Les Chiens de garde/Texte entier

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les chiens de garde

















DU MÊME AUTEUR


chez le même éditeur :
Aden Arabie (préface de Jean-Paul Sartre)
Les matérialistes de l’antiquité


chez d’autres éditeurs :
Antoine Bloyé
Le cheval de Troie
La conspiration
Chronique de septembre
Les Acharniens, traduction d’Aristophane


paul nizan



les
chiens de garde


nouvelle édition




FRANÇOIS MASPERO
1, place Paul Painlevé - Ve
PARIS
1965


Il a été tiré de ce volume
le deuxième de la collection « les textes à l’appui »
5 exemplaires numérotés de 1 à 5
sur vergé gothique teinté de chez Prioux.
















© François Maspero, éditeur, S.A.R.L., 1960.
La première édition des « Chiens de Carde » est parue
en 1932 aux éditions Rieder.




INTRODUCTION


M. PARODI. — M. Marcel nous donne l’idée de l’affirmation de l’absolu bien plus que l’affirmation de l’idée d’éternel, parce que ce dynamisme, cette création à laquelle nous nous sentirons participer si elle est création, apparaît essentiellement comme quelque chose qui n’est pas « d’abord » et qui se réalise petit à petit. Cette création éternelle, c’est une action éternelle, c’est un progrès, un dynamisme, un effort. Ce peut être la réalité suprême, ce peut être de la réalité par excellence, c’est l’opposé de l’idée d’éternel.

M. BENDA. — L’éternel est statique.

Bulletin de l’Union pour la Vérité.

Le 9 août, la Cour criminelle s’assemblait encore à Hanoï. Ce fut la session la plus terrible : douze condamnations à mort, onze aux travaux forcés à perpétuité, quatre à vingt ans et quatre à dix ans de travaux forcés, cent quatorze à la déportation, trois à dix ans et deux à cinq ans de réclusion, quatre à cinq ans de prison.

Les Journaux.

Le sentiment de cette force de conscience et de création qui nous traverse…, c’est bien si l’on veut le sentiment du divin.

D. Parodi.

La Rochelle, 24 mars 1930. — La mutinerie des disciplinaires du Château d’Oléron se poursuit. Toutefois, par manque de nourriture, dix d’entre eux se sont rendus. Les autres, au nombre de trente-huit, résistaient encore cet après-midi. Pour tromper leur faim, ils arrachent aux murs de la citadelle du varech qu’ils mangent cru.

Les Journaux.


I

DESTINATION DES IDÉES


Les jeunes gens qui débutent dans la Philosophie, les amateurs qui se tournent vers la Philosophie seront-ils longtemps encore satisfaits de travailler dans la nuit, sans pouvoir répondre à aucune interrogation sur le sens et la portée de la recherche où ils s’engagent ?

Et encore : quel emploi feront-ils du vocabulaire philosophique ? Que vont-ils tous entendre par le vocable Philosophie ? Mettront-ils dans les vieilles outres le même vin que leurs maîtres, ou bien un vin nouveau ? Rejetteront-ils les vieilles outres et le vieux vin pour des outres nouvelles et pour un nouveau vin ?

Il est grand temps d’offrir à ces nouveaux venus une situation franche, de leur apporter les lumières les plus simples. Beaucoup d’entre eux sont emplis de bonnes intentions, beaucoup d’entre eux se sont engagés dans la Philosophie, ou simplement ont incliné vers elle un certain nombre de leurs pensées, justement parce qu’ils ont été troublés par le désœuvrement de ces bonnes intentions. Ils éprouvent, d’une façon peu claire sans doute, que la Philosophie en général est la mise en œuvre des bonnes intentions à l’égard des hommes, et qu’il suffit de s’enrôler sous la bannière de la Philosophie pour voir fructifier les inclinations généreuses et la paix se répandre parmi les hommes de bonne volonté.

Mais il faut enfin saisir et enseigner que la Philosophie ne se définit point éternellement comme la réalisation, comme l’opération, comme la victoire spontanées des bonnes volontés. Simplement parce que Socrate serait mort pour elles, que Voltaire aurait défendu Calas, que Kant aurait oublié, à cause de la victoire des Droits de l’Homme, son vieil itinéraire de Kœnigsberg.

Mais il faut enfin saisir et enseigner que certaines philosophies sont salutaires aux hommes, et que d’autres sont mortelles pour eux, et que l’efficacité humaine de telle sagesse particulière n’est pas un caractère général de la Philosophie.

On rencontre cependant tous ces gens, tous ces jeunes gens qui croient que tous les travaux formellement philosophiques amènent un profit à l’espèce humaine, parce qu’on leur a persuadé qu’il en va ainsi de toutes les tâches spirituelles. Avoir de bonnes intentions, c’est d’autre part, et pour parler gros, vouloir précisément ce profit. On a appris à tous ces gens depuis la classe de septième, depuis l’école laïque que la plus haute valeur est l’Esprit et qu’il mène le monde depuis l’éloignement de Dieu. À seize ans, qui donc n’a pas ces croyances de séminaristes ? J’eus par exemple ces pensées. Sous prétexte que je lisais tard des livres en comprenant plus facilement qu’un ajusteur n’eût fait le divertissement de Pascal et le règne des Volontés Raisonnables, je ne me prenais pas pour un homme anonyme, je croyais docilement que l’ouvrier dans la rue, le paysan dans sa ferme me devaient de la reconnaissance puisque je me consacrais d’une manière noble, pure et désintéressée à la spécialité du spirituel au profit de l’homme en général, qui comprend, parmi ses espèces, des ouvriers et des fermiers. Mes maîtres faisaient tout pour m’entretenir au sein d’une illusion si agréable pour eux-mêmes. Qui s’exerce à une philosophie — le contenu importait peu — comment ne l’aurais-je pas pris pour une façon de médecin ou de prêtre sauvant à chaque instant le monde par la vertu de ses maux de tête. C’est ainsi que bien des naïfs pensent passivement que la sociologie, l’histoire du criticisme ou la logistique méritent la gratitude des hommes. Cette croyance annonce le mythe de la cléricature.

Mais il est décidément impossible de croire plus longtemps qu’une thèse sur Modératus de Gadès, un livre sur l’invention mathématique doivent valoir à leurs auteurs la médaille de sauvetage et la reconnaissance des peuples : c’est assez que la Légion d’honneur récompense les tenants du spirituel comme elle fait les vieux capitaines d’habillement, les vieux acteurs, et les héros. Les hommes n’aiment point être dupés, ils n’ont pas tous une naïveté assez considérable pour croire qu’un agrégé de philosophie est en vertu de sa fonction un terre-neuve ou même une personne respectable.

La Philosophie-en-soi n’existe pas plus que le Cheval-en-soi : il existe seulement des philosophies, comme il existe des arabes, des percherons, des léonais, des anglo-normands. Ces philosophies sont produites par des philosophes : cette proposition n’est point si vaine qu’on a accoutumé de le croire. Comme il existe trente six mille espèces de philosophes, il existe autant de sortes de philosophies.

La Philosophie est un certain exercice de mise en forme qui réunit et ordonne des éléments de n’importe quel aloi : il n’y a point de matière Philosophique, mais une certaine coutume de réunir des affirmations au moyen de techniques complètement vides par elles-mêmes ; le Thomisme au même titre que le Kantisme fait partie de la Philosophie.

La Philosophie dit n’importe quoi, elle n’a point de vocation éternelle, elle n’est jamais, elle n’a jamais été univoque, elle est même le comble de l’activité équivoque. La Philosophie en général est ce qui demeure des différentes philosophies lorsqu’on les a vidées de toute matière et qu’il n’en subsiste plus rien qu’un certain air de famille, comme une atmosphère évasive de traditions, de connivences et de secrets. C’est une entité du discours.

Comme il ne se peut point cependant qu’une entité se constitue tout à fait sans raisons, on peut avancer que les philosophies possèdent une unité formelle de dessein : elles revendiquent, comme un titre, comme une prétention permanente, le pouvoir et la fonction de formuler des dispositions, des directions de la vie humaine. La Philosophie finit toujours par parler de la position des hommes, elle obéit toujours au programme que lui assigna Platon : « L’objet de la Philosophie, c’est l’homme et ce qu’il appartient à son essence de pâtir et d’agir. »

Mais comme il n’y a pas un ordre unique de la position humaine, une solution établie pour l’éternité du destin des hommes, une seule clef de leur situation, cette Philosophie demeure complètement équivoque. La première tâche qui est proposée à une entreprise critique, à une révision essentielle est la définition de l’équivoque présente du mot Philosophie.

Aucune vocation mystique, aucune prédestination théologique, aucune grâce n’enjoignent à la Philosophie de travailler réellement pour les hommes : lorsque les jeunes gens, lorsque les amateurs sincères des idées estiment que la Philosophie est la mise en œuvre de la bonne volonté, et comme l’exécution de sa promesse, ils admettent implicitement, sans critique préalable, cette vocation, cette prédestination et cette grâce efficace.

Mais, derechef, elles n’existent pas. On ne saurait juger aucune philosophie particulière en faisant appel, comme à un étalon invariable de mesure, à cette grande vocation et à ce grand pouvoir permanents de la Philosophie.

On peut trouver que la philosophie de M. Bergson est répugnante, que celles de Boutroux, de Leibniz l’étaient, avec bien des raisons limitées à ces objets, mais on ne peut pas dire qu’elles sont répugnantes parce qu’elles constituent des déviations passagères, des maladies accidentelles de la Philosophie Éternelle, qui n’existe pas. On ne trahit point un être de raison. M. Maritain croit qu’il y a une Philosophie Éternelle. Qui n’a point d’entretien, de commerce avec Dieu ou avec ses docteurs ne sentira jamais cette éternité. L’éternité même lui paraîtra condamner chaque homme à une existence, à une pensée de forçat.

Simplement, M. Bergson, M. Boutroux, appartiennent à une famille de philosophes de laquelle je suis l’ennemi : mais cette inimitié ne repose pas sur l’amour de la destination éternelle de la Philosophie en soi. Je ne suis pas confident du Destin.

De même, l’exploitation présente des ouvriers, l’anarchie de la terre, la corruption des politiques, la misère sentimentale dont tout le monde est en train de mourir ne sont pas des déviations actuelles d’une destinée béatifique de l’Humanité en soi.

Mais il y a certaines philosophies qui existent comme des choses dans l’espace : elles sont imprimées dans des livres et des revues, elles sont prononcées par des voix, elles sont singulières comme des objets, elles ne sauraient être regardées comme des émanations d’une unique essence, comme des processions d’un unique pouvoir. Elles n’ont pas de participations mutuelles. Pas plus qu’une jacquerie et un pogrome, bien que ces manifestations de la violence dirigée puissent présenter quelques ressemblances formelles.

Le malheur est que, dans l’état présent de la pensée, tout le monde se laisse encore duper par des ressemblances de cette sorte : l’apparence systématique, l’architecture et le style communs des diverses constructions de l’intelligence appliquée à la Philosophie permettent de prendre les méditations de M. Lalande pour une incarnation de la Philosophie au même titre que le Spinozisme, incarnation simplement plus pâle, plus modeste, plus anémique, mais rigoureusement comparable, de la même chair et du même sang. Cette comparaison n’est légitime que si personne ne se préoccupe des conséquences réelles, mais seulement de la conformité apparente à des préceptes formels de l’intelligence sans objet. Il faudrait accorder d’abord que l’emploi méthodique des divers outillages logiques suffit à repérer la présence de la Philosophie essentielle.

Classons autrement les philosophes qu’avec les lumières de l’intelligence. Elle sert à tout, elle est bonne à tout, elle est docile à tout ; cette passive femelle s’accouple avec n’importe qui. Intelligence utile au vrai, au faux, à la paix, à la guerre, à la haine, à l’amour. Elle renforce avec une indifférence d’esclave les objets auxquels tour à tour elle consent à s’asservir, la géométrie et les passions de l’amour, la révolution et la stratégie des états-majors. Cette grande vertu est simplement technique. Les gardiens de prison sont aussi intelligents que leurs prisonniers, les vainqueurs que les vaincus. L’intelligence peut servir sans révolte, sans mouvement, sans opération propres, des philosophies de la libération et des sagesses de l’écrasement, des philosophies réactionnaires et des philosophies démocratiques, en ce qui regarde l’existence concrète des humains. Intelligence contre l’homme. Intelligence pour l’homme. Elle n’est qu’un outil longuement compliqué et éprouvé : l’outil seul n’a jamais suffi à définir complètement le métier qui l’emploie ; la herse ne définit pas le travail du paysan. Ce n’est pas cette servante qui permettra de donner des définitions univoques de la Philosophie.

D’autre part, il existe des hommes, les hommes de qui la Notion est l’objet théorique de la Philosophie. Ils comprennent beaucoup plus de variétés qu’elle ne le pense.

