Le Vagabond des étoiles/XIV

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 131-153).

CHAPITRE XIV

LE SUPPLICE DE LA SOIF

Plusieurs fois, au cours de la matinée, nous observâmes des nuages de poussière qui s’élevaient au loin et trahissaient la présence d’un nombre considérable d’hommes à cheval. Tous convergeaient vers nous et semblaient nous envelopper de tous côtés. Mais nous ne pouvions distinguer personne.

Un de ces nuages, après s’être approché plus que les autres, s’éloigna ensuite et ne reparut plus. Il n’y eut qu’une voix pour affirmer que ce grand nuage était notre bétail, que l’on emmenait. Nos quarante chariots, qui avaient franchi les Montagnes Rocheuses et traversé la moitié du continent américain, en devenaient impuissants. Les quelques bêtes qui étaient demeurées, pendant la nuit, à l’intérieur du campement, avaient pris la fuite au cours de la fusillade. Et, plus encore que les morts que nous avions à déplorer, c’était un malheur irréparable. Sans animaux de trait, nos chariots ne pouvaient rouler plus loin.

À midi, Laban revint d’une seconde patrouille. Il avait vu une nouvelle troupe d’Indiens, qui arrivait du sud. On cherchait à nous encercler. À ce même moment, nous découvrîmes une douzaine d’hommes blancs qui galopaient sur leurs chevaux, sur la crête d’une petite colline pas trop éloignée, d’où ils nous dominaient et nous observaient.

— L’explication, la voilà ! dit à mi-voix Laban à mon père, en montrant leur groupe de la main. Ce sont eux qui ont poussé les Indiens contre nous.

Pendant ce colloque, j’entendais à ma gauche Abby Foxwell, qui disait à ma mère :

— Ce sont des blancs comme nous… Pourquoi ne viennent-ils pas à notre secours ?

Je me redressai et, bravant la gifle que je savais m’être destinée par ma mère, je rétorquai :

— Ce ne sont pas des blancs ! Ce sont des Mormons !

La journée découla sans autre incident.

Lorsque la nuit fut tout à fait tombée et l’obscurité bien noire, trois de nos jeunes gens quittèrent le camp. Je les vis partir. C’étaient Will Aden, Abel Milliken et Timothée Grant.

— Je les ai envoyés à Cedar City pour demander du secours, dit mon père à ma mère, tout en absorbant rapidement quelques bouchées pour son souper.

Ma mère hocha la tête.

— Les Mormons, dit-elle, ne manquent pas autour du campement. Ils ne nous apportent aucune aide, ni ne nous adressent aucun signe d’amitié. Ceux de Cedar City n’en feront pas plus.

Mon père observa :

— Il y a de bons et de méchants Mormons…

— Jusqu’ici, interrompit ma mère, nous n’en avons jamais trouvé de bons !

Je n’entendis plus parler, le lendemain matin, de nos trois messagers. Mais je ne tardai pas alors à connaître ce qui s’était passé. Tout le camp en était atterré.

Les trois hommes avaient à peine parcouru quelques milles qu’ils furent entourés et défiés par les blancs. Will Aden éleva la voix et déclara qu’ils appartenaient à la compagnie Fancher, qu’ils allaient à Cedar City pour demander du secours. Il fut aussitôt abattu d’un coup de fusil. Milliken et Grant tournèrent bride et revinrent, au galop, apporter la nouvelle.

Elle enlevait à nos cœurs tout espoir. C’étaient bien les hommes blancs qui avaient poussé sur nous les Indiens. Le pire des périls que nous redoutions depuis si longtemps, fondait sur nous.

Sur ces entrefaites, quelques-uns d’entre nous, ayant quitté l’abri des chariots, allèrent à la source pour y chercher de l’eau. Les balles crépitèrent autour d’eux. La source n’était pas éloignée de plus de cent pieds. Mais le chemin qui y conduisait était sous le feu des Indiens, qui s’étaient terrés à portée, de chaque côté du ravin. Ce n’étaient pas, heureusement, de fameux tireurs, et les nôtres rapportèrent l’eau sans avoir été touchés.

Nous étions tous installés dans la fosse et, habitués comme nous l’étions aux rudesses de l’existence, nous nous y trouvions assez confortablement. Il va de soi que ce n’était pas gai pour les familles de ceux qui avaient été tués, ou blessés, et il fallait soigner ceux-ci.

Toujours poussé par mon insatiable curiosité, je m’écartai subrepticement des jupes de ma mère et m’arrangeai pour ne rien perdre de ce qui se passait.

Des hommes étaient occupés, dans un endroit de la grande fosse, à creuser un trou. Neuf cadavres, sept d’hommes et deux de femmes, y furent ensemble ensevelis. Seule, Mrs. Hastings, lorsqu’on recouvrit les corps, exprima bruyamment son chagrin. Elle avait perdu son mari et son père. Elle pleurait et se lamentait, avec de grands cris. Les autres femmes furent longues à pouvoir la calmer.

Assemblés vers l’est, sur une colline basse, où on les distinguait facilement, les Indiens continuaient à palabrer et à discuter, en un brouhaha formidable. Mais, à l’exception d’un coup de fusil qu’ils tiraient sur nous, de temps à autre, ils n’attaquaient pas.

Laban brûlait de connaître ce qui se passait, disait-il, dans la cervelle de ces bêtes vicieuses.

— Ne peuvent-ils, s’exclamait-il, décider ce qu’ils doivent faire et le faire ?

