AVANT-PROPOS
Ayant déjà publié une traduction partielle de l’Avesta dans la collection des Sacred Books of the East, je dois au lecteur quelques explications sur la raison d’être et le caractère de cette nouvelle traduction.
Lorsque je commençai à me consacrer à l’étude de l’Avesta, il y a bientôt vingt ans, aussitôt que je connus un peu les éléments du sujet, j’entrepris, sur le conseil de mon maître, M. Bréal, une traduction française de l’Avesta. Quand on est en présence d’un texte si obscur, et qui soulève des questions aussi complexes, un essai de traduction est le meilleur moyen, non de résoudre ces questions, mais de s’en rendre un compte plus clair et de les serrer de plus près. Je me mis à l’œuvre en 1877. La même année, M. Max Müller voulut bien m’offrir d’entreprendre la traduction de l’Avesta pour la collection des Livres sacrés de l’Orient publiée sous sa haute direction et sous les auspices de l’Université d’Oxford. J’acceptai avec reconnaissance l’honneur qui m’était fait et fis paraître en 1880 le Vendidad
[1] et en 1883 les Sîrôzas, les Yashts et les Nyâyish
[2].
Ces deux traductions furent accueillies avec bienveillance par les quelques savants qui s’occupent de la matière et furent généralement considérées comme réalisant un progrès sur les traductions antérieures. Mais quand M. Max Müller, en 1884, me demanda d’achever l’œuvre commencée, en traduisant le Yasna et le Vispéred, je ne pus me résoudre à accepter, ne me trouvant pas suffisamment armé pour cette tâche. Je considérais une traduction de ces deux livres comme impossible à cette date, étant donnée la pénurie des secours dont on disposait alors.
Ces deux livres, en effet, présentent deux difficultés particulières et que, pour ma part, je ne me croyais pas en état de surmonter. Pour chacun des deux premiers volumes j’avais eu des secours suffisants. Pour le Vendidad, on possède une bonne traduction pehlvie, qui représente la tradition sassanide, et qui est un guide sûr et direct pour entrer dans l’intelligence du texte. Pour les Sîrôzas, les Nyâyish et quelques-uns des Yashts, j’avais aussi trouvé des traductions pehlvies ou sanscrites. Pour la plus grande partie des Yashts, il est vrai, nous sommes sans secours direct : mais ces Yashts traitent en grande partie de sujets épiques, et j’avais cherché, et je crois, trouvé, dans le
Livre des Rois et dans la tradition épique de la Perse, un commentaire indirect qui, pour n’être pas littéral, n’en est pas moins instructif
1[3]. Pour le Yasna et le Vispéred, la recherche semble d’abord mieux armée que pour les Yashts ; car elle dispose d’une série de traductions pehlvies, sanscrites, persanes, gujraties. Mais ces traductions nous laissent désarmés contre la principale difficulté, qui consiste en ce que le Yasna et le Vispéred sont des textes
liturgiques, c’est-à-dire des textes récités dans l’accomplissement d’un certain cérémonial. Il est clair que tant que ce cérémonial est inconnu, les textes, qui en sont le reflet ou le commentaire, ou si l’on aime mieux, qui en sont l’âme, ne se suffiront pas à eux-mêmes. La chose importante dans le sacrifice, ce ne sont point les paroles, mais les actes qui accompagnent ces paroles, les actes qui sont l’objet même du sacrifice et son accomplissement et auxquels ces paroles font allusion. Or, la traduction pehlvie, au moins dans la seule
version dont on disposât alors en Europe, ne donne aucune indication sur le cérémonial ; et les savants européens se sont épuisés à traduire ces textes, sans reconnaître qu’ils n’ont de sens complet que dans le rituel et par le rituel. La condition essentielle pour traduire des textes liturgiques, c’est de connaître la liturgie à laquelle ils ont rapport ; et dans l’impossibilité de trouver en Europe des renseignements suffisants sur cette liturgie, je pensai que le plus court et le plus simple était d’aller les chercher à Bombay.
