Le Zambèse et ses affluents/02

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Deuxième livraison
Traduction par Mme Loreau.
Le Tour du mondeVolume 13 (p. 129-144).
Deuxième livraison

Musiciensdes bords du Zambèse jouant du marimhà. - Dessin de A. de Bar d’après le D* Livingsione.


LE ZAMBÈSE ET SES AFFLUENTS,


PAR DAVID ET CHARLES LIVINGSTONE[1].


1858-1864. — TRADUCTION INÉDITE. — DESSINS INÉDITS.




Les contrastes. — Les musiciens. — Les saisons. — La religion. — L’expédition remonte le Chiré. — Premières relations avec des peuplades inconnues. — Cataractes de Murchison.

En Afrique, les contrastes avec l’Europe sont nombreux.

Les moutons y sont couverts de poils, et la laine y croît sur la tête des hommes.

Les hommes portent souvent leur chevelure dans toute sa longueur, tandis que les femmes sont plus ou moins tondues.

Le sexe faible cultive la terre, fait les semailles et bâtit les cases ; les hommes restent au village, filent le coton, tissent les étoffes, cousent les vêtements, traient les vaches et babillent.

Quand les hommes se marient, ils ne reçoivent rien de leur beau-père, et lui payent une dot.

Les montagnards européens sont hospitaliers, généreux et braves ; ceux d’Afrique sont faibles et lâches, même comparativement aux Africains des plaines.

On soutient dans certaines écoles d’Europe que l’homme descend du singe ; on croit dans certaines parties de l’Afrique que les âmes des morts reviennent s’incarner dans les singes.

La plupart des blancs se figurent que les nègres sont des sauvages ; presque tous les nègres sont persuadés que les blancs sont des cannibales.

Notre Croquemitaine a la peau noire, celui d’Afrique a la peau blanche.

Il nous est vraiment impossible, après tant d’années passées en Afrique, de ne pas rire de toutes les absurdités qu’on a écrites contre l’intelligence des nègres.

Lorsque pour traduire les réponses qu’on attribue aux nègres on emploie des tournures de phrase d’une niaiserie enfantine ; lorsqu’on ajoute des i et des o à chacune de leurs paroles, on fait de la fantaisie et non de la vérité. Les nègres parlent de fort belles langues et n’ont aucun patois. Il est très-peu d’Européens qui connaissent à fond les langues africaines, à moins qu’ils ne les aient apprises dans leur jeunesse.

Quand on interroge les Africains, de manière à s’en faire comprendre, ils vous répondent, soyez-en sûr, avec non moins de bon sens, si ce n’est avec plus de justesse, que ceux de nos compatriotes qui n’ont pas reçu d’éducation.

Pour se figurer que notre intelligence est d’une autre nature que celle des nègres, il faudrait oublier qu’en Europe il fut un temps où nos ancêtres n’étaient pas plus éclairés qu’on ne l’est aujourd’hui en Afrique.

Les mobiles qui font agir les noirs sont, il est vrai, peu élevés ; mais on les retrouve fréquemment chez les valets et même chez les classes supérieures de race blanche. Nous espérons les voir disparaître dans le progrès général qu’amènera la diffusion des vrais principes religieux.

Comme nous revenions de Kébrabasa à Têté, des musiciens indigènes vinrent nous trouver à notre camp, et nous firent entendre leurs airs sauvages, mais non dépourvus de charmes, qu’ils jouaient sur le marimba, instrument composé de baguettes d’un bois très-dur, qui, variant d’épaisseur et de longueur, forment diverses notes, et sont attachées sur des calebasses de différentes dimensions. Nous leur donnâmes quelques morceaux de cotonnade et ils s’en allèrent satisfaits.

Le docteur Kirk divise l’année des bords du Zambèse en trois parties : la saison froide, la saison chaude et la saison pluvieuse ; trois mois d’hiver : mai, juin et juillet ; trois mois d’été : août, septembre et octobre ; et le reste de l’année pour la saison des pluies.

Le Zambèse a deux inondations par an ; la première, qui n’est que partielle, atteint son maximum vers la fin de novembre ou le commencement de janvier ; la seconde, qui est plus considérable, vient après les débordements des rivières de l’intérieur, ainsi qu’il arrive pour le Nil, et ne se produit pas à Têté avant le mois de mars.

En temps ordinaire l’eau du Zambèse est d’une pureté pour ainsi dire absolue, au point que le photographe la trouve presque aussi bonne que de l’eau distillée pour le bain de nitrate d’argent.

La première fois que nous nous rendîmes au Chiré, ce fut en janvier 1859. Une énorme quantité de lentilles d’eau descendait la rivière ; elles proviennent d’un marais situé à l’ouest. En amont de l’endroit où elles arrivent du marais, on n’en voit presque plus.

À notre approche, les indigènes, tous armés d’arcs et de flèches, se réunissaient en grand nombre ; quelques-uns, cachés derrière les arbres, nous suivaient du regard, et, l’arc tendu, paraissaient n’attendre que le moment de nous lancer leurs flèches venimeuses. Toutes les femmes se tenaient à l’écart, et les hommes, qui évidemment nous soupçonnaient de leur être hostiles, se préparaient à repousser notre attaque.

Au village de Tingané, cinq cents guerriers au moins se rassemblèrent, et il nous fut ordonné de faire halte.

Le docteur Livingstone descendit sur la rive ; il leur expliqua que nous étions Anglais ; que ce n’était ni pour enlever des hommes ni pour nous battre que nous venions dans leur pays, mais pour ouvrir un sentier à nos compatriotes, afin que ceux-ci pussent venir leur acheter du coton, de l’ivoire, tout ce qu’ils auraient à vendre, excepté des esclaves.

Il n’en fallut pas davantage pour changer les dispositions du chef, dont les manières devinrent amicales.

Tous ces indigènes admettent un Être suprême, créateur et gouverneur de toute chose ; ils croient aussi à la perpétuité de la vie au delà du tombeau. La grande difficulté est de leur faire sentir qu’ils ont des liens de parenté avec Le Créateur, et que l’Être suprême s’intéresse à eux. Toutefois, quand on leur annonce que le père est irrité contre ses enfants lorsqu’ils se vendent ou qu’ils se tuent les uns les autres, ils comprennent fort bien vos paroles et les approuvent avec chaleur ; cette idée rentre si complétement dans leur manière de voir ! Mais, ainsi que pour nos compatriotes des classes inférieures, l’instruction et de bons exemples parviennent seuls à élever leur niveau moral.

Le dialecte des riverains du Chiré a beaucoup de ressemblance avec celui des habitants de Têté et de Sena.

Le Chiré, dans toute la partie inférieure de son cours, a au moins deux brasses de profondeur. Plus haut il en sort des branches nombreuses qui en diminuent le volume, mais l’absence de bancs de sable fait que la navigation n’y est pas moins facile.

À la hauteur d’une centaine de milles à vol d’oiseau, distance que les détours que nous avions faits avaient au moins doublée, nous trouvâmes, par 15° 55” latitude méridionale, de superbes cataractes que nous avons appelées Murchison, en l’honneur du savant illustre dont nous ne pourrons jamais reconnaître la généreuse bonté.

Ces cataractes, auxquelles les indigènes donnent le nom de Mamvira, formaient le premier obstacle que nous eussions rencontré.

La prudence ne permettait pas de risquer un voyage par terre au milieu de tribus assez défiantes pour entretenir sur la rive de forts détachements qui nous surveillaient nuit et jour ; d’ailleurs la saison était peu favorable ; aussi après avoir envoyé nos présents aux deux chefs principaux, nous revînmes à Têté.

Secondée par le courant, notre descente fut rapide. Les hippopotames ne s’y trompaient jamais et s’éloignaient à notre approche ; mais les crocodiles, moins avisés, prenant notre steamer pour un animal inconnu, se dirigeaient quelquefois vers nous en toute hâte. Ils passaient à un pied de la surface de l’eau et produisaient, avec leurs rames et leur corps, trois rides bien prononcées, qui témoignaient de la rapidité de leur course. Arrivés à quelques yards seulement de la proie qu’ils espéraient, ils levaient la tête, et se laissaient tomber au fond de l’eau comme une pierre, sans avoir touché le monstre.