Saisissons ici des pensées simples, des pensées immédiates, essentielles et comme primaires qu’on ne saurait trop répéter, de la façon que les maîtres d’école font les quatre règles et l’accord des participes. Ces pensées communes disent qu’il n’y a point Homo faber, Homo artifex et Homo sapiens. Homo economicus et Homo politicus. Homo nooumenon et Homo phenomenon, mais tous ces hommes particuliers qui naissent, qui ont certaines vies, qui engendrent, qui meurent, le manœuvre qui gagne vingt-cinq francs par jour et le politique qui habite villa Saïd, la fille qui va au cours Villiers et celle qui couche cité Jeanne d’Arc dans la même pièce que ses parents et que ses frères, le militant révolutionnaire et l’inspecteur de la Police Judiciaire. Il y a d’une part la philosophie idéaliste qui énonce des vérités sur l’Homme et d’autre part la carte de la répartition de la tuberculose dans Paris qui dit comment les hommes meurent. Ne sortons pas de ces chemins bornés plus tortueux que les grandes routes nationales des systèmes, aux carrefours décorés de gendarmes. Je ne rencontre jamais Homo nooumenon, je ne fais aucun usage des idées, des hypothèses, des décisions qui le concernent, mais je vois, dans les journaux, la photographie de M. Tardieu sur les champs de neige de Saint-Moritz et ensuite par chance je lis un rapport sur le travail forcé. La signification révoltante de l’existence de M. Tardieu, la signification différemment révoltante des statistiques du travail forcé me posent des questions véritablement philosophiques ; mais le conflit, si inquiétant, si pénible, si délicat pour M. Lalande, de la Raison Constituante et de la Raison Constituée me donne sur le champ envie d’aller rire à la campagne.

Alors même que les philosophes ne s’intéressent qu’aux incarnations de la Philosophie et non aux hommes, ces mauvais coucheurs s’occupent de la Philosophie. Il y a un manque scandaleux de réciprocité. Aucun d’eux ne saurait regarder la Philosophie avec détachement, lorsqu’il la rencontre, bien que les philosophes le regardent lui-même ainsi. Les simples têtes humaines ne sont pas à l’aise dans le ciel glacial des Idées. Les Lieux Intelligibles ne sont point ainsi faits qu’ils y respirent librement. Ils ont l’impudence de ne point exclusivement s’attacher à l’élégance d’un argument, à la subtilité technique d’une solution, à l’habileté de telle jonglerie : ils demandent qu’on leur explique ce que telle philosophie signifie pour eux, ce qui résulterait réellement pour eux de la mise en vigueur, du succès définitif de telle affirmation philosophique sur le destin des hommes. Certains d’entre eux qui parlent pour ainsi dire par délégation et mandat demandent des comptes à la Philosophie lorsqu’elle est contre eux, ou simplement lorsqu’elle ne s’occupe pas d’eux. Quand les philosophes traitent de l’Esprit et des Idées, de la Morale et du Souverain Bien, de la Raison et de la Justice, mais non des aventures, des malheurs, des événements, des journées qui composent la vie, ceux à qui les malheurs arrivent, qui éprouvent le poids des événements, qui courent les aventures et passent les journées et passent à la fin leur vie, n’aiment pas cette manière hautaine de philosopher. Ils jugent toutes les philosophies par rapport à leur propre mal et à leur propre bien, et non point par rapport à la Philosophie elle-même. Ils les approuvent de loin, ou ils les embrassent, ou ils se révoltent contre elles : ils ne sont jamais des objets passifs, indifférents à la connaissance qu’on a d’eux, aux jugements dont ils sont le sujet, aux destins qui leur sont assignés ou promis, aux conseils qui leur sont gratuitement donnés. Ils s’inquiètent de savoir si telle philosophie est leur alliée ou leur ennemie, ou si elle est contre eux simplement parce qu’elle ne s’occupe pas d’eux. Ils sont plus exigeants que les philosophes ne sauraient le soupçonner ; ils veulent que tout ce qui se fait dans le monde les serve, les machines et les livres, les discours et les pensées, les États et la poésie. C’est ainsi qu’est l’espèce : elle ramène tout à soi. On pourra toujours retrouver ce sens à la vieille sentence de Protagoras. C’est ainsi que les hommes vulgaires ont le dernier mot sur la Philosophie qu’ils ont d’abord jugée par ses conséquences. C’est ainsi qu’Anytos juge Socrate, que Lénine juge l’empiriocritisme. Il faut défendre enfin ces pensées de la foule contre la suffisance du penseur spécialisé.

Nous réclamons une situation nette : comme les nouveaux venus à la Philosophie vivent encore parmi les hommes, comme le lien qui les attache aux hommes n’est point encore complètement brisé, il leur appartient de mesurer les conséquences de la philosophie de leur temps. Le métier philosophique peut bien les attirer déjà à l’écart de cette poussière que soulève la vie humaine et de ce grand bruit et de cette rumeur de piétinement qu’elle fait entendre : il leur est encore possible de se refuser à temps aux voies polies, aux froides avenues de la Philosophie du ciel, de refuser les « soupes éclectiques que l’on sert dans les Universités sous le nom de Philosophie ».[1] Et la mesure de ces conséquences ne se passera point de la recherche des causes de cette philosophie.

Il n’y a point de questions plus grossières que celles qui sont posées ici, qui sont retournées ici. La philosophie présente qui dit et croit qu’elle se déroule au profit de l’Homme est-elle dirigée réellement et non plus en discours et croyances en faveur des hommes concrets ? À quoi sert cette philosophie ? Que fait-elle pour les hommes ? Que fait-elle contre eux ? Quelles peuvent être les relations de la Philosophie et des hommes ? C’est seulement en leur nom et de leur part que sera dissipée l’équivoque du mot Philosophie. Il ne faut point croire sur parole ses promesses abstraites et la générosité paresseuse qui coule dans ses mots.


II

LES PHILOSOPHES CONTRE L’HISTOIRE


Les historiens de la philosophie qui forment le gros des philosophes de ce temps assurent que les pensées sont soumises aux lois d’exception d’un règne spécial de l’existence. Ils feignent d’être convaincus par cette assurance qu’ils prodiguent. La pensée leur paraît une activité vraiment pure exercée par des êtres qui n’ont ni lieu ni temps et qui ne sont pas unis à un corps, par des êtres qui n’ont point de coordonnées. Ces penseurs disent en somme que la Philosophie dans tout le cours de son histoire a consisté à avancer et à retirer des pièces mobiles sur un échiquier des idées. Que de combinaisons possibles, que de belles parties proposées aux sages s’ils appliquent seulement les règles compliquées de ce jeu d’adresse que les historiens inventent !

L’espèce des philosophes paraît revêtue de caractères singuliers, encore que cette singularité ne soit peut-être rien d’autre qu’une absence de caractères. Elle forme un groupe humain étalé, dilué dans l’étendue, dans le souvenir de l’histoire, qui n’entre point en relations avec les autres groupes humains, comme celui des seigneurs, des clercs d’église, des marchands, des bourgeois, des artisans, des soldats. Voilà donc une collection d’hommes apparemment dispensée des conditions locales et temporelles qui permettent dans l’ensemble de tous les autres cas de repérer les positions et la fonction des groupements humains.

Ces privilégiés, soustraits aux exigences du temps qui passe, aux chaînes de l’emplacement échangent patiemment des propos rigoureusement établis sur des thèmes aussi intemporels qu’eux-mêmes. On sent bien, on avoue, il est vrai, que la rigueur de ces propositions n’exclut nullement une contingence inquiétante qui ne cadre point avec les nécessités de la vie éternelle. Leibniz, Wolff, Hume, Newton, Rousseau et quelques autres étant donnés, Kant eut sans doute pu leur faire une réponse aussi différente que possible de celle qu’il donna de fait, mais non moins rigoureuse aux yeux des historiens toujours contents des dialogues tels qu’ils furent. Toute l’histoire idéaliste de la philosophie perd son latin entre tant de rigueur formelle et de contingence matérielle.

Mais tous ces historiens passent sur le fait que les philosophes furent ce qu’ils furent et énoncèrent ce qu’ils énoncèrent pour des causes qui ne relèvent point d’un traité du jeu d’échecs où beaucoup de parties rigoureuses sont possibles. Leurs philosophies ne résultaient point du fait qu’il y avait une réponse encore inédite à propos d’un certain problème, mais du fait qu’ils vivaient comme tous les hommes d’une vie particulière, dans un pays et dans un temps particuliers, et avaient lentement formé une opinion vis-à-vis de leur vie et de celle des hommes au milieu desquels ils passaient leur temps. Il ne faut pas prendre pour son corps le vêtement de la Philosophie. Lorsqu’on a exclu de ses conditions d’existence la solitude et le commerce humain, le respect et la révolte, la colère et l’acceptation, le conformisme et l’indignation, la ruse et la franchise, alors seulement on peut croire qu’un philosophe est une tête sans corps, un être aussi pur, aussi éloigné du remue-ménage terrestre que le moulage blanc de son masque mortuaire. Le De Intellectus Emendatione attestera toujours l’impureté de la Philosophie.

Il serait temps enfin de renoncer à la vieille croyance au retranchement, à l’éloignement des philosophes s’endormant au milieu du calme plat de leurs contemplations. Toute philosophie, si éloignée qu’elle puisse paraître de la commune condition, possède une signification temporelle et humaine. Humain, trop humain, que ces paroles soient le mot d’ordre du commentaire des philosophes.

Les historiens d’aujourd’hui ont entrepris de faire croire que l’authenticité de la philosophie est marquée par un éloignement aussi grand que possible des souillures de l’homme vulgaire, par le développement serein des motifs qu’elle rencontre. Que les philosophes sont d’autant plus grands qu’ils sont extérieurement plus semblables à de parfaites, à d’anonymes machines. On insinue des doutes sur la qualité des penseurs qui n’entrent point dans ces cadres : M. Brunschvicg parle de la « naïve arrogance » de Marx parce que Marx fut averti de sa position terrestre et dit qu’il fallait changer le monde et non l’interpréter. Mais la décision de regarder seulement le monde est aussi bien une décision terrestre de la Philosophie que la volonté de le changer. Les historiens seraient bien prompts à rejeter de l’ordre des grands philosophes Diderot ou Marx, parce qu’il n’y a vraiment aucun moyen de trouver sur leur philosophie le sceau de la sérénité.

Cette pureté conventionnelle, cette incapacité à descendre parmi les grands remue-ménages de la terre voilent à tous les yeux et sans doute aux propres yeux des historiens la situation réelle de la pensée et les moteurs efficaces de son mouvement. Mais elles sont purement imaginaires. Chaque philosophe qui paraît, en dépit qu’il en ait, participe à l’actualisé impure de son temps.

Il y a un problème à résoudre en ce qui concerne la position séculière et mondaine de la Philosophie : il faudra expliquer comment un philosophe est actuel et comment il peut en paroles et en pensée ignorer son actualité. Il faudra rendre compte de l’illusion qui fait croire aux philosophes que l’éloignement de notre vallée de larmes est une marque d’authenticité et comme l’état signalétique de la Philosophie. L’analyse exacte de ces problèmes reviendra à fonder l’histoire de la Philosophie.

Si les historiens avaient présentement la moindre idée de ce qu’est un homme, ils prendraient pour une simple mystification une déclaration comme celle-ci :

« Et comprenons que si Descartes continue Montaigne, c’est comme Kant a continué Hume, en lui répondant. Vie intérieure et vie spirituelle dérivent du Cogito. Mais dans le Cogito, il y a l’Ego et la Cogitatio, le moi et la pensée. Le problème sera de savoir sur quoi portera la réflexion. Ce pourrait être uniquement sur le moi considéré comme un individu et dont la pensée serait une propriété au même titre que la digestion et la respiration. Ainsi l’entendra la psychologie toute empirique, toute subjective de Locke ou de Condillac, et il est visible que la sociologie d’un de Bonald ou d’un Auguste Comte se borne à prendre le contrepied de l’individualisme psychologique. Mais le cartésianisme véritable passe bien au-dessus d’une alternative aussi superficielle. Chez le fondateur de l’analyse mathématique, l’élément dominant du Cogito, c’est la Cogitatio elle-même… »[2]

Boutroux résumait ainsi l’histoire de la Philosophie :

« En quoi consiste selon l’histoire le progrès de la Raison ? Tout d’abord certains aspects des choses lui apparaissent comme inassimilables, tel le non-être chez Parménide, l’ananké chez Platon, le sensible chez Descartes. Mais la raison s’assouplit, s’élargit, et réussit de la sorte à s’assimiler des éléments de l’Être qui d’abord la scandalisaient. Elle s’assimile le non-être avec Platon, la liaison synthétique avec Descartes… l’évolution avec Hegel… »[3]

Ainsi se dessinent les lignes principales d’un univers intelligible des dialogues de la Raison, isolés de l’univers sensible et profane, à la suite de quelque rupture de relations mystérieuse mais dont il est permis, à tout prendre, de se féliciter. Elles expriment les postulats contre quoi il importe de s’élever si l’on a encore la naïveté d’attendre quelque bien de l’exercice des pensées.

