Le Vagabond des étoiles/XV

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 154-160).

CHAPITRE XV

RÊVES D’OPIUM OU RÉALITÉS ?

Quand, au terme de mes premiers dix jours consécutifs de camisole, je fus ramené à la vie consciente par le pouce du docteur Jackson, qui pressait, pour l’écarter, une de mes paupières, j’ouvris successivement mes deux yeux et, tournant mon visage vers le gouverneur Atherton, j’eus le sourire.

— Trop misérable pour vivre et trop vil pour mourir !

Telle fut l’appréciation flatteuse qu’il porta sur moi.

— Les dix jours sont achevés gouverneur…

— C’est bon, grommela-t-il. Nous allons vous délacer.

— Ce n’est pas cela, lui dis-je. Vous avez certainement remarqué mon sourire. Et vous n’avez point, sans doute, oublié notre petit pari. Avant de me délacer — ce qui n’est pas autrement urgent — donnez donc à Morrell et à Oppenheimer le tabac Bull Durham et le papier, à cigarettes que vous avez promis. Pour que vous fassiez bonne mesure, voici un autre sourire…

— Oui, oui, je connais les bluffs familiers aux animaux de votre espèce, déclara, d’un air sentencieux, le gouverneur Atherton. Vous n’en serez pas plus avancé ! Je ne sais ce qui me retient de vous battre, vous qui battez tous les records de la camisole.

— Le fait est, opina le docteur Jackson, que je n’ai jamais entendu parler d’un homme qui sourit, après dix jours de ce traitement.

— C’est du bluff ! je le répète… répondit le gouverneur. Délace-le, Hutchins.

Je murmurai derechef, car la vie en moi était devenue si faible, qu’il me fallait réunir le peu de forces qui me restaient, et y joindre toute ma volonté, pour pouvoir émettre seulement ce murmure :

— Pourquoi cette hâte, gouverneur ? Oui, pourquoi cette hâte ? Je n’ai pas de train à prendre. Et je suis si diantrement à l’aise dans ma situation que je préfère, mille lois, n’être pas dérangé.

On me délaça cependant et on me roula sur le sol, hors de la fétide camisole, comme un paquet inerte et impuissant.

Le capitaine Jamie se pencha sur moi.

— Je ne m’étonne pas, dit-il, qu’il se trouvât bien là dedans. Il ne sent rien. Il est paralysé.

— Paralysé comme votre vieille grand’mère ! ricana le gouverneur. Du bluff ! vous dis-je. Mettez-le un peu sur ses pieds et vous verrez s’il ne tient pas debout.

Hutchins et le docteur réunirent leurs efforts pour me redresser.

Quand ce fut fait :

— Lâchez maintenant ! commanda Atherton.

La vie n’avait pu, tout naturellement, revenir d’un seul coup dans mon corps, qui, dix jours durant, avait été comme mort. Le résultat en fut que, n’ayant sur ma matière aucune influence, je flageolai sur les genoux, tanguai en des torsions diverses et, finalement, vins m’écraser le front contre le mur de ma cellule.

— Vous voyez bien ! dit le capitaine Jamie.

— Oui, oui, bien joué ! s’obstina le gouverneur Atherton. Cet homme a du cran, je le reconnais. C’est un simulateur admirable !

— Vous parlez d’or, gouverneur, murmurai-je, allongé par terre, je l’ai fait exprès. C’est une chute de comédie, Relevez-moi encore et je recommencerai. Je vous promets beaucoup à rire…

Je ne m’attarderai pas sur la torture que j’éprouvai, comme les fois précédentes, par suite du retour de la circulation du sang. C’était déjà pour moi une vieille histoire, qui régulièrement allait se renouveler à chaque période de camisole. Les marques indélébiles que cette intense souffrance a creusées sur mon visage, je les emporterai à la potence.

Quand, enfin, ils me laissèrent seul, je restai étendu par terre tout le reste de la journée, hébété, dans un demi-coma. Il y a une sorte d’anesthésie de la douleur, engendrée par la douleur même et par son excès. J’ai connu cette anesthésie.