Nous repartîmes pour le Chiré au mois de mars suivant. Cette fois les indigènes nous firent un accueil favorable et s’empressèrent de nous vendre du riz, du sorgho et des volailles. Nous entrâmes en relations avec Le chef Chibisa, dont le village se trouvait à dix milles au-dessous des cataractes.

Chibisa était un homme d’une sagacité remarquable, et de beaucoup le chef le plus intelligent de cette région. La guerre, nous dit-il, avait été souvent pour lui une nécessité ; mais ce n’était jamais lui qui l’avait commencée.

Ayant laissé le Ma-Robert en face du village de Chibisa, le docteur Livingstone et le docteur Kirk, suivis d’un certain nombre de Makololos, partirent à pied pour visiter le lac Chirwa. Ils se dirigèrent vers le nord, et traversèrent un pays montagneux dont les habitants leur témoignèrent des dispositions favorables.


Le lac Chirwa. — Retour à Têté. — Mauvaise construction du steamer.

Le 18 avril nous découvrîmes le lac Chirwa, nappe d’eau considérable où vivent des poissons, des sangsues, des crocodiles et des hippopotames.

Ce lac est légèrement saumâtre, ce qui semblerait annoncer qu’il n’a pas d’écoulement ; il paraît être profond, et contient des îlots pareils à des montagnes. C’est de la base du mont Pirimiti ou Mopeu-peu, situé au sud-sud- ouest de la nappe d’eau, que nous avons aperçu le Chirwa. De là, si vous regardez vers le nord, vous avez un horizon maritime, sur lequel se détachent au loin deux îlots, dont le plus grand et le plus rapproché est couvert d’arbres, et rappelle le sommet d’un mont. Une chaîne de montagnes apparaît à l’orient, tandis qu’à l’ouest s’élève le mont Chikala, qui semble se réunir à la grande masse du Zomba.

Le rivage, près de l’endroit où nous avons campé, était couvert de roseaux et de papyrus. Désirant obtenir la latitude par l’horizon naturel, nous entrâmes dans l’eau et nous dirigeâmes vers ce qu’on nous disait être un banc de sable ; mais les sangsues nous attaquèrent en si grand nombre qu’il nous fallut battre en retraite.

Le Chirwa peut avoir de soixante à quatre-vingts milles de longueur, et vingt milles de large environ. Sa hauteur au-dessus du niveau de la mer est de dix-huit cents pieds. L’eau a la saveur d’une légère solution de sel d’Epsom. Nous n’avons pas vu l’extrémité nord du lac, bien que nous l’ayons dépassée.

Les bords du Chirwa sont très-beaux ; la végétation y est luxuriante, et, pendant notre séjour, les vagues, en venant se briser sur un rocher situé au sud-est, ajoutaient à la beauté du paysage. De très-hautes montagnes dont le sommet peut atteindre à huit mille pieds au-dessus de l’Océan (2440 mètres) s’élèvent à peu de distance de la rive occidentale et forment une chaîne qui porte le nom de Milanje. Leurs cimes aux flancs abrupts, qui dominent les nuages ou en sont couronnées, donnent à le scène un caractère de grandeur. Au couchant est le mont Zomba, d’une élévation d’environ sept-mille pieds, et d’une étendue de quelque vingt milles.

Ayant plutôt le désir de gagner la confiance des indigènes que d’explorer le pays, nous pensâmes qu’il nous serait plus facile d’atteindre notre but par des visites réitérées ; trouvant donc que pour cette fois nous étions allés assez loin, nous résolûmes de retourner au Ma-Robert, qui nous attendait à l’île de Dakanamoio. Nous regagnâmes le Chiré par le défilé de Zédi.

Le steamer atteignit Têté le 23 juin, et après avoir été remis en état, se rendit au Kongoné pour recevoir des provisions de l’un des croiseurs de Sa Majesté britannique.

Nous nous composâmes un équipage pris parmi les Makololos qui, non-seulement étaient de bons marcheurs


Les cataractes de Murchison ou Mamvira. — D’après le Dr Livingstone.


mais coupaient le bois, faisaient le service du bord, et se contentaient de la nourriture des indigènes.

Pendant que nous étions sur le Kongoné, il fallut s’arrêter pour réparer le Ma-Robert ; on l’avait construit avec des plaques de métal qui n’avaient pas seize pouces d’épaisseur, espèce d’acier de nouvelle invention. Une action chimique de nature quelconque perfora le métal ; de petites arborisations, des étoiles brisées, comme on en voit dans la glace fondante, partirent de ce point et s’irradièrent dans tous les sens ; il y eut de petits trous à chaque endroit où ces lignes formaient un coude, et le fond du navire devint bientôt comme une écumoire. On bouchait les plus grandes ouvertures ; mais à peine étions-nous à flot qu’il s’en produisait de nouvelles.


Nouvelle excursion sur le Chiré (août 1859.) — Le mont Morambala. — Source chaude. — Poursuivi par un buffle. — Le Nyanja-Pangono, ou Petit-Lac. — Le Nyanja-Moukoulou, ou Grand-Lac. — Accident. — Trappe à hippopotame. — Moustiques. — Eléphants. — Soura ou vin de Palme. — Île de Dakanomoio. — Enfant vendu.

Nous remontons de nouveau le Chiré vers le milieu du mois d’août, après avoir pris du bois à Chamoara. Notre intention est de faire plus ample connaissance avec les tribus riveraines, de poursuivre à pied nos explorations au nord du lac Chirwa, et d’aller à la découverte du lac Nyassa, dont on nous a parlé, en nous le désignant sous le nom de Nyinyési, mot qui signifie les astres.

Le Chiré est beaucoup moins large que le Zambèse, mais il a plus de profondeur et offre moins de difficultés à la navigation. La vallée qu’il arrose est basse, d’une fertilité remarquable, et se déploie entre deux chaînes de montagnes boisées qui lui laissent une largeur de quinze à vingt milles.

Tout d’abord, en partant de l’embouchure, les montagnes du flanc gauche sont tout près de la rivière. Elles la côtoient pendant vingt milles ; puis apparaît, à cinq cents yards du bord de l’eau, un mont détaché, aux flancs abrupts, ayant quatre mille pieds d’élévation, et à peu près sept milles de longueur. Cette montagne, appelée Morambala, ce qui veut dire grande tour du Guet, est boisée jusqu’à la cime, et d’une très-grande beauté.

Quelques bouquets de palmiers et d’acacias apparaissent à l’ouest du Morambala sur la langue de terre qui sépare le Chiré du Zambèse, endroit fertile où abonde toute espèce de gibier.

Au-dessus du Morambala, nous nous engageons dans un marais d’une vaste étendue où serpente le Chiré. Vers le nord, pendant bien des milles, se déploie un véritable océan de verdure dont la surface est tellement plane qu’on pourrait s’en servir pour y prendre la hauteur du soleil. À dix ou quinze milles au nord du Morambala s’élève, en forme de dôme, le Maganja ou Chi-Kanda. Plusieurs autres montagnes, dont les pics ont l’air d’être granitiques, se dirigent vers le nord, et forment la côte orientale de la vallée. Une autre chaîne, composée de roches métamorphiques, ayant son point de départ en face de Sena, ferme la vallée du côté de l’ouest. Après avoir traversé une partie de ce marais, nous arrivons à une large ceinture de palmiers et d’autres arbres, qui se déroule sur la rive droite, où elle divise la plaine.

Les Makololos, ayant mis le feu aux grandes herbes, à la place où ils coupaient du bois, un buffle solitaire s’est précipité hors des flammes, et a chargé avec fureur un jeune homme fort agile appelé Mantlanyane. Jamais la vitesse du pauvre garçon ne l’a mieux servi que dans cette course effrénée ; au moment où il atteignit la berge et sauta dans la rivière, les cornes de la bête furieuse n’étaient pas et six pieds de sa personne.