Je trouvai à Bombay plus et moins que je ne cherchais. Je ne fus pas admis à la célébration du sacrifice, n’étant pas
Beh-dîn, quoique l’on voulût bien me considérer comme Dastùr
in partibus : je ne trouvai nulle part un corps de doctrine systématique sur la liturgie et l’organisation du culte. Mais je trouvai dans mes conversations avec les Dastùrs des renseignements précieux sur l’une et sur l’autre. Je trouvai dans la vue des choses et dans des visites aux principaux centres parsis, en particulier à Nausari, la ville sacerdotale, un sentiment de la réalité présente et passée que les textes morts ne peuvent donner. J’eus enfin la bonne fortune de rencontrer un guide aussi savant que modeste dans la personne d’un simple Hérbed, imprimeur de profession, et qui me rappelle nos érudits imprimeurs de la Renaissance, M Tahmuras Dinshawji Anklesaria, l’homme qui possède la connaissance la plus sûre et la plus étendue de la littérature pehlvie. Dans l’état présent des choses, et avec le caractère fragmentaire de nos textes zends, on ne peut attendre de progrès sérieux dans l’intelligence et la restitution de l’Avesta dont ils sont les débris, que de la littérature pehlvie qui s’est développée autour de lui et à une époque où il était encore intact et bien compris
1[4].
Cette littérature, malheureusement, est encore pour la plus grande partie inédite. Les heures trop rapides que j’ai passées dans l’imprimerie de Fort-Bazar, en décembre 1886 et janvier 1887, à parcourir avec Tahmuras les vieux manuscrits, inconnus même de nom en Europe, que, sans sortir de Bombay, il découvrait et faisait venir jusqu’à lui du fond des villages guèbres de Yezd, m’ont plus appris que des mois d’étude personnelle. Une édition du Yasna, publiée depuis par Tahmuras, en 1888, et donnant en gujrati la description des cérémonies qui accompagnent la récitation du texte, me donna enfin pour l’époque moderne ce que je cherchais et me fournit une base solide pour ma traduction.
À cette difficulté que les traducteurs du Yasna ne semblent pas avoir assez considérée, s’en ajoutait une d’un autre ordre et qui fait depuis longtemps leur désespoir : c’est l’énigme des Gâthas, ces mystérieux poèmes, qui forment la partie la plus archaïque et la plus sainte de l’Avesta, et qui sont aussi obscurs dans le fond des idées qu’ils expriment que dans la forme dont ils les revêtent. Il suffit de comparer deux traductions quelconques de n’importe quelle Gâtha pour reconnaître l’anarchie qui règne dans cette partie de la science, où chaque savant peut dire à l’autre ce qu’Ormazd dit à Ahriman : « Ni nos pensées, nos enseignements, nos intelligences…, ni nos religions, ni nos âmes ne sont d’accord. » Or, comme les Gâthas, de l’accord unanime, représentent l’essence de l’enseignement du Zoroastrisme et qu’elles sont en fait le centre même de l’Avesta, qui partout s’y réfère et les suppose et semble s’être formé autour d’elles, on ne peut espérer d’aborder utilement le problème général du Zoroastrisme tant qu’on ne sera pas arrivé à une conception des Gâthas qui s’impose dans ses grandes lignes. Pour ma part, j’étais arrivé, par des résultats partiels, à la conviction que les Gâthas ne doivent pas être attaquées par une autre méthode que le reste de l’Avesta : que d’une part, pour le fond des idées, il faut
chercher des lumières, non en dehors de l’Iran et dans les Védas, mais dans le mouvement religieux dérivé des Gàthas, et que les doctrines parsies, fût-ce dans leurs formes les plus modernes, en sont le meilleur, le seul commentaire : et d’autre part, que la traduction traditionnelle, incorporée dans le Commentaire pehlvi, était pour les Gàthas, comme pour le Vendidad, le meilleur secours pour l’intelligence littérale. Par malheur ce commentaire ne nous était connu et n’est encore accessible au public que sous une forme très défectueuse. Il fallait donc tout d’abord obtenir un texte plus correct de ce commentaire. Ce texte me fut fourni par deux manuscrits, appartenant aux deux grands prêtres de Bombay, qui viennent d’être offerts par eux à l’Université d’Oxford, et que j’ai pu utiliser grâce à l’amitié de
M. West, qui m’a communiqué la recension très exacte qu’il en avait prise. Mais même avec ce texte meilleur, la traduction pehlvie offre des difficultés qui seraient restées insurmontables si des travaux tout récents de
M. West ne m’en avaient offert la contre-épreuve : le X
e volume du
Dînkart, dont
M. West publie en ce moment la traduction pour la collection des
Livres sacrés de l’Orient, contient trois séries de commentaires des Gàthas, indépendants de notre commentaire littéral, mais dont l’un le suit de très près et en offre une paraphrase précieuse qui l’éclaire.