Vers le soir, je réussis à me traîner, çà et là, sur le sol de ma cellule, sans pouvoir me tenir debout. Je bus beaucoup d’eau — comme le petit Jesse assoiffé, étendu sur le sable brûlant. Ce fut le lendemain seulement que, par un effort puissant de ma volonté, je me décidai et parvins à manger l’horrible pain que l’on m’avait laissé.

Le programme du gouverneur Atherton n’avait pas varié. Me permettre de me reposer et de récupérer des forces, quelques jours durant. Puis, si je n’avais pas avoué où était cachée la dynamite, me remettre, pour dix jours, dans la camisole.

Lui-même me l’avait répété, et je lui avais simplement répondu :

— Navré je suis, de tout mon cœur, de vous causer tant d’ennuis, gouverneur. Quel dommage que je m’obstine encore à vivre ! Ma mort vous soulagerait de tous vos tourments. Que voulez-vous ? Si je ne meurs pas, ce n’est point de ma faute.

Je ne crois pas qu’à cette époque je pesasse plus de quatre-vingt-dix livres. Deux ans avant, lorsque se refermèrent sur moi les portes de la prison de San-Quentin je faisais cent soixante-cinq livres. J’avais perdu, semblait-il, tout ce que je pouvais perdre. Il ne paraissait pas possible que je pusse, à la fois, perdre une once de plus et continuer à vivre. Cependant, au cours des mois qui suivirent, once par once, je continuai à diminuer de poids, jusqu’à me rapprocher plus, selon mon calcul approximatif, de quatre-vingts livres que de quatre-vingt-dix.

Il y a des gens qui s’étonnent de voir à quel point certains hommes peuvent s’endurcir. C’est une affaire d’entrainement. Le gouverneur Atherton était un homme dur, et sa dureté m’endurcissait. Par contre-coup, ma propre dureté réagissait sur la sienne et l’accroissait.

Quoi qu’il fît, il ne réussit pas pourtant à me tuer. Si je vais mourir, c’est qu’une loi précise et un juge impitoyable, qui l’a appliquée, m’ont condamné à la potence, pour avoir frappé un geôlier avec mon poing. Jusqu’à la dernière seconde, je protesterai toujours que le nez de ce gardien avait une aptitude spéciale à saigner. Quand je donnai ce coup de poing, mes yeux clignotaient à la lumière, comme ceux d’une chauve-souris, et j’étais, à la lettre, un squelette, chancelant sur ce qui lui servait de pieds. Comment aurais-je pu frapper bien fort ? Quelquefois je me demande si ce malheureux nez a réellement saigné. Bien entendu, Thurston l’a juré, à la barre des témoins. Mais j’ai vu des geôliers prêter serment pour de pires parjures.

Ed. Morrell brûlait de savoir si j’avais continué à réussir mes expériences. Mais ce fut seulement lorsque, la nuit suivante, Jones Face-de-Tourte fut venu relever Smith que, profitant de son illégale faculté de pioncer, je pus engager sérieusement la conversation avec mes deux compagnons. Lorsque j’eus terminé mon récit, Oppenheimer déclara

— Rêves d’opium !

Puis, après un silence, il reprit :

— Au temps où j’étais garçon de courses, j’ai, une fois, fumé de l’opium. Je puis te dire, Standing, que, pour ce qui est de voir des choses, je t’aurais rendu des points. C’est, je me figure, le truc qu’emploient les romanciers pour se monter l’imagination.

L’opinion d’Ed. Mortel m’était favorable, au contraire. Il ne doutait pas de ce que je racontais. Les résultats, cependant, étaient différents chez lui de ceux que j’obtenais. Lorsque son corps, m’expliquait-il, mourait dans la camisole, il demeurait Ed. Morrell. Jamais il ne remontait dans des existences antérieures. Lorsque son esprit était libéré de la matière, c’était pour errer toujours dans le temps présent. Dans cet état, il lui était donné de contempler sa dépouille, gisante sur le sol de son cachot, puis d’errer à travers San Francisco et d’y voir ce qui s’y passait. Il avait ainsi visité deux fois sa mère et, les deux fois, il l’avait trouvée endormie. Mais il n’avait aucun pouvoir sur les choses matérielles. Il ne pouvait ni ouvrir ni fermer une porte, ni déplacer un objet, ni manifester sa présence par quelque bruit ou autrement. Les mêmes choses matérielles n’avaient non plus, par contre, aucun pouvoir sur lui, murs et portes ne lui étaient pas des obstacles. Il était uniquement esprit et pensée.

