Le Zend-Avesta (trad. Darmesteter)/Volume I/CHAPITRE III/II. Le temple du feu.

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Traduction par James Darmesteter.
Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (I. La Liturgie (Yasna et Vispéred) (Annales du Musée Guimet, tome 21)p. lix-lxv).

II. — le temple


Le lieu du culte pour les grands sacrifices est le temple du feu ou Dari Mihr « Porte ou Palais de Mithra ».
On distingue deux sortes de temples du feu : le grand temple, dit Âtash Bahrâm, ou « Feu Bahrâm » ; le petit temple ou Âdarân, appelé aussi dans l’Inde Âgyàrì[1]. Il n’y a que trois Âtash Bahrâm à Bombay, il y a une centaine d’Àgyârìs.
La différence entre l’Âtash Bahrâm et l’Âdarân consiste essentiellement dans la qualité du feu et par suite dans son origine et sa préparation. La préparation du feu Bahrâm dure un an : il est formé de seize espèces différentes de feu et concentre en lui l’essence et comme l’âme de tous les feux. La préparation et la purification de ces feux demandent des cérémonies compliquées que l’on trouve dans le Vendidad[2]. D’après les Rivâyats, chaque établissement de Beh-dìns doit avoir un Feu Bahrâm[3] : quelques Dastùrs veulent qu’il n’y en ait qu’un par communauté, car le Feu Bahrâm est roi et il n’y a qu’un roi par pays[4].
Le feu Âdarân, ou plus correctement l’Âtash Âdarân « le Feu des feux », est formé des feux domestiques qui ont servi trois fois.
Les deux feux diffèrent non seulement par la façon dont on les prépare, mais aussi par celle dont on les nourrit. Au feu de l’Âdarân, le prêtre présente, à chacun des cinq Gâhs. en récitant le Nyàyish du feu[5], une pièce de bois de santal. Le feu Bahrâm est plus vorace : étant roi, il lui faut une mâci un trône, c’est-à-dire six pièces de bois de santal arrangées par paires superposées en forme de trône à degrés.
Le temple même ne diffère pas dans sa forme, bien qu’en général les dimensions d’un Âtash Bahrâm soient naturellement plus vastes que celles d’un simple Âgyârî ; mais le plan est le même. On pourrait facilement transformer un Âgyârî en Feu Bahrâm sans avoir à dépenser une roupie sur l’édifice même, tout le travail portant sur la substitution d’un feu à l’autre. Nous allons décrire l’Âgyârî de Colaba[6], dont nous devons le plan à l’amitié du prêtre de l’Âgyârî, le Mobed Jivanji Modi, et qui donnera une idée du plan de tout temple du feu.
Les organes essentiels d’un temple du feu sont au nombre de deux :
1o La chambre du feu sacré ou Âdaràn ;
2o La chambre où se célèbrent les cérémonies sacrées ou Izishn Gàh.