Ces images d’un dialogue, exprimant les inflexions, les retours, les questions, les fausses rigueurs d’un pur développement de l’Esprit, ne sont point les seules que fournisse la tactique idéaliste : il est possible de leur opposer une esquisse bergsonienne du développement de toute Philosophie en général :

« Plus nous remontons vers cette intuition originelle, mieux nous comprenons que si Spinoza avait vécu avant Descartes, il aurait sans doute écrit autre chose que ce qu’il a écrit, mais que Spinoza vivant et écrivant, nous étions sûrs d’avoir le spinozisme tout de même. »[4]

Une nécessité intérieure à l’individu Spinoza, soustrait à la durée des hommes, remplace la nécessité abstraite d’un spizonisme indépendant de Spinoza, répondant fatal du cartésianisme dans le dialogue de l’Esprit. Mais cette nécessité intime du génie n’est pas moins abstraite que celle de la Raison développant ses sentences, sans référence à l’histoire. Et sans doute n’est-ce pas le lieu de montrer que l’une et l’autre attitude expriment deux exigences diverses de la pensée bourgeoise, éprouvant tantôt le besoin de se sentir portée et justifiée par le mouvement de l’Esprit, tantôt celui de céder à l’orgueilleuse aventure privée, oscillant entre la mystique de la Raison impersonnelle et la mystique intérieure de la personne. Il suffit ici que les historiens des deux genres renoncent également à la modeste appréciation de la Philosophie telle qu’elle est. Ils sont à la vérité sensibles au fait que les philosophes ne sont point aisément substituables, que Descartes n’est pas Platon, ni Zénon Kant. Mais cette perception du sens commun ne saurait amener à conclure que les philosophies sont les fruits de vocations singulières, ou les articulations nécessaires d’un enchaînement mythique de l’Esprit. Ces solutions sont justement celles qui permettent de se passer d’explication. Elles substituent des révélations ou des procès occultes à des formations concrètes. De la même façon une théorie mystique de la Vie permet à la biologie de se dispenser d’explications.

Les Philosophes de la Grèce conservaient une intimité admirable avec les forces réelles de leur philosophie : ils étaient profondément engagés dans la présence et la matière humaines. Leur sagesse vise à des solutions immédiatement applicables. Il y a un commerce perpétuel entre le philosophe et le passant : la philosophie d’Épicure garde un ton quotidien dont nous avons perdu le secret ; le platonisme même malgré ses appels célestes est encore lié à l’argile de la vie humaine. Ce secret fut longtemps perdu.

Le développement des sciences mathématiques, en donnant à une partie essentielle des pensées suivies une rigueur et une impersonnalité étonnantes, a bien pu amener les premiers métaphysiciens de l’âge moderne à concevoir toute méditation sur ce modèle, à croire que les décisions portant sur les valeurs non scientifiques devaient imiter les découvertes de la science la plus exacte. Une généralisation imprudente conduisit à l’illusion de la raison éternelle et à l’amour de la pureté mathématique. Cette illusion éclate chez les plus grands : toute la rigueur démonstrative de l’Éthique apparaît singulièrement impure à la lumière des confessions de la Réforme de l’entendement. La rigueur de la première Critique ne résiste pas à l’examen de la Philosophie du Droit et de la Religion dans les limites de la simple Raison. Il appartient à la critique révolutionnaire de dire pourquoi cette grande illusion a résisté à l’avènement des sciences historiques.

Au nom même de l’histoire, tout philosophe est justiciable des méthodes qui permettent d’approcher la résolution du problème général que voici : comment rendre compte de la qualité d’un homme ? M. Bergson, comme M. Brunschvicg, conclut que la question ne sera pas posée. Il n’y a aucune raison d’accéder au désir de ces Delegorgue de la Philosophie.

Sans doute leurs affirmations sur l’histoire qui suspendent l’histoire peuvent-elles les mettre à l’abri d’attaques qu’ils n’aiment point ; peuvent-elles les dispenser d’aborder les questions vulgaires qui les conduiraient à des conclusions dangereuses pour l’ordre présent qu’ils acceptent et qu’ils aiment. La formule révoltante du procès Zola est l’un des maîtres mots de la pensée bourgeoise. Sans doute ces affirmations leur permettent-elles de croire que leur situation de philosophes est privilégiée par rapport à l’ensemble des situations justiciables de la critique humaine, de la même façon que la situation de Descartes est privilégiée à leurs propres yeux. Ils espèrent qu’ils seront traités comme ils traitent eux-mêmes Descartes. Mais nous ne ferons point d’exception en faveur des Philosophes.

Ces postulats que les historiens défendent ont, en effet, des conséquences importantes pour ce que M. Lalande appelle, avec une naïve croyance en sa propre hardiesse, la méthode polémique en philosophie : ils supposent qu’on ne peut opposer au philosophe que des objections intérieures à sa philosophie, objections techniques soumises à certaines formes de politesse qui constituent en dernière analyse la matière même de cette Philosophie du ciel. D’où il suit que personne n’est reçu à venir du dehors lui demander explications et comptes rendus de mandat. Mais nous n’acceptons plus que les professionnels de la Philosophie soient responsables, c’est-à-dire doivent répondre, devant leurs seuls collègues présents et à venir. Nous réclamons une véritable démocratie philosophique et non une de ces démocraties où les ministres ne sont responsables que devant un parlement de politiques. Comme si Kant ne devait des comptes qu’à Boutroux, professeur. Et non à Lénine, théoricien et praticien de la Révolution prolétarienne. Le scandale philosophique de la condamnation de Socrate repose bien moins sur l’indignation soulevée par la mort du Juste que sur une colère professionnelle devant l’entrée en scène de juges qui n’étaient point des spécialistes de la logique du concept et de l’analyse réflexive, mais des gens qui vivaient, et concluaient sur la philosophie socratique, bien ou mal, en se fondant sur l’effet réel des idées qu’elle répandait.

Une semblable demande de comptes va avoir lieu. Des hommes sortis des hommes opposeront aux penseurs d’ici et d’aujourd’hui des objections non techniques qui se soucieront comme d’une pomme de la politesse des philosophes, il ne sera fait d’exception en faveur de personne, au nom du mythe des vocations, au nom du mythe de l’Esprit.

Les philosophes n’ont jamais été des esprits purs et des naturels des cieux. Mais des corps et des têtes terrestres, sur une terre où leur naissance et leur croissance ne comportèrent pas de vocations irremplaçables, de caractères intelligibles, de progrès de l’Esprit pur, qui n’existe pas. Ils furent les penseurs qu’ils furent, non parce qu’il y avait encore une réponse à faire à une vieille question, mais précisément parce qu’ils faisaient des expériences réelles, avaient quelque chose à dire et seulement alors se préoccupaient de ce que leurs prédécesseurs avaient dit : comme n’importe qui, ils avaient besoin d’un langage. Seulement alors, ils taillaient des vêtements pour leurs corps en imitant, comme malgré eux, le vêtement et le masque de leurs prédécesseurs. Ils étaient nés une année et ils mouraient une autre année : entre ces deux dates est située leur humanité, leur explication et les causes qui les faisaient reprendre à leur façon les vieux problèmes.

Quel serait donc le privilège de la Philosophie ?

Le grand postulat qui le garantit est celui de la permanence des conditions de la pensée. Le monde de la spéculation est supposé par lui insensible au changement. Les philosophes le croient. Que ce monde tranquille leur est aisé à parcourir ! On n’y saurait faire les mauvaises rencontres toujours possibles dans un monde qui change. Il existe un milieu homogène, silencieux, incolore, abstrait comme l’espace, où est possible depuis le commencement des temps le calme échange des entretiens philosophiques. Il est préformé. Aux yeux de chaque penseur il parut tel qu’il paraît aujourd’hui. Dans ce milieu à température constante, dans ce climat préservé des catastrophes, des orages, la Raison a poussé comme une plante solitaire, identique sous une diversité apparente qui ne trompa jamais les initiés. Comme une Idée de Platon demeure identique sous les apparitions des objets où son essence se fait jour.

Le monde matériel est ce qu’il est, et sa réalité, pour autant qu’elle ne se mesure point aux étalons de la science, pour autant qu’elle est inhumaine, est antérieure à toute spéculation et demeure indépendante des transformations des pensées. Le passage du mouvement circulaire au mouvement elliptique n’affecta point la réalité des astres : mais une pensée qui s’en tient au cercle ne possède pas le même monde matériel que celle qui peut tenir compte de l’ellipse. Le monde qui est l’objet de la philosophie est une construction des techniques, des sciences et des actions. Une modification continue de cet univers représentable interdit à Kant de répondre mot pour mot à Leibniz. Les différences capitales qui séparent les mondes contemporains de chaque philosophie interdisent aux philosophes d’attribuer des sens homogènes aux diverses expressions de la pensée générale : un nombre réduit d’éléments invariants peut seul leur donner l’illusion d’habiter le même univers permanent. Un calcul philosophique qui n’est point encore achevé pourra seul permettre de passer d’un système à un autre système d’une manière critique. Peut-être ne saurait-on même répondre à la rigueur qu’à ses seuls contemporains.[5]

La fonction de l’histoire est de rendre justice au temps écoulé en le traitant comme une somme de modifications réelles des conditions de la pensée. Et non comme un élément abstrait qui permet par exemple de situer Kant et Spinoza au niveau de Platon, de parler du platonisme de Spinoza ou du kantisme de Platon. Le principe de l’explication des philosophes repose dans les changements du monde humain et des milieux de l’intelligence. Les faits de l’homme commandent les relations de la pensée avec ses objets, le développement des groupes humains commande le développement de la terre et du ciel ; le développement de toutes les activités techniques, politiques, sociales est le moteur de ce que les penseurs nomment le mouvement de l’Esprit. Il faudra donc chercher à l’extérieur de la Philosophie les causes qui l’expliqueront et les effets qui découlent d’elles, et chercher pourquoi les philosophes d’aujourd’hui estiment qu’une entreprise de ce genre n’est point philosophique.[6]


III

DÉMISSION DES PHILOSOPHES


Nous vivons dans un temps où les philosophes s’abstiennent. Ils vivent dans un état de scandaleuse absence. Il existe un scandaleux écart, une scandaleuse distance entre ce qu’énonce la Philosophie et ce qui arrive aux hommes en dépit de sa promesse ; dans le moment même qu’elle redit sa promesse, la Philosophie est en fuite. Elle n’est jamais là où l’on aurait besoin de ses services. Elle est, ou plutôt paraît, démissionnaire. Il faudra même parler d’abandon de poste, de trahison.

Quand on entend que la Philosophie parle encore de relations et de rapports, de phénomènes et de réalités, d’élans vitaux et de noumènes, d’immanence et de transcendance, de contingence et de liberté, des âmes et des corps, quand on entend M. Brunschvicg qui est le plus grand homme de cette pensée-là faire un cours sur la Technique du passage à l’absolu, on ne voit pas comment ces bacilles de l’esprit, ces produits tératologiques de la méditation pourraient expliquer aux hommes vulgaires que nous convoquerons avec une complaisance sans lassitude la tuberculose de leurs filles, les colères de leurs femmes, leur service militaire et ses humiliations, leur travail, leur chômage, leurs vacances, les guerres, les grèves, les pourritures de leurs parlements et l’insolence des pouvoirs ; on ne voit pas à quoi rime la Philosophie sans matière, la Philosophie sans rime ni raison.

Les philosophes paraissent ignorer comment sont bâtis les hommes, ne point connaître ce qu’ils mangent, les maisons où ils habitent, les vêtements qu’ils portent, la façon dont ils meurent, les femmes qu’ils aiment, le travail qu’ils accomplissent. La manière dont ils passent leurs dimanches. La manière dont ils soignent leurs maladies. Leurs emplois du temps. Leurs revenus. Les journaux, les livres qu’ils lisent. Les spectacles de leurs divertissements, leurs films, leurs chansons, leurs proverbes. Cette ignorance étonnante ne trouble point le cours paresseux de la Philosophie. Les philosophes ne se sentent point attirés par la terre, ils sont plus légers que les anges, ils n’ont pas cette pesanteur des vivants que nous aimons, ils n’éprouvent jamais le besoin de marcher parmi les hommes. Je n’aime point cette tradition qui est ici depuis Descartes :

« Au lieu qu’en cette grande ville où je suis n’y ayant aucun homme, excepté moi, qui n’exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit, que j’y pourrais demeurer toute ma vie sans estre jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sçauriez faire dans vos allées, et je n’y considère pas autrement les hommes que j’y vois, que je ferois les arbres qui se rencontrent en vos forêts, ou les animaux qui y paissent. Le bruit même de leur tracas n’interrompt pas plus mes rêveries que feroit celuy de quelque ruisseau. »[7]

Cependant la Philosophie contemple une Idée de l’Homme et elle pose et résout un certain nombre de questions à son sujet, mais non au sujet de tel homme particulier qui existe et qui doit manger. Par exemple la liberté est pour elle un enchaînement de concepts, ou une approbation de la durée la plus secrète. Mais que diront de ces jeux les hommes qui travaillent à la chaîne, pour qui la liberté n’est rien que la dramatique conquête de tout ce qu’ils n’ont pas ?

La Philosophie va-t-elle demeurer longtemps encore un ouvrage de dames, une broderie de vieille fille stérile ? La Revue de Métaphysique et de Morale rivalisera-t-elle toujours avec la Femme chez Elle, la maison Alcan avec les Éditions Tedesco ?

On peut avancer qu’il existe deux espèces de Philosophie. Ou mieux qu’il y a deux genres de méditations qui sont l’une et l’autre embrassées par convention sous le terme unique de Philosophie. Il faut prendre provisoirement cette unité verbale comme un fait, sans délibérer sur sa légitimité et sur la question de droit. Il y a ces deux espèces de méditations parce qu’il y a deux séries de questions posées à l’homme qui a pour fonction de répondre aux interrogations les plus générales : la première concerne la connaissance du monde, la seconde l’existence des hommes. Une philosophie prolonge et commente la science, une philosophie traite les problèmes qui intéressent la position des hommes par rapport au monde et à eux-mêmes.

