II
Pendant que l’abbé Foucher lisait ses mémoires à l’Institut, Anquetil-Duperron revenait de l’Inde, rapportant les principaux livres des Parsis et les matériaux d’une traduction complète. En 1754, Anquetil, alors âgé de vingt ans et élève de l’École des langues orientales, vit par hasard chez l’orientaliste Leroux-Deshauterayes quatre feuillets calqués sur le Vendidad d’Oxford, qui avaient été envoyés quelques années auparavant à Étienne Fourmont, l’oncle et le maître de Deshauterayes. Ces feuillets décidèrent de sa vocation et il résolut de donner à la France les livres de Zoroastre et la première traduction de ces livres. Encouragé par l’abbé Barthélémy et le comte de Caylus, il s’impatiente d’attendre une mission promise et s’engage comme simple soldat au service de la Compagnie des Indes. Il s’embarque à Lorient, le 24 février 1755, emportant une Bible et un Montaigne, et, après trois ans d’aventures et de traverses de toutes sortes, arrive le 28 avril 1758 à Surate, qui devait être pendant trois ans le centre de ses recherches. Arrivé au port, il faillit échouer, comme Frazer, devant la défiance et la mauvaise volonté des Parsis. Il triompha à la faveur des divisions qui agitaient Surate.
Les Parsis venaient de se partager entre deux sectes qui subsistent encore aujourd’hui
[1]. Trente-cinq ans auparavant, les théologiens s’étaient divisés sur la question de savoir si l’on doit mettre aux mourants le
Penom ou
Padan 2[2], ce linge double dont les Parses se couvrent une partie du visage quand ils prient devant le feu et quand ils mangent, pour empêcher le souffle expiré de souiller les éléments purs. Un Dastùr estimé, venu du Kirman, Jamasp Vilàyatî, décida pour la négative, et, trouvant les Parsis de l’Inde fort ignorants, forma plusieurs disciples, entre autres Darab et Kaus. Kaus, ayant appris de Jamasp l’astronomie d’Ulugh-beg, annonça à ses coreligionnaires que le calendrier qu’ils suivaient était erroné, les intercalations nécessaires n’ayant pas été accomplies, et que l’équinoxe d’automne était d’un mois en retard, de sorte que tout le rituel, qui varie avec le temps, était vicié et que tous les actes du culte perdaient leur efficacité. Là-dessus, schisme. Les conservateurs l’emportèrent, et leur chef Mancherji, l’homme d’affaire des Hollandais, força Kaus et Darab à s’enfuir de Surate. Anquetil profita de ces querelles et Darab, après de longues répugnances, accepta de l’instruire, afin de s’assurer l’appui des Français contre son rival. Le 15 mars 1761, Anquetil quittait Surate : il allait à Oxford comparer ses manuscrits avec ceux de la Bodléienne et, après avoir constaté l’identité des textes, il rentra à Paris, le 14 mai 1762, et déposa
le lendemain à la Bibliothèque du Roi 180 manuscrits zends et pehlvis, persans et sanscrits.
Il passa les dix années suivantes à élaborer les documents qu’il avait recueillis et à préparer sa traduction. Dans l’intervalle il publiait le résultat
sommaire de ses recherches dans le
Journal des Savants et dans les
Mémoires de l’Académie[3] : enfin, en 1771, paraissait la traduction du Zend-Avesta en trois volumes
[4]. Le premier contient la relation détaillée du voyage d’Anquetil. Le second contient la notice des manuscrits zends-pehlvis qu’il avait rapportés ; la vie de Zoroastre, d’après les sources orientales ; et la traduction de Vendidad Sadé. Le troisième volume contient la traduction du reste de l’Avesta ; la traduction du Bundahish, sorte de Genèse en langue pehlvie ; la traduction d’un lexique zend-pehlvi, et d’un lexique pehlvi-persan ; enfin, «l’exposition des usages civils et religieux des Parsis et le système cérémonial et moral des livres zends et pehlvis ».
