Le Voyage des princes fortunez de Beroalde/Entreprise I/Dessein I

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DESSEIN PREMIER.


Entrepriſe pour la conqueſte de la Nymphe Xyrille : condition des Conquerans, qui ayyans eſté eſchouez ſont ſecourus par un uaiſſeau de Nabadonce, où ils trouuerent les Fortunez auec leſquels ils uont en Sympſiquée.



NOs aërs eſtoient adoucis de l’odeur de la Paix, le beau loiſir rendoit les affaires ſeures, l’abondance de commoditez eſgayoit les bons eſprîts, la douceur de la frequentation cordiale les conduiſoit aux fuccez de leurs agreables desseins. Et la tranquilité de cœur faisoit qu’auec plaisir les ames curieuses s’addonnoyent aux hōnestes recherches & entreprises notables ; Quand la renommee volant par tout, se donnoit licence parmy les courages auantureux d'avācer le glorieux nom de la Nymphe Xyrile, de laquelle où repetoit tant de veritables merueilles, que si les statües inanimees eufsēt eu les oreilles percees, elles s'en fussent esmeües. Au retentissement de tant de loüanges, trop de cœurs furent esueillez pour la desirer. Et qui a-il plus aymable que ce qui est beau ? ou de plus desirable que le Bien ? On la paragonnoit à la beauté, on faiſoit cas de ſa ieuneſſe accomplie en prudence : mais ces fleurs ineſtimables ne ſont rien au prix des abondans profits qu’elle peut communiquer auec un abyſme de commoditez à celuy qui pourra l’obtenir. Ces diſcours exciterent les ſouhaits des deſirans, ioint qu’à ceſte auanture eſtoit adiouſté l’acqueſt d’un Royaume eſgal aux plus riches, ce qui donnoit une vehemente pointe à la premiere emotion. Et puis la condition requiſe à tant heureuſe conqueſte, eſtoit commune à pluſieurs ; c’eſtoit tout un de n’eſtre point Roy, n’importoit de ne tenir pas rang de Prince : L’ordre de grandeur ny faiſoit rien, l’eſtat ny apportoit aucune commodité, la race ny eſtoit pas diſcernee : Il n’y conuenoit que de la magnanimité coniointe à une valeur durable, conduite d’vn amour parfaict, animé de piété. A ce bruit nous fuſmes ebranlez & nous aſſemblants pluſieurs curieux aſſez pour employer vn vaſſeau, nous-nous miſmes sur mer. Nous eſtions tous d’une meſme volonté, il ny auoit entre nous aucune enuie, & le reſte des vices auoit eſté si bien arraché que nos ames eſpurees de la lie des malignitez vulgaires, eſtants tous vnis de fidelité, nous voguions vnanimemēt portez au contentement les vns des autres, chacun fourniſſoit ce qu’il auoit d’induſtrie pour le ſeruice de la compagnie ; les actions de tous eſtans temperees de perpétuel reſpect : Ce qui ſe maintenoit de ſi franc zele, que tous en particulier eſperoyēt du bien par l’auancement de celuy qui ſeroit tant heureux que d’obtenir, ſçachās qu’en ſa grandeur il nous communiqueroit ſa felicité, & veroit tous ſes confederez eſgaux à luy-meſme. Quelques- vns s’eſmerueilleront & tireront, en doute comme il se pourroit, que celuy qui iouyroit de la Belle Xyirile en daignait faire part à vn autre ! Nŏ ames de courage ne preſumez pas selon les iniques penſees, & ne preſumez rien icy de deſraisonnables ; Sçachés que celuy qui sera tant heureux que d’auoir ceſte vjerge, pourra sans ſe preiudicier rendre contans & bien fortunez tous ſes amis & les eſgaler à luy, sa Belle ſera toute à luy, & ſes biens & lieſſe n’auront aucun hazard de communité : mais la belle grace de la Dame entretenant son cher fauory ſera tant brillante de lumiere ſur ſes conſors, qu’ils en ſeront ſatisfaits : & la suſſiſance de ceſte accomplie leur fera tant d’ombre de bonheur, qu’ils n’auront deſir que de la magnifier, eſtimer tres-heureux son fidele, & ſe iuger tres-contans de viure en les admirant. En l’aſſeurance de celles certitudes, nous nous laissions emporter aux vents & voguions plainement sur la grand Mer de Triſconie. Tandis que nous estions sur le vaste de ces plaines molles, nous entretenions nos eſprits de ce qui plus nous plaiſoit, & comme l’Amour fut propoſé il aueint que d’vn meſme ſentiment nous conclumes tous à l’honneur de la paſſion pudique qui nous fait ſoupirer apres la felicité, dequoy ayant l’ame tpuchee, ie consolé nos amis en leur chantant cet hymne qui leur fut agreable.