1o La chambre du feu est bâtie en forme de dôme, rappelant le dôme du ciel[7]. Le feu sacré est placé sur un vase appelé âtash-dân « vase du feu », ou âfargâni[8], et placé sur une plate-forme de pierre dite pierre âdòscht[9]. L’àdôsht est aussi considéré comme le trône du feu, le feu sacré étant le roi protecteur du monde spirituel ; ainsi, les cérémonies d’établissement d’un feu sacré sont dites takht nishin karvū تخت نشين کردن ou intronisation ; au-dessus du feu, suspendu au dôme, est un vaisseau de métal, qui est sa couronne, tâj (pl. II et III). Près du vase est une estrade métallique, khàn, qui porte les pièces de bois de santal destinées au feu. Cinq fois par jour, au commencement de chacun des cinq Gâhs, un Mobed entre dans la chambre ; il a la partie inférieure du visage couverte d’un voile ou padân (paitidâna) qui empêche son haleine de souiller le feu sacré[10] et les mains couvertes de gants. Si le feu est un Âtash Bahrâm, il doit avoir pris le grand Khôb (ch. iv). Il lave la pierre Âdòsht, dépose sur le feu, selon le cas, une pièce de bois de santal ou une maci, récite l’Àtash Nyâyish et, en prononçant les mots dushmata, duzhukhta, duzivarshta dans la prière pazende initiale, il sonne à trois reprises pour chaque mot avec la sonnette suspendue au mur, afin de repousser « les mauvaises pensées, les mauvaises paroles, les mauvaises actions », et aussi sans doute afin d’annoncer aux fidèles de la rue que le Gâh vient de changer et qu’il y a lieu de réciter les prières correspondantes. Toute cette cérémonie est appelée bôi dêvi ( بوی دادن) « la mise de parfums ».
La section AB de la chambre, sur le plan de la planche II, montre creusées dans le mur deux niches pour les lampes et, suspendues au mur, deux masses : ce sont les gurz gâviàni que le candidat Hêrbad porte sur l’épaule dans la procession au Dari Mihr, en symbole d’écrasement du péché (v. plus haut, p. liii). La section CD montre une niche voûtée tàq طاق (cachée par l’Âfargânì dans la section AB) : c’est là qu’on place les cuillers ou camca چمچه avec lesquelles on place le bois sur le feu et recueille la cendre. Comme le chrétien met de l’eau bénite à son front, le prêtre, après sa prière auprès du feu sacré, applique de la cendre sur son front « pour exprimer son respect pour le feu sacré et pour lui rappeler qu’un jour viendra où il sera, lui aussi, réduit en poussière et que, comme ce feu répand autour de lui la lumière et le parfum, ainsi doit-il répandre autour de lui la vertu et les bonnes œuvres » (Jivanji Modi).
La chambre du feu est absolument close sur le côté de l’ouest : on y entre par l’est (pl. I). Les murs du nord et du sud sont chacun percés d’une fenêtre. Les fidèles se tiennent debout sur un tapis à la porte ou aux fenêtres : mais ils n’ont pas le droit d’y entrer : seul le Mobed qui entretient le feu peut passer le seuil.


2o À droite de la chambre du feu se trouve la chambre des cérémonies, l’Izishn Gâh, vaste chambre quadrangulaire, généralement divisée en plusieurs parties égales, dont chacune peut servir à un office distinct. Dans l’Âgiàrî dont nous donnons le plan, l’Izishn Gâh est divisé en six parties, de sorte qu’il peut être le théâtre de six offices simultanés et indépendants et occuper six couples de prêtres à la fois[11]. Ces différentes parties, appelées urvis[12] ou hindhòrà, sont séparées les unes des autres par un pâvi ou « canal de purification » qui sert à la fois à la délimitation de l’emplacement liturgique et à l’écoulement des eaux.


Chaque hindhòrà contient, outre le siège du prêtre Zôt qui porte aussi ce nom, deux tables de pierre :

 

 