La chaleur fut intense, au cours de l’après-midi, dans notre fosse. Le soleil dardait sur nous ses rayons, dans un ciel sans nuages, et pas un souffle de vent ! Les hommes, allongés avec leurs fusils, dans la tranchée creusée sous les chariots, étaient en partie abrités. Mais dans la fosse, où s’entassaient plus de cent femmes et enfants, et qui était exposée au plein soleil, la température était terrible. Des vélums, faits de couvertures étendues sur des piquets, avaient été dressés au-dessus des blessés. On grouillait et suffoquait, et sans cesse je cherchais quelque prétexte pour aller rejoindre les hommes sous les chariots, pour porter fièrement à mon père quelque message.

Nous avions incontestablement commis une faute grave, quand, en formant le cercle de nos chariots, nous n’y avions pas enclos la source. La cause en était dans l’affolement qui avait suivi la première attaque des Indiens, dans l’ignorance où nous étions si elle n’allait pas être aussitôt suivie d’une seconde.

Maintenant il était trop tard. Exposés comme nous l’étions au feu de l’ennemi, posté sur sa colline, nous ne pouvions risquer de déchaîner nos chariots et de les pousser plus loin. Mon père ordonna à deux hommes de fouiller le sol, dans notre enceinte même, et d’y creuser un puits. Des latrines y furent également aménagées.

Vers la fin de l’après-midi, nous revîmes Lee. Il était à pied et traversait, en diagonale, la prairie située au nord-ouest de notre camp. Il se tenait juste hors de la portée d’un coup de nos fusils.

À sa vue, mon père prit un des draps de ma mère l’attacha à deux aiguillons, liés ensemble pour en faire une hampe plus solide, et hissa le tout en l’air, comme drapeau blanc. Mais Lee n’y prit pas garde et poursuivit son chemin.

Laban voulait qu’on tentât de tirer sur lui un coup de fusil à longue portée. Mon, père s’y opposa. Les blancs dit-il, n’ont pas encore décidé de notre sort, et un coup de fusil sur Lee pourrait faire pencher aussitôt, du mauvais côté, la balance indécise.

Puis, s’adressant à moi, après avoir déchiré une bande dans le drap et l’avoir attachée à un aiguillon :

— Tu vas, Jesse, aller vers lui. Prends ceci pour ta sauvegarde. Essaie de le joindre et de lui parler. Ne fais aucune réflexion sur ce qui est arrivé. Tâche seulement de lui persuader de venir vers nous, pour causer.

Ma poitrine se gonfle d’orgueil, à l’idée de la mission qui m’était confiée. Comme je me disposais à obéir sans retard, Jed Durham cria qu’il voulait m’accompagner. Il avait à peu près mon âge.

— Durham, demanda mon père au père de l’enfant, autorisez-vous votre fils à suivre Jesse ? Il vaut mieux qu’ils soient deux. Ils s’empêcheront l’un l’autre de commettre des imprudences.

Durham acquiesça, et c’est ainsi que Jed et moi, deux gosses de neuf ans, sortîmes du camp sous la protection du drapeau blanc, que nous brandissions.

Mais Lee refusait de parler. Quand il nous vit arriver en courant, il déguerpit aussitôt. Nous ne pûmes même pas arriver assez près de lui pour qu’il pût nous entendre. Il disparut soudain, après s’être caché sans doute derrière quelque broussaille. Vainement nos yeux le cherchèrent, quoique nous sussions bien qu’il n’avait pas pu s’évanouir.

Nous nous obstinâmes. On ne nous avait pas dit combien de temps nous devions être absents et, comme d’autre part les Indiens tiraient sur nous, nous continuâmes, Jed et moi, à avancer. Nous battîmes consciencieusement les buissons, sur une assez grande distance, et ne rentrâmes au camp qu’au bout de deux heures. Si l’un de nous deux avait été seul, il l’eût fait en quatre fois moins de temps. Mais une émulation mutuelle excitait notre zèle et notre bravoure.

Nôtre témérité ne fut pas cependant sans profit. Tout en marchant avec notre drapeau blanc, nous découvrîmes que notre campement était assiégé de tous côtés. À un demi-mille au sud, nous aperçûmes un grand camp d’indiens. Nous pouvions voir sur une proche prairie, les jeunes gens s’exercer à courir à fond de train, montés sur leurs chevaux. Les Indiens qui nous avaient attaqués étaient toujours campés sur leur colline basse, du côté de l’est.

Contournant leur position, nous réussîmes à escalader, sans être vus, une autre colline qui la dominait. Jed et moi, nous passâmes une demi-heure à tenter de les dénombrer. Nous conclûmes, très approximativement, qu’ils devaient être au moins deux cents. Nous constatâmes aussi que des blancs étaient parmi eux et que la discussion était très animée.

Ce n’était pas tout. Vers le nord-est, à une distance minime, était un camp de blancs, dissimulé par un repli du terrain. À proximité, cinquante à soixante chevaux de selle tondaient l’herbe. Un peu plus vers le nord s’avançait un petit nuage de cavaliers, qui approchaient fort vite et qui piquaient droit vers le camp des blancs.

Lorsque nous fûmes de retour au campement, la première chose qui m’advint fut une gifle, que m’administra ma mère, pour me punir d’être resté si longtemps éloigné. Mais mon père nous louangea fort, Jed et moi, lorsqu’il eut entendu notre rapport.

— Nous ferions bien, capitaine, dit à mon père Aaron Cochrane, de nous préparer dès maintenant à une attaque. Le cavalier aperçu par les enfants était sans doute un messager, qui apportait des ordres supérieurs. C’est en l’attendant que blancs et Indiens palabraient sans rien tenter. Ce qui est du moins certain, c’est que nos ennemis ne ménagent pas la viande de leurs montures.

