Le Zambèse et ses affluents/03

La bibliothèque libre.
Troisième livraison
Traduction par Mme Loreau.
Le Tour du mondeVolume 13 (p. 145-160).
Troisième livraison

Au bord du Zambèse. — Dessin de A. de Bar d’après le Dr Livingstone.


LE ZAMBÈSE ET SES AFFLUENTS,


PAR DAVID ET CHARLES LIVINGSTONE[1].


1858-1864. — TRADUCTION INÉDITE. — DESSINS INÉDITS.




Plaines de Chicova. — Indigènes voyageurs. — Noms que les indigènes donnent aux étoiles. — Cécité causée par la lune. — Discussion politique entre Africains. — Croquemitaines blancs.

Le 7 juin 1860, nous arrivâmes aux plaines de Chicova où le Zambèse, se déployant tout à coup, a la même étendue et le même aspect que devant Têté. Un peu plus haut nous voyons une large couche de houille sur la berge de la rive gauche.

De temps à autre nous rencontrons des voyageurs indigènes. Ceux qui ont une longue route à faire sont chargés d’une natte à coucher, d’un oreiller de bois, d’une marmite et d’un sac de farine ; ils ont une pipe, une blague à tabac, un couteau, un arc, des flèches, et de plus deux bâtonnets de deux à trois pieds, avec lesquels ils se font du feu en les tournant quand ils sont obligés de camper loin de toute habitation.

Les lions sont nombreux dans les plaines de Chicova, et nos gens commencent à disposer le camp avec plus d’attention. Ils nous placent au centre, comme ils ont l’habitude de le faire pour leurs chefs Kanyata ; ils rangent nos sacs, nos rifles, nos revolvers près de notre tête, et entretiennent un petit feu à nos pieds.

Ici les astres les plus apparents sont désignés sous des noms qui conservent la même signification chez un grand nombre de tribus dispersées : on nomme Vénus, quand elle apparaît le soir, Ntanda, c’est-à-dire l’aîné ; au point du jour on l’appelle Manjika, ou premier-né du matin. Elle est tellement lumineuse qu’à l heure où elle brille seule les corps projettent de l’ombre. Sirius a le nom de Kouéhoua Ousiko, traîneur de la nuit, parce que l’on suppose qu’il entraîne la nuit tout entière.

La lune, dans ce pays-ci, n’a pas d’influence maligne, du moins à notre connaissance. Nous l’avons regardée sans en souffrir jusqu’à ce qu’un doux sommeil nous ait fermé les yeux. À Têté, au contraire, elle aveugla quatre ou cinq de nos hommes.

Chaque soir, quand la grande affaire du souper est finie, nos gens prennent place autour des feux. Ils se mettent à causer ou à chanter. L’un des Batokas joue de la Sansa, et continue jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il accompagne ses accords d’un chant qu’il improvise, et dans lequel il raconte les événements dont il a été témoin pendant les deux ou trois dernières années.

Quelquefois une question politique surgit et les paroles s’animent. La mauvaise administration des chefs est le thème inépuisable : « On se gouvernerait mieux soi-même, s’écrient-ils ; à quoi servent les chefs, et pourquoi en avoir ? Presque jamais le chef ne fait rien, et cependant il est gras. Il a des épouses nombreuses, et nous, qui faisons le rude travail, nous avons faim, nous ne possédons qu’une femme, souvent même nous n’en avons pas. Cela est mauvais ; c’est injuste ; bien à tort. » À ces paroles un bruyant èhè qui équivaut à notre : écoutez ! écoutez ! s’élève de toutes parts.

La veillée finie, tout le monde s’endort. Nous nous levons au point du jour (il est à peu près cinq heures). Tandis que nous prenons du thé avec un morceau de biscuit, nos couvertures sont pliées et mises dans les sacs par les hommes qui nous servent. Chacun roule sa natte et l’attache au bout d’un bâton qui se porte sur l’épaule et dont la marmite occupe l’autre extrémité. Le cuisinier réunit les plats dont il se charge. Quand le soleil est levé toute la bande est en route.

Vers neuf heures, si l’on trouve un endroit convenable, on s’y arrête pour déjeuner. Le repas en général a été préparé la veille afin de ne pas perdre de temps ; on n’a donc plus qu’à le réchauffer.

Après le déjeuner on se remet en marche ; on se repose au milieu du jour, et l’on s’arrête dans l’après-midi, pour recommencer le lendemain.

Nous franchissons en moyenne de deux milles à deux milles et demi par heure, et il est rare que nous marchions plus de cinq ou six heures par jour. Dans un pays chaud, c’est autant qu’un homme puisse faire sans être accablé ; nous désirons d’ailleurs que le voyage soit plutôt un plaisir qu’une fatigue. Presser le pas, lancer des regards furieux à ses gens, leur dire des injures, pour se donner plus tard la vaine satisfaction d’écrire avec quelle rapidité on a fait le chemin, c’est une sottise où l’odieux le dispute à l’absurde. Au contraire la bienveillance que l’on témoigne à ses compagnons, les égards qu’on a pour eux, alors même que ce sont des nègres, le plaisir de regarder le pays, d’observer tant de choses nouvelles que l’on voit bien mieux quand on marche d’un pas ordinaire, enfin le charme des instants de repos, rendent le voyage délicieux.

Les plaines de Chicova au sol gras et brun sont extrêmement fécondes ; elles nourrissaient jadis une population nombreuse ; mais la guerre et l’esclavage en ont balayé la plupart des habitants. En dépit des grandes herbes qui les ont envahies, le coton y croît toujours dans les jardins abandonnés.

Il faut qu’il y ait dans l’aspect des blancs quelque chose d’effroyable pour les nègres qui n’en ont jamais vu. Quand nous entrons dans un village qu’un Européen n’a pas encore visité, le premier enfant qui aperçoit les hommes « cousus dans des sacs » prend ses jambes à son cou, et s’enfuit avec autant de frayeur qu’en aurait un gamin de Londres, s’il voyait une momie sortir vivante du British Museum. Alarmée par les cris sauvages du bambin, la mère s’élance hors de sa case, mais elle s’y rejette précipitamment dès qu’elle voit l’effroyable apparition. Les chiens nous tournent le dos et, la queue entre les jambes, se sauvent tout éperdus. Les poules abandonnent leurs poussins et se réfugient sur le toit en criant. Le village naguère si paisible n’offre plus que désordre et vacarme, jusqu’au moment où nos Makololos, se mettant à rire, affirment que les blancs ne mangent pas les noirs ; car en Afrique une plaisanterie a souvent plus d’influence que les paroles les plus solennelles. Quelques-uns de nos fashionables perdraient peut-être un peu de la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, s’ils voyaient toutes les jolies filles d’un bourg s’enfuir à leur approche, ainsi qu’à la vue d’affreux cannibales ; ou s’ils entendaient, comme cela nous est arrivé, les mamans les transformer en croquemitaines, et dire ai leurs marmots : « Si vous n’êtes pas sages, j’appellerai l’homme blanc pour qu’il vous morde. »


Usage de la houille inconnu aux indigènes. — Fourmis guerrières. — Singe respecté. — Pangola-Zumbo.

Nous traversons le Nyamatarara, petit ruisseau qui forme la limite de Chicova, et nous nous trouvons au milieu de roches de grès. Ici comme à Chicova, la houille se montre sur les rives du Zambèse.

Les indigènes ne savaient pas que la houille fût combustible. Quand nous leur avons dit qu’on en faisait du feu, ils ont secoué la tête et ont souri d’un air incrédule, en répondant : « vraiment ! » et leur surprise a été grande, lorsqu’ils ont vu ces pierres noires brûler dans notre feu de bois. Ils nous ont dit alors qu’il y en avait beaucoup dans les montagnes.