La publication d’Anquetil produisit une émotion profonde en France et en Europe : c’était la première de ces grandes exhumations du passé dont l’orientalisme ne devait devenir coutumier que quarante ans plus tard. Elle provoqua aussi des attaques violentes, surtout en Angleterre, où l’Avesta paya pour les épigrammes décochées par Anquetil à ses savants officiels : l’Angleterre aurait dû pourtant se rappeler qu’Anquetil avait dédié son livre « aux François et aux Anglois ». Cette polémique, longue et confuse s’ouvrit par un pamphlet français, écrit avec une verve voltairienne par un jeune étudiant d’Oxford, le futur fondateur de la Société asiatique de Calcutta, William Jones ; pamphlet qui fait plus d’honneur à l’esprit et au style de Jones qu’à la fermeté de sa critique
[5]. Pour William Jones,
Anquetil s’était laissé duper par des charlatans, car il est impossible qu’un législateur comme Zoroastre ait écrit de pareilles platitudes. « Le premier ouvrage que vous nous offrez n’est qu’une liturgie ennuyeuse avec le détail de quelques cérémonies absurdes. Voici le style de ce livre inintelligible : Je prie le Zour et je lui fait iescht. Je prie le Barsom et je lui fait iescht. Je prie le Zour avec le Barsom et je lui fait iescht
[6]… Il est bon d’avertir ici que le Zour n’est que de l’eau et que le Barsom n’est qu’un faisceau de branches d’arbres. Zoroastre ne pouvait écrire des sottises pareilles… Ou Zoroastre n’avait pas le sens commun, ou il n’écrivit pas le livre que vous lui attribuez… Ainsi, ou vous avez insulté le goût du public en lui présentant des sottises, ou vous l’avez trompé en débitant des faussetés, et de chaque côté vous méritez son mépris. » Son grand argument, comme on voit, c’est que les idées exprimées dans l’Avesta n’étaient pas à la hauteur du siècle et que Zoroastre n’avait pas lu l’Encyclopédie. « On ne peut, écrivait Voltaire à la même époque, lire deux pages de l’abominable fatras attribué à ce Zoroastre sans avoir pitié de la nature humaine. Nostradamus et le médecin des urines sont des gens raisonnables en comparaison de cet énergumène
[7]. » Jones, en bon élève de Voltaire, se rappelle à l’occasion qu’il a lu la Bible enfin expliquée : « On ne dira rien des obscénités qui sont prodiguées dans quelques passages de vos prétendus livres, lesquelles vous rendez plus dégoûtantes, s’il est possible, par vos notes. On aurait cru que le précepte
vitanda est rerum et verborum obscœnitas regardait surtout les ouvrages de morale et de religion. Mais vous faites dire au bon principe des Guèbres des saletés, qu’une sage-femme rougirait de répéter parmi ses commères. Vous ne savez, dites-vous, comment les exprimer honnêtement. Eh ! pourquoi les exprimer du tout ? C’était pour faire voir combien vous possédiez votre persan. » William Jones, en homme éclairé, pense qu’une œuvre ne vaut qu’autant qu’elle contribue au bonheur de l’humanité. « Supposons que ce recueil de galimatias contienne réellement les lois et la religion des anciens Perses, était-ce la peine d’aller si loin pour nous en instruire ?… S’il était possible de recouvrir (
sic) tous les livres de
Lycurgue, de Zaleucus, de Charondas, et s’ils ne contenaient rien de nouveau et d’intéressant, leur antiquité ne les ferait pas valoir, ils ne serviraient qu’à satisfaire la curiosité de quelques fainéants… L’Europe éclairée n’avait pas besoin de votre Zende-Vesta. » La langue de l’Avesta ne trouve pas plus grâce devant lui que son contenu. « Mais, direz-vous, j’ai voulu apprendre deux langues anciennes qu’aucun Européen n’a sues avant moi. Quelle petite gloire que de savoir ce que personne ne sait et n’a que faire de savoir ! On ne veut cependant pas vous priver de cette gloire : personne ne vous la disputera. On veut même croire que vous avez dans la tête plus de mots zendes, c’est-à-dire plus de mots durs, traînants, barbares, que tous les savants de l’Europe ; ne savez-vous pas que les langues n’ont qu’une valeur intrinsèque
[8] ? »
Il a pourtant quelques arguments plus sérieux d’apparence à élever contre l’authenticité du zend : « Nous observons que dans vos citations de prétendus livres zends, vous faites usage du mot Din pour signifier la loi et la religion. Or ce mot est purement arabe et par conséquent ne pouvait pas se trouver dans un livre zend… Quant aux vocabulaires que vous avez traduits, il faut avouer que le révérend Destur Daraba dû savoir les langues sacrées de sa nation : mais lorsque nous voyons les mois arabes corrompus Dimia et Akhre, les deux mondes ; Malké, un roi ; Zeman, le temps ; Ganm, animal de bétail ; Dammé, sang ; Sanat, année ; Ab, père ; Amm, mère ; Awela, d’abord ; Shemsia, le soleil ; Tamdm, accompli, etc., pour du parsi, nous disons hautement que ce charlatan vous a trompé et que vous avez tâché de tromper vos lecteurs. — Il résulte. Monsieur, de tout ceci, ou que vous n’avez pas les connaissances que vous vous vantez d’avoir ou que ces connaissances sont vaines, frivoles et indignes d’occuper l’esprit d’un homme de quarante ans. »
Par un juste retour des choses d’ici-bas, W. Jones, qui commençait sa carrière scientifique en niant l’authenticité de l’Avesta, devait la couronner en acceptant celle du
Desatir, livre saint d’une secte théosophique, écrit dans une langue de convention, et qui retrace l’histoire des treize
prophètes qui ont paru en Perse avant Zoroastre durant des milliers et des milliers d’années
[9] La science aussi a sa Némésis.