La première philosophie a une tâche d’abord claire, ou qu’il est possible de regarder comme claire, bien que de son fonctionnement découle une infinité de problèmes particuliers touchant son rôle, ses démarches, son utilité, ses résultats et son existence même. Elle s’efforce de mettre de l’ordre dans les contradictions des sciences qui marchent de leur mouvement. Elle cherche à établir des bilans, à rendre nettes les idées et les méthodes qui se font jour dans la construction de la science par les savants. Elle vise enfin à tirer de leurs exercices, de leurs expériences, de leurs découvertes positives, de leurs erreurs et de leurs échecs, de leurs victoires et de leurs replis des vues sur le fonctionnement et la nature de l’intelligence en général. On peut admettre la légitimité historique de ces opérations sur les sciences : cette tâche fut par exemple celle de Platon lorsqu’il s’efforçait de vaincre les difficultés soulevées par l’introduction des incommensurables. La valeur de cette philosophie du premier genre qu’il serait sage enfin de nommer seulement Logique Générale, est à débattre entre les savants et les philosophes. Cette question est purement cléricale et ne regarde point immédiatement le laïc. Elle ne concerne pas la Philosophie, ou la Sagesse humaine en général. On ne peut pas dire à M. Rey qu’il ne fait pas son métier de philosophe parce qu’il s’occupe de la théorie physique et se débat dans les impasses de la thermodynamique : il répondrait sans doute raisonnablement qu’il a un métier et que personne n’a le droit, lorsqu’il l’exerce, de l’accuser de trahir on ne sait quelle mission humaine de la Philosophie. Pourquoi, dirait peut-être M. Rey, n’allez-vous point accuser mon voisin, qui est docteur, de trahir la mission de la médecine sous prétexte qu’il ne proteste point contre les arrestations préventives, pourquoi n’accusez-vous pas mon autre voisin qui est cordonnier de trahir la cordonnerie parce qu’il ne s’élève pas contre les massacres des paysans indochinois ? Et ces réponses seraient justes. Elles auraient des titres véritablement solides. M. Meyerson, sans doute, répondrait-il de même. On ne saurait accuser M. Rey et M. Meyerson de trahir le service de la Philosophie parce qu’ils sont contents de labourer leur champ. Les pensées qu’ils forment, leur genre d’activité sont après tout exclusivement techniques et on ne saurait les peser que techniquement, trouvant qu’ils font leur métier mal ou bien. De la même façon qu’on peut dire d’un ingénieur qu’il fait son métier mal ou bien. Il se peut, il est probable que M. Rey fasse mal son métier de philosophe des sciences : Lénine trouvait que M. Rey n’était pas bon ingénieur.[8] Mais ce n’est point cette question qui doit être d’abord résolue. Sa solution, sa position regardent les savants : M. Perrin, M. Langevin, M. Urbain, M. Painlevé ont leur mot à dire. Il leur est permis de rire en pensant à la figure que fait la science chez M. Brunschvicg. Je ne me sens point engagé à partager cette gaieté.

Impossible de demander des comptes à M. Meyerson au nom de la Philosophie humaine : la qualité, la portée de ses écrits sont affaires à régler entre les savants et lui. M. Meyerson n’a pas établi au début de la Déduction Relativiste, au début d’Identité et Réalité que son objet final allait être la destinée humaine. On ne saurait donc l’attaquer sur un dédoublement qui serait une trahison, car son dédoublement, s’il existe, n’est pas contradictoire. Pas plus que le dédoublement d’un chimiste en chimiste et en chrétien n’est opposé à l’essence de la chimie. Les comptes qu’on est en droit de demander à ce chimiste et à M. Meyerson ne leur sont pas proprement réservés. Ils sont confondus avec les comptes généraux qu’on se sent en droit de demander à un homme en général, à un bourgeois en général, à un chrétien en général, quelles que puissent être leurs fonctions professionnelles. Si quelqu’un est ennemi des hommes comme bourgeois ou comme chrétien, cela ne veut pas dire qu’il le soit aussi, qu’il le soit spécialement comme possesseur d’une spécialité. Les positions des spécialistes sont sûres, elles sont inébranlables. Si un chimiste invente un explosif, il est chimiste seulement et probablement bon chimiste : s’il en préconise immédiatement l’emploi contre des villes ouvertes, contre des ouvriers en grève, il trahit sans doute les hommes, mais demeure bon chimiste, il ne trahit pas la chimie. Il n’y a pas lieu de lui ouvrir un compte particulier, de le coucher sur un registre spécial de la trahison des chimistes.

Mais la situation actuelle de la deuxième sorte de Philosophie est contradictoire avec sa nature même : c’est une sorte de méditation qui s’assigne pour tâche de prendre position au sujet de la vie humaine, c’est son but exprès, elle sait qu’elle le vise, l’ordre de cette vie est toute sa raison d’être. Elle cherche cet ordre. Elle l’a toujours cherché. Elle ne se contente pas de formuler des jugements d’existence. Elle prétend exprimer des volontés. Elle dit ce que les hommes doivent vouloir pour accomplir leur destinée, ou du moins ce qu’elle veut que les hommes accomplissent. Les sciences lui fournissent la mesure des actions possibles, elles définissent pour elle l’aire des volontés et leurs points d’application possibles. Mais il n’y a point de suite véritable, de passage rigoureux de la science qui ne veut, qui n’exige jamais rien d’autre que son propre mouvement, que son propre progrès, à cette Philosophie qui est toujours censée vouloir quelque chose, aviser, conseiller, à cette Philosophie ambitieuse qui reconnaît pleinement en parole que sa tâche est de travailler pour l’Homme.

Mais ni M. Rabaud, ni M. Perrin, ni M. d’Ocagne, ni M. Meyerson ne proclament que c’est là leur tâche et leur fonction. Quand M. Langevin prend position sur la question de la guerre, quand il parle de la nécessité de lutter contre elle, on aurait tort de croire qu’il agit en tant que physicien ou plus vaguement en tant que clerc. Il ne parle que comme personne privée. Lorsque le Professeur Einstein annonce qu’il refusera de collaborer à aucune guerre, sans vouloir considérer le bon droit ou le mauvais droit de son pays, il parle comme homme et non comme auteur de la théorie de la Relativité. Il est naïf et vraiment bourgeois de croire que la protestation de M. Langevin et celle de M. Einstein ont plus de valeur que celle d’un homme sans nom, à peine sont-elles plus difficiles. Simplement elles offensent davantage la bourgeoisie qui n’aime pas que ses plus grands hommes abandonnent les valeurs auxquelles elle croit et tient. Mais il existe chez les philosophes du second genre une certaine idée de leur mission propre, de la mission spéciale attachée à l’accomplissement de leur spécialité. Cette idée a une histoire, et une portée moderne qui doivent être décrites et jugées. M. Brunschvicg se rend compte qu’il a, comme philosophe et non plus comme personne privée, une certaine obligation à remplir et certains modèles à imiter. Il dit :

« Les héros de la vie spirituelle sont ceux qui, sans se référer à des modèles périmés, à des précédents devenus anachroniques ont lancé en avant d’eux-mêmes des lignes d’intelligence et de vérité destinées à créer un univers moral de la façon dont elles ont créé l’univers matériel de la gravitation et de l’électricité. »[9]

Si j’entends bien les mots, voilà une phrase où s’expriment l’orgueil et la conscience d’une mission. Elle assume que la Philosophie mène le monde dans la direction la plus noble de son destin, et que les hommes vulgaires ont bien lieu d’avoir quelque gratitude pour l’espèce des philosophes, qui créent des univers pour eux.

Il faut donc juger l’activité présente des philosophes par rapport à cette idée qu’ils confessent, qu’ils professent, d’une mission humaine, indépendante de toute condition locale et temporelle, de tout intérêt particulier. On trouvera là ce que c’est que le clerc, on verra là son sens, son caractère révoltant, et comment il y a lieu enfin de le remplacer.

Il est temps de dire que la philosophie bourgeoise peut seulement produire des déclarations verbales, mais travaille réellement contre les grandes fins qu’elle prétend poursuivre. Cette opposition entre sa fin et son activité est l’origine de son équivoque, la source de la contradiction où elle est enveloppée. Toute la misère présente de la Philosophie tient à l’écart infranchissable entre ce qu’elle promet et ce qu’elle tient. Elle tient peu. Tout se passe même comme si elle ne tenait rien. Je sens bien ici qu’il arrive aux philosophes eux-mêmes de s’abandonner parfois à je ne sais quelle candeur, quelle sincérité. M. Brunschvicg a dit encore :

« Il nous suffira dans les trois quarts des circonstances de suivre sans nous en inquiéter davantage les impulsions du conformisme social. Mais aux cas exceptionnels correspondront les innovations fécondes. »

Une pareille phrase est véritablement bourgeoise. Elle engage et n’engage point. Elle promet et ne promet point. Elle abandonne on ne sait à quelle casuistique le soin de distinguer l’exceptionnel du banal, l’héroïque du quotidien. Elle appartient à ce genre de déclarations où se marque l’accord entre les pensées des penseurs et les pensées des politiques. Ce n’est pas par hasard que M. Paul Doumer écrit :

« Les cas exceptionnels qui exigent un examen attentif de la raison et un jugement de la conscience resteront encore assez nombreux pour qu’on se soumette dans les conjonctures ordinaires aux règles générales admises par avance et immuablement maintenues. »

Ce n’est pas par hasard que l’extrême sottise du Livre de Mes Fils rejoint l’extrême finesse des écrits de M. Brunschvicg. Ces deux témoignages enveloppent une façon d’aveu dans l’apparente bonne volonté d’une promesse. C’est cette promesse qui n’a pas été tenue, qui ne peut pas être tenue, c’est cet aveu qui seul demeurera visible. Cette puissance d’invention, ces fécondes nouveautés, il faut bien enfin nous résoudre à accepter qu’elles se soient évanouies dans la poésie de l’histoire, qu’elles ne soient plus que des modèles déposés dans un cabinet des Antiques, dans une triste et solitaire Galerie. Car nous chercherons en vain le quatrième quart des circonstances, le bouquet des cas exceptionnels, où il serait donné à la Philosophie d’aujourd’hui de réaliser sa promesse et d’attester sa mission. Notre enfance a connu une guerre, tous les hommes en sont encore tremblants et portent la trace de ses blessures : nous faudra-t-il penser que cet immense malheur ne fut au regard de la Philosophie qu’une des circonstances communes où commandent en maîtresses les impulsions du conformisme ? Car les philosophes ne s’ébranlèrent point, ils ne cherchèrent point à mesurer et à penser l’événement qui tombait sur les hommes. Ils ne s’en inquiétèrent pas davantage. Ces clercs imitèrent la foule et suivirent les prescriptions des militaires et des politiques. Ces hommes généralement non mobilisables suivirent docilement les mouvements de l’ignorance et exhortèrent à mourir les hommes mobilisables : chacun de leurs élèves qui tombait portait témoignage pour leur philosophie. Ils étalèrent ces morts comme leurs preuves. Ces morts étaient leurs morts. Ces victoires, leurs victoires. M. Bergson vit dans la victoire française sa victoire. Ce fut la victoire de Boutroux. La victoire d’Émile Durkheim. La Marne parut à M. Brunschvicg comme une vérification éclatante de sa philosophie.

Cette abstention n’est donc point orgueilleuse d’elle-même. Les philosophes ne proclament point que les hommes leur sont étrangers. Il y a encore une sorte de honte à avouer publiquement qu’on ne les aime pas. Chacun sait dire qu’il est homme et que rien d’humain ne lui est étranger. Il n’y aurait aucune difficulté à faire répéter à la grande majorité des philosophes les déclarations du Théétète. Il serait impossible de rencontrer un philosophe qui déclare : j’étudie la psychologie des grands singes parce que je n’aime pas les hommes. Aucun d’eux ne saurait après tout se passer de l’ombre d’une communion humaine. Il leur faut bien vivre. Peu d’hommes se suffisent assez pleinement pour accepter le mépris ou la colère de leurs semblables : la philosophie comporte rarement un Bismarck, un Fouché. C’est pourquoi ils proclament cette mission générale de la Philosophie. Cette mission qui assume que l’esprit conduit le monde. Ils croient donc faire beaucoup pour l’espèce terrestre dont ils font partie. Pour l’espèce dont ils sont l’Esprit.

Il est grandement temps de les mettre au pied du mur. De leur demander leur pensée sur la guerre, sur le colonialisme, sur la rationalisation des usines, sur l’amour, sur les différentes sortes de mort, sur le chômage, sur la politique, sur le suicide, les polices, les avortements, sur tous les éléments qui occupent vraiment la terre. Il est grandement temps de leur demander leur parti. Il est grandement temps qu’ils ne trompent plus personne, qu’ils ne jouent plus de rôle. Lorsque Démétrios assiégeait Athènes, Épicure marchait au milieu des Athéniens. Épicure prenait parti. S’ils refusent publiquement (et je vois d’ici, je palpe d’ici, je mesure d’ici le monceau ordonné de leurs belles raisons, de leurs nobles raisons de refuser la marche parmi nous), alors le moindre adolescent comprendra qu’ils ont en vérité choisi, qu’ils préfèrent réellement — et non par erreur, et non par omission, et non par aveuglement guérissable, — leur confort spirituel, et les garanties temporelles de leur confort, aux questions bassement humaines.