Un dike on silon de basalte nommé Kakololé, traverse le Zambèse près de l’embouchure du Sinjéré (ou Nyama tarara). La muraille formée par le basalte est rompue en deux endroits ; chacune de ces ouvertures a de soixante à quatre-vingts pieds de large ; l’eau y est très-profonde. Il y a dans ces parages beaucoup de fosses destinées à prendre le gibier. Des pieux aigus sont fichés en terre au fond de ces trappes, et la bête s’empale en tombant sur ces pointes.

Nous campons au bord du Sinjéré, sous un figuier sauvage, à la cime largement étendue.

Autour de nous, le sol abonde en termites. Leurs galeries d’argile destinées à les cacher aux yeux des oiseaux, rampent sur la terre, s’appuient contre les arbres et courent le long des branches que les petits architectes débarrassent de tout leur bois mort.

Une armée de grosses fourmis noires, en maraude, a attaqué sous nos yeux une forteresse de termites près de notre camp ; La lutte ayant été souterraine, nous n’avons pas pu voir le combat ; mais il parut bientôt que les noires avaient gagné la bataille ; car elles retournèrent chez elles triomphalement, chargées d’œufs de termites et de morceaux friands du corps des vaincus.

Nous quittons le Sinjéré, le 12 juin. Nos hommes sont chargés de viande d’hippopotame, dont ils espèrent bien vendre une partie. Nous déjeunons en face du dike de basalte qui confine au chenal, à l’ouest du mont Manyéréré.

Un singe errant, très-gras, très-peu farouche, et beaucoup plus grand que tous ceux que nous ayons encore vus, sort tranquillement d’un jardin près duquel nous passons. Pour les habitants de cette région, le singe est un animal sacré ; jamais ils ne le tuent ou ne l’inquiètent, persuadés qu’ils sont que les âmes de leurs ancêtres habitent ces corps dégradés, et qu’un jour ou l’autre, eux-mêmes revêtiront cette forme.

Les jardins sont séparés les uns des autres par une seule rangée de petites pierres, quelques poignées d’herbe ou un sillon légèrement tracé à la houe. Quelques-uns sont entourés d’une palissade de roseaux, tout ce qu’il y a de plus fragile. Cela suffit néanmoins pour éloigner les hippopotames qui se méfient de cette barrière, et s’abstiennent de la franchir dans la crainte de rencontrer un piége.

Le 16 juin, nous sommes à Senga, village florissant, bâti au pied du mont Motémoua, et administré par Mamyamé.

Presque toutes les montagnes de cette région sont couvertes de forêts éclaircies d’herbe verte ou jaune ; la plupart des pentes sont fertiles, même les plus abruptes.

Hommes et femmes préparent la terre pour les semailles de novembre.

Plus loin notre chemin traverse de vastes solitudes, d’où la vie paraît absente : pas un oiseau, pas un animal, pas un insecte ne se fait entendre ; pas un village dans les environs ; l’air est immobile ; le ciel et la terre sommeillent, et notre caravane fatiguée, se traînant sur la plaine brûlante, dont l’éclat nous aveugle, ressemble à un navire flottant sur la mer déserte. On n’est pas seul pourtant au milieu de ce silence ; des formes vivantes vous entourent, des regards curieux épient vos mouvements. Vous entrez dans un bois, et vous apercevez une troupe de waterbucks ou de pallahs, tellement immobiles et silencieux que vous croiriez qu’ils font partie du paysage. En passant près d’un massif d’épines, vous entrevoyez dans les buissons la vague silhouette des buffles, qui, tête baissée, vous guettent de leurs yeux farouches. Enfin, un brusque détour vous fait tomber sur un indigène qui vous a vu de loin, et qui s’est approché sans bruit pour pouvoir vous regarder de plus près.

23 juin. — Nous entrons dans le principal village de Pangola, bourgade située à plus d’un mille du Zambèse. Les débris d’un mur en pisé montrent qu’on y a voulu imiter le genre de bâtisse des Portugais. Nous sommes campés sous un figuier majestueux dont le corps est entouré d’amulettes, ayant pour but de protéger le miel d’une ruche que des abeilles sauvages ont établie dans l’une des branches de l’arbre. Le talisman, qui consiste en une bande de feuille de palmier, barbouillée de quelque chose, et décorée d’un petit morceau de bois, d’une racine ou de quelques brins d’herbe, s’achète au docteur ès-dés ; on l’attache autour de l’arbre, et l’on est persuadé qu’il peut infliger une maladie, voire la mort, au voleur qui le franchirait en grimpant.

Pangola est venu nous voir ; il était ivre et babillard. « Nous sommes amis, très-bons amis, nous dit-il. Je vous apporte un panier de maïs vert ; le voilà. » Nous l’avons remercié, et lui avons donné deux brasses de cotonnade qui valaient quatre fois plus que son maïs. Mais ce n’était pas assez. « Non ! il ne prendrait pas un aussi mince présent ; il lui fallait un fusil à deux coups ; justement celui-là ; nous sommes amis, bons amis, tous amis ensemble. » Nous ne demandions pas mieux que de le croire ; mais nous ne pouvions nous dessaisir de notre meilleur Dixon ; l’exigeant compère s’éloigna fort mécontent. — Les fripons blancs et les aigrefins noirs sont frères.

De même que leurs compatriotes du Chiré, les Manganjas du Zambèse sont passionnés pour l’agriculture. Outre les produits alimentaires, qui chez eux sont variés, ils font venir plus de tabac et de coton qu’ils n’en consomment. Quand on leur demande s’ils travailleraient volontiers pour les Européens, ils répondent que oui, si les Européens appartiennent à la classe des gens qui peuvent payer le travail des autres, et non pas à celle des aventuriers qui auraient besoin qu’on leur donnât de l’ouvrage.

Depuis la résidence de Sandia jusqu’à celle de Pangola, tous les indigènes sont bien vêtus ; l’étoffe qu’ils emploient a été filée et tissée de leur propres mains, avec des métiers fabriqués dans le pays. À Senga, le fer est tiré du minerai en quantité considérable et très-habilement travaillé.

Ainsi qu’il arrive toujours quand une bande armée séjourne dans le village, Pangola est allé coucher prudemment dans l’un des hameaux extérieurs. En pareil cas, personne ne sait, ou du moins ne veut dire, à quel endroit le chef va passer la nuit.

26 juin. — Déjeuné à Zumbo, sur la rive gauche de la Loangoua, près des ruines de quelques anciennes maisons portugaises.

À huit heures du soir nous étions tous sains et saufs sur la rive droite.


Ma-Mbourouba. — Jujubes. — Abondance du gibier. — Bazizoulous. — Cynhyène. — Tombanyama. — Embouchure du Kafoué.

Nous avons passé tout un jour près des ruines de Zumbo.

Des restes de l’église, près de laquelle gît une cloche brisée, on domine les deux rivières, et la vue est splendide : des champs de verdure, une forêt onduleuse, des collines charmantes, de belles montagnes se déroulent au loin.

28 juin. — Nous nous remettons en route. Le gibier est d’une incroyable abondance ; les lions sont nombreux. L’un de ces derniers, en train de dévorer un cochon sauvage, est mis en fuite par Mbia, qui s’empare des reliefs du repas et en fait son profit. Les lions aiment particulièrement la chair du porc et du zèbre.

Nous arrivons dans l’après-midi au village de Ma Mbou-rouba, chef féminin, qui demeure actuellement de l’autre côté du Zambèse.

Ici, nous quittons le Zambèse, et nous remontons la vallée qui conduit à la passe de Mbourouma, autrement dit de Mohango.