Au bout d’une demi-heure, rien ne bougeant toujours, Laban partit à la découverte, sous la garde du drapeau blanc qui nous avait déjà servi, à Jed et à moi. Mais il ne s’était point éloigné de vingt pas que les Indiens ouvraient le feu sur lui et le coutraignaient à rebrousser chemin.

Comme le soleil allait disparaître à l’horizon, je me trouvais dans la grande fosse, à garder le bébé, tandis que ma mère étendait des couvertures sur le sol, pour préparer un lit. Toute la caravane était littéralement empilée. Tellement que tout le monde, la nuit précédente, n’avait pas trouvé place pour s’étendre. Plusieurs femmes avaient dû dormir assises, leur tête retombée sur leurs genoux.

Tout à côté de moi, me secouant le bras ou me donnant un coup sur l’épaule de temps à autre, Silas Dunlap était mourant. Il avait été atteint à la tête, lors de la première attaque, et, toute cette journée, il avait déliré, en divaguant et en chantant. Sans cesse, à en donner à ma mère des crises de nerfs, il fredonnait :

« Le premier petit Diable disait au second petit Diable :
Donne-moi du tabac de ta tabatière !
Le second petit Diable ripostait au premier petit Diable :
Épargne tes sous, mon frère,
Et toujours auras tabac dans ta tabatière ! »

J’étais assis près de Silas Dunlap et tenais sur moi le bébé quand l’attaque se déclencha. Le soleil se couchait et, de tous mes yeux, je fixais Silas Dunlap, qui achevait de mourir. La main de sa femme, Sarah, était posée sur son front. Elle et sa tante Marthe pleuraient silencieusement. C’est juste à ce moment que l’attaque se produisit.

Des centaines de fusils pétaradaient et lançaient leurs balles. L’ennemi formait un demi-cercle, qui allait de l’est à l’ouest, et nous criblait de plomb. Chacun, parmi nous, dans la grande fosse, s’aplatit contre terre. Les petits enfants se mirent à crier. Quelques-unes des femmes, au début, crièrent aussi.

Les coups de feu pleuvaient sur nous sans interruption. Grand était mon désir de ramper jusqu’à la tranchée, sous les chariots, où nos hommes entretenaient, sans fléchir, un feu roulant, mais, devinant mes intentions, ma mère me fit sur-le-champ coucher à plat, près du bébé.

Je regardais, du coin de l’œil, Silas Dunlap. Il agonisait encore lorsque le bébé des Castlelon fut tué. La petite Dorothée Castleton, qui n’avait que dix ans, tenait le bébé dans ses bras. Elle ne fut pas atteinte. J’entendis que l’on disait autour d’elle que la balle avait dû rebondir sur le toit d’un des chariots et, retombant de là dans la grande fosse, frapper l’enfant par ricochet. Ce n’était là qu’un simple hasard et, sauf les accidents de ce genre, affirmait-on, nous étions en sûreté.

Je retournai mon regard vers Silas Dunlap. Il ne bougeait plus. Ce n’était pas de chance pour moi ! Je n’avais jamais vu personne au moment précis de sa mort, et j’eusse été curieux de ce spectacle.

La petite Dorothée Castleton eut une crise de nerfs. Elle cria et hurla avec une telle persistance qu’elle engendra une crise semblable chez Mrs. Hasting. En entendant ce boucan, mon père envoya vers nous Watt Cuming, qui arriva en rampant et demanda ce qui se passait, puis s’en retourna.

La nuit était déjà noire lorsque le feu de l’assaillant cessa, et il n’y eut plus, comme la veille, que quelques coups isolés. Deux de nos hommes furent blessés au cours de cette seconde attaque, et on les ramena dans la grande fosse. Bill Tyler fut tué et, dans les ténèbres, il fut, ainsi que Silas Dunlap et le bébé Castleton, enterré le long des autres morts.

Des hommes se relayèrent, toute la nuit durant, pour creuser le puits plus profondément. Mais ils ne rencontrèrent, en fait d’eau, que du sable humide. D’autres hommes se risquèrent à aller quérir à la source quelques seaux d’eau. Mais on tira sur eux et ils durent renoncer, après que Jérémie Hopkins eut eu la main gauche sectionnée, à la hauteur du poignet, par une balle.

Le lendemain (c’était le troisième jour où nous étions assiégés), la chaleur et la sécheresse étaient pires que jamais. Nous nous éveillâmes avec la soif et il n’y eut pas de cuisine. Nos bouches étaient tellement sèches que nous eussions été incapables de manger. J’essayai de mordre dans un morceau de pain que ma mère m’avait donné, mais je dus y renoncer. Des salves de coups de fusil étaient tirés sur nous derechef, que suivaient de longues acclamations, puis un silence complet. Mon père ne cessait de recommander à ses hommes de ne pas gaspiller les munitions, car nous allions bientôt nous en trouver à court.

On continuait à creuser le puits. Il était si profond qu’il fallait en hisser le sable avec des cordes et des seaux. Ceux qui le recevaient et vidaient étaient exposés aux balles, et l’un d’eux fut atteint à l’épaule. Il se nommait Peter Bromley et conduisait les bœufs du chariot des Bloodgood. Il était fiancé à Anne Bloodgood. Elle bondit vers lui, tandis que les balles volaient et le contraignaient à revenir se mettre à l’abri.