De nombreux jardins où l’on voit du maïs, du tabac, des citrouilles, bordent les rives marécageuses ; ils appartiennent aux montagnards qui les ont ensemencés pendant la saison sèche. À l’époque des pluies tous ces terrains sont submergés ; une grande quantité de poissons, le mulet africain, surtout, sont pris dans ces jardins pendant la croissance des plantes ; on les fait sécher soit pour les vendre, soit pour les consommer plus tard.

Nous passons devant l’embouchure d’une petite rivière qui sort d’une lagune de plusieurs milles d’étendue ; c’est un cours d’eau profond, d’une largeur d’environ trente yards. Beaucoup d’hommes y sont occupés, sur différents points, à récolter la racine du lotus, qu’ils appellent nyika ; ils en emplissent leurs pirogues. Cette racine, d’un usage alimentaire extrêmement répandu en Afrique, se mange grillée ou bouillie, et ressemble alors à nos châtaignes.

La majeure portion des lentilles d’eau qu’on voit sur le Chiré y sont amenées par cette petite rivière et proviennent de la lagune où celle-ci prend naissance. La lagune est appelée Nyanja-ea-Motope, ce qui veut dire Lac-de-Boue ; on la nomine aussi Nyanja-Pangono, c’est-à-dire Petit-Lac ; tandis que le marais de l’éléphant porte le nom de Nyanja-Moukoulou, qui signifie Grand-Lac.

Notre misérable petit vapeur ne pouvant pas porter tous les hommes dont nous avons besoin, il nous a fallu descendre les chaloupes, et y mettre une partie de nos gens. Un soir l’une d’elles a chaviré dans l’ombre ; il s’y trouvait un individu qui ne savait pas nager, et qu’on n’a pu recueillir ; tous les autres en ont été quittes pour un bain ; mais la mort de ce pauvre garçon nous a remplis de tristesse, et a ajouté au chagrin que nous éprouvions d’avoir été trompés par le constructeur du MaRobert.

Au village de Mboma, par 16° 56’30” latitude sud, nous vîmes une énorme quantité de riz, et les habitants s’empressèrent de nous en apporter ; ils nous le vendirent pour un prix fabuleusement minime : nous ne pûmes acheter la dixième partie de ce qui nous était offert.

Le soir, un ménestrel indigène nous donna une sérénade composée de chants sauvages, mais non dépourvue de charme, qu’il accompagnait de notes bizarres, tirées d’une espèce de violon monocorde (voy. page 132). Son intention, dit-il aux Makolos, était de jouer toute la nuit, afin de nous engager à lui donner quelque chose. Il suffit d’un petit morceau de cotonnade pour le satisfaire ; il s’en alla de très-bonne humeur.

Une chaîne de montagnes, qui prend naissance vis-à-vis de Sena, passe à deux ou trois milles du village de Mboma, et se dirige ensuite au nord-ouest. Le Malahoué en est le mont principal ; une quantité de villages sont appendus à ses flancs boisés. La houille se trouve à fleur de terre ; elle apparaît au milieu des roches. Sur les deux rives, dans chacun des sentiers qu’ont faits les hippopotames en sortant de l’eau pour aller paître, on voit des piéges destinés à ces pachydermes L’hippopotame se nourrit exclusivement d’herbage ; nous ne l’avons jamais vu manger de roseaux, ni d’autres plantes aquatiques ; dans tous les endroits où il a quelque chose à redouter, il ne pâture que la nuit.

Le soir nous fûmes hélés vigoureusement et d’une voix impérieuse.

« Où allez-vous ? nous criait-on de la rive ; où allez vous comme cela ? Pourquoi voyagez-vous ? Quelles sont vos intentions ?

— Vous pouvez dormir. Ne vous mettez pas en peine, » leur fut-il répondu par nos Makololos.

21 août. — « Il fait eau plus que jamais à l’avant, monsieur, et nous avons un pied d’eau dans la cale, » furent les premières paroles qui nous saluèrent ce matin.

Notre malheureuse cabine, toujours mouillée, est devenue le rendez-vous favori des moustiques ; ils y pondent, ils y éclosent.

À quelques milles au-dessus de Mboma nous retrouvons, par 16° 44’ 3O” latitude sud, le village du chef Tingane dont le tambour de guerre réunit promptement quelques centaines d’archers. Ici les arcs et les flèches sont d’un travail supérieur à ceux des peuplades que nous avons trouvées plus bas.

Nous recevons un assez bon accueil des habitants des bourgades ; ils nous apportent ce qu’ils ont à vendre, et couvrent la rive de leurs produits variés.

Nous voyons maintenant le Pirone, cette montagne majestueuse à laquelle nous avons donné le nom de Clarendon. Plus loin encore, au nord-ouest, la grande chaîne des Milanje représente un sphinx, non terminé, qui regarde Le lac de Chirwa. C’est, dit-on, dans cette chaîne que le Rouho prend sa source ; il coule vers le sud-ouest, et rejoint le Chiré en amont du village de Tingané.

Un peu au delà du Rouho commence le Nyanja-Moukoulou, le grand marais aux éléphants ; nous y avons compté d’une seule fois huit cents de ces animaux qui s’y trouvaient en vue. En choisissant ce marécage pour retraite ils ont fait preuve de leur sagacité habituelle, car il n’est pas de chasseur qui puisse les y atteindre.

L’éléphant mâle de l’espèce africaine est d’une taille de dix à onze pieds, quelques-uns dépassent cette mesure. Il diffère de l’éléphant d’Asie par la forme de son front qui est convexe, et surtout par l’énorme dimension de ses oreilles.

À la sortie du marais, le terrain s’élève et la population augmente. Nous passons devant une longue rangée de cabanes temporaires, situées dans la plaine de la rive droite, où une quantité d’hommes et de femmes travaillent d’une manière active à l’extraction du sel. Ils obtiennent ce produit en mettant, dans un vase percé d’un petit trou, de la terre qui en cet endroit-ci est très-saline ; ils y ajoutent de l’eau qui s’écoule par la petite ouverture et qu’ils font évaporer au soleil.

Il est à remarquer que dans tous les endroits où, comme ici, la terre contient du sel, Le coton est d’une soie plus longue et plus fine qu’ailleurs.

En amont des palmiers, une série d’îles basses et fécondes émaillent la rivière. Beaucoup d’entre elles sont cultivées et donnent du maïs en toutes saisons ; car nous l’y avons vu à tous les degrés de croissance, depuis le moment où il lève jusqu’à sa maturité complète. Les rangées de bananiers décorent les rives ; leurs fruits sont abondants et nous sont vendus pour rien.

Les roseaux qui, des deux côtés, bordent la rivière sont tellement enlacés de convolvulus et d’autres plantes volubiles ou sarmenteuses, qu’ils forment un véritable rempart. C’est une belle chose à voir que ce réseau de verdure, sortant du cristal de l’onde, et paré de fleurs charmantes ; mais les mailles en sont tellement serrées que si par malheur on chavirait, il serait presque impossible de gagner la terre.

Un grand village s’élève sur la rive droite ; Mankokoué, celui qui le gouverne et lui donne son nom, possède plusieurs îles d’une fertilité prodigieuse. Il est, de plus, le chef suprême d’un district important. D’humeur sombre et défiante, il refuse de nous voir, et nous trouvons qu’il vaut mieux passer notre chemin que de perdre notre temps à solliciter une audience.

Le 25 août, nous arrivons à l’île de Dakanomoio, située en face de l’escarpement perpendiculaire où est placé le village de Chibisa. Celui-ci n’y est plus ; il est parti avec la plupart de ses sujets pour aller s’établir près du Zambèse ; mais son délégué est poli, et nous promet des guides, ainsi que les denrées qui nous seront nécessaires. Quelques hommes du village sont en train d’éplucher, de trier, de filer, de tisser du coton. C’est une chose commune dans ce pays-ci ; chaque famille paraît avoir sa petite cotonnerie, comme autrefois en Écosse on avait son carré de lin. |

À notre première visite, Chibisa et sa femme avaient dit au docteur, avec tous les signes d’une affliction bien naturelle, que la bande de Chikasa leur avait enlevé leur petite fille quelques années auparavant, et que la pauvrette, ayant été vendue, était maintenant l’esclave du curé de Têté. À notre retour dans cette ville, le docteur avait fait tous ses efforts pour racheter la petite fille, afin de la rendre à ses parents, et avait offert le double de ce que vaut un esclave. Le curé ne demandait pas mieux ; c’était un brave homme, obligeant et poli, meilleur que la plupart de ses compatriotes, et il aurait sans doute restitué la petite fille gratuitement ; mais il l’avait vendue à quelque membre d’une tribu éloignée, peut-être celle des Baziloulous ; il n’en était pas sûr, et il fut impossible de retrouver l’enfant.