IV

SITUATION DES PHILOSOPHES


Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire, avant de mourir, une bonne position.
M. PROUST.

(Sodome et Gomorrhe, II. 2, 104)

Ce n’est pas l’usage que les privilégiés des richesses perdent leur temps à des spéculations sociales, à des rêves philosophiques faits tout au plus pour consoler ceux que le sort a déshérités des biens de la terre.

A. DUMAS.
(Le Comte de Monte-Cristo, III, 10)


D’autre part, il existe des oppresseurs et des opprimés. Et des gens qui profitent de l’oppression et d’autres qui ne sont pas tranquilles lorsqu’ils savent qu’elle existe.

Dans un temps, dans un monde où il est possible de dénombrer des banquiers, des industriels, des rentiers, et des manœuvres, des chômeurs, des soldats, il ne se peut pas que la Philosophie soit univoque. La philosophie que les premiers adoptent ne saurait être sans efforts reconnue et embrassée par les seconds. M. Homberg, M. Motte, adopteront avec beaucoup de réticences la philosophie qu’implique l’action des ouvriers communistes.

Lorsqu’il en est ainsi dans le monde, la Philosophie comporte une division. Elle est même grossièrement divisible. Je dois penser grossièrement cette division initiale, bien que les bourgeois installés aux postes du commandement spirituel répètent que la grossièreté des divisions est un péché contre l’Esprit, et condamnent enfin à l’invalidation toutes les pensées qu’on forme ou qu’on conclut en partant de ces divisions vulgaires.

Mais les bourgeois seuls ont véritablement besoin de subtilité dans leurs divisions, et de profondeur visible dans l’esprit, parce qu’ils ont seuls quelque chose à cacher et que la grossièreté est un moins bon masque que l’esprit de finesse et que les nuances. Ils doivent se dissimuler derrière une belle nuée comme les Éternels dans Homère : M. Wahl, M. Brunschvicg, M. Marcel se déplacent au sein d’un nuage, comme les dieux, ou encore comme les seiches. L’épaisseur, la forme du nuage témoignent de la profondeur de la philosophie : d’aucuns trouvent que M. Rey n’est pas profond, son nuage n’est qu’un léger brouillard matinal, on voit ses malices du premier coup. Celui de M. Fauconnet n’est qu’une ombre. Mais M. Marcel est profond : on ne voit pas derrière son nuage le filet de ses malices.

Ainsi les philosophes se sentent à l’abri de tous les ennuis, par exemple de l’ennui des classifications grossières, ainsi ces Olympiens font leurs affaires dans leurs ombres humides favorables aux mystères et aux transmutations magiques. Si nous ne comprenons pas, ils murmurent : nuage, mon beau nuage…

Mais il n’est plus l’heure pour personne de cacher le vrai jeu joué. Il est l’heure de dire simplement qu’il y a une philosophie des oppresseurs et une philosophie des opprimés, sans aucune ressemblance réelle, bien qu’on les puisse toutes deux nommer Philosophie. C’est là l’équivoque de la Philosophie en général, ou du moins la première, la plus pressante de toutes les équivoques qu’il faut dénombrer et mettre à nu.

Cette situation est plus claire que jamais elle ne fut. Mais les hommes s’y embarrassèrent toujours. Il n’y a jamais eu une philosophie indifférente, une philosophie vraiment incapable de prendre, clairement ou obscurément, consciemment ou inconsciemment, un parti. Faisons à Kant notre premier adieu : il disait :

« Que les rois et les peuples rois… n’obligent pas les philosophes à se taire ou à disparaître, mais qu’ils les laissent parler publiquement, c’est ce qui est indispensable pour que leur gouvernement soit éclairé ; cette classe d’hommes est en effet par sa nature incapable de cabale et de menées de club et elle n’est pas suspecte d’esprit de prosélytisme. »[10]

Sans doute tous les philosophes d’aujourd’hui prennent-ils à leur compte tant de prudence ou une si naïve ignorance de soi. De M. Benda à M. Bergson, ces frères ennemis. Mais les philosophes sont justement des hommes qui font du prosélytisme. Il n’est pas besoin d’être membre d’un club pour répandre une propagande. Et sans doute les séances de la Société française de Philosophie, où M. Xavier Léon s’inquiète des fenêtres ouvertes, où le P. Laberthonnière introduit l’ombre de la Croix, et M. Valéry, l’esprit de la Nouvelle Revue Française et des conférences des Annales ne rappellent-elles point d’abord l’atmosphère ardente de la Société des Jacobins. Mais cette assemblée apparemment innocente est pourtant l’un des lieux où l’armement d’un prosélytisme est poussé.

Les philosophes sont même des gens qui ont plus de partis pris que les profanes dont ils traduisent méthodiquement l’esprit. Et il n’y a jamais eu que deux partis à prendre, celui des oppresseurs et celui des opprimés. La Philosophie bourgeoise au temps de son adolescence a pris elle-même un parti qui était celui des opprimés, qui était celui de la bourgeoisie opprimée. Tout le malheur vient de la propre distraction de ses représentants : aucun n’a vu se transformer en philosophie des oppresseurs ce qui avait été la philosophie des opprimés. Personne n’a vu Voltaire, personne n’a vu Kant passer de l’autre côté des barricades. Seul s’en est avisé le prolétariat devenu en cent ans le seul représentant et la seule masse des opprimés. Mais les philosophes continuent à affirmer que la Philosophie en général ignore les partis et les partis pris. Cette vierge aime la Vérité pour elle-même, comme sainte Thérèse aimait Dieu. Et même ils le croient. Ils ne prennent point garde qu’on a toujours mis la Vérité à la sauce qu’on voulait. Qu’il y a mille recettes pour l’accommoder.

Toute philosophie cherche à établir et à justifier des vérités spirituelles conformes à certains types d’existence temporelle, elle les exhibe méthodiquement au moyen de raisonnements et de concepts. Comme le même répertoire de concepts et de raisonnements peut entrer dans l’établissement de vérités fort diverses, il est facile de croire que les vérités ne sont que des parties de la Vérité unique en faisant fonds une fois encore sur la philosophie des vêtements.

La nature de la Philosophie comme de tout autre activité humaine est au vrai de servir des personnes et leurs intérêts. En apparence, les philosophes peuvent paraître purs de tout intérêt temporel, ils peuvent paraître des arbitres appuyés sur des sentences éternelles, et non des partisans : mais les plus immobiles des masques n’imitent pas longtemps un désintéressement inhumain. Les philosophes finissent toujours par laisser surgir les hommes qui les hantent.

Le désintéressement, la démission pratique mêmes sont des décisions de partisans. La volonté d’être un clerc et seulement un clerc est moins un choix de l’Homme Éternel que l’élection du partisan. L’abstention est un choix. Une préférence. Elle comporte un jugement général, rarement explicité sans doute, et la sélection d’une attitude définie. Le vulgaire le sent : c’est pourquoi il lui est difficile de croire à la pureté de la Philosophie. C’est pourquoi il la moque. Voici une demande qui est faite : les philosophes veulent-ils être des partisans et en même temps des hommes, ou bien des non partisans qui ne soient pas des hommes ? Il est clair que cette alternative est une production purement illusoire de la critique : accepter ses termes fait tomber au milieu de tous les pièges que la bourgeoisie nous tend. Simplement : les philosophes peuvent embrasser plus d’un parti, car la Philosophie n’a pas qu’un seul Destin. Car il n’existe pas de Vérité univoque, éternelle et connaissable telle que la Philosophie univoque, éternelle et connaissante puisse l’élire comme seul objet.

Parmi les philosophes, les uns sont satisfaits, les autres non.

Épicure n’était pas comblé, Spinoza n’était pas comblé, Rousseau n’était pas facile à satisfaire. Mais Leibniz jugeait que le monde allait assez bien. M. Brunschvicg n’est pas mécontent non plus.

Derechef, c’est que les philosophes ont pour envers des hommes : les uns possèdent donc des motifs de sentir que le monde est confortable, les autres n’arrivent point à s’y accoutumer. Les premiers se conforment au monde et ne voient point de raisons de le changer, ils n’aiment point les seconds qui n’acceptent pas le monde comme il va et veulent le changer. C’est pourquoi M. Brunschvicg n’aime pas Marx.

On ne fera jamais croire à personne qu’il suffise en tout temps, pour s’adapter au monde, de le regarder et de l’interpréter comme il faut. Cela exige un Dieu tout puissant, maître d’une sagesse sans défauts et quelque table des rétributions et des restitutions éternelles : il ne fallait pas se passer de Dieu si l’on voulait faire croire que l’opinion relève de la liberté du jugement, ou que la liberté naît de l’opinion droite. Je n’aime pas la Philosophie des écraseurs parce que je me suis senti écrasé : l’adaptation à l’écrasement me paraît bien moins un succès de je ne sais quel pouvoir intérieur de juger librement qu’une mutilation de la vie. Il a toujours paru plus facile à l’oppresseur qu’à l’opprimé de s’adapter à l’oppression.

Les philosophes qui sont confortables estiment que le progrès humain est arrivé à son terme ou est en bon chemin. Ils se croisent les bras et ils s’installent dans la paix du dimanche. Plus de travail sur la planche. Ils méditent dans le repos du septième jour. Tout n’est-il pas fait ? Les ancêtres n’ont-ils disposé le monde aux mieux des hommes ? Il ne reste plus que des compléments, que des embellissements, que la dernière main à mettre.

Mais pour quelques-uns déjà parmi les hommes, le dimanche n’est pas arrivé, ils ne connaissent pas cet apaisement qui suit les créations, ils voient tout ce travail qui n’est pas fait. Je trouve que le travail n’est pas fait. M. Lalande trouve que si. M. Bouglé, M. Thamin sont assis dans la paix du Seigneur. Comment la Philosophie ne serait-elle point achevée depuis le temps qu’il y a des hommes et qui pensent ? La machine de l’esprit est en marche, elle marchera seule jusqu’à la fin des temps ? N’ont-ils pas inventé le mouvement perpétuel de la Raison ? Et maintenant, Seigneur, rappelez à vous votre serviteur !

Cependant, la Philosophie ne marche point, elle ne fait plus un pas en avant, si déjà bien des signes annoncent qu’elle fera plus d’un pas en arrière. Personne ne songe à ouvrir de nouvelles voies, les thèmes sont classés, les programmes fixés jusqu’au bout de l’histoire. M. Parodi fait le point et relève la route : après demain, dans cent ans. Ces rentiers ont acheté la maison.

Cette démission a son sens. Lénine, du dehors, du milieu de la foule vulgaire des profanes, a mis la main sur l’argument. Bien qu’il ne pensât point alors à la Philosophie, sa pensée lui est exactement applicable :

« En politique, indifférent veut dire satisfait… l’étiquette de « sans parti » dans la société bourgeoise n’est que l’expression voilée, hypocrite, passive, de l’appartenance au parti des repus, au parti des gouvernants, au parti des exploiteurs. »

Il faudra dire : en philosophie, indifférent veut dire satisfait. « Sans parti » veut dire exploiteur. L’abstention, ce parti qui consiste à n’en avoir point, trouve ici tout son sens. Comme les grandes affaires des hommes laissent froide la Philosophie française et l’inquiètent, elle demeure enfoncée dans ses petites affaires d’idées. C’est pourquoi la nécessité de l’attaque nous presse. Bien qu’il paraisse, encore un coup, scandaleux de traiter la Vie de l’Esprit comme une activité, ou comme une passivité, politiques, de lui demander des certificats comme à un employé qui cherche un emploi. Scandaleux d’appliquer à M. Brunschvicg ou à M. Lalande un type d’attaques qui les sortira de leurs habitudes, qui ne leur étaient pas nommément destiné. Mais ce scandale est aujourd’hui beaucoup plus urgent que l’intuition de la durée, et que la théorie de la dissolution, et que la dialectique du monde sensible et que tout ce Talmud de la fausse histoire. Il est aujourd’hui inhumain de se refuser aux scandales philosophiques : nous aimons mieux les hommes que la Philosophie, si elle nous écarte de leur parti. D’ailleurs la Philosophie a toujours paru scandaleuse à certaines gens lorsqu’elle a ouvertement coïncidé avec des entreprises concrètes. La Sorbonne aura toujours du mal à regarder Marx comme un philosophe, mais non Lachelier et Boutroux, prêtres manqués.

À quoi sert enfin cette philosophie de maintenant qui s’enseigne dans des universités, des écoles et des livres. Ses auteurs disent qu’elle ne sert à rien et qu’elle ne sert personne, ni aucun intérêt temporel, mais seulement le Vrai, l’Humanité et l’Esprit. Ils pensent que, semblable à la poésie, elle ne saurait être utile, au sens bas des politiques, des gens du commun, des gens qui doivent, après tout, faire passer leur vie avant la pensée pure. Cette illusion fut trop longtemps inséparable de l’exercice de la pensée pour qu’ils ne la nourrissent point encore avec une certaine sincérité. Mais il n’y a aucune raison de croire que la Philosophie échappe aujourd’hui aux caractères qui furent toujours les siens, qu’elle a réellement cessé depuis l’avènement de la Trinité démocratique de prendre des partis.