Le bouazé et le bambou apparaissent maintenant sur les collines ; mais le jujubier, qu’on a sans aucun doute apporté de l’Inde, ne s’étend pas plus loin. Depuis Têté, nous avons mangé partout de ses fruits, qui ont un peu la saveur des pommes, d’où le nom de macààs que leur donnent les Portugais. Zumbo est la dernière station que les Portugais aient eue sur le Zambèse.

L’eau est rare dans la passe de Mbourouba, excepté à l’époque des pluies.

Quand un chasseur indigène traverse un lieu aride ; il sait, par les animaux qu’il rencontre, où il peut espérer de trouver de l’eau. Les pistes du pallah, du buffle, du rhinocéros et du zèbre, donnent toujours l’assurance qu’il y a de l’eau dans les environs, car ils ne s’en éloignent jamais beaucoup. De même, lorsqu’au milieu du calme solennel des bois, le chant des oiseaux réjouit notre oreille, nous sommes sûrs que nous avons de l’eau.

3 juillet. — La quantité de gibier de toute espèce augmente chaque jour. Comme exemple de ce que l’on rencontre dans les endroits inhabités, où l’arme à feu est inconnue, nous citerons ce que nous avons vu aujourd’hui, 3 juillet 1860. Au point du jour des éléphants ont passé à moins de cinquante yards de nos feux ; ils suivaient le lit desséché d’une petite rivière, et se rendaient au Zambèse. Plus loin nous avons rencontré une bande de pintades ; nous en avons abattu plus qu’il n’en fallait pour notre dîner, et, laissant à notre chef de cuisine et à ses aides le soin de les ramasser, nous avons continué notre route. Des francolins passaient devant nous ; des tourterelles que nous faisions lever par centaines s’envolaient à grand bruit et se réfugiaient sur les arbres. Des compagnies effarées de canards et d’oies n’étaient pas plus rares. Au lever du soleil, de nombreux pallahs permirent à la longue file de nos hommes d’approcher d’eux à une distance d’environ cinquante yards. Mais ayant assez de viande, nous les avons laissés partir, sans les inquiéter. Peu de temps après nous étions en présence d’une troupe de waterbucks, dont ici la chair est plus sèche et le pelage beaucoup plus foncé que près de la côte. Notre bande et la leur se sont regardées amicalement ; nous les avons quittés pour voir courir vers le flanc brûlé des collines une troupe de coudous femelles, où se trouvaient un ou deux mâles aux cornes magnifiques.

6 juillet. — Nous campons sur la rive gauche du Chongoué, petite rivière d’une largeur de vingt yards qui traverse les montagnes que nous avons à notre droite. Une fraction de Bazizoulous du sud, conduite par Dadanga, sont venus s’établir ici tout récemment et paraissent en bons termes avec les Baboas, propriétaires du sol. Ces nouveaux venus se sont bâti un village, où il y a plusieurs maisons carrées. Ils cultivent le coton, ainsi que tous les habitants de cette province.

Nous avons été bien reçus par le chef bazizoulou ; il s’est montré affable et hospitalier.

La course du lendemain nous a fait franchir la terrasse supérieure et traverser une jongle épineuse.

Les Balalas du Kalahari ont autrefois apprivoisé le cynhyène (chien sauvage, hycena venatica) et l’ont employé comme chien courant. Un homme intelligent de Kolobeng se rappelait avoir vu dans son enfance une meute de ces animaux revenir de la chasse avec leurs Femmes des bords. du Zambèse bâtissant des hunes. - Jeux dwnfants. - Dessin de E. Ri maîtres qui les conduisaient comme un troupeau de chèvres et les logeaient dans une fosse par mesure de sûreté.

Dans chaque village de superbes trophées de chasse, cornes de buffle et d’antilopes, sont accrochés aux branches ou rangés au pied de l’énorme figuier de la place publique.

9 juillet. Après avoir passé près de quatre villages, nous déjeunons chez Tombanyama, un de nos anciens amis qui occupait jadis une île du Zambèse et qui habite maintenant la terre ferme. Il a une basse-cour bien montée où il nourrit des pigeons en nombre considérable et de fins chapons gras, dont il nous a donné l’un des plus beaux, auquel il a joint un panier de farine.

Les habitants de cette région ont du sel en abondance que leur fournit la plaine, et qu’ils extraient par la méthode qu’on emploie au bord du Chiré.

Cette après-midi nous sommes arrivés à l’une des bourgades frontières de Kambadzo, qui habite ordinairement l’île de Nyampanga ou Nyangaboulé, située à l’embouchure du Kafoué.


Les Batongas et les Batokas — Culture. — Les va-tout-nu. — Cimetières. — Croyance. — Chutes de Victoria visibles à une distance de plus de vingt milles. — Moshobotouané. — Le mari d’une sorcière.

10 juillet. En aval du confluent du Zambèse et du Kafoué, sur un banc de sable, gisent de nombreux hippopotames qui apparaissent au-dessus de l’eau, et produisent l’effet d’une masse de rochers noirs.

11 juillet. Par suite du vent et du mauvais état des pirogues, notre passage du Kafoué a été beaucoup plus long qu’il n’aurait dû l’être. Ce n’est qu’à une heure avancée de l’après-midi que tout notre monde a été de l’autre côté de l’eau. Une fois sur la rive droite, nous nous sommes trouvés chez les Bahoués.

Nous avons passé la nuit dans un village situé à peu de distance de l’endroit où l’on franchit la rivière. Les habitants sont d’origine batoka, ainsi qu’une grande partie de nos hommes. Ils se donnent le nom de Balengis ou de Batongas, qui signifie indépendants.

Chaque fois que nous entrons dans le village, ou que nous en sortons, les femmes nous saluent en battant des mains et en murmurant un chant monotone et doux. Les hommes nous témoignent leur respect en se frappant les hanches avec les mains.

Ces Batongas ou Balengis cultivent le sorgho sur une très-grande échelle ; ils en ont une espèce dont le chaume se courbe naturellement, de sorte que l’épi massif est incliné vers la terre. La récolte faite, le grain est empilé sur des échafaudages en bois, où l’on met également d’autres produits. Les hommes sont d’habiles chasseurs ; ils tuent les éléphants et le buffle avec des lances à la fois longues et pesantes.

12 juillet. Ce matin nous avons fait une halte de quelques minutes en face de l’île étroite de Sikakoa, dont l’extrémité inférieure porte un village.

Toujours des montagnes à l’horizon ; quelquefois la rampe descend jusqu’à la rive. La quantité de beau minerai de fer que l’on rencontre et l’existence d’un prodigieux lit de houille présagent à cette région un avenir important.

14 juillet. Nous quittons le Zambèse à l’endroit où il traverse la gorge de Kariba, formée par la chaîne de montagnes qui va du nord-est au sud-ouest.

Après avoir doublé l’extrémité nord des montagnes, nous avons établi notre camp près du village du chef Moloï. Cet homme généreux nous a donné trois énormes paniers de belle farine de sorgho, deux pots de bière, deux volailles, et a reçu notre présent avec gratitude. Il s’est levé, a fait quelques gestes de danse, et nous a dit ou plutôt chanté cette parole : « Motota ! motota ! motota ! » que nos gens nous ont traduite par un mot qui signifie « je vous rends grâces. »

Nous voyons des troupes considérables de belles grues de Numidie. Les pintades sont toujours nombreuses, mais plus farouches, en raison de la guerre que leur font les indigènes, qui les tuent à coups de flèches, ou en leur jetant leurs massues qu’ils lancent avec beaucoup de précision.

Depuis le Kafoué, la rive gauche et les îles du Zambèse ont une population nombreuse. La rive droite, au contraire, bien qu’elle soit également fertile, est entièrement déserte.

À partir du village de Moloï, les habitants, quoique Batokas d’origine, sont appelés Bahoués.