C’est une étrange disposition d’esprit que celle qui conduit des hommes de notre propre race à voir dans l’Écriture des paroles qui justifient l’esclavage. Peut-être, si jamais nous revenons en pays civilisé, y trouverons-nous des gens qui prouveront de la même manière que la polygamie, ou toute autre énormité, est d’institution divine.


En marche à la découverte du lac Nyassa. — Hautes terres des Manganjas. — Coton. — Le pélélé ou anneau de lèvre. — Buveurs de bière. — Lamentations funèbres. — Croyance à la vie future. — Petit lac de Pamalombé. — Découverte du lac Nyassa.

28 août 1859. Nous quittons le Ma-Robert pour aller à la découverte du lac Nyassa. Notre bande est composée de quarante-deux hommes : quatre blancs, trente-six Makololos et deux guides. |

Nous avons donné des mousquets à nos hommes, ce qui ajoute à notre prestige, mais n’augmente pas notre sécurité ; la plupart n’ont jamais posé le doigt sur la gâchette d’une arme à feu ; et il est probable que, s’il y avait combat, leurs mousquets seraient plus dangereux pour nous que pour l’ennemi.

Nous suivons les bords d’un charmant cours d’eau qui nous fait traverser la vallée dans la direction du nord-est. Beaucoup de jardins renferment du coton excellent Une heure de marche nous conduit au pied des montagnes de Manganja qu’il nous faut gravir.

Après une marche pénible, nous nous arrêtons au village d’un chef nommé Chitimba. Il se trouve dans un pli boisé de la première des trois terrasses de la montagne ; comme tous les villages des Manganjas, il est entouré d’un rempart impénétrable d’euphorbe vénéneux. Cet arbre répand une ombre si épaisse qu’il serait difficile de viser du dehors les villageois qu’il abrite. L’herbe ne croît pas à l’ombre de cette haie gigantesque, et cela peut être le motif qui en a généralisé l’emploi. De cette manière, l’ennemi ne rencontre pas, autour des bourgades, de ces chaumes qui lui servent de traînée pour incendier les cases, et les brandons qu’on voudrait jeter sur le toit des cabanes trouvent dans ce rempart incombustible une barrière qui les arrête.

Ainsi que font tous les étrangers, nous nous arrêtons sous de beaux arbres situés à l’entrée du village. On y étend deux nattes fabriquées de roseau pour que les blancs puissent s’asseoir, et le chef apporte un ségouati, composé d’une petite chèvre et d’un panier de farine. Nous lui rendons en retour du calicot et des grains de verre dont la valeur équivaut largement à ce qu’il nous donne. Il mesure l’étoffe, la plie en deux et la mesure une seconde fois. Les perles sont examinées avec soin ; il n’en a jamais vu de cette couleur ; il faut qu’il demande conseil aux gens de son entourage. Enfin, après des examens réitérés et beaucoup de paroles inquiètes, il finit par les recevoir.

On met alors en vente de la farine et des pois. Nous présentons une brasse de cotonnade bleue, quantité suffisante pour un habillement complet d’homme ou de


Piége à hippopotame — Dessin de A. de Bar d’après le Dr Livingstone.


femme. Sininyané, le chef de nos Makololos, trouvant qu’une partie de cette étoffe est suffisante pour payer la farine, s’apprête à déchirer le morceau. Mais Chitimba fait observer qu’il est dommage de diviser une pièce qui ferait à sa femme une si belle toilette, et dit qu’il aimerait mieux nous donner plus de farine et l’avoir tout entière. « Fort bien, répondit Sininyané ; mais l’étoffe est très-large ; veillez à ce que la corbeille qu’on emplira soit très-grande, et faites-y ajouter un coq pour que la farine ait bon goût. »

Les affaires s’animent, chacun veut acquérir d’aussi belles choses que son voisin, et tous s’y empressent de bonne humeur. Les femmes et les filles se mettent à piler du grain, les hommes et les garçons à pourchasser les volailles qui s’enfuient en caquetant dans tous les coins du village ; bref, quelques heures après, le marché est encombré de toute espèce de denrées indigènes. Cependant les prix se soutiennent ; les vendeurs mangeront aisément ce qu’ils n’auront pas placé.

Nous passons la nuit sous les arbres ; l’air y est doux et pur ; point de moustiques sur les montagnes.

29 août. Ainsi que nous en avons l’habitude en voyage, nous sommes debout au point du jour, Nous prenons une tasse de café, un morceau de biscuit, et nous nous mettons en marche. L’air est d’une fraîcheur délicieuse ; la route un peu moins pénible que celle d’hier. Nous apercevons une quantité de villages dans des sites pittoresques, et nous gagnons en quelques heures la dernière terrasse à une élévation de trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer.

Ce plateau s’étend à l’ouest des montagnes de Milanje, et descend au nord-ouest vers le lac Chirwa. Nous sommes tous ravis de cette contrée splendide ; c’est avec un enchantement qui se renouvelle toujours que nous regardons ses plaines fécondes, ses nombreuses collines, ses montagnes majestueuses.

Il y a des ronces dans quelques défilés ; malgré leur éclat et leur nombre, les fleurs nous touchent moins que ces buissons épineux et sans grâce, qui nous rappellent notre jeunesse et notre pays natal.

Nous avons traversé les hautes terres en nous dirigeant vers le nord, ce qui nous a pris une semaine. Nous descendons maintenant dans la vallée de Chiré, qui est à douze cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Cette vallée est fertile et nourrit une population nombreuse.

Quand on a quitté l’espèce de plateau qui forme la partie méridionale de la chaîne des Manganjas, la montagne la plus haute qu’on aperçoive dans le massif du Zomba est le Njongoné, dont la base, du côté du nord, est arrosée par une charmante rivière.

Le pays des Manganjas est parfaitement arrosé et d’une manière délicieuse. Des eaux limpides et fraîches coulent avec abondance et rapidité dans des lits nombreux.

Nous avons rencontré jusqu’à sept ruisseaux en une heure, plus une fontaine, et cela vers la fin de la saison sèche.

Le mont Zomba, dont la longueur est de vingt mille et la hauteur de sept à huit mille pieds, est arrosé à son sommet, dans une vallée verdoyante, par un charmant cours d’eau qui va tomber dans le lac Chirwa.

Les Manganjas habitent généralement des villages


Un tisserand des bords du Zambèse. — Dessin de A. de Bar d’après le Dr Livingstone.


administrés chacun par un chef particulier. Les habitants sont regardés comme les enfants de ce chef, dont l’autorité peut s’étendre sur les bourgades voisines. Tous les petits chefs d’une province reconnaissent la suzeraineté d’un grand chef qu’ils appellent Rondo ou Roundo. Le tribut qu’ils lui payent annuellement est peu élevé ; mais ils lui donnent l’une des défenses de chacun des éléphants tués sur leur territoire. Le Roundo, en échange, est tenu de les protéger contre l’ennemi et de les assister en cas d’attaque.

La façon abjecte dont les femmes de ces tribus s’agenouillaient sur notre passage nous était pénible à voir. Ce fut tout différent lorsque nous arrivâmes au territoire de Nyango. Nous avions dit au chef d’un grand village que les habitants de trois bourgades successives n’avaient pas voulu nous admettre chez eux. « Peu importe, nous avait-il répondu, vous pouvez dormir chez moi. » Il nous demanda ensuite qu’il fût permis à sa femme de venir et de regarder la montre, la boussole et autres curiosités. Elle arriva, suivie de ses compagnes, et fit preuve d’intelligence autant que de bonne tenue. Son mari la consultait toujours avant de terminer une affaire, et prenait évidemment ce qu’elle lui disait en grande considération.