Vers le milieu du jour, le puits s’éboula, et il fallut trimer dur pour retirer du sable le couple de travailleurs qui s’y trouvait enfoui. Ce n’est qu’au bout d’une heure que l’on parvint à dégager Amos Wentworth. Après quoi, le puits fut étayé à l’aide de planches enlevées aux chariots, et de timons. Mais, à vingt pieds de profondeur, on ne trouva rien encore que du sable humide. L’eau ne filtrait toujours pas.

La vie, durant ce temps, dans la grande fosse, devenait de plus en plus intenable. Les enfants réclamaient à boire en pleurant, et les bébés piaillaient et gémissaient sans discontinuer.

Robert Carr, un autre blessé qui était couché à dix pieds environ de ma mère et de moi, avait perdu la raison. Il n’arrêtait pas de battre l’air avec ses bras et de demander de l’eau, à cor et à cri. Des femmes aussi battaient la campagne, en geignant contre les Indiens et les Mormons. Il y en avait d’autres qui priaient avec ferveur, et les trois grandes sœurs Demdike chantaient des psaumes, en compagnie de leur mère. D’autres encore ramassaient du sable humide, qui avait été remonté du puits, et l’accumulaient contre le corps de leurs bébés, pour essayer de les rafraîchir et de les calmer.

Exaspérés de tant de souffrances, les deux frères Fairfax, prenant des seaux, rampèrent sous un chariot et coururent, d’un trait, vers la source. Gilles n’était pas arrivé à mi-chemin qu’il tomba. Roger, plus heureux, put aller et revenir, relativement indemne. Les deux seaux qu’il rapporta n’étaient qu’à moitié pleins, car il en avait laissé échapper une partie, en courant. Il rampa à nouveau sous les chariots et descendit dans la grande fosse. Sa bouche saignait.

Deux seaux à moitié pleins ne pouvaient aller loin, pour tant de personnes. Les bébés seuls, les très jeunes enfants et les blessés, en eurent leur petite part. Je n’en pus obtenir une seule goutte. Mais ma mère, trempant un linge dans les quelques cuillerées qu’on lui donna pour le bébé, m’en humecta la bouche. Je mâchai le linge humide et elle ne garda rien pour elle-même.

La situation empira encore, au cours de l’après-midi. Le soleil implacable continuait à luire, dans un ciel sans nuages et sans vent, et transformait notre trou de sable en fournaise. Les détonations n’arrêtaient pas de crépiter autour de nous et les Indiens de jeter leurs cris perçants. De temps à autre seulement, mon père autorisait nos hommes à tirer un coup de feu, et uniquement les meilleurs tireurs, comme Laban et Timothée Grant.

Cependant une décharge ininterrompue de plomb s’abattait sur le campement. Il n’y eut pas de ricochets trop désastreux. Quatre seulement de nos hommes furent blessés dans leur tranchée, et un seul grièvement.

Durant une accalmie de la fusillade, mon père descendit dans la grande fosse et, sans mot dire, s’assit près de ma mère et de moi. Il écoutait, le visage contracté, toutes les lamentations, tous les sanglots de tant de malheureux êtres qui réclamaient de l’eau. Puis il se releva et s’en alla inspecter le puits. Il n’en rapporta que du sable humide, dont il fit un cataplasme qu’il appliqua sur la poitrine et sur les épaules d’un des blessés, qui se plaignait plus fort que les autres.

Après quoi, il se dirigea vers Jed et vers sa mère, et envoya chercher dans la tranchée le père de Jed. Nous étions tellement pressés les uns contre les autres qu’il était impossible de faire un mouvement dans la fosse sans les plus grandes précautions, pour ne pas piétiner les corps de ceux qui étaient allongés.

— Jesse, me dit-il, as-tu peur des Indiens ?

Je secouai la tête avec énergie, devinant que j’étais destiné à une autre mission, non moins glorieuse que la précédente.

— Jesse, continua-t-il, as-tu peur de ces sacrés Mormons ?

Profitant de l’occasion qui s’offrait à moi d’épancher ma bile, sans craindre le revers vengeur de la main maternelle, je m’écriai, avec conviction :

— Non ! Je n’ai pas peur de ces sacrés Mormons !

Je vis, à ma réponse, un sourire triste plisser les lèvres serrées de mon père. Il reprit :

— En ce cas, Jesse, veux-tu aller à la source, avec Jed, chercher de l’eau ?

J’exultai.

— Nous allons vous habiller tous deux en filles. Peut-être, alors, ne tireront-ils pas sur vous.

Je protestai, et insistai, que je pouvais fort bien aller tel que j’étais, comme un homme, un homme véritable, en pantalon. Mais mon père déclara que, si je refusais d’obéir, il trouverait un autre petit garçon pour accompagner Jed. Alors je cédai.

On tira, du chariot des Chattox, un coffre que l’on amena, et qui contenait les robes du dimanche de leurs deux jumelles, qui étaient à peu près de la même taille que Jed et moi. Quelques femmes vinrent nous aider à les revêtir. Les robes n’avaient pas été sorties du coffre depuis notre départ de l’Arkansas.

Dans son angoisse, ma mère laissa son bébé à Surah Dunlap et vint nous accompagner jusqu’à la tranchée, sous les chariots. Là, derrière le petit parapet de sable, je reçus, et Jed avec moi, ses dernières instructions. Puis nous sortîmes en rampant et nous nous trouvâmes à découvert.

Tous deux nous portions exactement les mêmes vêtements : bas blancs, robes blanches, avec une grande ceinture bleue, et chapeaux d’été blancs. La main droite de Jed et ma main gauche s’étreignaient étroitement. Dans nos deux mains libres, nous portions chacun deux petits seaux.

