Le Voyage des princes fortunez de Beroalde/Entreprise I/Dessein IX

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DESSEIN NEVIESME.


Pour vne legere parole, l’Empereur s’indigne contre Etherine & la fait expoſer aux bois. La nuict il s’en ſouuient, la regrette, on l’enuoye chercher ; on ne la peut trouuer : dōt il entre en telle angoiſſe qu’il en deuient treſ— malade, & encor eſt plus faſché quand par la venue d’vn Ambaſſadeur, il ſceut qui eſtoit Etherine,



NOvs entrons au ſujet qui enuelope le noſtre, nous commençons en recommençant, He bien nous autres debiles perſonnes pouuons bien eſtre deceus, puis que les monarques le ſont. On dit ordinairement : ſi telle choſe eſtoit, ce grand Prince le ſcauroit, lui qui a des moyens, de l'authorité & des faueurs ! Ne pēſez pas cela, petites gens, les entrepriſes ſont ſelon les hōmes, & ie le ſçay pour l’auoir veu, & ie le diray biē, que pres des Rois & des grands, ſont le plus ſouuēt les plus ineptes, i’ay veu en des petits Baillages, des Iuges plus ſages qu’aux cours de Parlements. Tout beau Muſe, tout beau, ne vous meſlez pas des affaires d’Eſtat, laiſſez les aux Preſcheurs qui ſe veulent perdre, ſuiuons nos mignonnes conuoitiſes qui n’offencent perſonne : Alons noſtre chemin, coulons nos traces d’amour. Comme il ne ſe peut que nos aiſes continuent, ſi nos affections ne ſont reglees ; Il n’eſt pas poſſible que voulant touſiours monter ſans auoir quelque relais pour ſ’appuyer, on ne face vne grand cheute venant à eſchapper : de meſme vne vnique paſſion toute violente, ne peut qu’elle ne dōne vne grāde occaſion de debris quand vne autre la pouſſe, ceci eſt dit à l’auenture, à ce que chacun en prēne ce qu’il lui plaira. La violence & l’amour de ce Monarque s’vlcerant bruſquement, fit place à vne fureur plus inſolente & dangereuſe, & dont les effets ont paru trop pernicieux, le peril toutesfois en eſt eſcheu, ſelon les bontez ou malices des ſubjets, la fin en fera foy. Il auint vn iour qu’eſtant à la chaſſe, l’Empereur deuiſoit auec Etherine à l’oree d’vne foreſt, ils apperceurent vn cerf qui venoit lentement ſans les deſcouurir, l’Empereur dit à Etherine, Belle, voyez-vous ce cerf, où voulez vous que pour l’amour de vous, ie le bleſſe d’vn coup de fleche ? Etherine. Sire, vous qui eſtes accomply en tout pouuez faire ce qu’il vous plaiſt, ie vous diray pour tant, que ce ſeroit vn beau coup de lui dōner d’vn trait au pied & à l’o— reille. Incontinentl’Empereur inuentif, comme ſont tous amans, appreſta ſon arc qu’il mit à ſes pieds, & prit d’vn page vn arc à ialet auec lequel il tira droit en l’oreille du cerf, & y porta vne balote de terre legere, qui rencontrant le ferme des cartilages de l’oreille ſe mit en poudre, qui fut cauſe que le cerf ſentant ce fretillement ſ’arreſta & du pied de derriere du meſme coſté de l’oreille, ſecoua ceſte poudre qui l’importunoit : eſtant en ceſte action, l’Empereur ſans perdre temps decocha viuement vne fleche de telle addreſſe, qu’il enfila le pied & l’oreille, & de l’auance du coup la ceruelle penetree le cerf tomba : Chacun admiroit vn ſi beau coup, meſme l’Empereur fier de ſi iuſte rencontre ſ’en glorifioit cordialement : & s’addreſſant à Etheri ne luy dit. Et bien, Belle, qu’en dites vous ? Elle ayant pris la grauité de ſon geſte, & voulant par vn excés notable ſonder ce Prince iuſques au vif, luy reſpondit d’vne façon aſſez dedaigneuſe, Sire, i’ay parlé d’vn coup, ie pretendois que voſtre force fut ſi grande, que luy perçant l’oreille droite en biais, voſtre trait iroit chercher les iointures, & liaiſons des os à ce que trauerſant aux conionctions des muſcles, elle vaint à la fin acheuer ſa violence ſur le pied ſeneſtre, qu’elle eut lié à la terre. Et puis vous auez vſé d’vn artifice indecent à vn grand, tel que vous : car vous vous eſtes ſerui de l’arc d’vn page, pour tromper vne beſte Royale : ce pauure cerf ſe