L’emplacement des villages manganjas est toujours choisi avec goût et d’une façon judicieuse ; un ruisseau coule auprès, et des arbres feuillus les entourent ; souvent c’est le chef lui-même qui a fait cette plantation. Le Boalo, c’est-à-dire la place, est généralement à l’extrémité du bourg. C’est une aire de vingt à trente mètres, dont le sol est uni et propre, et sur laquelle le figuier banian et d’autres arbres répandent une ombre bienfaisante. Les hommes viennent s’y asseoir pendant le jour, y apportent leur ouvrage, y fument leur tabac ou leur chanvre, et, par les soirées délicieuses où il fait clair de lune, ils y chantent, y dansent et y boivent de la bière.

Les Manganjas sont d’une race active et laborieuse ; non-seulement ils travaillent le fer et le coton, fabriquent des paniers et des nattes, mais ils s’adonnent largement à l’agriculture. Il n’est pas rare de voir tous les habitants d’un village s’en aller dans les champs, et travailler avec ardeur, hommes, femmes et enfants, tandis que les bébés reposent à l’ombre d’un buisson.

Le mapira ou doura égyptien (holcus sorghum) est cultivé avec soin par les Manganjas, ainsi que les fèves, les arachides et le millet. On voit également dans leurs jardins des ignames, du riz, des citrouilles, des concombres, du manioc, des patates, du tabac et du chanvre. Ils sèment du maïs toute l’année et il est peu de villages qui n’aient pas de cotonnerie.

Nous avons trouvé dans notre voyage trois variétés de coton : une indigène et deux exotiques.

On disait à des gens qui habitent les environs du petit lac du Chiré, qu’ils feraient bien de récolter beaucoup de coton parce que les Anglais viendraient en faire l’achat. « Ils peuvent bien venir, répondit Babisa, qui avait beaucoup voyagé : le pays est couvert de coton, et si on nous l’achetait, nous serions bientôt riches. » Nous avons vu de nos propres yeux que la chose était réelle.

Le travail du fer, dont le minerai est tiré des montagnes, constitue la principale industrie de la région méridionale des Highlands. Chaque village a son haut fourneau, ses charbonnières et ses forgerons. Ceux-ci font de bonnes haches, des lances, des fers de flèche, des bracelets qui, vu l’absence de machines et la pauvreté de l’outillage, sont d’un bon marché surprenant : vous avez une houe pesant plus de deux livres pour un morceau de calicot d’une valeur de huit pence.

Les habitants des environs du lac Chirwa et d’ailleurs fabriquent beaucoup de poterie, des marmites, des écuelles, de grands pots où l’on serre le grain, des vases de toute sorte qu’ils modèlent sans tour, et qu’ils décorent avec la plombagine que l’on trouve dans les montagnes.

Les uns s’adonnent à la vannerie et font de jolis paniers avec des éclisses de bambou ; les autres vont chercher du bouazé sur les montagnes où il croît en abondance, et fabriquent, avec ses fibres, des filets dont ils se servent, ou qu’ils échangent contre du sel ou du poisson séché. Ces deux derniers articles sont, avec le tabac, le fer et les pelleteries, l’objet d’un commerce actif entre les villages de cette région.

Beaucoup d’hommes dans ce pays-ci ont l’air intelligent, la tête bien faite, le front élevé, la figure agréable. Depuis que nous sommes habitués à la couleur, ce qui n’a pas été long, il nous arrive fréquemment de rencontrer des gens qui ressemblent à des personnes que nous avons connues en Angleterre, et dont ils nous rappellent les traits d’une manière frappante.

Les Manganjas sont fous de toilette : bagues à tous les doigts, y compris le pouce ; carcans, bracelets, anneaux de jambe en laiton, en fer ou en cuivre.

Mais le plus étonnant de ces bijoux est sans contredit le pélélé, ou bague de lèvre que portent les femmes. Dans leur enfance on leur perce la lèvre supérieure près de la cloison du nez ; une petite épingle en bois y est introduite pour que le trou ne se ferme pas. Quand les bords de la plaie sont cicatrisés, on retire l’épingle, qui est remplacée par une plus forte, puis celle-ci par une cheville qui va toujours grandissant, jusqu’à ce que la lèvre soit assez grosse pour qu’un anneau de deux pouces de diamètre puisse y entrer sans peine. On voit cette parure chez toutes les femmes manganjas des Highlands ; elle est commune sur les bords du haut et du bas Chiré. Dans les classes pauvres, c’est un disque ou un anneau de bambou ; chez les riches, il est en ivoire ou en étain. Le pélélé de métal a souvent la forme d’un plat ; celui d’ivoire ressemble à un rond de serviette.

Pas une femme ne paraît en public sans cet ornement, excepté lorsqu’elle est en deuil. On ne se figure pas l’effrayante laideur de cette lèvre qui se projette à deux pouces au delà du nez. Quand une ancienne porteuse d’anneau de bambou peut sourire, la bague et la lèvre qui la déborde, tirées en arrière par les muscles des joues, se redressent et dépassent les sourcils. Le nez se voit alors à travers l’anneau, et les dents, qui se trouvent à découvert, montrent le soin qu’on a pris de les tailler en pointe comme celles des chats ou des crocodiles. Le pélélé de Chikanda Kadzé, vieille femme qui remplit les fonctions de chef à une vingtaine de milles au nord de Morambala, retombe au-dessous du menton avec la lèvre qui le supporte.

Impossible avec cela de prononcer convenablement les lettres labiales, malgré tous les efforts de la lèvre inférieure qui s’étire pour s’appuyer contre la gencive d’en haut.

Si nous leur disons que c’est affreux et qu’elles feraient bien d’y renoncer, elles nous répondent « Kodi ! » (C’est la mode.)

Pourquoi les femmes portent-elles ces anneaux ? avons-nous demandé à un vieux chef du nom de Chinsounsé.

— Évidemment pour s’embellir, a-t-il répondu, fort surpris de cette question oiseuse. Un homme a de la barbe ; les femmes n’en ont pas ; que serait une femme sans pélélé ? Une créature ayant la bouche d’un homme, et pas de moustache : ah ! ah ! ah ! »

Plus tard, sur les bords du Rovouma, nous avons rencontré des hommes qui portaient le pélélé, tout comme les femmes.

Les lamentations pour les funérailles durent quarante-huit heures. Assises par terre, les femmes chantent quelques paroles plaintives, et terminent chaque vers par le son prolongé d’a-a ou celui d’o-o, ou bien encore d’ia-ia-a. Toute la bière qui se trouve dans la maison du défunt est répandue, ainsi que la farine ; tous les vases, marmites, jarres et écuelles sont brisés comme n’étant plus utiles.

Hommes et femmes portent le deuil de leurs parents. Il consiste en lanières de feuilles de palmier dont on s’entoure la tête, le cou, la poitrine, le bras et les jambes, et qu’on porte jusqu’à ce qu’elles tombent en lambeaux.

« Nous ne passons que quelques jours sur terre, nous disait le vieux Chinsounsé, mais nous revivons après la mort. Nous ne savons pas où nous allons, de quelle manière on est là-bas, ni ceux qu’on y a pour compagnie, puisque les morts ne l’ont jamais raconté. Ils reviennent quelquefois et nous apparaissent en songe ; mais ils ne disent pas où ils sont, ni comment ils s’y trouvent. »

En approchant de Nyassa, le Chiré devient une rivière large et profonde, mais avec un faible courant. En un endroit il forme une expansion de dix à douze milles de longueur sur cinq ou six de large. Ce petit lac, nommé Pamalombé, est plein d’excellent poisson. Les rives en sont basses et bordées d’une épaisse muraille de papyrus. Au couchant, près du rivage, s’élève une chaîne de montagnes qui se dirige vers le nord.

Nous gagnons la résidence du chef Mouana-Moesi, qui est à peu près à un jour de marche du Nyassa. Jamais, au dire des habitants, on n’y a entendu parler d’un lac. Ils nous assurent que le Chiré continue à se dérouler, comme nous le voyons ici, jusqu’à une distance de deux mois, et qu’alors il s’échappe d’entre des rochers perpendiculaires qui s’élèvent jusqu’au ciel.