— Prenez votre temps ! nous jeta mon père, comme nous commencions à avancer. Allez doucement ! Marchez comme des filles.

Pas un coup de fusil ne fut tiré.

Nous atteignîmes la source sains et saufs, nous, emplîmes nos seaux et, avant de revenir, nous nous allongeâmes à plat ventre, pour boire une longue lampée, à même la source. Un seau plein dans chaque main, nous rebroussâmes chemin. Et, toujours, pas un coup de feu !

Je ne me souviens pas du nombre de voyages que nous effectuâmes ainsi. Quinze ou vingt, au bas mot. Nous marchions lentement, nous donnant la main à l’aller Puis nous revenions avec nos quatre seaux pleins. Ce manège nous altérait prodigieusement. Plusieurs fois, nous nous allongeâmes pour boire longuement à la source.

Mais tout a une fin. Il était évident que si les Indiens avaient momentanément cessé leur feu, ils avaient en cela obéi aux ordres des blancs qui étaient avec eux. Avait-on cru que nous étions vraiment des filles ? Je l’ignore. Toujours est-il que Jed et moi, nous nous préparions à nous mettre en route pour un nouveau voyage, quand un coup de feu éclata, puis un second,

— Reviens ! me cria ma mère.

Je regardai Jed et il me regarda. Nos pensées se croisèrent, comme nos regards. Je le savais têtu, il me savait obstiné, et nous étions décidés, chacun, à demeurer quand même, si l’un de nous se retirait.

Je me remis donc en marche et il m’imita.

— Ici, Jesse ! cria à nouveau ma mère. Et il y avait plus d’une gifle dans ses paroles.

Jed m’interrogea des yeux. Je secouai la tête et déclarai :

— Allons-y !

Nous détalâmes, à toutes jambes, sur le sable et il nous parut que tous les fusils des Indiens étaient lâchés sur nous. J’arrivai à la source le premier, en sorte que Jed, qui m’avait suivi de près, dut attendre, pour remplir ses seaux, que j’eusse empli les miens.

— À mon tour, maintenant ! dit-il.

Et il mit tant de lenteur dans son opération qu’il avait visiblement l’idée de me laisser partir seul, afin d’avoir la gloire de demeurer le dernier.

Je tins bon et me collai contre terre, en attendant qu’il eût terminé. Je suivais du regard les petits nuages de poussière qu’autour de nous soulevaient les balles. Finalement, nous reprîmes côte à côte notre course.

— Pas si vite ! disais-je à Jed. Tu vas renverser la moitié de ton eau !

Ma remarque produisit son effet, car il ralentit le pas sensiblement.

À mi-chemin, je trébuchai et me plaquai tout de mon long, la tête la première. Une balle qui avait frappé le sol, juste devant moi, avait fait jaillir du sable plein mes yeux. Sur le moment, je me crus touché.

Jed se tenait debout, près de moi, et m’attendait.

— Tu l’as fait exprès ! ricana-t-il, tandis que je me remettais sur mes pieds.

Je saisis aussitôt sa pensée. Il croyait que je m’étais volontairement laissé choir, afin de renverser mon eau et d’avoir la gloire d’en retourner chercher d’autre.

Cette rivalité de bravoure devenait entre nous une sérieuse affaire. Si sérieuse que je ne voulus pas lui donner un démenti et que je refoulai, en courant vers la source. Et Jed Durham au mépris des balles qui soulevaient la poussière autour de lui, resta debout, à découvert, tout droit à la même place, en m’attendant.

Nous regagnâmes, l’un près de l’autre, les chariots, mettant dans notre témérité même notre point d’honneur d’enfants. Mais, quand nous arrivâmes au but, j’avais seul mes deux seaux pleins. Une balle avait crevé, près de sa base, un des seaux de Jed.

Ma mère s’en prit à moi, de nos bravades communes, et j’essuyai un sermon bien senti. Mais je ne reçus aucune gifle. Elle avait certainement compris que mon père, qui, durant ce sermon, clignait de l’œil vers moi, derrière elle, ne tolérerait pas qu’elle me frappât. C’était la première fois de ma vie qu’entre mon père et moi se traduisait ainsi une communauté de sentiments intimes.

Lorsque nous repartîmes dans la grande fosse, Jed et moi fûmes consacrés héros. Les femmes, des larmes dans les yeux, nous accablaient de bénédictions et se jetaient sur nous, en nous couvrant de baisers.

Je prisais peu, tout en me sentant flatté dans mon orgueil, l’exubérance de ces démonstrations. Mais, quand Jérémie Hopkins, qui avait son moignon de bras entouré d’un bandage, eut déclaré que Jed et moi nous étions de la bonne étoffe dont on fait les hommes, alors mon cœur se gonfla.

Je fus, tout le reste du jour, assez incommodé par l’inflammation de mon œil droit, causée par le sable qu’avait fait rejaillir la balle. Ma mère l’examina et déclara qu’il était tout injecté de sang. Quant à moi, que je le tinsse ouvert ou fermé, je souffrais autant. En sorte que tantôt je l’ouvrais, et tantôt le fermais.

La situation s’était un peu détendue, dans la grande fosse. Chacun avait pu boire. Et, quoique se posât le problème de savoir comment nous pourrions recommencer à nous procurer de l’eau, on se reprenait à espérer. Le point noir était nos munitions. Une révision, faite par mon père dans tous les chariots, aboutit à un total de cinq livres de poudre. Il n’y en avait guère plus dans les poires à poudre des hommes.

Pensant que l’attaque ennemie allait reprendre, comme la veille, avec le soleil couchant, je me faufilai dans la tranchée, sous les chariots, près de Laban, que j’y rencontrai.