Ne menez plus de bruit trompettes amoureuſes
Qui faites eſclatter un amour uicieux
Nos ames maintenant toutes deuotieuses
Sçauent d’un meilleur aër s’eſleuer sur les cieux.
Jà desiâ nos eſprits meus de belles penſees,
Deſdaignent uos deſſeins, meſprisent uos accens,

Nos pointes de diſcours vers le ciel eſlancees,
Ne ſont comme vos tons, des accords periſſans.
Ores retirez uous paſſions animees.
De cette uanité dont let fols sont ſurpris,
Les celeſtes deſirs des ames enflammees
De l’aër deuotieux rauiſſent nos eſprits.
Qu’on ne nous priſe plus ces souſpirs deceuables
Qui ont aſſaſſiné la vie à tant de cœurs,
Les chants de pieté qui ſont plus agreables
Nous vont ſollicitans de meilleures ardeurs.
Puis qu’on peut entonner d’auſſi belles paroles
Pour la perfection, que, pour la vanité,
Ie vous quitte à iamais inuentions friuoles
Pour recueillir les aers_formez de pieté.
Beaux cœurs qui vous plaisez aux ſouſpirs de lieſſe,
Oublians vos deſirs tranſmuez vos amours ;
Faites qu’un beau ſouhait vers le ciel vous addreſſe,
Pour de ſuiects heureux repolir uos diſcours.
Ainſi puiſſions nous tous reparer nos courages
Ainsi d’accens diuins reſonner en tous lieux :
Et qu’en ſi beaux accords eſleuants nos courages
Sur l’aiſle de nos voix nous volions dans les Cieux.