On rencontre beaucoup de gens qui la détestent, mais disent qu’elle est morte, qu’on peut l’oublier sans arrière-pensée, qu’elle ne secourt sans doute personne, mais ne ferait pas de mal à une mouche, qu’elle est en effet si parfaitement pure et écartée de la vie qu’elle ne menace rien, qu’elle ne combat rien, que les hommes peuvent dormir tranquilles et ne point la craindre. Il est vrai, de nouveau, que les gardes mobiles, le Comité des Forges, les planteurs de caoutchouc sont plus menaçants pour le destin des hommes que les discussions des Congrès philosophiques et que les décades de Pontigny : congrès et décades ont quelques traits comiques qui inclinent à l’indulgence, qui retiennent de croire que M. Desjardins doive être combattu. Philosophie pour la Philosophie. Art pour l’Art. M. Bergson serait le Théophile Gautier de la Philosophie.

Mais il ne faut plus prendre des désirs pour des faits, des vœux pour leur satisfaction. Il ne faut pas être désarmé par cette indulgence, par cette fausse délivrance du rire.

Cette philosophie n’est pas morte, mais doit être tuée. Elle n’a de la mort que les apparences inoffensives, elle n’est pas encore un cadavre en décomposition. Ces mises à mort ont toujours eu lieu dans l’histoire de la Philosophie, comme dans celle de la politique et de l’économie. Une philosophie ne finit pas plus de son propre mouvement qu’un régime ne meurt sans ennemis. Une nouvelle philosophie ne triomphe pas avant que la philosophie précédente n’ait été détruite. Il faut travailler à sa dissolution. Ainsi Emmanuel Kant proclamait avec l’ardeur de l’antique révolution bourgeoise :

« Pour que la vraie philosophie renaisse, il faut que l’ancienne disparaisse… La putréfaction est la dissolution la plus entière qui précède toujours les débuts d’une nouvelle production… »[11]

Cette putréfaction ne se fera pas toute seule. La philosophie de notre temps vit. Mais de quelle vie ? Quelles sont les fonctions de sa vie ? Il existe bien des sortes de vies sur la terre : celle des vivants et celle de leurs parasites. Celle de l’homme. Celle de ses vers. Je demande si le philosophe de maintenant vit comme un homme vivant ou comme un ver. Il n’y a aucune raison d’écarter ce genre de questions. Il n’y a aucune raison de ne pas leur donner de réponses.

Sans doute ne s’est-il point constitué en France un corps de doctrine qui ait pris pour principes publics et proclamés les exigences de l’exploitation humaine, les formules mêmes de l’oppression. Aucune philosophie n’a pour contenu de pareilles demandes. Aucune philosophie ne fonde « loyalement » sur la reconnaissance des besoins temporels de la bourgeoisie l’existence de M. François-Poncet, de M. de Wendel, l’existence inhumaine des manœuvres. La bourgeoisie n’est pas encore en état de se passer de justifications spirituelles. Aucune thèse de doctorat n’a encore exprimé la lutte de classes que la bourgeoisie militante mène, la nécessité de l’esclavage industriel, la haine, la peur et la colère que le prolétariat inspire à la bourgeoisie.

Nos philosophes ne sont point cyniques. Ils n’ont pas encore proclamé que leur cléricature était hostile à l’avenir des hommes et il se peut enfin qu’ils ne le soupçonnent pas. Ils n’étalent pas un désir, scandaleux sans doute à leurs yeux mêmes, de voir se maintenir au profit de leur classe l’humiliation et l’écrasement des hommes. Ils doivent publiquement, officiellement se regarder comme des tenants du parti des hommes. Tombés les premiers dans le piège que leur classe tendit, ils doivent se garder le respect.

Ne parlent-ils pas de Liberté, de Justice, de Raison, de Communion ? Ne se mettent-ils point sans cesse dans la bouche les mots d’Humanisme et d’Humanité ? Ne savent-ils point que leur mission est d’éclairer et d’aider les hommes ? C’est ainsi qu’ils font la théorie de la pratique bourgeoise, qu’ils font la métaphysique de l’univers auquel le bourgeois tient : le bourgeois fut toujours un homme qui justifiait son jeu temporel par le rappel de sa mission spirituelle. Le bourgeois sait. Ses fonctions économiquement, politiquement dirigeantes exigent d’être complétées et garanties par des fonctions spirituellement dirigeantes. Directeurs d’entreprises. Directeurs de conscience. Guides dans les droits chemins. Le bourgeois connaît des secrets, comme un mage. Il connaît des recettes, comme une mère. Il se regarde comme un maître légitime, et en même temps comme une lumière et comme un foyer. Comme un médiateur et comme un médecin. Ce n’est pas en vain que la jeune bourgeoisie traça le portrait du despote éclairé : un Joseph II, une Catherine de Russie lui offrirent en leur temps le visage qu’elle souhaitait à ses représentants. Le bourgeois inclina toujours au type du bon tyran. Il donna des conseils aux gens sans aveu. C’est-à-dire sans répondants. Aux gens qui n’ont pas par exemple de compte en banque. Il est né pour conduire tous ceux qui naissent de l’autre côté de la barrière. Toute son éducation le doit préparer à cette tâche. Il est assuré de soi. Il ne doute ni de son pouvoir, ni de sa mission, ni de sa permanence. Il est appuyé sur l’histoire de sa classe. Un bourgeois authentique est un homme qui a une histoire, qui la connaît et qui l’aime. Il se complaît dans des détours où il reconnaît la part que ses pères ont prise à l’histoire générale de la société. Activement et non passivement. En maîtres et non en serviteurs. Il sent que ses pères ont été, comme dit le dicton, depuis longtemps du côté du manche. Un bourgeois frappé au titre véritable de la bourgeoisie trouve dans la mémoire familiale les traces d’un arrière grand-père conseiller général, officier, chef de bureau, juriste, avocat, notaire, professeur. Il connaît que ses ascendants ont été plusieurs générations durant, initiés au rituel social, détenteurs des positions temporelles qui confèrent le commandement et garantissent l’obéissance des commandés. Un bourgeois sait commander et conseiller par tradition. Il sait parler aux domestiques. Les mots du commandement, les sentences du bon conseil lui sont faciles, font partie de son héritage spirituel. Il redresse, il persuade, il avertit.[12] Il fait vraiment partie des « classes dirigeantes ».

Il sent aussi qu’il a charge d’âmes ; l’homme du peuple a besoin de lui pour se bien diriger dans le monde, pour éviter les maux qui l’accablent et que le bourgeois soupçonne confusément. Il est conseiller et il est protecteur. Il incline à la philanthropie. Il fonde des dispensaires. Des crèches. Noblesse obligeait. Bourgeoisie oblige. Il doit faire ce qu’il peut pour les hommes placés au-dessous de lui : cette mission, cette responsabilité qu’il éprouve sont le revers des pouvoirs de son commandement. Il connaît qu’il est seul à pouvoir conduire les hommes : ne sont-ils point encore dans leur minorité ? Le bourgeois feint de traiter le peuple comme l’ensemble de ses enfants ; il le reprend, l’avertit, le secourt, car il est assez clair que ce peuple ne saurait prendre lui-même en main ses destinées. Quand il punit le peuple, il le punit comme son propre enfant, pour son bien. Il dit : qui aime bien châtie bien. Les morts de la Commune furent tués pour le progrès du peuple. Il attend de lui des témoignages de gratitude, ou simplement de docilité. Il juge ingrat le peuple révolté.[13]

Il est vrai qu’il y eut un temps où les entreprises de la bourgeoisie coïncidèrent avec celles des classes qu’elle devait elle-même exploiter ; la Révolution française put croire avec une apparence de raison qu’elle travaillait pour le peuple. La bourgeoisie le croit encore.[14] Parce qu’il y eut dans son histoire un certain élan, une certaine ardeur généreuse imposés par la nécessité réelle où elle fut de se gagner des alliés, il lui reste de ce temps l’illusion qu’elle seule peut agir au bénéfice général.

Cette situation de la pensée bourgeoise s’exprime avec une force et une délicatesse nouvelles dans l’esprit du penseur spécialisé. Cette bourgeoisie tutélaire s’incarne dans ses penseurs. L’orgueil du clerc confirme et fortifie l’orgueil commun du bourgeois.

Des hommes accoutumés par leur genre d’activité à manier des idées séparées de leur contexte ne voient plus dans l’histoire que le jeu de forces spirituelles apparemment lancées par leurs pareils. La mission générale de la bourgeoisie se revêt en eux des grandes apparences de la pensée pure. L’illusion où ils vivent que la pensée toujours mena le monde se confond avec l’idée que les porteurs de la pensée furent les instruments du progrès.[15] Cela nous lance dans l’histoire. Cela rend un son qui a déjà été entendu, avant M. Brunschvicg, un son qui a toujours sonné dans le passé de la philosophie bourgeoise.

Dans le Siècle de Louis XIV, Voltaire, prophète de l’émancipation bourgeoise, disait :

« On doit ces progrès à quelques sages, à quelques génies répandus en petit nombre… presque tous longtemps obscurs et souvent persécutés : ils ont éclairé et consolé la terre pendant que les guerres la désolaient. »

Plus tard, Saint-Simon :

« Le philosophe se place au sommet de la pensée : de là, il envisage ce qu’a été le monde et ce qu’il doit devenir. Il n’est pas seulement observateur ; il est acteur du premier genre dans le monde moral, car ce sont ses opinions sur ce que le monde doit devenir qui règlent la société humaine. »

Ainsi le philosophe de la bourgeoisie pense qu’il est en position de faire le bonheur de l’humanité. Ainsi est affirmée la portée de la grande partie que la cléricature joue. Ces affirmations conduiraient, selon leur lettre, les philosophes à descendre dans la rue pour rencontrer les hommes et pour oublier l’Homme, à ne plus se contenter de réfléchir dans la paix de leurs bureaux, dans le silence ciré de la bibliothèque Victor-Cousin, sur des idées placées en marge des vies que vivent effectivement les hommes. Mais ils sont précisément incapables de remplir le programme que leur assigne abstraitement leur orgueil et leur position héréditaires. L’intervention sans cesse promise céda la place au refus de descendre dans le monde vulgaire où nous vivons — et où nous vivons mal. Cette absence, et le sentiment que la direction des affaires humaines lui incombe, sont les deux bornes de la contradiction où s’enferme la Philosophie bourgeoise.

Les philosophes sont satisfaits. Ces hommes qui sont les productions de la démocratie bourgeoise édifient avec reconnaissance tous les mythes qu’elle demande : ils élaborent une philosophie démocratique. Ce régime leur paraît le meilleur des mondes possibles. Ils ont une peine infinie à penser qu’il puisse exister d’autres mondes — et leur contentement n’est point le résultat d’une comparaison et d’un choix. C’est ici l’achèvement de l’histoire des hommes : les méditations cardinales étant accomplies, Descartes, Rousseau et Kant ayant vécu, les grandes inventions étant faites, les continents explorés, les révolutions achevées, tout concourant à la perfection de la démocratie, ils sentent assez clairement qu’ils ont la bonne fortune de penser, d’enseigner et de vivre dans ce qu’ils appelleraient volontiers la société sociale par excellence. M. Bouglé approuve, justifie, du haut de la sociologie de son maître Durkheim, le progrès des idées égalitaires, il les asseoit sur la Science et flétrit comme il faut un régime des castes où ses pères et lui-même n’auraient point sans doute tenu une place si agréable. Ils dessinent tous cette célèbre et heureuse courbe qui part du Sage antique et aboutit au Citoyen. Cependant, si les philosophes dont je parle sont convaincus du succès final de la Raison qui les porte, s’ils sont assurés que les conditions des progrès humains sont définitivement remplies, ils éprouvent bien à la vérité que ce succès, que ces progrès ne sont point totalement garantis. Le contentement de leur état, la sérénité de ces longues vacances bien gagnées se mêlent du trouble obscur de savoir que leur mission cléricale n’est pas entièrement remplie. Il leur est impossible de juger que tout est bien dans le monde. Le confort, l’absence d’inquiétude où ils vivent eux-mêmes, l’état relatif d’équilibre qu’ils aperçoivent immédiatement autour d’eux, le destin à tout prendre réussi de leur classe ne sauraient les empêcher d’être atteints par une certaine rumeur d’irritation, de mécontentement et d’angoisse. Si éloignés qu’ils puissent être des faits vulgaires et offensants qui forment l’histoire particulière des hommes non bourgeois, il ne se peut pas qu’ils ne lisent jamais les journaux. Ils connaissent vaguement qu’il existe des êtres qui sont pauvres, qui sont fatigués, et qui sont révoltés par cette pauvreté et par cette fatigue. Ils entendent parler de grèves. D’émeutes. De suicides. Ils devinent que l’inquiétude du monde peut se tourner un jour contre le repos de la classe qu’ils aiment, et mettre en question sa puissance. Ils devinent que des hommes révoltés peuvent menacer ce qu’ils ont pour tâche de prouver et de défendre, les objets mêmes de leur foi, la liberté de leur méditation, la beauté des pensées qu’ils forment et des tableaux qu’ils admirent. La solidité de leurs revenus. La permanence des héritages qu’ils veulent léguer à leurs enfants.