M. West a eu la bonté de me communiquer, non seulement les épreuves de sa traduction, mais le texte même du Dînkart. Avec le double secours d’un commentaire plus correct et d’une paraphrase indépendante, il m’a été possible de me rendre compte du sens exact que l’on attachait, il y a dix ou douze siècles, à ces textes mystérieux, et j’ai pu me convaincre que ce sens était bien en général, réserve faite du détail, le sens de l’original. Je crois que les savants qui me feront l’honneur d’étudier de près cette traduction, en se débarrassant, autant que possible, de toute idée préconçue, et en se donnant la peine de considérer attentivement tous les matériaux dont je me suis servi, finiront par arriver à une conclusion analogue.
Avec les secours nouveaux, qui me permettaient d’attaquer et le problème liturgique et le mystère des Gàthas, je pouvais, sans présomption, aborder la tâche qui m’avait effrayé il y a huit ans. Dans ces conditions, il me sembla qu’il n’était pas inutile de reprendre l’Avesta dans son ensemble et de présenter à l’étudiant français, philologue ou historien, une traduction complète et raisonnée.
La traduction présente forme deux volumes. Le premier comprend les textes liturgiques proprement dits : Yasna et Vispéred.
Le second volume comprend les textes que j’ai déjà traduits dans la collection des Livres sacrés, c’est-à-dire les textes légaux (Vendidad), les textes épiques et le Khorda Avesta (Yashts, Sîrozas, Nydyish, Gâhs, Afrins). La traduction nouvelle diffère peu de l’ancienne : mais le commentaire, qui, dans la première traduction, était surtout rédigé en vue du grand public, est absolument nouveau et purement technique. J’y ai ajouté les nombreux fragments de textes perdus, la plupart inédits, qui se retrouvent dans la vieille littérature pehlvie, de sorte que le lecteur puisse avoir en main le corps complet des Écritures zendes tel qu’on peut le restituer en ce moment.
Dans l’introduction du présent volume, je donne l’histoire sommaire des études zoroastriennes, les secours dont elle dispose et la méthode qui s’impose à elles. Passant ensuite aux textes qui font l’objet spécial de ce livre et qui ont le caractère liturgique, je réunirai toutes les données que j’ai pu recueillir dans les textes ou de visu sur l’organisation du sacerdoce et du culte.
Dans l’introduction du second volume, j’essayerai de remonter aussi loin que possible dans l’histoire de la littérature avestéenne et de la doctrine qu’elle exprime.
Avant d’entrer en matière, je dois m’acquitter d’un devoir agréable en remerciant les nombreux amis qui m’ont aidé dans ma tâche. J’ai déjà dit tout ce que je dois en Europe à M. West, en Asie à M. Tahmuras. Après eux, je mentionnerai en particulier M. Jivanji Jamshedji Modi, Mobed, qui m’a communiqué de vive voix et par lettres de nombreux renseignements sur la liturgie, qui m’a servi de guide à Nausari et Surate, et a fait dresser pour moi le plan de son agyârî ; aux savants
Dastùrs de Bombay et de Puna, Peshotanji Bahramji Sanjana, Jamaspji Minochehrji Jamasp Asana et Hoshangji Jamaspji Asana, qui ont mis à mon service les trésors de leur bibliothèque ; M. K. R. Kama, le Dastùr laïque de Bombay ; M. Jalbhai Ardashîr Sethna, et tant d’autres Mobeds et Beh-dîns, qui m’ont prêté leur assistance ou fourni des matériaux ; enfin le Ministère de l’Instruction publique qui, en me donnant le moyen d’aller aux Indes, a rendu possible ce travail, et la Direction du Musée Guimet qui lui a permis de voir le jour
[5].