1o Une table de pierre qui porte le vase à feu, ou pierre àdòshl.
2o La pierre urvîs[13], qui supporte les instruments du sacrifice.
Le feu du sacrifice est absolument différent du feu de l’Âdarân, dont il est le représentant, mais non l’égal. Le feu qu’il contient est allumé exprès pour le sacrifice et alimenté au cours de la cérémonie avec le bois de santal et les parfums préparés, ou, comme on dit, l’êsm-bôi (aêsma et baoidhi).
La plate-forme qui supporte les instruments, ou pierre urvîs, est aussi appelée à présent àlât gâh « lieu des instruments ». À droite de la pierre urvîs se trouve la grande cuve d’eau pure ou pàdyàb, dite àcand (ou kuṇḍi), où le Zôt puise l’eau nécessaire pour le sacrifice ; devant la pierre est le siège du Zôt. Les instruments qu’elle supporte sont :
1o Le mortier ou hâvan dans lequel on pile le Haoma avec le pilon (dast). Le hâvan sert également de sonnette ou plutôt de timbre[14] (en frappant le pilon contre le mortier). Le mortier et le pilon sont désignés dans l’Avesta sous le nom de Havana inférieur et Havana supérieur (fratara et upara havana)[15]. Ils sont généralement en cuivre.
2o Le Barsom (Baresman) avec le Mâhrù ou Barsomdân[16]. Le Barsom est un faisceau de tiges d’arbre, liées ensembles par un lien fait avec des feuilles de dattier, ou Evanghin, aiwyâoṅhana. Il repose sur deux Màhrù ou « croissants », tiges verticales de métal[17] terminées des deux parts par un fer à cheval. Le Màhrù est posé à gauche du Zôt, à l’extrémité sud-ouest de la pierre urvîs. Chez les Parsis de l’Inde les tiges d’arbre sont remplacées par des tiges de métal qui servent indéfiniment (voir vol. II, Nirangistân).
3o Une soucoupe percée de neuf trous, le tashti nu surâkh ou tashti surâkhdâr, qui sert à filtrer le jus du Hôm.
4o Le vars, ou cheveu enlacé autour d’une bague. Le vars ne joue plus de rôle dans la liturgie moderne ; c’est un survival de la liturgie ancienne. Dans la liturgie ancienne, le liquide sacré était filtré sans doute, comme dans la liturgie védique, sur un crible de poil : le Vispéred, en effet, dans l’énumération des instruments du sacrifice (Vp. X, 2, note 5), mentionne le varesô haomô-aṅharezâna « le cheveu qui filtre le Haoma ». La liturgie moyenne emploie le terme hôm pâlak « filtre de Hôm » qui laisse indécise la forme du filtre et peut s’appliquer aussi bien au filtre en crin qu’au filtre en terre. La liturgie moderne, en substituant un instrument plus grossier, mais plus commode, a conservé l’instrument ancien, devenu inactif, à côté du nouveau, par respect de la tradition. Le vars reste dans le tashti surâkhdâr et continue d’assister à l’opération qu’il n’accomplit plus.
5o Un certain nombre de tasht, ou soucoupes (tashta), destinés à recevoir les diverses offrandes, liquides ou solides (Vendidad XIV, 8).
6o Un certain nombre de coupes ou de vases, qui reçoivent les libations ou zaothra : on les appelait zaothrô-barana ou zôhr-barân (Vispéred, X, 2) 1[18].
Au nord de l’Àgyârî se trouve un puits : c’est de là que les prêtres prennent l’eau nécessaire au sacrifice, et c’est là qu’à la fin du sacrifice on verse l’eau de libation, le zaothra (Yasna LXXII, p. 441). Cette opération est dite jôr mêlavvi ou mélange des deux eaux. Outre le puits, l’Àgyâri doit avoir un jardin contenant un dattier et un grenadier : le dattier, khajuri, doit fournir le lien, l’aiwyâoṅhana, pour le faisceau du Barsom : le grenadier doit fournir l’urvarâm qui sera broyée avec le Hôm dans la

 

 

préparation du Parâhôm (pl. V)[19]. Joignez à cela un emplacement stérile, pour les grandes purifications, le Barashnûm gâh[20].