Ainsi reprennent-ils sans fin leurs promesses et leurs bons conseils. Ainsi recommencent-ils à justifier leur existence et leur fonction, à commenter les maîtres mots de la philosophie de leur classe. Ils reparlent des progrès, des pouvoirs, des promotions de la Raison. Ils annoncent prophétiquement le développement pacifique de la conscience, l’enrichissement spirituel de la personne humaine, l’accomplissement de la Justice à l’intérieur de l’Homme et au sein des sociétés. Ils entretiennent l’espoir dans les ressources apparemment les plus faciles. Ainsi M. Brunschvicg conclut par ces lignes le Progrès de la Conscience dans la Philosophie Occidentale, ce bréviaire philosophique de l’Univers où tout est bien qui finit bien :

« Pour faire face aux dangers qui aujourd’hui autant que jamais le menacent dans son avenir terrestre, pour ne pas avoir à recommencer son histoire, il faut donc qu’il en médite sérieusement le cours, qu’il sache transporter dans le domaine de la vie morale et de la vie religieuse cette sensibilité au vrai défiante et délicate qui s’est développée en lui par le progrès de la science et qui est le résultat le plus précieux et le plus rare de la civilisation occidentale. La vérité délivre, à condition seulement qu’elle soit véritable. »

Mais tous ces mots ne recouvrent aucune réalité, ne traduisent aucun engagement réel, ne fournissent aucun moyen de salut, car ils ne visent rien que des Idées. Car ils visent simplement l’idée du Bonheur, ou l’Idée de la Liberté jointes à l’Idée d’Homme. Mais non le bonheur et la liberté terrestres de tel homme ou de telle femme. Ces sages annoncent l’incarnation des Idées que leurs pères leur transmirent : il ne faut point douter de cette venue : cela est certain, cela est déduit de la nature de la Raison et de la marche de l’Histoire. De l’Idée de Raison. De l’Idée d’Histoire. Ces prophètes du progrès spirituel et social ne posent de questions qu’aux idées éternelles. Ne dévoilons pas la réalité du monde. À l’abri de l’Éternel, complice des oppresseurs, se complotent tous les attentats.

Ils ont eux-mêmes toutes ces illusions qu’ils espèrent faire partager à ceux qui ne les possèdent point par nature ou naissance. Il y a en eux une confiance que les catastrophes mêmes n’ébranlent pas dans la valeur et l’avenir de leur raison : les catastrophes tournent à la plus grande gloire de cette Raison. Pangloss connaissait bien ces tours. Qui n’est pas content d’elle et le dit, ils voient en lui un traître. La forme de leur Raison, la forme même de leur société ne sauraient être remises en question : toute la hardiesse de leur philosophie consista à identifier la société humaine, toutes les sociétés humaines possibles avec la société bourgeoise, la raison humaine, toutes les raisons humaines possibles avec la Raison bourgeoise. La morale humaine, avec la Morale bourgeoise. De façon que les attaques contre la société, la pensée, la morale bourgeoises parussent des attaques contre la société, la pensée, la morale humaines. Quand la pensée bourgeoise résiste à la révolution, elle feint de croire et elle croit qu’elle défend la société humaine contre les agressions, contre les régressions des barbares. M. Brunschvicg n’a point dit qu’il n’aimait pas les ouvriers qui mettent en péril l’ordre social dont il vit, mais seulement que Marx trahissait la Raison en laquelle il faut croire. Comme toute cette philosophie avec ses protestations spirituelles traduit simplement une approbation générale du monde qui est son monde, les philosophes disent que tous ceux qui ne l’approuvent pas sont ennemis du Progrès, ou de l’Esprit, ou de la Raison. Ces monstres de la pensée bourgeoise sont décorés de plus d’un titre, s’incarnent en plus d’un symbole.

D’autre part, toutes ces promesses philosophiques ne sont jamais tenues. Jamais les philosophes ne s’occupent effectivement des hommes. Cette question-ci n’est pas simple. La démission pratique des philosophes demande un examen plus complexe que l’examen qui n’a pour fin que de fonder l’insulte : il existe plus d’un motif de ne point aborder les thèmes humains.

On peut n’en pas parler parce qu’on les ignore, parce qu’ils sont à la lettre comme n’étant pas ; si M. Lalande ne traite pas les effets psychologiques et moraux du travail à la chaîne de montage, il est possible d’imaginer en sa faveur qu’il ne la connaît pas, qu’il n’en a aucune notion : des méditations ne sauraient naître en lui sur des objets étrangers à ses jours. La pensée des locomotives ne trouble pas les sorciers esquimaux. Comment de pareils hommes pourraient-ils sortir de leur philosophie, renoncer à leur abstention, inverser soudain le sens où ils avaient accoutumé d’infléchir leur pensée ? On ne voit pas de raisons suffisantes à leur transformation. Nulle révélation ne saurait les atteindre.

Ils sont des bourgeois et ils sont des penseurs. Leur pensée bourgeoise et leur pensée spéciale les ont constamment, cruellement écartés des autres hommes qui ne se posent pas des problèmes bourgeois. Cet écart, cet éloignement sont assez simples : ils ont eu des vies bourgeoises et n’ont jamais eu de motifs d’en sortir. Ils sont restés où le sort les mettait. Je ne vois pas pourquoi M. Brunschvicg embrasserait le parti des hommes en abandonnant celui de la bourgeoisie. Il a lui-même une certaine clairvoyance, il reconnaît le prix de la prospérité. Nous avons cette bonne fortune que ce nouveau Diogène de Laërce ait pris le soin d’esquisser sa vie.[16]

Il a fait des études à Condorcet ; un jour, il a entendu parler de Spinoza et a formé le dessein de le mieux connaître, à l’âge des loisirs. Il avait pour amis Élie Halévy, Xavier Léon. Le dimanche matin, au bois de Boulogne où il était allé enfant, assis à côté d’un vieux cocher de sa famille, il projetait avec eux de fonder la Revue de Métaphysique et de Morale : ce qu’ils firent en effet. Ludovic Halévy traitait comme un fils cet adolescent bien doué. Par lui, Léon Brunschvicg touchait à Gréard, à Prévost-Paradol. Le mercredi, il allait aux soirées de Mme de Caillavet ; il y voyait Renan, Lemaître, Leconte de Lisle, France. Vers mil huit cent quatre-vingt-quatre, il rencontrait Marcel Proust dans les allées des Champs-Elysées. Puis il fut professeur, il fit des livres, il pensa « dans des conditions aujourd’hui presque exceptionnelles de santé, de loisir et d’indépendance ». Docile aux conseils que M. Lepic donnait à Poil de Carotte, M. Brunschvicg n’a guère composé que les ouvrages qu’il avait envie de lire. Il a poursuivi un long sillon, il s’approuve, il sent qu’il a bâti un monument philosophique. Il est légionnaire. Il est de l’Académie des Sciences Morales. Il parle en Hollande de Spinoza. Il est dans le Bottin Mondain. Il habite un hôtel particulier, avec des œuvres d’art. Carrière heureuse. Malgré la guerre. Sans elle, il incline à croire que sa génération eût été « une des générations humaines les plus favorisées ». Il a agi, il a eu une vie sociale : il fit des conférences à l’Université Populaire de Rouen — il faut bien éclairer le peuple. Il disait un jour :

« Si tous les philosophes sont attirés par l’Université Populaire, c’est qu’ils y trouvent réalisé l’idéal de la Vie spirituelle. »

Qu’en pensent les dockers de Rouen, les ouvriers de Maromme ?

Il enseigna aux côtés de MM. Belot, Parodi, Drouin, Pécaut, du pasteur Roberty, du rabbin Lévy, de l’abbé Dumont, une bonne morale aux protégées de dames bien pensantes, rue Amyot. En échange de cette philanthropie dont on sait le prix au regard de la liberté des hommes, il recevait des cadeaux, un sucrier de Saxe, une vierge de bronze.

On voit mal les raisons que M. Brunschvicg aurait eues de pencher vers des idées dangereuses.

Cette vie n’est point tragique ni difficile. Cette vie ne pose point les problèmes les plus sévères. On ne saurait faire grief à l’homme qui la mena, qui fut mené par elle là où il est, de n’avoir point pensé à défendre les hommes qui ne jouent pas aux Champs-Elysées.

Il est impossible à cette pensée bourgeoise d’aller droit au problème vulgaire. Elle ne l’aborde qu’à peine. Elle ne forme qu’une connaissance par ouï dire, une pauvre connaissance du premier genre. Elle ne l’éprouve point avec son exigence et son inquiétude et son poids. Elle ne cherche point à le posséder. Elle s’accommode passivement de sa lointaine présence.

Mais il se peut encore qu’elle évite à dessein et non plus seulement par ignorance et pauvreté d’information de faire entrer en jeu ces questions difficiles. Il se peut qu’elle redoute d’être emportée vers des eaux dangereuses et préfère le calme à l’exercice le plus éminent de la pensée. Elle a une certaine timidité. Elle n’ose aller chercher là où ils sont posés, des problèmes, capables finalement de la menacer. De tenir en échec sa puissance. Car elle sent que ces problèmes sont posés quelque part. Dans les quartiers où les philosophes ne résident pas. Dans les pays où leur sagesse ne s’enseigne pas. M. Benda qui juge ses confrères du fond d’une éternité peut-être moins suspecte que la leur sait que les philosophes redoutent les pensées dangereuses. E. Berl le sait aussi. Notre temps est une de ces époques denses où les pensées humaines engagent plus que la pensée. Quiconque veut penser aujourd’hui humainement pensera dangereusement : car toute pensée humaine met en cause l’ordre tout entier qui pèse sur nos vies.

La pensée bourgeoise, la philosophie bourgeoise sont donc condamnées à éviter les problèmes concrets, parce qu’ils sont inquiétants, tout en affirmant qu’elles sont capables de les résoudre, parce qu’il est nécessaire qu’elles inspirent la foi. Il se pourrait en effet que les philosophes s’abstinssent d’aborder les sujets dangereux en les jugeant irréductibles, réfractaires au maniement par la pensée, qu’ils fussent forcés d’admettre la fatalité des malheurs qui atteignent les hommes et posent les problèmes. La Justice, moins le travail forcé ; la Liberté, moins la prostitution, moins la chaîne. Mais comment accepter un pareil résidu de questions interdites à l’intelligence ? Cette impuissance tuerait leur Raison, le pouvoir de leur Esprit ; il leur est impossible d’avouer que, sur le moindre point, ils sont tenus en échec. Ils doivent garder le silence tout en affirmant qu’ils ne le gardent pas. Ils laissent alors les objets s’évanouir, en disant que ce qui importe, c’est la possession d’une méthode générale telle que tout homme, s’il l’acquiert, pourra résoudre tous les problèmes et comprendre tous les objets. Plus tard. Un jour. Quand il aura médité toutes les sciences, quand il possédera toutes les histoires. Au moment même de la mort. Car il faut tant d’années, de travaux, pour former cette méthode, pour la dominer assez bien, tant de critiques, de lectures, tant de prolégomènes, d’exercices spirituels, tant de commandements préparatoires, que le moment de l’appliquer n’arrive jamais, que le moment d’aborder l’objet est toujours repoussé par ces préparatifs, qu’il ne reste rien qu’une affirmation platonique des puissances de la méthode, des secrets de la Raison. Ils rêvent tous de je ne sais quelle science des sciences, quelle caractéristique universelle : quelle légèreté chez Descartes d’avoir osé appliquer sa méthode ! Ils sont presque aussi purs que M. Teste dont toute la force consiste à ne jamais franchir le pas de la pensée, le pas de l’action. Jamais il ne leur est possible d’atteindre les zones dangereuses, jamais il ne leur est possible d’attaquer de front une question humaine particulière, une situation singulière. Cette question qu’il faut trancher, cette situation qu’il faut dénouer, ici même et sur le champ. Ils aiment abstraitement la Liberté, et ils ont construit une scholastique de la Liberté ; mais ils détournent leurs regards de vierges du monde où se consomme réellement la ruine de la liberté. Ils transportent tous les débats dans un monde si pur, dans un ciel si lavé, que nul d’entre eux ne risque de s’y salir les mains. Et ils nomment cette hygiène Philosophie.

Sans doute le philosophe dirait-il que les rudes objets particuliers que j’ai en vue, la guerre, la prostitution, le travail dans les usines chimiques, dans les mines ne sont point philosophiques, que les lois du genre interdisent malheureusement de les aborder. Mais il faut s’obstiner. Car l’objet philosophique est justement l’objet dangereux, l’objet sur lequel les philosophes ne veulent point décider. Approuver, condamner, comme ces décisions entraînent loin, rendent difficile le repli ! Qu’il est plus simple de ne pas faire cas des objets dangereux, de travailler simplement à donner un dernier poli au bel outil universel de la Raison ! De reposer dans le silence, dans l’heureux demi-sommeil conformiste pendant lequel l’Esprit arrangera tout. Mais où s’arrêtera réellement le royaume de l’objet philosophique ? C’est ici le vieux problème du Parménide : le poil, la crasse, la boue ne sont-ils pas assez nobles ? Tout se passe encore comme s’il y avait des objets philosophiquement distingués, des objets philosophiquement vulgaires. Comme s’il était obscène et ridicule de parler des colonies.