Nous traversons un pays fertile, couvert d’une forêt dépourvue de sous-bois, où nous accompagnent les Bahoués, dont nous recevons le meilleur accueil. Beaucoup sont appelés par leurs compatriotes Baenda Pezi ou Va-tout-nu, parce qu’un badigeon d’ocre rouge forme leur unique vêtement. Quand nous nous arrêtons dans leurs villages ils nous saluent avec respect et nous régalent de liting, bière nouvelle, qui n’ayant pas encore fermenté n’est pas enivrante. Tous les hommes que nous voyons sont armés de lances massives ; quelques-uns portent de grands boucliers en peau de buffle.

Les alentours des villages sont ordinairement défrichés et cultivés par place ; mais on ne peut dire nulle part que le pays soit très-populeux. On voit dans chaque bourg des estrades sur lesquelles le sorgho en épi est amoncelé. Quand il est battu, le grain est empaqueté avec de l’herbe, et ces paquets oblongs sont empilés dans des cadres en bois.

Nous avons trouvé plusieurs petites rivières qui ne font à peu près que nous servir de bornes milliaires.

L’île et le rapide de Nankasalo, dont on nous avait parlé autrefois, n’ont aucune importance. Le rapide n’existe que d’un côté de l’île et a tout au plus huit cents yards de longueur.

À Mozia, un poëte qui nous accompagnait volontairement nous a quittés.

Nous avons cherché à savoir si la nudité des Baenda Pezi était le signe d’un ordre particulier ; on nous a répondu que c’était leur habitude.

Quoi qu’on puisse dire en faveur de la nudité des statues, nous sommes frappés d’une chose, c’est qu’en général l’homme déshabillé est un animal très-laid. Si nous pouvions voir les gens dégradés de nos basses classes dans le même état, et sans la couleur noire qui au moins produit ici l’effet d’une sorte de vêtement, il est probable que ce serait encore pis.

Nous avons suivi le cours du Zoungoué jusqu’aux highlands des Batokas ; et, gravissant les pentes rapides et rocailleuses de ces montagnes formées de quartz rouge et blanc, nous nous sommes arrêtés à plus de trois mille pieds d’élévation. La fraîcheur de l’air, son action fortifiante, le bien-être physique et moral dont nous avons joui en cet endroit étaient quelque chose de délicieux ; d’autant plus qu’au loin la plaine était couverte d’une atmosphère d’un éclat aveuglant.

De ce point on a une vue magnifique de la grande vallée du Zambèse qui apparaît comme une immense forêt parsemée de clairières, tant les parties cultivées sont peu de chose en comparaison du domaine sauvage.

29 juillet. La nuit s’est passée à une grande hauteur au bord du Tyoto, près du Chirébuéchiea ou Tabacheu, noms qui signifient tous deux « montagne blanche. » Le matin, le sol était couvert de givre ; il y avait une feuille de glace sur les étangs.

Côtoyant la pente méridionale du Tabacheu, nous avons bientôt passé plusieurs montagnes ; et regardant en arrière, nous avons vu de l’autre côté de la vallée du Zambèse à une distance de quelque trente milles, la grande chaîne qui se dirige au nord-ouest, pour rejoindre la rampe dont les chutes de Victoria forment l’angle, puis se détourne et va se perdre au nord-est.

Les Batokas ont des cimetières permanents, établis


Femmes des bords du Zambèse défrichant à la houe. — Dessin de A. de Bar d’après le Dr Livingstone.


sur le flanc des montagnes ou à l’ombre des grands arbres touffus. Ils révèrent les tombes de leurs ancêtres et en décorent le chevet en y plantant de grandes dents d’éléphant ; parfois même ils les entourent du plus bel ivoire. D’autres tribus jettent leurs morts dans la rivière pour qu’ils soient mangés par les crocodiles ; ou bien les cousent dans des nattes, et les placent sur les branches d’un baobab ; il en est d’autres enfin qui les portent dans un lieu retiré, que défend une épaisse végétation et où ils deviennent la proie des hyènes ; mais les Batokas les enterrent respectueusement et tiennent désormais pour sacré l’endroit ou ils ont creusé la tombe.

Il est évident qu’ils croient à la, vie future ; la persuasion que l’esprit du défunt sait parfaitement ce que font ceux qui lui survivent, et qu’il est satisfait ou irrité de leurs actes, est générale parmi eux. Le propriétaire d’un grand canot refusa de nous le vendre parce qu’il appartenait l’esprit de son père, qui l’aidait à chasser l’hippopotame.

Il nous est arrivé souvent, depuis le Kafoué jusqu’au Zoungoué, de passer en un même jour près de plusieurs villages. Les habitants de ces bourgades nous envoyaient le soir des députations chargées d’aliments qui nous étaient offerts. « Ils ne pouvaient pas permettre a des étrangers de passer devant leur demeuré sans rien prendre. » Il n’est pas rare qu’on nous hèle d’une case : on nous prie d’attendre un instant, et on s’empresse de nous apporter de la bière. Notre voyage ressemble à une marche triomphale ; nous entrons dans Une vue des chutes Victoria (voy. une autre vue, p. 53). - D’après le D’Livingstone. les bourgades et nous en sortons au milieu des acclamations des habitants. Les hommes frappent dans leurs mains ; les femmes nous saluent en chantant, et répètent de leurs voix aiguës : « La paix ! la paix ! » ou bien : « nous dormirons »

À la fin de la journée, c’est une chose commune de voir les gens du village venir travailler à notre camp. Les uns, armés de houes, aplanissent la terre ; les autres vont chercher de l’herbe sèche, et l’étendent soigneusement à l’endroit où l’on mettra nos lits, tandis que leurs camarades abattent des buissons avec leurs petites haches, et nous en font rapidement une clôture pour nous abriter du vent. Si l’eau est un peu loin, ils vont en chercher, et en même temps rapportent du bois pour notre cuisine.

Les Batokas ont la passion de l’agriculture. Nous avons trouvé près de leurs villages des séries interrompues de champs de sorgho d’une grande largeur, dont la traversée nous prenait des heures de marche.

Ils ont de nombreux greniers qui font paraître leurs villages plus considérables qu’ils ne le sont réellement.

4 août. — Nous arrivons à Moachemba, le premier des villages de Batokas soumis a l’autorité de Sekélétou ; déjà nous apercevons distinctement les colonnes de vapeur qui s’élèvent des chutes bien que nous en soyons encore à plus de vingt milles.

Nous avons passé toute la journée du 7 près du village du vieux chef batoka, Moshobotouané, l’homme le plus corpulent que nous ayons vu en Afrique.

Nous avons fait un cadeau à Moshobotouané et lui avons dit en même temps ce que nous pensions de ses razzias sanglantes chez les Batokas dont il est le frère. Une remontrance produit plus d’effet quand elle est précédée d’un acte bienveillant. Moshobotouané ne prit certainement pas la nôtre en mauvaise part ainsi que l’a témoigné le présent qu’il nous a fait à son tour. Il y a de vastes herbages sur les bords du Lékoné. On se figure être ici chez soi, en voyant ces bœufs et ces vaches pâturer dans les prés.

Dans la soirée, au moment où régnait le calme le plus profond, un indigène dont la femme a été accusée de sorcellerie a déchargé son mousquet et s’est écrié : « Je pleure mon épouse ; ma cour est déserte ; je n’ai plus de foyer ! » Puis il a poussé des cris lamentables.


Mosi-oa-tounya ou chutes Victoria.