preſentoit à guerre ouuerte, & vous l’auez deceu ; ainſi ſans ce ſtratageme, vous m’euſſiez pas faict rencontre. Remarquez Amans, que quiconque ayme veut que le ſujet aymé luy deffere tant, que toutes ſes actions luy doiuent eſtre perfections, tous ſes propos Oracles, & tous ſes ge ſtes graces, & puis il n’y a rien ſi delicat que l’eſprit d’vn Amant, qui ſoudain ſe picque meſmes és roſes cueillies. L’Empereur oyant cela, & voyant la façon d’Etherine, la iugea trop arrogante & temeraire, & croyant que l’amitié, dont il luy a faict demonſtration, l’ait portee au delà des limites de raiſon, pour oublier tout reſpect, fit en ſoy vn changement vniuerſel de toutes humeurs, tellement que de la fureur d’Amour qui le tranſportoit, il entra en vne rage de cholere ſi vehemente, qu’elle ſurmonta l’ardeur de ſon inſolente affection, & iettant ſur ce beau Soleil vne nuee de regards furieux, il luy dit : Comment petite impudente, eſtes vous tant preſomptueuſe que d’abuſer de mes faueurs de telle ſorte, oſez-vous tant glorieuſement me reſpondre, & faire indiſcretement la ſotte & dedaigneuſe ? folle & outrecuidee, pour vn peu de vanité : dont vous pēſez faire gloire ſurtout, vous faites de l’effrontee, à cela ie recognoy la feinte de voſtre cœur, & que vous eſtes vne maligne affettee, toute autre que ce que l’on me fait accroire : Non vous ne m’affronterez pas, c’eſt d’autres qu’il faut ſeduire par tels artifices. I’enſeigneray aux ames ingrates, traiſtreſſes & meſcognoiſſantes, à ſe tenir en leur deuoir par la punition que ie feray de voſtre audace : Cela dit, il la fit deſpouiller, & en cotte lier pieds & mains, & porter bien auant en la foreſt, lui meſme la voulut voir expoſer en ce lieu eſloigné, & eſtant là poſee il lui dit, Sois là tant que ta fortune t’engloutiſſe, & temeraire reçoy le ſalaire de ton impudence, que les ours, les loups, & les lions chaſtieront. Et en ce courroux l’Empereur ſe retira. Ceux qui virent ceſte prompte & ineſperee diſgrace, entendirent bien que le naturel des Princes ſouuerains eſt, d’eſtre lions, auſquels il ne ſe faut pas iouër : d’autant qu’ils ſcauent que tout leur eſt permis, & croyent tout leur eſtre deu, tels ſont les hommes qui ont domination, quand ils ſont pauures de ſageſſe, deſpoüillez de bonté, & nuds de la cognoiſſance de ſoymeſme. Il y eut beaucoup de larmes eſpandues pour ceſte pitié, & infinis ſouſpirs furent formez par la douleur que pluſieurs eurent, voyans ce deſaſtre tant contre toute apparence. Il n’y auoit aucun qui eut veu ou cognu Etherine, qui ne la regretaſt, & ne maudit l’indigne boutade de l’Empereur pour ſi friuole ſujet, & qui ne fit deschoir de ſa penſee la longue eſtime qu’on auoit eu de ſa ſageſſe. Helas ! la pauurette ſe trouua fort deſolee, ſe voyant en vne telle extremité, où fon cœur trop grand l’auoit laiſſé conduire : car elle ne voulut iamais ouurir la bouche, depuis que l’Empereur eut mal pris ſes paroles, ſa grādeur de courage lui fit maintenir ſa reſolution, pour vaincre fon ennuy, & bien que depiteuſement ſuporter en ſilence ceſte indignité : & pour faire paroiſtre (fi on y eut pris garde) l’excés de ſa magnanimité, contrecarrant l’impetuoſité de celuy qui a la force en la main, ne laiſſa couler aucune larme de ſes yeux, aymant mieux en ce deſeſpoir ſe venger de l’Empereur en periſſant, que receuoir courtoiſie de luy en le priant. Ce luy fut vne tres-dure neceſſité, & insupportable ; mais quoy ? elle choiſit pluſtoſt d’eſtre ruynee, que de demordre de ſon exquiſe valeur, en implorant pour obtenir miſericorde. Quelques heures apres que l’Empereur eut eſté à par ſoy, il ſentit ſes penſees ſ’approcher de luy, & voyant le ſouuenir du paſſé eſtaler en ſa memoire, les tableaux de ſes fantaiſies, ſe trouua inquieté de maintes diuerfitez, qui conceurent en ſon cœur les viues ſemences d’vn poignant regret, lequel apres que la violente chaleur de ces