J’avais d’abord hésité à me faire voir de lui, craignant qu’en me découvrant là, il ne m’ordonnât de retourner sur mes pas. Il n’en fut rien. Il continua à observer avec méfiance, entre les roues des chariots, tout en mâchonnant son tabac. De temps à autre, il crachait toujours à la même place. Ce qui avait fini par creuser dans le sable un petit trou.

Je me hasardai à rompre le silence.

— Comment, dis-je, vont aujourd’hui les espiègleries ?

C’était une façon de me moquer de lui, car toujours il m’abordait par cette même phrase.

Il ne broncha pas et répondit :

— À merveille, jeune homme ! Et mieux que jamais je me porte, maintenant que j’ai pu recommencer à chiquer. Jesse, imagine-toi, j’avais la bouche tellement sèche, que depuis le lever du soleil j’avais dû déposer ma chique. Grâce à toi, qui nous as apporté de l’eau…

Un homme, à ce moment, montra sa tête et ses épaules, par-dessus la petite colline du nord-est, qui était occupée par les blancs.

Laban pointa vers lui son fusil et le tint couché en joue, pendant une bonne minute. Puis il laissa retomber son arme.

— Quatre cents yards ! dit-il. Il vaut mieux ne pas risquer le coup ; Il se peut que je l’atteigne. Mais je peux aussi le rater. Ton père, petit, tient à la poudre.

Il y eut un silence. Puis, avec un aplomb extraordinaire, car, après mon exploit, j’estimais que je pouvais parler en homme, je demandai :

— Crois-tu, Laban, que nous ayons chance de nous sortir d’ici ?

Laban parut réfléchir profondément.

— Jesse, dit-il enfin, je ne dois pas te cacher que nous sommes dans un fichu trou. Mais nous en sortirons. Oui, nous en sortirons, je te le dis. Tu peux, sur cette chance, parier sans crainte jusqu’à ton dernier dollar.

— Il y en a, en tout cas, parmi nous, qui n’en sortiront jamais.

— Et quels donc ?

— Eh bien ! Bill Tyler, et Mrs. Grant, et Silas Dunlap, et tous les autres.

— Que veux-tu, Jesse ? N’en parlons plus… Ceux-là sont déjà sous terre. Ne sais-tu pas que toute caravane doit semer des morts le long de sa route ? Il en a été ainsi, je suppose, depuis que le monde est monde, et le monde ne s’en est pas dépeuplé. La naissance et la mort, Jesse, vois-tu bien, ont toujours marché, ici-bas, la main dans la main. Il en a été ainsi depuis des milliers d’années. Et toujours la naissance l’emporte sur la mort. Je le suppose, du moins, puisque la terre ne s’est jamais vidée et que, de tout temps, au contraire, les hommes ont crû et multiplié. Ainsi toi, Jesse, tu aurais pu être tué cet après-midi, en allant chercher de l’eau. Eh bien ! non ! Tu es ici, n’est-ce pas, à bavarder avec moi, et il y a toutes chances pour que, quand tu seras grand, tu deviennes, en Californie, le père d’une nombreuse famille.

Cette façon optimiste d’envisager la situation, et la bonhomie de Laban envers moi, m’encouragèrent à formuler un désir qui, depuis longtemps mijotait dans mon cerveau.

— Dis donc, Laban, m’écriai-je soudain, supposons que tu sois tué ici…

— Qui ? Moi s’exclama-t-il.

— Je dis seulement : « Supposons », expliquai-je.

— Ça va ainsi ! Continue. Supposons que je sois tué…

— Voudrais-tu me léguer tes scalps ?

Il ronchonna en lui-même, puis grommela :

— Qu’en ferais-tu ? Ta mère te giflerait, si elle voyait que tu les portes.

— Oh ! je ne les porterais pas devant elle ! Mais voyons, Laban, bien franchement, si tu es tué, il faut bien que quelqu’un en hérite de tes scalps. Pourquoi pas moi !

— Pourquoi pas ? Pourquoi pas ?… C’est très exact. Je t’aime, Jesse, et j’aime ton papa… convenu ! À la minute même où je mourrai, les scalps deviendront ta propriété. Et aussi le couteau à scalper. Timothée Grant, ici présent, en est témoin. As-tu entendu, Timothée ?

Timothée, couché dans la tranchée, répondit qu’il avait effectivement entendu et je demeurai tout abasourdi de l’immensité de ma bonne fortune, suffoqué de bonheur, et sans pouvoir trouver, à l’adresse de Laban, un seul mot de remerciement.

L’attaque coutumière se produisit au coucher du soleil et des milliers de coups de fusil furent tirés sur le campement. Aucun des nôtres, bien abrité, ne fut atteint. De notre côté, nous ne tirâmes pas plus de trente coups, et je vis Laban et Timothée Grant toucher chacun un Indien.

Entre temps, Laban me confia que, depuis le début du siège, les Indiens seuls avaient nourri la fusillade. Pas un seul blanc n’avait tiré. C’était certain et fort surprenant. Pourquoi agissaient-ils ainsi ! Ils ne nous apportaient aucun secours, mais ne nous attaquaient pas non plus. Et sans cesse, pourtant, ils allaient communiquer avec les Indiens, qui nous attaquaient. Quel était cet inquiétant mystère ?

Le matin du quatrième jour, la soif recommença à nous tourmenter cruellement. Une lourde rosée était tombée pendant la nuit. Hommes et femmes, pour se rafraîchir, la léchaient avec leurs langues, sur les timons des chariots, sur les sabots des freins et sur les cercles de roues.