9 août 1860. — Nous nous mettons en route pour voir de nouveau les chutes de Victoria. Leur nom makololo est Mosi-oa-tounya, dont le sens littéral est fumée retentissante. Elles s’appelaient autrefois Séongo, ou Thongoué, qui veut dire « endroit de l’arc-en-ciel. »

Nous montons dans des canots appartenant à Touba Mokoro : ce nom de sinistre augure signifie « briseur de pirogues. » Mais il paraît que Touba est le seul qui possède le charme avec lequel on est assuré de ne pas rouler dans l’abîme.

Pendant quelques milles à partir de l’endroit où nous nous embarquons, la rivière est paisible ; nous glissons agréablement sur ces eaux qui ont la transparence du cristal, et nous passons auprès d’îles charmantes, couvertes d’une épaisse végétation. Dominant la foule des autres arbres, s’élèvent majestueusement l’hyphénée et le borassus. À côté d’eux se remarquent le dattier sauvage aux grappes de fruits dorés, et le Mokononga touffu (le Motsouri du premier voyage), qui a la forme d’un cyprès, les feuilles d’un vert foncé, et des fruits écarlates. Une quantité de fleurs se montrent près de la rive ; quelques-unes sont entièrement nouvelles pour nous ; les autres, telles que les convolvulus, sont d’anciennes connaissances.

Mais notre attention est vivement détournée de ces îles délicieuses par les rapides où Touba peut nous jeter sans le vouloir. Le seul aspect de ces effroyables écueils, leur voix rugissante, ne peut manquer de produire quelque malaise à ceux qui ne les ont jamais vus. C’est seulement quand la rivière est très-basse, comme aujourd’hui, qu’on peut se hasarder à gagner l’île vers laquelle nous nous dirigeons. Si l’on y abordait au moment de l’inondation, en supposant que la chose fût praticable, il faudrait y rester jusqu’à ce que les eaux se fussent complétement retirées. On a vu des éléphants et des hippopotames lancés dans l’abîme et réduits à l’état de pâte.

Dès que nous arrivons à la hauteur des rapides, on nous recommande de garder un profond silence, attendu que nos paroles pourraient diminuer la vertu du talisman : personne, à la vue de pareils tourbillons, ne songe à désobéir au Briseur de pirogues. Il est bientôt évident que la recommandation de Touba est des plus sensées, bien que le motif sur lequel il l’appuie ressemble beaucoup à celui d’un autre canotier de l’endroit qui priait un de nos hommes de ne pas siffler parce que cela ferait venir le vent. Ici le pilote, ayant à diriger la manœuvre en prévenant le timonier chaque fois qu’il découvre un rocher et un tronc d’arbre, une saillie quelconque, la moindre négligence, la plus légère méprise nous ferait infailliblement chavirer.

Toutefois nous abordons sains et saufs à Garden-Island (l’île du jardin) qui, située au milieu du fleuve, s’étend jusqu’au bord même du gouffre. Nous en gagnons l’extrémité, nous nous penchons au-dessus de l’abîme d’une profondeur vertigineuse ; le caractère unique et merveilleux de la cascade apparaît tout à coup à nos regards.

Il ne faut pas espérer de donner avec des paroles, l’idée d’un pareil spectacle[2] ; un peintre accompli n’y parviendrait pas, même avec une série de tableaux.

Les chutes de Victoria ont été formées par une déchirure transversale du basalte qui constitue le lit du Zambèse. La falaise est perpendiculaire et descend jusqu’au fond de l’abîme sans présenter de saillie, sans offrir de stratification, sans paraître disloquée.

En amont de l’abîme le courant principal va directement du nord au sud ; la crevasse qui le traverse se dirige à peu près de l’est à l’ouest. Nous en avons mesuré la profondeur au moyen d’une ligne à laquelle nous avions attaché quelques balles et de plus un bout de calicot d’une longueur d’un pied. L’un de nous a posé la tête sur un rocher qui se projette au-dessus du gouffre, et a suivi du regard la descente du calicot. Trois cent dix pieds de corde avaient été déroulés par celui qui tenait la ligne, quand les balles rencontrèrent un plan incliné de la falaise et s’y arrêtèrent ; elles avaient encore, selon toute probabilité, cinquante yards à descendre pour atteindre la surface de l’eau. Le morceau de cotonnade blanche ne paraissait plus avoir que la dimension d’une pièce de cinq schellings.

Mesurée de l’île du jardin, au moyen du sextant[3], la crevasse nous a présenté une ouverture de quatre-vingts yards (environ soixante-treize mètres) ; c’est là qu’elle est le plus étroite ; ailleurs elle a quelques mètres de plus.

Dans cette fente deux fois plus profonde que le saut du Niagara n’a de hauteur, se précipite avec un fracas étourdissant une rivière de plus d’un mille de large.

La masse des eaux roule sur l’abîme en nappe unie et transparente ; mais après une chute de 10 à 12 pieds, cette chute se transforme tout à coup en une masse de neige ; des éclats s’en détachent sous forme d’astres échevelées, puis l’amas neigeux se dissout en des myriades de comètes liquides et bondissantes dont les chevelures ruissellent.

Charles Livingstone qui a vu le Niagara, trouve plus admirables les chutes du Zambèse, bien que les eaux de ce dernier fleuve n’aient jamais été plus basses qu’aujourd’hui.

Le soleil du matin revêt des riches couleurs d’un triple arc-en-ciel les panaches humides des cinq colonnes gigantesques[4]. Les rayons du soir, descendent d’un ciel tout ruisselant d’or et répandent une teinte sulfureuse qui fait ressembler ce gouffre béant à la gueule de l’enfer. Pas un oiseau ne perche dans le sombre massif où retombe la pluie de ces colonnes ; pas un n’y chante, pas un n’y fait son nid.

Le Mosi-oa-tounya fait l’étonnement de toutes les tribus de cette vaste zone. Nous en avons entendu parler à plus de deux cents milles du Zambèse. L’une des premières questions que Sébitouané nous adressa en 1851 fut celle-ci : « Y a-t-il chez vous de la fumée qui tonne ? Qu’est-ce qui peut faire sortir de l’eau tant de fumée, la faire sortir toujours et monter à une si grande hauteur ? »

En amont des chutes, le sol est jonché d’agates sur un espace considérable ; la plupart sont altérées, du moins à l’extérieur, par le feu qui détruit l’herbe sèche. Nos hommes ont été dans la joie en apprenant qu’ils pouvaient s’en servir pour leurs mousquets. Cette circonstance, et les idées nouvelles qu’ils ont acquises à Têté sur la valeur de la malachite et de l’or, font qu’ils ne s’étonnent plus de nous voir ramasser des pierre et les examiner avec soin.


Mpariva. — Abeille sans aiguillon. — Séshéké. — Un chef lépreux. — Présent.

12 août. — De retour au Zambèse, que nous remontons toujours, nous traversons le Lékoné à son embouchure, située à peu près à huit milles de l’île de Kalaï, et nous nous arrêtons à une bourgade qui se trouve en face de l’île de Choundou. Pendant la visite que nous a faite Namboué, le chef de ce village, ses jolies épouses, au nombre d’une demi-douzaine, sont venues et se sont assises derrière lui. Elles se sont beaucoup amusées de ce que nous demandions si elles ne se querellaient jamais, ce à quoi le chef a répondu : « Oh ! oui, elles se disputent sans cesse. »

Quand nous voyons avec quelle facilité les classes les plus humbles trouvent ici leur subsistance, il nous est impossible de ne pas nous rappeler toute la peine que nos pauvres se donnent pour arriver à ne pas mourir de faim. Avec quelle ardeur et quelle difficulté ils recherchent le plus dur travail ! combien chez nous le combat de la vie est rude, tandis que de si vastes et si belles portions de la terre sont sans habitants et n’ont pas l’emploi auquel le créateur les a destinées !

