaient et allumaient les feux, dont la lueur les éclairait.

Les Indiens, car c’était d’Indiens qu’il s’agissait, ainsi que Laban nous l’apprit, n’avaient pas osé s’approcher et c’était à bonne distance qu’allongés sur le sol ils tiraient sur nous. On commençait à les distinguer nettement, dans l’aube grandissante, et je vis que mon père, qui se tenait à quelque distance de la tranchée où ma mère et moi étions couchés, préparait une contre-attaque.

Je l’entendis qui criait :

— Feu ! Tous ensemble !

À droite, à gauche, au centre, une salve de coups de fusil, éclata chez les nôtres. Je fis, du sable, émerger ma tête légèrement, et je pus constater que plus d’un Indien avait été touché. Le feu avait aussitôt cessé et, dans la fumée qui se dissipait, je vis nos ennemis détalaient, en traînant après eux leurs morts et leurs blessés.

Nous profitâmes de ce répit pour nous mettre tous à l’œuvre, sans tarder. Les chariots furent poussés, resserrés et enchaînés, les timons à l’intérieur du cercle. Les femmes même, les jeunes filles et les petits garçons apportaient leur aide et poussaient de toutes leurs forces sur les rayons des roues.

Après quoi, nous dénombrâmes nos pertes. De nombreux bébés et enfants étaient morts, et trois étaient mourants. Le petit Rish Hardacre avait été frappé au bras par une balle. Il n’avait pas plus de six ans, et je me souviens de l’avoir vu, qui regardait bouche bée sa blessure, tandis que sa mère le prenait sur ses genoux, pour le bander. Je voyais ses joues baignées des larmes qu’il avait versées. Mais maintenant il ne pleurait plus et fixait, étonné, un fragment d’os brisé, qui protubérait de son avant-bras.

Grand’mère White fut trouvée morte dans le chariot des Foxwell. C’était une très vieille femme, impotente et obèse, dont l’unique occupation était de rester assise, toute la journée, en fumant sa pipe. C’était la mère d’Abby Foxwell.

Mrs. Grant aussi avait été tuée. Son mari était à côté de son cadavre. Grant était très calme. Pas un pleur ne mouillait ses paupières. Il était simplement assis près de sa femme, son fusil posé en travers, sur ses genoux, et on le laissait seul à sa douleur.

Sous la direction de mon père, que j’entendis nommer alors capitaine Fancher (ainsi je connus quel était mon nom de famille), toute la caravane besognait, avec le zèle d’une troupe de castors.

Au centre de l’enceinte formée par les chariots, fut creusée une vaste tranchée, et le sable que l’on en tira fut, tout autour, disposé en remblai. À l’intérieur de cette sorte de fosse, les femmes traînèrent la literie, les vivres et divers objets de première nécessité, qui furent tirés des chariots. Les plus petits enfants mirent la main à la pâte. Il n’y eut, chez aucun d’eux, aucune récrimination, aucun pleurnichement. Tous savaient comme moi qu’ils étaient nés pour travailler.

La grande fosse fut réservée aux femmes et aux enfants. Sous les chariots de l’enceinte, une tranchée moins profonde, avec un remblai également, fut pratiquée à l’usage des combattants.

Laban, entre temps, revint d’une patrouille qu’il avait faite hors du camp. Il annonça que les Indiens s’étaient éloignés d’un demi-mille environ et palabraient entre eux. Il avait, en plus, compté six des leurs, qu’ils avaient emportés du champ de bataille et qui paraissaient à l’agonie.


  1. Beaver ou Castor.
  2. Cité-du-Cèdre.