Après Jones, vint le grammairien Richardson, qui essaya de donner
une forme scientifique aux attaques de Jones en les appuyant sur des considérations philologiques
[10]. Il invoque contre l’authenticité du zend le grand nombre de mots arabes que l’on trouve en zend et en pehlvi, — or l’arabe n’a pas pénétré le persan avant le
viie siècle de notre ère ; la dureté du zend, qui contraste avec l’euphonie du persan et admet des sons et des groupes de sons que le persan ne tolère pas ; enfin l’absence de toute ressemblance entre les racines des deux langues. À ces raisons tirées de la forme, il ajoute, à l’exemple de Jones, la stupidité peu commune du fond. Le zend est pour lui une sorte de
lingua franca qu’on a formée des dialectes des pays environnants, groupés ensemble sans aucune prétention grammaticale, et « ressemble plus à des incantations de nécromanciens qu’à la langue d’un peuple renommé à toutes les époques pour la mélodie de ses accents ».
En Allemagne, Meiners fit écho : à tous les méfaits déjà reprochés à l’Avesta, il en ajouta un tout à fait inattendu : c’est que l’Avesta apporte du nouveau et des choses dont on n’avait jamais entendu parler, « Qui, je vous prie, pourrait attribuer à Zoroastre des écrits où l’on trouve d’innombrables noms d’arbres, d’animaux, d’hommes et de démons, inconnus aux anciens Persans ; et des opinions, des superstitions, des cérémonies étrangères et d’apport tardif, que nous savons avoir été aussi loin de la doctrine des anciens Perses que le ciel de la terre… Quel Grec, en effet, a jamais parlé de Hom ou de Djemschid et autres, que les inventeurs de ces niaiseries glorifient comme des héros divins
[11] ? » Au milieu de ce fatras Meiners égare une observation exacte qu’il ne sut pas interpréter et qui aurait pu ouvrir une
voie féconde : il remarqua les rapports frappants que les croyances des Parsis offrent d’une part avec celles des Brahmanes, d’autre part avec celles des Musulmans, et les attribua à des emprunts des Parsis à l’Inde et à l’Islam : la science moderne y a reconnu d’une part la trace d’anciennes affinités religieuses entre les ancêtres des Parsis et ceux des Indiens et d’autre part des emprunts faits par l’Islam à la Perse.
Mais Anquetil trouva un défenseur convaincu dans la personne de J. F. Kleuker. Kleuker, dès l’apparition du livre d’Anquetil, en avait composé une traduction allemande, qui parut en 1776, et il publia comme complément et justification deux volumes d’appendices
[12]. Le premier volume contenait la traduction des divers mémoires d’Anquetil sur la religion, la philosophie et l’histoire de la Perse ancienne ; dans le second volume, beaucoup plus important et le seul original, il défendait l’authenticité de l’Avesta en s’appuyant principalement sur l’accord du livre avec les données des anciens. Quant aux arguments tirés de la langue, il montra très clairement qu’ils reposaient sur un malentendu : le zend ne contient aucun élément arabe ; c’est le pehlvi, langue postérieure au zend, qui seul contient des éléments sémitiques : et ces éléments sont non pas arabes, mais araméens, chose toute différente et qui s’explique par les rapports de la Perse avec les pays de langue araméenne, à l’époque des Sassanides sous lesquels florissait le pehlvi ; enfin les mots arabes ne paraissent que dans les livres auxquels la tradition même des Parsis ne reconnaît qu’une date récente.
La cause de l’Avesta trouva un autre défenseur dans le numismate Tychsen. « J’avoue, dit-il, que la lecture de ces livres, que j’avais abordée avec si peu de prévention que j’y cherchais plutôt les traces d’une origine récente, les arguments des deux partis bien pesés, m’a laissé convaincu de leur antiquité. Les livres écrits en zend en portent des traces manifestes et rien qui ne convienne à des âges reculés et à un homme philosophant dans l’enfance du monde. Les traces d’un âge récent que l’on a cru y trouver viennent de passages mal compris ou de parties plus récentes.