À moitié de la distance qui sépare Tabachéou de la grande cataracte du Zambèse, les eaux commencent à se diriger vers l’ouest. Elles coulaient auparavant dans la direction opposée. De grandes masses de granit, ressemblant un peu à d’anciens châteaux forts, se dressent dans les airs aux environs de Kalomo.

Nous établissons notre camp en face de la grande île de Mpariva, située vis-à-vis du confluent du Chobé et du Zambèse.

On nous donne ici du miel, provenant d’une très-petite abeille que les Batokas appellent moandi, les autres kokomatsané, et qui n’a pas d’aiguillon. Ce miel est d’un goût aromatique et légèrement acide.

À l’exception des petits rapides de l’île de Mpariva, près de l’embouchure du Cholé, nous ne trouvons que des eaux calmes jusqu’à Séshéké. Des bœufs et des vaches de deux ou trois variétés paissent dans les herbages des îles.

Des troupes de zèbres, de léchés, de gnous, de pokous nous regardent passer. Il y a des instants où le mirage les fait paraître suspendus entre ciel et terre, et leur donne, ainsi qu’aux palmiers, les formes les plus fantastiques. Les vastes plaines, au sol uni et riche, qui bordent les deux rives, pourraient alimenter une population nombreuse. En les arrosant, ce qui serait facile au moyen du Zambèse, elles produiraient toute l’année, et seraient à l’abri de la sécheresse.

18 août. Arrivée à Séshéké. L’ancienne ville est presque détruite ; les habitants l’ont quittée après l’exécution de Moriantsiané, leur gouverneur, qui fut mis à mort pour avoir jeté un sort au chef ; ils ont été s’établir (toujours sur la rive gauche du fleuve) à quatre ou cinq cents yards en amont de la ville abandonnée. Sékélétou est maintenant sur la rive droite, auprès de quelques huttes provisoires. Il nous a fait crier par un de ses hommes de nous reposer sous l’arbre de l’ancienne place publique. Un jeune Makololo, aux cuisses volumineuses, qui distinguent la plupart des gens de sa tribu, ainsi que les Zoulous, a passé le Zambèse pour aller recevoir les ordres du chef. Il est revenu prendre Mokélé, le gouverneur de la ville nouvelle. Mokélé, après s’être entendu avec Sékélétou, qui ne s’est pas montré au peuple depuis qu’il a la lèpre, nous a installés dans une case un peu étroite, mais en bon état ; il nous a envoyé un excellent bœuf comme présent du chef. « Nous sommes dans un temps de disette, a-t-il ajouté, et nous n’avons pas de farine mais nous en attendons de la vallée de Barotsés. »

Nous n’avions plus de vivres, et ce don nous est venu fort à point. Jamais viande n’a été plus parfaite ; cela vaut bien mieux que toute espèce de venaison.


Les femmes makololos. — La polygamie. — La dot. — Le tabac. — Les repas.

La mode n’est pas moins despotique à Séshéké et à Linyanti qu’à Paris et à Londres. Ici les dames ne voudraient pas qu’on les vît avec des grains de verre démodés, quelque jolis qu’ils fussent d’ailleurs.

Les femmes des Makololos ont une extrême supériorité sur toutes celles que nous avons vues en Afrique. Leur teint est d’un brun clair, d’un ton riche ; leur physionomie agréable, leur intelligence très-vive. Elles s’habillent avec soin d’une petite jupe, d’un manteau ; et elles sont couvertes d’ornements. La sœur de Sébitouané, la plus grande dame de Séshéké, porte à chaque jambe dix-huit anneaux d’airain massifs de la grosseur du doigt ; trois anneaux de cuivre au-dessous du genou ; dix-neuf bracelets d’airain au bras gauche, huit d’airain et de cuivre à l’autre bras, un large anneau d’ivoire au-dessus des deux coudes, un beau collier de perles, et une ceinture pareille. Le poids de ces anneaux brillants la gêne pour marcher, et lui fait mal aux chevilles, mais c’est la mode ; et l’inconvénient disparaît. Quant à la souffrance, elle est diminuée par un petit chiffon dont sont garnis les anneaux inférieurs.

La polygamie, signe d’un ordre social inférieur, et source de tant de maux, est ici fort commune ; et chose étrange, elle est approuvée par les femmes. Quand on leur dit qu’en Angleterre on ne peut avoir qu’une seule épouse, elles s’écrient qu’elles ne voudraient pas habiter ce pays-là. Elles ne peuvent pas comprendre que les Européennes s’arrangent de cette coutume. Suivant elles un homme bien posé doit avoir plusieurs femmes comme preuve de sa fortune. De semblables idées prévalent dans toute la région du Zambèse et jusqu’au bord de la mer : point d’estime des voisins pour celui qui n’a qu’une femme. C’est probablement parce qu’ayant le produit du jardin que cultive l’épouse, le mari est d’autant plus riche que ses femmes sont plus nombreuses.

Bien que chez les Makololos, le mariage ait l’air d’une vente, la femme n’est ni vendue, ni achetée. Le beau-père reçoit, il est vrai, un certain nombre de vaches proportionné à la fortune du mari ; mais ce n’est pas le prix de la jeune fille ; c’est le rachat du droit que les parents de la femme ont sur ses enfants. Sans cela tous ceux qu’elle pourrait avoir appartiendraient à la famille de son père. Le mari a sur sa femme une autorité complète, alors même qu’il n’a rien payé en se mariant ; mais en pareil cas les enfants lui échappent. La séparation entre l’épouse et les siens n’est pas complète, car si elle meurt, le mari donne encore un bœuf pour obtenir de la famille qu’elle renonce entièrement à ses droits sur la défunte.

Les dames makololos ont de petits pieds, de petites mains délicates et douces, le front bien fait et de bonne dimension ; le nez pas désagréable, bien que les narines soient fortes ; la bouche, le menton, les dents, les yeux, la taille sont d’une beauté réelle ; bref ce sont de véritables ladies, comparées aux négresses de la côte occidentale. Servies par des femmes qui prennent soin du ménage, ces dames ont de grands loisirs, dont elles sont parfois embarrassées. Elles n’ont pas, comme leurs sœurs d’Europe, la ressource de l’aiguille, du crochet ou le piano pour occuper leurs doigts ; pas de livres pour se distraire, ou pour s’instruire, pas d’enfants à soigner ; aussi la journée leur paraît assez lourde. Les hommes prétendent que pour tuer le temps, elles boivent de la bière et furent du matokouané, c’est-à-dire du chanvre. Bien que ces messieurs fassent grand usage du matokouané, ils n’aiment pas que leurs femmes suivent leur exemple, et beaucoup de maris le défendent. Néanmoins quelques-unes se le permettent ; elles fument en secret l’herbe prohibée, et elles se font venir ainsi de petits boutons sur la peau, maladie qui ne peut guérir que par l’abandon de la pratique qui l’occasionne. Le chef lui-même est esclave de cette habitude malsaine ; il a été difficile d’obtenir qu’il y renonçât pendant qu’il était en traitement.

Nous avons été souvent à même d’observer les effets du chanvre sur les fumeurs de notre escorte ; il augmente la force physique et produit au moral l’effet diamétralement opposé. Deux des plus beaux jeunes gens que nous ayons avec nous, en sont devenus presque idiots. Un groupe de ces fumeurs de chanvre forme un tableau assez grotesque. Ils sont pourvus d’une calebasse remplie d’eau pure, d’un éclat de bambou de cinq pieds de long, et d’un narghilé muni d’une calebasse, ou d’une corne de coudon, renfermant l’eau que traverse la fumée avant d’arriver à la bouche. Chaque fumeur, à tour de rôle aspire quelques bouffées, dont la dernière est extra-longue, et passe la pipe à son voisin. Il avale probablement cette fumée, car s’efforçant de lutter contre les mouvements convulsifs de la poitrine et de l’estomac, il boit une gorgée d’eau puisée dans la calebasse, la retient pendant quelques secondes, et la rejette dans la rigole de bambou, ainsi que la fumée qu’il a prise d’abord. Le résultat de cette opération est un accès de toux violente, et, pour quelques-uns, une espèce de délire qui se traduit par un flot rapide de mots n’ayant aucun sens, ou par de courtes phrases telles que celles-ci : Abondance du gibier sur les rives du zumbèse (voy. p. M8 et 160. Dessin de E. Riou.