malheureuſes vehemences fut vn peu attiedie, y fit vn nouuel eſtabliſſement, ſi que poinçonné iuſques au vif, il recognut l’erreur de ſon inconſideration, maudiſſant ſes inſolentes coleres : En ceſt eſtat eſmeu d’vne inquietude penchant à la repentance, il conferoit de ce qu’il deuoit faire, & ne ſcauoit comment ſe reſoudre, tāt eſtoit grand & penetrant le prompt venin de vengeance qui l’auoit empoiſonné, & ceſte mauuaiſtié n’eſtant encor bien conſumee, encor qu’il ſe repentit de telle fureur, il ne ſ’adonnoit en ſon agonie qu’à des reſolutions douloureuſes. En ſon lict, au lieu d’eſtre paiſiblement enueloppé du doux linceul de l’agreable ſommeil, qui eſt le plus doux effet de toutes les douceurs, il fut perſecuté de differentes repreſentations, par l’induction deſquelles la confuſion de ſon ame le ietta dās vn labirinthe de deſplaiſir, qui le coulant au goufre d’angoiſſes le preſſa de tant d’afflictions, que la moindre eſtoit ſuffiſante de le moleſter iuſques à la mort. Sans ceſſe le ſouuenir lui enfantoit les figures de ſes delices deſirables, dont il auoit ruyné le ſujet, lequel bien qu’il fut eſlongné & rejetté luy fourniſſoit inceſſamment les pourtraits de l’accompliſſement de ſa chere volupté pretendue, en celle qu’il a indignemēt deſtruite. En ceſte mordāte deſplaiſance, il prit reſolution d’ēuoyer chercher Etherine, & ſe propoſoit l’ayāt retrouuee lui faire tāt de bōnes ſatisfactions qu’elle ſeroit cōtēte, & minutāt deſia en ſon cœur, les belles paroles dont il la doit amadouer, proportionna le remede a ſon ennuy, & enuoya en diligence de ſes plus loyaux, pour ſoigneuſement la trouuer & la ramener : Ces ſeruiteurs fideles & diligens, & qui n’ont autre conſideration que d’obeïr à la parole de leur Prince, vont en haſte, taſchent d’executer ce qu’ils peuuent de leur charge, ils arriuent où eux & l’Empereur cuident qu’Etherine eſt errante au milieu des perils, ils courent, vont, viennent, eſcoutent, eſpient, & vſent de tout artifice de chercheurs, ils vont traçans ça & là à la queſte de l’ame de l’Empereur, il n’y a coin, deſtour ny endroit tant reculé, qu’ils ne furettent, il n’y a buiſſon tant recelé qu’ils ne deſcouurent, ny paſſage tant egaré qu’ils ne frayent, ils ſe rencontrent auec le iour, au meſme endroit qu’elle auoit eſté laiſſee, & y ayant paſſé ne l’ont pas deſcouuerte : Ils en mettent le deffaut ſur les tenebres, mais la lumiere ne leur en apprend rien : ſinon qu’ils trouuent la meſche, dont on luy auoit lié les pieds, ceſte enſeigne leur donne vn peu d’eſperance, & les fait eſplucher le bois plus diligemment, pour deſcouurir quelques indices, ou qu’elle ſoit deuoree, ou qu’elle ſe tienne tapie en quelque halier : Ils appellent, ils eſleuent leurs voix triſtes & flatteuſes, pour auoir reſponſe, & rien ne leur reſpond, que les ſons que rediſent les pieces du canal de l’antique Fee. Ils rencontrent ceux qui ſe leuent les premiers, pour furtiuement aller cueillir quelques buchettes, & en faire de l’argent, ils les interrogent, & ils n’en ſcauent rien ; Ils trouuent les bons ouuriers, qui dés le matin vont à leurs taſches, leſquels ne les rendent point plus ſçauans, leurs enqueſtes ne feruent de rien, leur peine eſt inutile, rien ne respond ny à leurs voix, ny à leurs intentions, & ſ’ils ſe mettent à appeller, ils n’oyent apres leurs cris, que les vaines redites de l’air, & les ſons importuns des branches que le vent excite, & n’ayans rien effectué qui ſoit bon par effet, ſ’en reuiennent à la ville, chargez de triſtes nouuelles, leſquelles raportees à l’empereur, il conclud auec eux qu’elle eſt perdue : S’ils l’euſſent trouué & ramenee ! ô qu’il y eut eu de beaux ioyaux donnez, que de belles promeſſes euſſent eſté •ffectuees en guerdon de tant de bons ſeruices ! mais leur diligence a eſté inutile, leur promptitude pour neant, & leur labeur vain : Ceſte derniere faſcherie acheue de combler