La rumeur circulait que Laban était revenu de patrouiller avant le point du jour ; qu’il avait, seul, rampé jusqu’au camp des blancs ; que ceux-ci étaient déjà debout et qu’il les avait aperçus, à la lueur des feux de leurs bivouacs, qui priaient en cercle. Il avait pu, aussi, saisir quelques mots de leurs prières, dont nous étions l’objet, et où ils demandaient à Dieu de leur inspirer ce qu’ils devaient faire de nous.

J’entendis une des sœurs Demdike dire à Abby Foxwell :

— Puisse Dieu, en ce cas, leur suggérer de bonnes pensées !

— Et qu’il ne tarde pas trop ! répondit Abby Foxwell. Car, après un autre jour sans eau, et nos munitions épuisées, que pourrions-nous devenir ?

Rien n’arriva pendant la matinée. Pas un coup de fusil ne partit. Le soleil flamboyait dans l’air immobile. Nos soifs allaient croissant. Bientôt les bébés altérés se mirent à pleurer, les enfants à se plaindre et à se lamenter.

À midi, Will Hamilton prit deux grands seaux et se disposa à partir pour la source. Comme il se préparait à ramper sous un des chariots, Anne Demdike courut vers lui, l’entoura des bras et tenta de le retenir.

Il lui parla, l’embrassa et se mit en route. Pas un coup de feu ne fut tiré sur lui, ni à l’aller, ni quand il remplissait ses seaux, ni à son retour.

— Le ciel soit loué ! s’écria quand il fut rentré, la vieille Mrs. Demdike. Ils se sont laissés toucher par la grâce du Seigneur.

Et telle fut l’opinion de beaucoup de femmes.

Sur le coup de deux heures, après un frugal repas qui nous avait un peu réconfortés, un homme apparut, porteur d’un drapeau blanc.

Will Hamilton sortit au-devant de lui. Après quelques minutes de conversation, il s’en revint parler à mon père et aux autres hommes. Un peu en arrière du parlementaire, nous avions aperçu Lee, debout, et qui nous regardait.

Une émotion intense s’empara de toute la caravane. Les femmes, estimant leurs peines finies, pleuraient et s’embrassaient les unes les autres. Il y en avait, dont la vieille Mrs. Demdike, qui chantaient des Alleluia et bénissaient Dieu.

La proposition qui nous avait été faite, et que nos hommes avaient acceptée, était que nous nous remettions immédiatement en route, sous les plis du drapeau parlementaire, et que les blancs protégeraient notre exode.

J’entendis mon père dire à ma mère :

— Nous n’avions qu’à accepter. Il le fallait…

Il était assis, abattu et les épaules basses, sur un timon de chariot.

— Cependant, répliquait ma mère, que se passerait-il s’ils nous trahissaient ?

Mon père eut un geste vague et répondit :

— Courons la chance qu’ils ne le fassent pas. Nos munitions sont épuisées.

Plusieurs de nos hommes déchaînèrent nos chariots et les firent rouler de façon à pratiquer des brèches dans leur cercle. J’observais avec attention.

Lee apparut, suivi par deux chariots vides, attelés de chevaux, qu’il amenait, dit-il, à notre intention. Tout le monde se groupa autour de lui. Il conta qu’il avait fort à faire avec les Indiens, pour les maintenir à distance, et que le major Higbee, avec cinquante hommes de la milice des Mormons, était prêt à nous prendre sous sa protection.

Mais, là où le soupçon se dessina chez mon père et chez Laban, et chez nombre de nos hommes, ce fut lorsque Lee nous déclara que nous devions nous séparer de nos fusils et les déposer dans un des chariots. Le prétexte invoqué était que nous ne devions pas exciter l’animosité des Indiens. En agissant ainsi, nous aurions l’air, pour eux, d’être les prisonniers de la milice des Mormons, et ils nous laisseraient partir sans récriminer.

Mon père parut se raidir contre une semblable demande et se préparait à refuser. Il échangea un regard avec Laban, qui lui répondit, à voix basse :

— Ils ne nous seront pas plus utiles entre nos mains que dans les chariots, puisque nous n’avons plus de poudre.

Deux de nos blessés, qui ne pouvaient pas marcher, furent montés dans un des deux chariots amenés par Lee, et qui avaient chacun un homme pour les conduire. Avec eux y furent placés les petits enfants. Lee semblait les trier au-dessus et au-dessous de huit ans. Jed et moi, nous avions neuf ans et, de plus, étions plutôt grands pour notre âge. Aussi Lee nous rangea-t-il dans le groupe des plus âgés, en nous disant que nous devions aller à pied, avec les femmes.

Quand il prit notre bébé des bras de ma mère et le plaça dans le chariot, elle protesta tout d’abord. Puis je la vis qui se mordait les lèvres, et elle laissa faire. C’était une femme d’âge moyen, aux yeux gris et aux traits dure, à la forte ossature, et qui avait eu, jadis quelque embonpoint. Mais le long voyage et les privations subies avaient marqué sur elle leur empreinte. En sorte que ses joues s’étaient creusées, qu’elle avait maigri et que, comme toutes les autres femmes de la caravane, son visage avait pris une expression pensive et angoissée.

Lee décrivait ensuite quel devait être l’ordre de la marche. Il dit que les femmes, et les enfants qui chemineraient avec elles, iraient les premiers, à la file, derrière les deux chariots. Ensuite viendraient les hommes, un par un.

À l’ouïe de ces paroles, Laban vint vers moi, détacha les fameux scalps, qui pendaient à sa ceinture, et me les attacha autour de la taille.