« L’herbe pousse ; le bétail gras prospère ; le poisson nage. » Pas un des fumeurs n’accorde la moindre attention à l’éloquence ou à la stupidité de l’oracle, qui s’arrête brusquement, et à l’air un peu sot dès qu’il recouvre la raison.

Notre arrivée a fait diversion à la monotonie de Sésheké, et il nous vient une foule de visites principalement à l’heure des repas, où l’on a le double plaisir de voir manger les blancs et de goûter à ce qu’ils mangent.

Les hommes font de la cuiller que nous leur donnons un singulier emploi ; ils en usent pour verser le potage ou la viande dans le creux de leur main gauche qui porte ensuite à la bouche ce qu’elle vient de recevoir.

Nous blessons la délicatesse de ces dames en mettant du beurre sur notre pain.

« Regardez-les, regardez-les ! s’écrient-elles ; les voilà qui mangent du beurre cru ! fi ! que c’est sale ! »

Ou bien, une excellente femme à qui nous faisons pitié, nous dira :

« Passez-le-moi ; je vais vous le fondre ; vous pourrez alors y tremper votre pain d’une manière décente. »

Elles ne sont pas moins dégoûtées de notre usage que nous le serions nous-mêmes en voyant des Esquimaux dévorer de la graisse de phoque ou de baleine crue. Dans leur opinion, le beurre n’est mangeable que dans les mets qu’il assaisonne ou quand on l’a fait fondre. Mais c’est surtout en guise de pommade qu’elles en font usage ; elles s’en frottent le corps, parce qu’il leur assouplit la peau, la rend unie et brillante et éloigne les parasites.

Un léger embonpoint aux yeux des Makololos, est nécessaire à la beauté féminine ; mais l’obésité excessive dont on est charmé dans la région qu’a traversée le capitaine Speke, serait trouvée hideuse dans ce pays-ci. Nous avons entendu dire à nos hommes en parlant d’une femme simplement grasse, qu’elle en était laide.


Costumes des hommes. — Construction des huttes. — Jeux des enfants.

Le costume des Makololos se composait anciennement d’une peau d’agneau, de chevreau, d’oulot, de chacal ou d’autre petit quadrupède dépouillé qui s’attachait à la taille et pendait sur les reins. Quand il faisait froid, un kaross ou manteau de fourrure se jetait sur les épaules. Le kaross est maintenant mis de côté ; les jeunes gens à la mode ont une veste en peau de singe, et une espèce de jupe, c’est-à-dire une peau drapée autour des hanches, mais pas de pantalon, de chemise et de gilet.

Presque toutes les tribus qui habitent le bord des lacs ou des rivières se baignent plusieurs fois par jour, et par suite sont très-propres. Toutefois les dames makololos font peu usage des bains, à cause du beurre fondu dont elles se frottent.

À notre passage, l’épouse de Pitsané est occupée à se bâtir une grande hutte, et elle y déploie beaucoup d’ardeur. Elle nous dit que les hommes ont complétement abandonné la construction des cases aux femmes et aux servantes.

Ces cases se font de la manière suivante : des pieux sont plantés en cercle, on y enlace des roseaux que l’on recouvre d’un épais crépissage, et l’on forme ainsi une tour de neuf à dix pieds de hauteur. Une couche faite de tuf ou des débris d’une fourmilière, gâchés avec de la bouse de vache, est ensuite soigneusement étendue sur le sol, ce qui ne permet pas aux tampans de se loger dans les crevasses qu’autrement on n’aurait pas évités. Les tampans sont des insectes venimeux dont la morsure donne la fièvre à certaines personnes, et produit chez tout le monde des plaies très-douloureuses.

La case une fois parquetée, on s’occupe de la toiture dont le diamètre est beaucoup plus grand que celui du corps de logis. C’est à terre que se fait la charpente ; on l’enlève, et on la met à sa place avec l’assistance des voisins et voisines. Une palissade de roseaux, également crépie, va rejoindre la toiture qui la dépasse encore ; elle est placée à trois pieds de la muraille, et l’on a ainsi une galerie couverte qui embrasse tout le bâtiment. C’est dans cette galerie que nous couchons et non pas dans la tour. La porte de cette dernière a des dimensions peu commodes : dix-neuf pouces de haut, vingt-deux à la base, dix-sept au milieu, douze au sommet. Il est difficile d’y passer, et la chambre n’ayant pas d’autre ouverture est à la fois sans jour et sans air.

Les enfants s’amusent entre eux, surtout le soir à la fraîcheur. Une petite fille, par exemple, se fait porter par deux autres ; elle est assise sur leurs épaules et a les bras tendus. Pendant qu’on la promène, les petites compagnes qui lui font cortége, frappent dans leurs mains, s’arrêtent vis-à-vis des huttes devant lesquelles elles passent et chantent de jolis airs. Quelques-unes battent la mesure sur leur petite jupe de peau de vache, tandis que les autres produisent un bourdonnement curieux, qui sert de ritournelle aux chansons.

Quelquefois elles sautent à la corde ; mais en dehors de cet exercice et du jeu précédent, les petites filles n’ont pas de plus grand plaisir que d’imiter les travaux de leurs mères. Elles construisent de petites cases, pétrissent de petits pots, font la dînette, broient du grain dans de petits mortiers ou cultivent des jardins minuscules. Leurs frères ont pour joujoux des lances de roseaux à lames de bois, de petits boucliers, de petits arcs et de petites flèches ; ils s’amusent à faire de petits parcs à bétail, à modeler des vaches et des bœufs, avec de l’argile, et ils reproduisent très-habilement les différentes variétés de cornes. Quelques-uns ont, dit-on, des frondes ; mais dès qu’ils peuvent surveiller les chèvres, on les leur fait garder. Nous en voyons souvent monter les veaux qui leur sont confiés ; l’idée ne leur en est venue que depuis l’époque où nous avons introduit le cheval dans le pays.


Départ de Seshéké. — Les rameurs. — Poissons. — Fraudes. — Bourgadez — Cascades de Moamba.

Nous partons de Séshéké, le 17 septembre 1860 et nous descendons le Zambèse.

27 septembre. — Nous suivons le Zambèse de beaucoup plus près que nous ne l’avons fait en venant ; d’aussi près, à vrai dire, que ses bords rocailleux nous le permettent. Cependant, nous l’avons quitté à deux reprises différentes avant d’arriver chez Sinamané ; la première fois pour aller visiter Kalounda, forteresse naturelle située à quelques milles au-dessous de la grande cataracte ; la seconde, pour aller voir une autre chute du Zambèse que l’on appelle Moômba ou Moamba.

D’après la description qu’on nous avait faite des cascades de Moamba, nous pouvions nous attendre à quelque chose de saisissant. On nous avait dit qu’il s’en élevait des colonnes de fumée, pendant la saison pluvieuse, comme aux grandes cataractes. Mais en regardant au fond de l’abîme, où le fleuve comprimé roulait ses eaux d’un vert sombre, les deux cascades que nous avons aperçues à quelque mille pieds de profondeur nous ont paru bien insignifiantes après celles de Mosi-oa-tounya.


Couleur de la peau. — Tête de crocodile exposée.