Voicy des effects de la cognoiſſance qui, s’acquiert ſur la Mer par la reſolution que l’on y prend entre l’eſperance & la ruine : aussi à la verité la pieté qui eſt és cœurs, s’y fait voir & par exēple s’y engendre. Eſtants doncques reſolus apres auoir eſté aſſeurez & dignement preparez pour courir bonne & mauuaise fortune, nous nous miſmes auſſi quelqueſfois à conferer de noſtre affaire. Or est-il que les ſages de noſtre pays parfaits en la ſaincte tradition des meilleures cognoiſſances, ſçauoyent bien le ſuiet de noſtre entreprise : pourquoy les ayans pratiquez, ils inſtruiſirent les plus aduisez d’entre nous leſquels receurent d’eux vne carte marine pour l’adreſſe de nos voyes : Auec ce beau moyen & autres instructions nous taſchasmes de prendre la route de Nabadonce & Glindicee : Mais trop nouueaux & à dire vray trop aiſes de noſtre fortune tant proſpere, eſtimans eſtre deſia les plus auancez en cognoiſſance, nous nous laiſſasmes emporter aux vents de Soniponi, qui nous enueloperent en tant d’ondes que lors que nous cuidions eſtre pres de surgir en vn port delectable, nous fuſmes jettez contre l’eſcueil de Filoé, ou noſtre vaiſſeau fut vn peu froiſſé a coſté & en fin eut eſté briſé & nous perdus du tout, sans l’ineſperé ſecours qui nous vint d’vn nauire qui nous fut propice. A la verité ceux de ce vaiſſeau nous firent grande aſſistance & dauantage nous receurent benignement auec eux, c’est vn grand bien de faire rencontre de gens charitables, ces perſonnages nous firent tant de demonſtrations de charite naïue & de bonnes compaſſions, que nous eſtimions noſtre dommage à bon-heur, ils nous preſenterent viures & commoditez & par leur moyen noſtre triſte vaisseau fut releué : nous le deſchargeames & refiſmes par cy, par là, le mettant en eſtat de ſuyure le Grand, auquel nous fusmes reçeus. Ce bien dernier nous fut un ſignalé bon-heur & encor plus grand que la conſeruation de la vie, d’autant que trouuer ce qui fait bien viure, eſt plus que viure : Auſſi ce n’est pas viure que trainer vne vie morte, telle eſt celle de ceux qui n’ont point de beaux deſſeins, & ne pretendent à aucune perfection. Ha ſi dès cét heureux inſtant nous euſſions recognu ce que nous auions rencontré, & que nous euſſions pu diſcerner le bien qui s’eſtoit offert à nous, ou que dés lors noſtre ame eut eſté capable de reſentir la verité qui ſe preſentoit à nous au commencement de noſtre fortune, nous n’euſſions pas ſi longuement & incertainement ſuiuy le vain pourchas où les apparēces nous pouſſoient à des entrepriſes hazardeuses & grandes, & pour dire vray tres-notables, leſquelles nous ont allechez & attirez vogants trop eſlongnez (par noſtre indiſcretion) de ce qui s’offroit à nous en l’enfance de nos pourſuites ! La frequentation de ces gens de bien nous rendit familiers ; par ainsi nous ſçeumes vne partie de leur eſtre, & nous leur racontaſmes qui nous eſtions, nos eſtats & deſirs, vray eſt que comme font les fins qui cuident l’eſtre : ce n’eſtoit qu’en termes generaux, faiſans vn peu les entendus : Car nous ne uoulions pas ouurir la bouche de l’entrepriſe pour Xyrile. Miſerables que nous eſtions. Si nous leur en euſſions parlé certes à la bonne humeur où ils eſtoiēt, ils nous l’euſſent decellee, & nous euſſent mis en la droite voye de la rencŏtrer. Auſſi l’auons nous biē ſçeu : car ſans eux il ny a pas moyē dy auoir accez, & ils euſſent eſté tres-aiſès deſlors de nous tāt gratifier, dautāt que c’est leur gloire, & sur tout de trois que nous viſmes là qui ſont ceux qu’ils falloit cognoiſtre. Nous ſçeumes biē à peu pres d’où ils eſtoient, parce qu’on nous declara ce qu’ils auoienc diuulgµé de leur eſtre ; c’est qu’ils eſtoient freres, se diſans fils d’vn ſage pere qui les enuoyoit voir le pays pour faire fortune, à cauſe de quoy ils ſe nommoyent les Fortunez, qui depuis quelques iours auoient fait voile partant de Nabadonce. Nous auions vn ſingulier plaiſir de leur frequentation, car elle eſtoit douce, leur humeur deſirable, leur preſence accoſtable, & leurs façons extremement accortes. Eſtans en ce plaiſir nous sentiſmes le reſpir d’vn vent auſſi doux que celuy de fidele Amour, & entraſmes en vne route incognuë, tant aux nochers qu’à nous tous, excepté à vn vieil curieux qui autres fois s’eſtoit trouué en ceſte contree de mers & de terre : ceſtuy-là nous aſſeura, en nous racontant de grands merueilles de l’endroit où nous eſtions, & de l’Iſle que nous voyons, au haure de laquelle nous surgiſmes bien toſt. Ayans eſté deſcouuerts par les habitans, il partit d’entre les chaines vn esquif qui nous veint recognoiſtre : Le Capitaine ayant parlé à nous, & le vieil curieux apres quelque mutuelle conference s’entrefirent chere, & au signal la grand chaine fut baiſſee, & nous arriuaſmes en l’Iſle Sympſiquee, de laquelle les couſtumes sont cogneuës de ceux qui ont frequenté la Pucelle d’Orleans. Or pource que tant ceux qui eſtoient de Nabadonce, que nous qui auions deſià veſcu quelques iours auec eux, auions recognu les Fortunez eſtre tres-capables, ils furent d’vn commun accord eſleus nos conducteurs : Parquoy ceux de l’Iſle nous ayans receus honorablement, & gratieusement, nous ne fiſmes que suiure les trois Freres. Cependant ces bons inſulaires meus de compaſſion mirent ordre à ce que noſtre vaisseau fut racouſtré.