En somme, il y a un accord admirable avec ce que les anciens nous ont laissé de la doctrine et des institutions des Mages. Il y a des hymnes aux dieux, tels que ceux qu’on chantait aux sacrifices selon Xénophon et Strabon et Hérodote même. Ce que dit Plutarque des opinions de Zoroastre dans un passage célèbre répond si bien au fond des livres zends que nul ne pourra nier, je crois, qu’il y a ressemblance parfaite et source commune. Ajoutez à cela un argument invincible, celui de la langue et de l’écriture dont la haute antiquité est établie par ce fait qu’il fut nécessaire de traduire une partie des textes zends en langue pehlvie, langue qui déjà, sous les Sassanides, tombait en désuétude… Enfin, comme on ne peut nier que Zoroastre a laissé des livres qui ont été, à travers les âges, la base de la religion des Mages et qui furent conservés chez eux, comme le prouve une série de témoignages depuis Hermippe, je ne vois pas pourquoi on n’ajouterait pas fois aux mages de nos jours, quand ils rapportent à Zoroastre des livres qui sont les livres traditionnels de leurs ancêtres, et où l’on ne trouve rien qui trahisse la fraude ou une main moderne
[13]. »
Deux ans plus tard, en 1793, paraissait à Paris un livre qui, sans toucher directement à l’Avesta, confirmait en partie les révélations d’Anquetil : c’est le fameux Mémoire où Sylvestre de Sacy déchiffrait et expliquait les inscriptions et les monnaies pehlvies des premiers Sassanides[14]. Son principal instrument dans ce déchiffrement était le lexique pehlvi-persan publié par Anquetil. L’authenticité des documents rapportés par Anquetil s’affirmait ainsi, mieux que par des arguments théoriques, par des découvertes. Ces inscriptions pehlvies déchiffrées donneront plus tard la première clef des inscriptions achéménides, qui devaient à leur tour apporter la preuve la plus convaincante de l’authenticité du zend. Tychsen comprit la portée de l’œuvre de Sacy : « Voici la preuve, dit-il, que le pehlvi fut employé sous le règne des premiers Sassanides, car c’est à eux que remontent ces monnaies et ces inscriptions, et fut même la langue de la cour : or, comme c’est avec les Sassanides, et dès le premier d’entre eux, Ardeshir Babecan, que s’est ranimée la doctrine de Zoroastre, on comprend pourquoi on a fait des versions pehlvies des livres zends. Ici encore tout se tient et confirme l’antiquité et l’authenticité des livres zends. »
- ↑ Voir au chapitre vii.
- ↑ 2. Voir au chapitre iii.
- ↑ Journal des Savants, mai et juin 1769, Mémoire sur l’authenticité de l’Avesta. — Histoire de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, t. XXXIV, Comparaison du
système théologique des Mages d’après Plutarque et d’après les textes zends ; — Ibid., XXXVII, 570-710, Exposition du système théologique des Perses d’après les textes zends, pehlvis et parsis ; recherches sur l’âge de Zoroastre.
- ↑ ""Zend-Avesta"", ouvrage de Zoroastre, contenant les Idées théologiques, physiques et morales de ce législateur, les cérémonies du culte religieux qu’il a établi et plusieurs traits importants relatifs à l’ancienne histoire des Perses ; 3 vol. in-4°, Paris 1771.
- ↑ Lettre à M. A*** du P*** dans laquelle est compris l’examen de sa traduction des livres attribués à Zoroastre, Londres, Elmsly, Straud.
- ↑ Début du Yasna, Hà II
- ↑ Dictionnaire philosophique, article Zoroastre.
- ↑ Il faut entendre sans doute « n’ont pas de valeur intrinsèque ».
- ↑ Tke Desatir or Sacred writings of the ancient Persian Prophets… published by Mulla Firuz bin Kaus, 2 v. in-8o, Bombay, 1818 ; voir S. de Sacy, Journal des Savants, 1819.
- ↑ A Dissertation on the Languages, Literature and Manners of Eastern Nations, Oxford, 1777.
- ↑ « Quis enim Graecorum unquam vel Hom vel Djemschid aliosque homines
nominavit, quos harum nugarum inventores tanquam divinos heroas omni laudum genere celebrant… » (De Zoroastris vita, institutis, doctrina et libris, dans les Novi Commentarii de la Société royale de Goettingen, 1778).
- ↑ Anhang zum Zend-Avesta, Leipzig et Riga, 1781-1783.
- ↑ Commentario prior observationes historico-criticas de Zoroastre ejusque scriptis et placitis exhibeus (Goettingen, Novi Comm., 1791).
- ↑ Mémoires sur diverses antiquités de la Perse, Paris, 1793.