En entendant ces paroles, nos hommes se déconcertent : « À quoi bon chercher ce lac, puisqu’il n’existe pas ? Retournons au Ma-Robert, disent les Makololos.

— Il faut voir ces rochers merveilleux, répond le docteur, il le faut à tout prix.

— Et quand vous les aurez vus, réplique Masakasa, vous voudrez voir autre chose. Mais il y a un lac, ils ont beau dire que non, ajoute-t-il, c’est bien sûr, puisque c’est dans un livre. »

Masakasa ayant une foi sans borne pour tout ce qui est écrit, s’indigne et reproche aux habitants de nous faire un mensonge. « Le lac existe, leur dit-il ; comment les blancs l’auraient-ils vu dans un livre, s’il n’y en avait pas ? »

Ils reconnaissent alors qu’il y a un lac à peu de distance, en amont du village.

Nous découvrîmes, en effet, le lac Nyassa le 16 septembre 1859, un peu avant midi. La pointe méridionale de ce lac est située par 14° 25’latitude sud et 33° 10’longitude est. Sur ce point, la vallée est d’une largeur d’environ douze milles. Des montagnes s’élèvent des deux côtés du lac ; mais la brume, qui provenait de l’incendie des herbages, nous empêcha alors de voir au loin.

Notre séjour au bord du lac fut nécessairement de courte durée. Nous sommes persuadés par l’expérience que, pour nous, le meilleur moyen de détruire les soupçons qui peuvent naître dans l’esprit des gens, dont les seuls visiteurs sont des marchands d’esclaves, est de ne faire que passer, puis de leur laisser le temps de comprendre que le but de notre voyage, si différent de celui des autres, n’a rien de dangereux pour leur repos, et que nous n’avons à leur égard que de bonnes dispositions.

Un autre motif nous faisait revenir en toute hâte ; la moindre imprudence des hommes que nous avions laissés au Ma-Robert pouvait nous compromettre, et devenir fatale aux succès de l’expédition.

6 octobre 1859. Après un voyage à pied de quarante jours, nos voyageurs arrivèrent au Ma-Robert, et ils redescendirent le Chiré.

Dans la traversée du marais de l’Éléphant, ils comptèrent neuf grandes troupes de ces animaux ; quelques unes de ces bandes formaient une ligne de deux milles de longueur.

26 octobre. Un violent orage éclate, il tombe des grêlons volumineux, à la grande surprise de nos hommes de Sena, pour qui la grêle est chose inconnue, bien qu’elle ne soit pas rare dans les contrées plus voisines du centre. Nous l’avons vue à Karuman tuer des chevaux, des poules, des antilopes, et briser à Kolobeng tous les carreaux des fenêtres de la Mission.

2 novembre. Après avoir jeté l’ancre à la hauteur de Shamoara, nous envoyons à Sena pour y prendre du biscuit et d’autres denrées. Avec sa générosité habituelle, le senhor Ferrâo nous donne un bœuf.

Tous les soirs il nous faut échouer le Ma-Robert sur un banc de sable. Il prend l’eau si rapidement que sans cela il coulerait dans la nuit ; ce n’est qu’en manœuvrant la pompe toute la journée qu’on peut le maintenir à flot.

Nous nous rendons à la côte vers l’embouchure du Kongoné, pour faire réparer notre malheureux vapeur. Puis nous partons le 6 décembre pour Têté, où, après divers incidents et un séjour à Choupanga, nous arrivâmes enfin le 2 février.


Les marchands de Têté. — Cérémonies des noces. — La houille et l’or. — Autre excursion au Kebrabasa.

Les Portugais de Têté poussent l’intempérance et autres vices tellement loin que nous sommes surpris, non pas de ce qu’ils ont la fièvre, mais de ce que la fièvre ne les emporte pas tous à la fois. Leurs habitudes seraient mortelles sous n’importe quel climat. C’était pour les Africains un sujet d’étonnement plus grand encore que pour nous-mêmes ; nos Makololos, par exemple, regardaient avec effroi leurs réunions bachiques. Il n’y a pas de journaux à Têté, pas de libraire, à peine un maître d’école. Si nous étions nés dans un pareil milieu… Nous tremblons d’y penser !

Les mariages sont célébrés ici avec autant de gaieté que partout ailleurs.

Dans le cortége nuptial, les mariés sont portés dans des machillas, c’est-à-dire dans des hamacs suspendus à des perches. La partie féminine des esclaves, parée de ses plus beaux atours, fait éclater la joie qu’elle éprouve du bonheur de ses maîtres. Les hommes portent des hamacs ou témoignent leur allégresse en déchargeant leurs mousquets. Derrière les machillas, viennent les amis du jeune couple ; ils ont ordinairement l’habit noir et le chapeau en tuyau de poêle qui nous paraît ici plus hideux que nous ne l’avons jamais trouvé en Europe.

Les femmes regardent les toilettes de leurs voisines, et balancent gracieusement les cruches d’eau qu’elles portent sur la tête, pendant que, pour se nettoyer la gorge de la poussière que soulève la foule, les invités font de copieuses libations en attendant le repas, qui est suivi de la danse et d’autres divertissements joyeux.

L’objet le plus important des environs de Têté, à peu près le seul qui soit intéressant, est la houille que l’on rencontre à quelques milles au nord du village. Elle apparaît dans les berges rocheuses des ruisseaux qui alimentent le Révoaboué. Les veines ont une épaisseur de quatre à cinq pieds ; nous en avons trouvé une de vingt-cinq pieds d’épaisseur.

L’or se trouve également dans beaucoup de rivières situées au midi de Têté ; mais aussi longtemps que durera l’esclavage on n’exploitera dans ce pays-ci ni l’or ni la houille, et ces richesses se conserveront pour les générations futures.

Persuadés que nous devions à nos fidèles compagnons de 1855 de les reconduire chez eux, de les protéger pendant la route et de leur rendre tous les services qui seraient en notre pouvoir, nous nous préparâmes à ce voyage qui était pour nous une dette d’honneur, et que les Portugais de Têté regardaient comme impossible.

Le vapeur fut conduit à l’île de Kaniymbé, située en face de Têté, et confié à deux matelots anglais qui devaient le garder pendant notre absence.

Ceux des Makololos qui avaient pris part aux travaux de l’expédition touchèrent le prix de leurs services, et leurs camarades, à qui l’on voulut montrer qu’ils n’étaient pas venus pour rien avec le docteur, reçurent de la toile de coton, afin qu’ils n’eussent pas à souffrir de la température plus fraîche du pays. Enfin des ornements furent ajoutés à ce présent d’étoffe.

On appelait nos gens Makololos, parce qu’ils étaient fiers ; mais c’était pure politesse, car il n’y avait dans toute la bande que le chef principal, nommé Kanyata, qui fût un vrai Makololo, et c’était en vertu de son origine qu’il avait succédé à Sékouébou. Le reste appartenait aux tribus conquises des Batokas, des Boshoubias, etc.

Le 15 mai, ayant achevé tous nos préparatifs, nous nous mîmes en route à deux heures de l’après-midi.

Un négociant de Têté envoya avec nous trois de ses esclaves, qu’il chargea de présents pour le chef des Makololos. Le major Sicard nous donna également trois des siens, et deux gentlemen portugais eurent la complaisance de nous prêter deux ânes.

Nous nous arrêtâmes à quatre milles de Têté. Apprenant que les Banyaïs, ces gens qui rançonnent les Portugais, habitent principalement la rive droite, et n’ayant pas grande confiance dans notre escorte, nous traversâmes le Zambèse et suivîmes la rive gauche. Si les Banyaïs s’étaient présentés d’un air menaçant, nos hommes auraient pu déposer leurs fardeaux et s’enfuir, d’autant plus volontiers qu’ils étaient près de leur gîte.

Il n’y eut pas même besoin de cela pour faire déguerpir deux d’entre eux qui, le lendemain, reprirent la route de Têté.

Nous fîmes d’abord de courtes étapes, allant sans nous presser jusqu’à ce que les hommes fussent rompus à la marche.

Les nuits étaient froides, accompagnées de fortes rosées, quelquefois d’une averse ; il en résulta plusieurs cas de fièvre. Chaque matin la bande était diminuée de quelques hommes.