l’Empereur de douleurs, le determinant à vn extreme deſplaiſir, & puis ſ’auiſant que ſon indiſcretion auoit fruſtré ſon cœur de ſes plus belles ioyes & pretentions, qui luy figuroyent tant de bonnes douceurs, par la promiſe iouïſſance de ce rare ſujet, dont il ſ’eſt miſerablement priué, ſ’ennuya tant qu’il en deuint le vray prototype de triſteſſe. Quoy ? helas ! que par ſa faute ce qu’il auoit de plus cher, ait eſté la pasture des loups, que celle qu’il a tant aymee, ſoit cheute ſans ſecours entre les grifes de la mauuaiſe beſte ? Que ſa vie ait eſté deſolee par ſa malice, l’ayant cruellement precipitee entre les ongles de l’animal ſans merci ? Ce qui acheua & à bon droict de l’emporter en l’abyſme de ſes mortelles afflictions, fut vne nouuelle qui arriua cinq iours apres ceſte calamité, c’eſt que l’on r’apporta la perte de la Princeſſe de Boron, que le triſte Roy ſon pere enuoyoit chercher par tout le monde habitable, meſmes il vint de ſa part vn Ambaſſadeur en Glindicee pour implorer l’aide de l’Empereur, à la recherche du Pyrate qui auoit enleué Etherine, à ce que ſ’il eſtoit en quelque lieu des païs de ſon obeiſſance, & qu’il fut apprehendé, iuſtice en fut faite. Ce fut à ce coup que l’Empereur ſe preſta au deſeſpoir, car par le nom, les diſcours & le pourtrait qui luy fut laiſſé, lequel n’eſtoit qu’vn eſbauché, aupris de ce lui qu’elle auoit fait & le reſte des apparences, il ſ’angoiſſa du tout, & ſe deſpeça le cœur, iugez-en beaux cœurs, qui auez peut-eſtre eſprouué telles auentures. Et puis la grandeur de courage dont il l’auoit recognuë, meſmes en l’excés que l’on luy faiſoit l’expoſant, lui fit iuger que c’eſtoit celle-là meſme que l’on alloit cherchant. Sa ſageſſe pour tant le fit vn peu cōtenir en la preſence de l’ Ambaſſadeur, lequel il conſola, luy promettât d'employer ſes biens, & ſon authorité au recouurement de la Princeſſe. Lambaſſadeur fut deſpeché promptement : car l'Empereur craignoit qu'il ouyt quelque bruit de ce qui ſ'eſtoit paſſé. De puis, ce triſte Monarque n'a peu auoir la force de retenir ſes plaintes, l'ameur & le regret agiſſans impetueuſement ſur luy, le mirent en tel eſtat de melancholie, qu'il ne pouuoit plus receuoir de repos, l'affection du repas eſtoit eſcoulee, & les autres functions periſſoyent : Peu ſçauoyent l'occaſiō de ſon mal : car il n'auoit declaré ſon amour vers Etherine qu'à la Fee, il ſe contraignoit en ſes actions, mais à la fin il fut contraint de ſ'arreſter, & garder la chambre : Les Medecins luy preparerent des remedes, mais pour neant : d'autant qu'ils ne ſcauoyent pas le mal : Et puis les ſucs, les larmes, les fleurs, les racines, les fueilles, les bois, les decoctions, les eſſences, les ſels, les eaux, les compoſitions, & tout ce que peut l'excellence de l'art n'ont point de puiſſance ſur les eſprits, qui ſont hors du gouuernement de la medecine : Les paſſions ne ſont pas és humeurs, parquoy les mondains ne peuuēt mitiger les douleurs amoureuſes, les mignons du repos ne ſcauroyent induire le ſommeil à ce pauure malade d'amour : & les medicamens qui agiſſent és ſubſtances ſenſibles du corps, ne vallent point à corriger ceſte inquietude qui le gourmande & trauerſe ſans luy donner relaſche. Son mal le met en tel eſtat que de moment en moment on attend que l'ame indignee quitte ce corps diſgratié. Tous les ſiens & ſes voiſins en ſont infiniement affligez : On penſe que la crainte de ne recouurer pas le Mirouër de iuſtice ſoit cauſe de ſon mal, partant on remet tout au retour des Fortunez, qui ſont allez au recouurement de ce beau ioyau : Cependant voyla ce grand Empereur humilié ſous la puiſſance d’Amour, cruel vengeur des audaces des hommes : & faudra qu’il paye l’intereſt de ſon offence, auſſi en recognoiſſant ſa legereté, il ſouſpira longuement chaſtié du grand tort qu’il a fait à la beauté parfaite, la quelle il a reiettee de luy par ſon inconſideration.