Si étrange que cela puisse paraître, il n’en est pas moins vrai que, chez toutes les peuplades que nous avons visitées, nous n’avons jamais vu une seule personne qui fût réellement noire. Partout c’est le brun qui domine ; il est de nuances différentes, et souvent d’une teinte de bronze à reflets brillants, que pas un peintre, si habile qu’il soit, ne paraît pouvoir saisir. La couleur foncée de la peau vient probablement en partie du soleil, en partie d’une propriété du climat ou du sol, qui jusqu’à présent nous est inconnue. Un fait analogue se produit chez la truite et chez d’autres poissons, dont la couleur se modifie suivant les cours d’eau ou les étangs

dans lesquels ils séjournent. Les blancs de notre petite caravane ont été beaucoup moins brunis, dans cette zone, par des années d’exposition au soleil, que nous ne l’avons été jadis, ainsi que notre famille, par le voyage de Kuruman au Cap dans un trajet de deux mois.

On ne sait pas encore ce qui, dans le climat, favorise le développement de la matière colorante de la peau et des cheveux ; mais la couleur n’est pas toujours un effet de la race, car on a vu, chez des personnes qui étaient restées longtemps dans un pays chaud, des cicatrices provenant de blessures ou des furoncles beaucoup plus foncées que le reste du corps. La chevelure des Africains, d’après les micrographes, n’est pas de la véritable laine ; elle est composée de poils de la même nature que les nôtres, avec cette différence que la quantité de pigement qu’elle renferme est bien plus considérable. Il n’est pas rare de trouver en Europe des cheveux plus noirs que ceux des Africains, et, par contre, de rencontrer en Afrique des individus à cheveux roussâtres et qui ont le tempérament nerveux sanguin des variétés de race jaune.

On voit peu de femmes agréables dans les villages batokas, situés près de la frontière ; toutes les jolies filles épousent des Makololos. Nous avons trouvé une de ces bourgades ornée d’une tête de crocodile, plantée au bout d’une perche. Le monstre avait pénétré dans l’enceinte où les femmes vont puiser de l’eau, et en avait saisi une. Bien vite accourus, les hommes avaient tué le crocodile, et mis sa tête au bout d’un pieu comme ils y mettaient jadis la tête d’un criminel ou celle d’un étranger.


Un congre. — Les forgerons. — L’îlot de Chilombé. — Mosenga-Makondi. — Multitude d’animaux aux bords du Zambèse.

1er octobre. Campés sur la rive du Kalomo.

L’un de nos hommes a tué, à coups de lance, un congre de quatre pieds sept pouces ; le cou a dix pouces et demi de tour : cette énorme anguille est appelée ici mokonga.

5 octobre. Après avoir franchi plusieurs côtes, nous nous arrêtons au village de Simariango. Les soufflets qu’emploient ici les forgerons diffèrent un peu des sacs de peau de chèvre que nous voyons ordinairement. Ils se composent de deux caisses en bois de forme circulaire et de petite dimension, dont la partie supérieure est couverte de cuir. Ils auraient l’air de tambours si la peau, au lieu d’être tendue, ne constituait au contraire un véritable sac. Le soufflet comprend deux de ces tambours, un tube est adapté à chacune des caisses, et l’air y est chassé par la pression du cuir que l’on fait mouvoir au moyen d’un bâton, placé au milieu de la poche. Le forgeron, que nous voyons travailler, nous dit que l’étain qu’on emploie dans ces parages, et dont on fait des bracelets, vient du pays des Marendis, peuplade qui demeure au nord. Jusqu’à présent nous n’avions jamais entendu dire qu’il y eût de l’étain dans le pays.

6 octobre. Arrivés à l’îlot de Chilombé qui appartient à Sinamané.

Nous voyons maintenant beaucoup d’hommes et de femmes d’un physique agréable. Le costume des femmes est absolument pareil à celui des Nubiennes de la haute Égypte : une frange de six à huit pouces de haut est attachée à la ceinture et formant jupon. Les matrones y ajoutent une peau taillée comme les pans de l’ancien frac des dragons anglais. Les jeunes filles portent un tablier, orné de coquillages, et qui n’a de franges que par devant. 12 octobre. Nous avons mis pied à terre et nous sommes allés déjeuner près d’une grande île qui renferme deux villages et se trouve en face de l’embouchure du Zoungoué. C’est là qu’il y a deux mois nous avons quitté le Zambèse.

Monté dans son propre canot, Mpendé est venu avec nous jusqu’à ce que nous ayons trouvé l’occasion d’acheter une belle pirogue. Nous avions donné pour celle-ci douze rangs de perles bleues à facettes pour collier, douze autres rangs de grosses perles bleues du volume d’une bille et deux yards de calicot écru. Au moment de conclure, le propriétaire nous dit que ses entrailles étaient émues au sujet du canot, et qu’il fallait ajouter quelque chose pour calmer leur émotion. Il n’y avait pas moyen de résister.

La sécheresse oblige tous les animaux à venir boire au Zambèse. Une heure de promenade sur la rive, soir ou matin, nous montre un pays littéralement couvert de bêtes sauvages : des troupeaux immenses de pallahs, des quantités de waterbucks, de zèbres, de buffles, de coudous, de potamocheros, d’élans et de singes ; des francolins, des pintades, des légions de tourterelles attirent le regard dans les endroits boisés ; et des pistes fraîches indiquent le nombre d’éléphants et de rhinocéros qui se sont abreuvés pendant la nuit. À peine si quelques milles séparent les troupeaux d’hippopotames que nous voyons dormir sur les hauts-fonds, le corps presque entièrement sorti de l’eau, et ressemblant à des rochers noirs groupés dans la rivière. Dans les endroits où on les chasse beaucoup, ces animaux deviennent d’une méfiance proportionnelle aux dangers qu’ils redoutent ; mais ici personne ne les inquiète et ils reposent en toute sécurité. Ils ont cependant la précaution de ne jamais s’endormir qu’au ras de l’eau profonde dans laquelle ils se précipitent à la moindre alarme. Un coup de fusil tiré au milieu de ces dormeurs fait surgir toute la bande ; ils regardent devant eux avec un air de


Forgeron à Simariango, sur la rive du Zambèse. — Dessin de A. de Neuville d’après le Dr Livingstone.


surprise et d’hébétement qui leur est particulier, et ne plongent qu’après la seconde détonation.

À quelques milles au-dessous du village de Choukoumboula nous avons rencontré un hippopotame blanc ; nos hommes n’en avaient jamais vu. Il était d’un blanc rosé, tout à fait de la nuance des albinos, et il paraissait être le père d’une nombreuse famille ; car un grand nombre des individus qui composaient le troupeau étaient marqués de larges taches de couleur claire. L’éléphant blanc n’est pas autre chose qu’un albinos à teinte rosée, présentant dans son espèce la même particularité que cet hippopotame. Un peu au-dessus du Kariba, nous avons observé pareille affection de la peau chez beaucoup d’habitants de deux petites bourgades. La même influence paraît avoir agi sur l’homme et sur la bête. Un hippopotame de couleur sombre se tenait à l’écart comme s’il avait été chassé de la bande, et mordait la rivière en secouant la tête horizontalement avec frénésie. Mordre l’eau de cette façon équivaut chez l’hippopotame aux claquements de porte d’un homme furieux.

Nous avons touché à l’île de Kalabi.

Extrait de la traduction inédite de Mme H. Loreau.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 113 et 129.
  2. On se rappelle que l’auteur a déjà décrit une première fois ces merveilleuses cascades (Voyez p. 53). Nous ne reproduisons ici que quelques détails de la seconde description du docteur et la vue générale qui l’accompagne.
  3. À la première visite, le docteur avait eu le regret de ne pas pouvoir se servir du sextant.
  4. Voyez la gravure représentant ces colonnes, page 53.