Lorsque nous atteignîmes les montagnes de Kébrabasa, trente hommes (à peu près le tiers de la bande) nous avaient tourné le dos.

Les gens du Kébrabasa étaient alors plus gras qu’à notre première visite. La récolte avait été abondante ; ils avaient de la bière à profusion, et ils jouissaient gaiement de la vie tant qu’ils pouvaient.

Au village de Défoué, près de l’endroit où le Ma-Robert s’était arrêté lors de notre première course, nous trouvâmes deux chefs : le fils et le gendre de l’ancien chef. Ordinairement ce n’est pas le fils, mais le neveu du chef (ligne féminine) qui a le plus de chance d’hériter du pouvoir.

Ici les hommes sont tous marqués de lignes horizontales, ou de cicatrices qui leur traversent le nez et le haut du front. Ils ont en outre, comme les habitants de l’ancienne Égypte, une seule boucle d’oreille, formée d’un anneau de cuivre jaune qui a deux ou trois pouces de diamètre. Il en est qui portent les cheveux longs et de la même manière que les Égyptiens et les Assyriens. Quelques-uns ont les yeux relevés des Chinois.

Après avoir passé à pied le rapide Lonia nous Un corlége huμtial à Têtè. - Qessin d¢ Emile Bayard d’après le D* Lîvingstone quittâmes le sentier que nous avions suivi autrefois sur les bords du Zambèse, et nous dirigeant au nord-ouest, nous avançâmes derrière l’une des chaînes de la montagne, dont l’extrémité orientale s’appelle Mongona, du nom d’un acacia excessivement fétide, que l’on y rencontre.

De même que les Manganjas, les habitants de cette région saluent en frappant dans leurs mains. Quand un homme arrive dans un endroit où il y a des gens assis, il va claquer dans ses mains devant chaque personne, qui lui rend son salut ; puis il s’assied à son tour.

Nous poursuivîmes notre route dans la même direction et ne rencontrâmes que deux petits hameaux dans la journée. Nous trouvâmes sur notre passage une immense quantité de gaïac et de bois d’ébène ; l’arbre dont l’écorce amère et lisse est employée par les indigènes pour faire ces vases cylindriques ou ils serrent leurs grains abondait également. En général, le pays était couvert de forêts composées d’arbres de moyenne taille.

Nous passâmes la nuit près de Sindaboné, dans une petite bourgade où nos hommes, s’étant procuré de la bière à profusion, se montrèrent d’une turbulence peu commune. On déjeuna le lendemain matin à l’ombre de dattiers sauvages, sur le bord fleuri d’une eau limpide qui traverse la charmante vallée de Zibah.

Remontant cette jolie vallée qui nous conduisait au sud-ouest, nous atteignîmes le village de Sandia après une marche d’environ une heure. Le Kfoumo était à la chasse ; on ignorait quand il serait de retour.

Nous avions quelques malades et il fallut séjourner. Les sujets de Sandia se montrèrent pleins de courtoisie. Dans la soirée, un parent du chef vint nous faire une visite ; et n’aimant pas, disait-il, à nous voir manger sans boire, il nous apportait de la bière dont il nous faisait présent. Une fois qu’on s’éloigne des tribus qui ont des rapports avec les marchands d’esclaves, on trouve dans les manières et dans les paroles des naturels beaucoup de choses qui rappellent les patriarches.

Les habitants de la vallée de Zibah appartiennent à la tribu des Badémas ; ils sont plus riches, ont plus de cotonnade d’ornements et des vivres que ceux que nous avions rencontrés jusqu’alors. Ils nous offraient des œufs, de la volaille, des patates, des arachides, des cannes à sucre, des tomates, du piment, du curcuma, du riz, du sorgho, du maïs, et apportaient ces produits en très-grande quantité.

Le sorgho, le tabac, le chanvre et le coton sont cultivés également dans la vallée de Zibah ; ils le sont, d’ailleurs, par tous les habitants du Kébrabasa, où, dans presque tous les villages, comme dans les hautes terres des Manganjas, les hommes sont occupés à filer et à tisser du coton d’excellente qualité.


Le partage d’un éléphant.

Il nous fut impossible de partir le lendemain. Six des Makololos, voulant essayer leurs mousquets, allèrent à la recherche d’un éléphant. Au bout de quelques heures, certains d’entre eux, fatigués de ne rien voir, proposèrent de se rendre à un village et d’y acheter des vivres. « Non pas, dit Mantlanyané, nous sommes à la chasse, allons toujours. » Peu de temps après ils rencontrèrent une bande de femelles avec leurs éléphanteaux. Dès que la première de la troupe eut découvert les chasseurs qui se trouvaient sur les rochers, d’où ils la dominaient, elle plaça, avec un instinct vraiment maternel, son petit entre ses jambes de devant, afin de le protéger. La pauvre bête reçut une volée d’artillerie, et s’enfuit dans la plaine, où elle fut achevée par une nouvelle décharge. Quant à l’éléphanteau, il s’échappa et disparut avec le reste de la bande.

La femme de Sandia fut immédiatement informée de ce succès, attendu que, suivant la loi du pays, la moitié de l’éléphant appartient au chef du territoire où l’animal est tombé.

Le partage d’un éléphant est un spectacle des plus curieux. Les hommes, rangés autour de la bête, gardent un profond silence, tandis que le chef des voyageurs déclare, qu’en vertu d’une ancienne coutume, la tête et la jambe de devant du côté droit appartiennent à celui qui a tué l’animal, c’est-à-dire qui l’a blessé le premier ; que la jambe gauche est à celui, qui a fait la seconde blessure ou qui le premier a touché la bête après que celle-ci est tombée ; que le morceau qui entoure l’œil se donne au chef des voyageurs, et que certaines parts reviennent aux chefs des feux, c’est-à-dire des différents groupes qui forment le camp. Il recommande surtout de réserver la graisse et les entrailles pour une seconde distribution.

Dès que ce discours est terminé, les indigènes fondent sur la proie en criant et s’animant de plus en plus, jettent des clameurs sauvages, tout en découpant la bête avec leurs grandes lances, dont les longues hampes s’agitent dans l’air au-dessus de leurs têtes. Enfin leur exaltation, plus vive de moment en moment, arrive au comble, lorsque la masse énorme est ouverte, ainsi que l’annonce le rugissement des gaz qui s’en échappent. Quelques-uns s’élancent dans le coffre béant, s’y roulent çà et là, dans leur ardeur à saisir la graisse précieuse ; tandis que leurs camarades s’éloignent en courant chargés de viande saignante, la jettent sur l’herbe, et reviennent en chercher d’autre, tous parlant et hurlant sur le ton le plus aigu qu’il leur soit possible d’atteindre. Trois ou quatre, au mépris de toutes les lois, saisissent le même morceau qu’ils se disputent aigrement. De temps à autre s’élève un cri de douleur : un homme dont la main a reçu un coup de lance d’un ami frénétique, surgit de la masse grouillante qui remplit la bête et qui la recouvre. Il faut alors un morceau d’étoffe et de bonnes paroles pour éviter une querelle. Toutefois l’œuvre continue, et, dans un espace de temps incroyablement court, des tonnes de viande sont détaillées et les morceaux rangés en différents tas.

Peu de temps après la division de la bête, arriva le chef Sandia. C’est un vieillard qui porte une perruque de filasse d’ifé, teinte en noir et d’un lustre brillant. L’ifé (sanseveria) est une plante de la famille des aloës : ses feuilles charnues, dont la forme rappelle un peu celle de nos iris de marais, fournissent, quand on les broie, une filasse abondante et fine, bien que très-forte, avec laquelle on fait ici des cordes, des filets et des perruques. Cette filasse prend facilement la teinture, et pourrait devenir un bon article de commerce. Les perruques d’ifé, ainsi que nous l’avons vu plus tard, ne sont pas rares dans cette région ; cependant elles y sont peut-être moins communes que les perruques de cheveux ne le sont en Angleterre.