  1. Dérivé de àg « feu » (agni).
  2. Voir au vol. II, Vendidad, VIII, 73-80, texte et commentaire.
  3. Spiegel, Avesta, II, lxxi ; Saddar, XXXIX.
  4. Depuis quelques années la polémique sur ce sujet est portée sur le terrain pratique : le Dastùr Jamaspji a posé en 1886 la première pierre d’un nouvel Âtash Bahrâm : le Dastùr Peshotan, prêtre du Wadia Âtash Bahrâm, conteste le caractère sacré du nouveau temple et enseigne que toutes les cérémonies qui y seraient célébrées seraient nulles et sacrilèges. Cependant il y a déjà à Bombay deux autres Âtash Bahrâm : le Dadiseth, bâti en 1783 par Dadibhai Nushirvanji Dadiseth, qui appartient, il est vrai, à la secte des Qadimis ; et le Framji Kavasji bâti en 1845. Le Wadia date de 1830.
  5. Voir au vol. II, aux Nyâyish : la partie essentielle de l’Âtash Nyâyish est constituée par le Hâ LXII.
  6. Dit Âgyârî de Seth Jijibhay Dadabhay, bâti en 1837. Le plan a été dressé par MM. Shapoorjee et Munchershah N. Chandabhoy, architectes. Voir les planches I et II.
    Les photographies des planches III, IV, V représentent des détails pris d’un autre Âdarân qui a été inauguré il y a quelques mois à peine, en novembre 1891, et qu’on peut pourtant considérer comme un des plus anciens de Bombay : car il remplace un Âdarân qui occupait le même local (Bazar Gâte Street) et bâti en 1733 aux frais de Manekji Naoroji Seth (Dosabhai Framji, l. l., 17). Le nouvel Âdarân a été bâti par l’un des héritiers de Manekji, le huitième mutavali du temple depuis 1733, M. Jalbhai Ardashir Sethna : il a coûté 200 000 roupies. C’est à l’amabilité de M. Sethna que nous devons ces photographies. La façade du temple, que nous ne donnons pas, présente une imitation pittoresque des formes persépolitaines.
  7. Comme au fameux temple sassanide de Shîz-Ganzak, détruit par Héraclius. Sur les temples du feu dans la période achéménide et sassanide, voir l’Introduction au second volume.
  8. Parce qu’il a la forme des âtash-dân qui servent dans le service des Âfrîngàn.
  9. âdòsht, pehlvi âtìshto (Dâdistàn, XLVIII, 15) ; probablement formé de *àtar-sta « où se tient le feu ».
  10. Voir Vendidad, XIV, 8, texte et commentaire ; et les pl. IV, V, VI de ce volume.
  11. Cf. la pl. IV qui montre trois pâvis avec les trois Zôts en prière en même temps.
  12. urvaèsa signifie proprement « tour » (vardashn ; Old Zand-Pahlavi Glossary, p. 23, 9) ; il est probable qu’il désignait d’abord le lieu où l’on tourne, car il s’applique à l’hippodrome (asp ràs).
  13. Le mot urvîs désigne à la fois l’emplacement de l’Izishn Gâh (note précédente) et l’estrade de pierre placée devant te Zôt et qui supporte les instruments du sacrifice : à présent on fait quelquefois cette estrade de métal. Dans le Dàdistàn, XLVIII, 14, le zagî sangîn urvîs « l’Urvis de pierre » désigne l’Izishn Gâh ; le sang gacîn khân « la table de pierre et de mortier » désigne l’estrade du Zôt, la pierre de l’urvîs. C’est ce dernier sens qu’a le mot dans le plan publié d’après les manuscrits dans l’édition Geldner, Vispéred III. Les mots àdòsht andarg urvîs ne forment pas une phrase continue (Feuerplatz innerhalb des geheiligten Raumes), pas plus que les noms des huit prêtres ne forment une phrase : ce sont des légendes indiquant la place de la pierre àdòsht, celle de la pierre urvîs et l’espace intermédiaire (andarg).
  14. Voir pages 199, n. 12, 200, etc.
  15. Voir Yasna X, 2.
  16. L’Avesta ne donne pas le nom zend du Màhrù : mais l’expression baresmana paiti-bereta (Yasna III, 1, note 2) suppose l’existence d’un support. Le Dàdistàn, LXVIII, 14, l’appelle màh-rùp pàîyik « support en forme de croissant ».
  17. zagî shaleyôrik màkrûp (Dàdistàn, XLVIII, 17).
  18. Le Vispéred X, 2, réunit les instruments du Yasna : hâvanaèibya, tashtài, zaothrò-barcnâi, varesài baomô-aṅbarezànâi, tavaca baresmanò. — Le Vendidad, XIV, 8, a une énumération plus complète, comprenant tous les instruments sacerdotaux : voir le commentaire du passage.
  19. La planche représente le prêtre cueillant l’urvarâm.
  20. Voir Vendidad IX.