Je protestai :

— Mais tu n’es pas encore tué, Laban !

— Je m’en flatte ! répondit-il en badinant. Je viens seulement de me mettre en ordre avec Dieu. Porter des scalps est une vanité toute païenne.

Il demeura encore un instant près de moi, puis tourna brusquement ses talons, afin de rejoindre les autres hommes de la caravane. Une dernière fois encore, il détourna la tête et me cria :

— Allons, au revoir, Jesse ! Au revoir !

Je me demandais pourquoi tant de cérémonie dans ces adieux, lorsqu’un blanc entra, sur son cheval, dans notre enceinte. Il disait que le major Higbee l’avait envoyé vers nous, pour nous recommander de nous hâter, parce que les Indiens pouvaient, d’une seconde à l’autre, commencer leur attaque.

Notre caravane s’ébranla, chargée de tous les paquets qu’elle pouvait emporter. Nous abandonnions derrière nous tous nos grands chariots, pour suivre les deux qui avaient été amenés par Lee. Femmes et enfants les talonnaient de près. Quand nous fûmes à deux cents yards en avant, nos hommes, à leur tour, se mirent en marche.

À droite et à gauche, se tenait la milice des Mormons. Appuyés sur leurs fusils, les soldats, debout, formaient une longue double ligne, écartés les uns des autres de six pieds environ. Tandis que tous défilions devant eux, je ne pus m’empêcher de remarquer la gravité sombre qui était empreinte sur leur figures. Ils étaient lugubres comme des croque-morts. Les femmes l’observèrent aussi, et quelques-unes se mirent à pleurer.

Je marchais dernière ma mère, qui avait feint de ne pas voir mes scalps. Derrière moi venaient les trois sœurs Demdike, deux d’entre elles soutenant leur vieille mère. J’entendis, devant nous, Lee qui criait sans cesse, aux deux hommes qui conduisaient les deux chariots, de ne pas aller si vite. Un autre homme, qu’une des sœurs Demdike affirma être le major Higbee, se tenait en selle sur son cheval, derrière les soldats, et nous regardait passer. Pas un Indien n’était en vue.

Comme je venais de tourner la tête pour voir si je n’apercevais pas Jed Dunham, l’événement eut lieu.

J’entendis le major Higbee crier d’une voix forte :

— Faites votre devoir !

Il me sembla que tous les fusils de la milice partaient d’un coup unique. En une seconde, nos hommes s’écroulèrent. Puis, à une nouvelle décharge, ce fut le tour des femmes. Les sœurs Demdike et leur mère tombèrent toutes en même temps. Je retournai la tête pour chercher ma mère. Elle aussi était par terre.

De partout, autour de nous, des centaines d’Indiens apparaissaient, qui faisaient feu à bout portant. Je vis les deux sœurs Dunlap qui se sauvaient dans les sables, et je courus après elles, car blancs et Indiens nous tuaient pêle-mêle.

Tout en courant, j’aperçus un des conducteurs des chariots tirant sur deux des nôtres, qui étaient blessés et s’y trouvaient. Les chevaux de l’autre chariot, effrayés par la fusillade, ruaient et se cabraient, avançaient et reculaient, et leur conducteur avait grand’peine à les maintenir.

Tandis que le petit garçon que j’étais, courait après les sœurs Dunlap tout s’assombrit autour de moi. Mes souvenirs, à ce point précis, s’arrêtent, Jesse Fancher cesse d’exister et disparaît pour toujours.

La forme qui était Jesse Fancher, le corps qui était le sien, matière fugace, passa comme une apparition et ne fut plus.

Mais l’esprit impérissable qui l’animait a survécu. Et, dans sa réincarnation suivante, il a animé le corps visible (qui n’est en réalité qu’une apparition nouvelle), connu sous le nom de Darrell Standing ; lequel va être incessamment tiré de sa cellule, pendu et expédié dans le néant, où toutes ces apparitions s’éteignent.

Il y a ici, dans la prison de Folsom, un condamné à vie, nommé Matthew Davies, qui appartient à la génération des plus vieux prisonniers et qui sert d’aide lors des exécutions.

Ce vieillard a vécu dans les plaines où fut tué le jeune Jesse Fancher. J’ai pu contrôler, par lui, les événements que je viens de raconter. Au temps où il était enfant, on parlait souvent, dans sa famille, du grand massacre des Prairies-des-Montagnes. Seuls, disait-on, les enfants en bas âge, qui étaient dans les deux chariots, furent épargnés. On estima qu’ils étaient trop jeunes pour se souvenir et pouvoir parler un jour.

J’enregistre fidèlement les déclarations de cet homme et j’affirme que jamais, dans mon existence de Darrell Standing, je n’avais auparavant lu une seule ligne, entendu une seule parole se rapportant à la caravane du capitaine Fancher, qui périt aux Prairies-des-Montagnes.

Tous ces faits, cependant, dans la camisole de force de la prison de San Quentin, sont revenus à ma mémoire. Il est évident que je n’ai pu les tirer de rien, pas plus, que je n’ai pu créer la dynamite que l’on me réclamait.

Si donc j’ai eu connaissance de ces événements, la seule explication plausible est qu’ils avaient subsisté dans mon esprit immortel qui, contrairement à la matière, ne saurait périr.

Je dois également déclarer, en terminant ce chapitre, que Matthew Davies m’a encore déclaré ceci. Quelques années après le massacre, dont la nouvelle avait transpiré, Lee fut arrêté par la police du gouvernement des États-Unis, condamné à mort et reconduit, pour y être exécuté, à l’endroit même où notre caravane avait campé.