Sandia avait au cou son mosaméla, qui lui pendait dans le dos, et ressemblait exactement à celui des anciens Égyptiens. Le mosaméla, espèce de petit tabouret en bois sculpté, qui sert d’oreiller, s’emporte ordinairement dans les expéditions de chasse, de même que la natte où l’on s’étend pour dormir.

Le chef visita les feux de nos hommes, et accepta la viande que ceux-ci lui donnèrent.

Nous eûmes pour nous le pied de la bête que l’on nous accommoda à la mode du pays. Un grand trou fut creusé dans le sol et on y fit du feu ; quand l’intérieur en fut bien chaud, on y plaça l’énorme pied, que l’on recouvrit de cendres chaudes, ensuite de terre, et l’on fit sur le tout un bon feu qui brûla toute la nuit. Le lendemain matin, le pied nous fut servi à déjeuner ; il était vraiment exquis. C’est une masse blanchâtre, un peu gélatineuse, et qui ressemble à de la moelle. Après un repas de pied d’éléphant, il est sage de faire une longue course pour éviter un mouvement de bile.

La trompe et la langue sont aussi de bons morceaux ; mises à l’étuvée, et cuites à point, elles ont à peu près le goût de la langue de bœuf et de la bosse de bison. Tout le reste est coriace et d’un tel fumet que, pour le manger, il faut avoir grand’faim.

Sandia nous procure deux guides, et, le 4 juin, nous quittons la vallée de l’Éléphant, en nous dirigeant vers l’ouest pour revenir au Zambèse.

Nous rejoignons le fleuve à moins d’un demi-mille au nord de la cataracte. En gravissant le Moroumboua à Pajodzé, nous découvrîmes qu’il n’y avait que l’épaisseur de la montagne entre nous et les rapides.

Nous déjeunons un peu au-dessus de Pajodzé. Près de là, toujours en remontant, dans un endroit où le Zambèse est d’un calme relatif, et où les marchands le traversent quelquefois, nous sommes accostés par un chef banyaï, qui, à la tête d’une douzaine de guerriers, nous demande avec insolence de lui payer un droit de passage. Nos hommes lui répondent que ce n’est pas l’habitude des Anglais de payer des amendes pour quoi que ce soit ; et, voyant son insuccès, il retourne dans ses foyers.

Le Kébrabasa, que nous regardons une dernière fois, nous offre un spectacle grandiose ; remarquables par leurs formes et leurs versants abrupts, les deux piliers géants du porche de la cataracte se distinguent parmi les hautes montagnes. Les vastes forêts ont encore leur parure d’automne ; l’écorce grise des troncs éloignés fait ressortir les nuances jaunes, vertes, rouges, violettes et brunes dont ces forêts sont brillamment revêtues. Au milieu de ces tons splendides apparaît la fraîche livrée de quelques arbres ayant déjà leurs feuilles nouvelles, comme si l’hiver des autres était pour eux le printemps. Les rayons du soleil qui se jouent dans ces forêts alpestres, et l’ombre changeante des nuages qui, en passant, fait opposition à cette lumière éclatante, ajoute de nouveaux charmes à ces tableaux d’une beauté déjà sans égale.

D’après ce que nous avons vu des rapides du Kébrabasa, il nous semble très-évident qu’ils s’opposeront toujours à la navigation pendant les mois où la rivière est basse ; mais à l’époque des crues, l’eau s’élevant dans la gorge à quatre-vingts pieds au-dessus de l’étiage, il est probable qu’un steamer pourrait alors franchir la passe et gagner le haut Zambèse.


Le pondoro ou l’homme-lion.

Un jour que nous étions arrêtés près d’un village du Kébrabasa, un homme vint nous faire une visite. On avait déchargé un fusil, notre homme s’en aperçut ; il passa de l’autre côté, pour n’être pas sous le vent de cette arme à feu, et se mit à trembler de la façon la plus habile, bien que d’une manière exagérée. Les Makololos nous expliquèrent que c’était un pondoro, c’est-à-dire un individu pouvant changer de forme quand bon lui semblait. Ils ajoutèrent qu’un pondoro ne supporte pas l’odeur de la poudre. « Et ne voyez-vous pas comme il tremble ! » Nous le priâmes de demander à cet homme de se transformer en lion, et de lui dire que pour sa peine, on lui donnerait assez d’étoffe pour se faire un vêtement. « Oh ! non, répliquèrent les Makololos ; si on lui disait cela, il pourrait y consentir, et il viendrait nous tuer quand nous serions endormis. »

On nous assura que notre visiteur prenait souvent la forme d’un lion, qu’il s’en allait dans la forêt où il passait plusieurs jours ; quelquefois même son absence durait un mois. L’épouse attentionnée de ce personnage avait construit une cabane, ou pour mieux dire un antre, où elle déposait de la bière et des aliments pour son seigneur et maître, dont la métamorphose n’avait pas modifié les appétits humains. À l’exception du pondoro et de sa femme, personne ne pouvait mettre le pied dans cette case ; il était même défendu à tous les étrangers de poser leurs fusils contre le baobab près de la porte.

Le mfoumo, ou chef d’un petit village, voulut mettre nos gens à l’amende, parce qu’ils avaient appuyé leurs mousquets à la muraille d’une vieille hutte, qui se trouvait être la case du pondoro. Celui-ci, habile chasseur, emploie parfois son habileté au profit du village. Quelques jours après le départ du pondoro, sa femme prend une certaine drogue, va la placer dans la forêt, et s’enfuit bien vite, de peur d’être saisie par le terrible animal. Grâce au médicament qu’il a trouvé, le pondoro recouvre la forme humaine ; il revient au village et dit à ceux qu’il rencontre : « Allez et prenez, j’ai tué du gibier pour vous. » Les gens obéissent et rapportent le buffle ou l’antilope que le pondoro a tué quand il était lion, ou pour mieux dire qu’il a pris au piége, tandis qu’il poursuivait dans le bois le cours de ses supercheries.

On croit également dans ces parages qu’après la mort d’un chef, l’âme de celui-ci entre dans le corps d’un lion, ce qui rend cet animal sacré. Une fois que nous avions tué un buffle, c’était au delà du Kafoué, un lion, sans doute attiré par l’odeur de la bête, s’approcha de l’endroit où nous passions la nuit et nous réveilla tous par ses rugissements. Touba Mokoro, imbu de l’idée populaire que le lion était un chef déguisé, l’apostropha ainsi dans un moment de silence : « Vous un chef ! C’est vous qui le dites ; quel genre de chef êtes-vous donc pour venir dans l’ombre essayer de nous dérober notre viande ? N’êtes-vous pas honteux ! Un noble chef, vraiment ; vous ne pensez qu’à vous et ressemblez à un scarabée croquemort. Pourquoi ne tuez-vous pas votre buffle vous-même ? Vous n’avez pas le cœur d’un chef. C’est une pierre que vous avez dans la poitrine. »

Les remontrances de Mokoro n’ayant produit aucun effet, l’un des plus calmes, un homme qui parlait rarement, envisagea la question sous un autre jour, et s’adressant au lion avec sa tranquillité ordinaire il lui fit sentir ce qu’une pareille conduite avait d’injuste à l’égard d’étrangers qui ne lui avaient fait aucune injure.

« Nous voyageons paisiblement disait-il, passant dans le pays pour aller retrouver notre propre chef. Nous n’avons jamais tué personne, ni dérobé quoi que ce soit. La chair de ce buffle est à nous ; elle ne vous appartient pas ; c’est inconvenant pour un grand chef comme vous de rôder la nuit à la façon des hyènes, et de chercher à voler la viande des étrangers ; Il y a beaucoup de gibier dans la forêt ; allez à la chasse, et ne devez votre nourriture qu’à vous-même. »

Le pondoro ne faisant que rugir un peu plus fort, nos hommes se fâchèrent, et le menacèrent de lui envoyer une balle s’il ne s’éloignait pas. Chacun prit son fusil ; mais le lion se retira prudemment à quelques pas du cercle de lumière que répandaient nos feux. On lui jeta un morceau de buffle où nous avions mis de la strychnine ; il partit presque aussitôt, et de toute la nuit il ne se fit plus entendre.

Extraits de la traduction inédite de Mme H. Loreau.

(La suite à La prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. page 113.