— Dans une de ces promenades à San Francisco, nous conta-t-il, j’appris, par une nouvelle enseigne appendue devant la boutique de l’épicerie qui faisait le coin du pâté de maisons où habitait ma mère, que ladite épicerie avait changé de propriétaire. Six mois après seulement, je pus envoyer à ma mère ma première lettre, et m’y informai près d’elle si ce que j’avais constaté était exact. Elle me répondit qu’effectivement l’épicerie était passée en d’autres mains.

— Ainsi, demanda Jake Oppenheimer, tu avais été capable de lire ce qui était sur l’enseigne ?

— Évidemment, je l’ai lu, répondit Morrell. Sans quoi, aurais-je pu savoir que le nom du propriétaire avait été modifié ?

— Fort bien ! frappa l’incrédule Oppenheimer. Ton raisonnement est irréfutable. Mais je demande une preuve supplémentaire. Dans quelque temps, quand nous aurons des gardiens un peu plus maniables, qui nous permettront de nous procurer parfois un journal, tu te feras mettre en camisole, tu quitteras ton corps, et tu t’en iras faire une petite balade dans le vieux Frisco[1]. Glisse-toi, entre deux et trois heures du matin, aux environs de la Troisième Rue et du Marché, c’est l’instant où les journaux du matin sortent des presses. Lis les dernières nouvelles. Puis reviens en vitesse à San Quentin, en précédant le remorqueur qui traverse la Baie et qui apporte les journaux. Fais-moi part de ce que tu auras lu. Je me procurerai ensuite, par l’intermédiaire d’un gardien, un de ces journaux. Si je trouve exact tout ce que tu m’auras dit, alors je joindrai les pouces et absorberai ensuite, comme paroles d’Évangile, tout ce que tu raconteras de tes promenades.

C’était là, en effet, une excellente épreuve, et je ne pus qu’approuver Oppenheimer, en déclarant à mon tour qu’une telle expérience serait décisive. Morrell répondit qu’il s’y prêterait volontiers. Mais il lui répugnait de quitter inutilement son corps. Il ne le ferait que si, un jour, il avait mérité la camisole, en dehors de sa volonté et s’il souffrait réellement trop.

Oppenheimer observa :

— Voilà comme ils sont tous ! Ils ne veulent jamais déballer leur marchandise ! Ma mère croyait aux esprits. Lorsque j’étais enfant, elle ne cessait de les évoquer et de les interroger, en leur demandant des conseils. Mais jamais elle n’en a tiré rien de bon. Ils étaient incapables de lui dire où le vieux père aurait pu trouver une place sûre, ou découvrir une mine d’or, ou gagner le gros lot à la Loterie Chinoise. Je t’en fiche ! Ils ne lui servaient que des ragots. Comme, par exemple, que l’oncle du vieux père avait eu un goitre, ou que son grand-père était mort de phtisie galopante ; ou que nous déménagerions avant qu’il fût quatre mois. Et ceci n’était pas bien malin à annoncer, étant donné que nous changions de logis six fois par an, en moyenne !

J’estime que si Oppenheimer avait eu la chance de recevoir, dans sa jeunesse, une bonne éducation, il serait certainement devenu un grand savant, un penseur égal aux plus illustres. C’était un homme positif, qui ne croyait qu’aux faits bien établis. Sa logique était imbattable, bien qu’un peu froide. — « Je veux voir d’abord. » — Telle était la règle qui lui servait à mener toutes choses. Il n’y avait pas chez lui la moindre imagination, et toute autre foi lui était étrangère. C’est bien ce que Morrell avait observé de son côté. Le manque de foi avait empêché Oppenheimer de réussir, dans la camisole, l’expérience de la petite mort.


  1. Abréviation de San Francisco.