Comme le drame de l’esprit serait clair si les bourgeois et leurs dociles clercs acceptaient publiquement et sans ruses les malheurs dont ils ne souffrent point et les excès dont ils vivent. S’ils proclamaient leurs objectifs avec cette franchise où paraissent les objectifs mêmes de la Révolution qui les menace.

La conscience de classe de la bourgeoisie n’est pas unanimement aiguë : elle n’est souvent encore qu’une conscience limitée et obscure. Elle ne saurait se passer de quelques déguisements. Elle s’efforce encore d’être justifiée selon la Raison et l’Éthique, aux yeux du monde et à ses yeux. Il faut voir enfin que la bourgeoisie ne se conforme pas unanimement à un ordre qu’elle saurait inhumain et nécessaire à sa domination, mais à un ordre qu’elle-même croit juste. Il peut arriver que certains bourgeois particuliers soient gênés par les cruelles réalités du colonialisme, sentent que les morts causées par le travail forcé et les bombardements de villages tonkinois ne sont pas directement défendables. Il leur arrive de soulager à peu de frais leur conscience par des pétitions qui mendient la clémence des pouvoirs. Mais comment aller au bout de ces pensées ? De ces esquisses d’indignation, de révolte ? Ils ne sauraient les pousser jusqu’à un refus radical qui les contraindrait peut-être de proche en proche à ne plus accepter ce qui fonde leur confort, leur sûreté, leur ordre, cela sur quoi repose leur vie même. À se refuser eux-mêmes. À souhaiter l’annulation de leur propre nature. Il est impossible à la bourgeoisie d’avouer ses fins véritables et son essence véritable. Ses penseurs sentent que ces objectifs sont à la lettre inavouables et que leur aveu n’est pas sûr. Elle ne peut pas accepter la publication des buts qu’elle vise et de l’avenir vers quoi elle tend.[17] Elle ne peut pas ne pas être touchée par la rumeur d’accusation qui monte autour d’elle, qui condamne ses ressources, sa domination, sa sûreté.

Quel fragile pouvoir que celui-là qui n’est fondé que sur la force : une autre force peut l’abattre. Nos clercs détestèrent toujours Bismarck et sa franchise d’homme fort qui fait peu de cas des justifications : ils refusèrent tous d’accepter ses dures paroles : « Celui qui a la force en main va de l’avant dans son sens. » La bourgeoisie devine que son pouvoir matériel exige le soutien d’un pouvoir d’opinion. Ne subsistant en effet que par le consentement général, elle doit inlassablement donner à ceux qu’elle domine des raisons valides d’accepter son établissement, son règne et sa durée. Elle doit faire la preuve que son confort et sa domination et ses maisons et ses dividendes sont le juste salaire que la société humaine lui consent en échange des services qu’elle rend. Le bourgeois mérite d’être tout ce qu’il est, de faire tout ce qu’il fait, parce qu’il entraîne l’Humanité vers son plus haut, son plus noble destin. La bourgeoisie ne peut se maintenir que si elle soutient cette thèse, que si elle paraît à tous les yeux bienfaisante et à tout prendre aimable. Travaillant pour elle seule, exploitant pour elle seule, massacrant pour elle seule, il lui est nécessaire de faire croire qu’elle travaille, qu’elle exploite, qu’elle massacre pour le bien final de l’humanité. Elle doit faire croire qu’elle est juste. Et elle-même doit le croire. M. Michelin doit faire croire qu’il ne fabrique des pneus que pour donner du travail à des ouvriers qui mourraient sans lui. M. Brunschvicg doit faire croire qu’il ne fabrique des idées que pour ménager enfin aux hommes un avenir facile, méditatif et radieux. Tous sont clercs de cette sorte-là, de l’officier qui ne punit ses hommes que pour leur bien et en raison même de l’amour paternel qu’il leur porte conformément au règlement sur la Discipline générale, au philosophe qui pense pour penser. M. Benda lui-même, qui annonce le jour où la pensée bourgeoise pleinement avertie enfin de son impuissance tirera un orgueil inquiet de sa démission et cessera de feindre une mission qui lui échappe, qui annonce le jour où les penseurs se livreront à l’onanisme de l’intelligence miroir, n’ose pas définitivement avouer que le sort des hommes non bourgeois lui est profondément étranger. Il n’arrive point à abandonner l’idée longtemps réchauffée de la mission bourgeoise.

« Je tiens le contemplatif pour le plus grand des clercs, non pas selon la pensée qu’on m’a souvent prêtée, parce qu’il ne servirait pas l’humanité, mais au contraire parce que, sans se donner pour but de la servir et peut-être précisément parce qu’il ne se donne pas ce but, il est celui qui la sert le mieux. »[18]

Ainsi M. Benda ne saurait se dispenser d’une certaine hypocrisie. Plus retors que ses confrères, il ne nie pas comme eux qu’il a cessé de s’intéresser aux hommes, mais il enseigne que c’est en les désertant qu’il les sert le mieux. Ainsi concilie-t-il le prestige éminent auquel un clerc ne saurait malgré tout renoncer, et l’absence finale par quoi il justifie le conformisme auquel il cède en secret.

Tous convaincus que sans les clercs, les hommes seraient enfin bien pauvres, les philosophes s’efforcent de maintenir grâce à la dignité des fins spirituelles qu’ils poursuivent, le respect, la confiance que le bourgeois doit inspirer.

Ces engagements vagues, répétés avec une grande abondance, une suffisante ardeur, constituent le fond de la propagande bourgeoise. Elle réussit longtemps : qui donc combattra la domination des bourgeois si tout le monde est d’abord persuadé que leur pensée saura résoudre à son heure et en son lieu l’un de ces inquiétants problèmes, toujours possibles, toujours pendants ? Mais les clercs ne feront pas éternellement illusion : dans la lumière sans pitié de la terre, tous les hommes sauront que leur pensée est une pensée pauvre et une pensée vaine, qui ne peut pas produire de fruits, parce qu’elle est nécessairement une pensée lâche.[19]

Nous n’accepterons pas éternellement que le respect accordé au masque des philosophes ne soit finalement profitable qu’au pouvoir des banquiers.

La pensée bourgeoise consiste à accepter sommairement, sans s’attacher précisément aux détails, l’essentiel des faits contre quoi les hommes s’élèvent et à les justifier et à les effacer par de hautes raisons. Tout son effort consiste à découvrir des valeurs lointaines capables de transfigurer les apparences prochaines. De les oublier, de les détruire enfin. Elle lance des nuages de raisons comme un croiseur émet un écran de fumées. Cette philosophie est la philosophie qui a toujours quelque chose à cacher. Qui doit toujours faire croire que le monde n’est point tout ce qu’il paraît être. Le naïf croit voir Sosie. Mais Sosie était un dieu. Des distinctions les tirent de tous les mauvais pas où les engageraient des questions insidieuses. Sans doute la guerre fut-elle apparemment inhumaine, sans doute put-elle à bon droit paraître injustifiable à qui juge sur ses sens : mais il faut redresser le jugement, comme l’esprit doit redresser le bâton apparemment brisé dans l’eau. La guerre possédait un sens éthique qui rachète ses apparences. La guerre devenue Idée, l’objet guerre disparaît. La guerre ne fut point cette série de combats, d’incendies, cet entassement de morts répugnantes, de jours d’ennui et d’assassinats, ces vagues de gaz, ces couteaux des nettoyeurs de tranchées, cette vermine et cette crasse humaines que les combattants connurent, mais la lutte du Droit contre la Force, mais la bataille de Descartes contre Machiavel, de M. Bergson contre la machine allemande. Non point un jeu sanglant au profit des fabricants d’armes mais une croisade philosophique, mais une bataille d’esprits.[20]

Le colonialisme n’est pas un mal en soi. Son essence n’est pas révoltante : il vise de grands biens. Les déviations, les excès, les meurtres, les expropriations, les insultes attestent l’existence d’un mauvais colonialisme qui n’attente point à la dignité de la colonisation vraie. Les socialistes, derniers inventeurs des pensées bourgeoises, seront promptement les meilleurs maîtres de ces nuances. À dire vrai le système général d’exploitation qui embrasse la plus grande partie de la terre comporte encore certains maux — la nature de l’homme encore n’est pas toujours belle — mais enfin, pourvu que l’on sache voir, le bien des indigènes coïncide avec l’intérêt des colons, des administrateurs, des adjudants de coloniale, des missionnaires. Quel poids pèseront quelques erreurs coloniales au regard des grandes idées de « tutelle », de « libération », au regard de cette « mission d’une haute portée morale que les nations les plus avancées exercent au nom de l’Humanité tout entière ».[21]

De même la misère disparaît devant les idées de la Misère. La vie devant les idées de la Vie. Ce n’est pas vainement que le jury d’agrégation ne pose aux candidats philosophes que des questions sur des Idées. L’idée de Vérité. L’idée de Réalité. L’idée de Justice. L’idée de Progrès. L’idée d’État. Ne faut-il pas s’assurer que ces maîtres futurs des adolescents sont propres à remplir les devoirs de leur état de montreurs d’ombres ?

Ainsi les philosophes circulent avec une promptitude, une aisance trompeuses, entre l’apparence et la réalité. Dénonçons-nous un fait ? Il n’était qu’une apparence, un rêve, une ombre : pour tout dire, il n’existait pas. Avec quelle assurance dédaigneuse ces hommes nous reprennent et détournent nos pensées brutales. Nous ne savions point nous convertir au soleil du Vrai, nous arracher aux chaînes de la Caverne, nous ne savions point voir les mystères de la réalité cachée. Il ne fallait pas céder à l’impatience de la jeunesse, il fallait chercher mieux et plus longtemps, aussi longtemps qu’il était nécessaire pour oublier le monde contre lequel nous nous étions trop vite révoltés. De quelle hauteur ils regardent ces Fils de la Terre que nous sommes « essayant d’attirer sur la terre tout ce qui tient au ciel et à l’invisible, enserrant roches et chênes dans la seule étreinte de leurs mains ».[22]

Mais ce débat ne sera pas tranché si aisément. Les hommes qui sont victimes des apparences ne consentiront jamais à les regarder comme de misérables reflets. Mais comme la dure, comme l’unique réalité. Et ce que les penseurs nomment réalité, ils le regarderont au contraire comme une apparence et un songe. Comme la mystification qui ne se pardonnera pas.

Ainsi les philosophes, au milieu de leurs substitutions, de leurs métamorphoses, de ces trames de mirages qu’ils tendent, de ce jeu que l’idéalisme toujours jouera, prophétisent l’avènement des Idées salutaires. Exhortant à la Justice, à la Générosité, à l’Amour, ils fournissent moyennant le salaire que la bourgeoisie leur sert, les armes spirituelles, les justifications que requiert son maintien.

N’osant s’avouer ni avouer les fins qu’elle poursuit, la bourgeoisie, hantée par les craintes qu’elle éprouve et par les derniers scrupules d’un libéralisme éteint, arrange le désordre et les menaces qui la troublent, en cachant derrière les promesses qu’elle fait les activités qu’elle déploie. Ses effusions généreuses, elle sait bien qu’elles contribuent à son affirmation temporelle. Ainsi lisait-on dans un numéro du Temps colonial.

« La politique indigène ne doit pas oublier que son but principal est l’homme. Une grande politique nourrie d’humanité, loin de desservir les buts utilitaires, que nous ne devons pas perdre de vue, en rendra l’atteinte plus facile et plus sûre. »

On lit dans un sermon de Massillon :

« On voit prospérer tous les jours les familles charitables : une Providence attentive préside à leurs affaires et là où les autres se ruinent, elles s’enrichissent. »

Permanence de la philosophie bourgeoise.

Il n’est pas question de conclure de la situation, de la fonction de la Philosophie à je ne sais quelle responsabilité, quelle intention morale du philosophe. Je vois simplement certaines façons de philosopher : elles ne violent pas une Idée unique de la Philosophie. Une Idée éternelle de la Philosophie. Elles ne sont point des péchés contre cette Idée. Des tentations du Malin. On peut dire devant elles comme Hegel devant les montagnes : « C’est ainsi. » Seulement il y a des genres de montagnes que je n’aime pas, tout en sachant bien qu’elles ne pêchent pas contre une Morale des Montagnes. Les colères que nous avons, les haines qui nous tiennent n’ont pas besoin de justifications éternelles.

Il faut prendre les philosophies comme des événements : on n’a point accoutumé de demander des comptes théologiques aux événements. Il est vain de louer comme un saint, de réprouver comme un pécheur, un philosophe, selon qu’il embrasse le parti des hommes, ou qu’il le déserte. En gardant derrière la tête l’antique idée de Péché, de la Première Faute qui aurait pu n’être point commise : chacun sait bien que l’Esprit est libre. Je regarde M. Bergson comme un danger, mais non comme un pécheur, je vois en lui une existence dont je dois saisir la portée. Si je dis qu’il est avec la bourgeoisie contre les hommes, cela ne veut pas dire que je le regarde comme un ennemi, comme un parasite. Le bacille de Koch ne m’apparaît pas non plus comme un damné. Si nous cherchons à expliquer la production bourgeoise d’une philosophie inhumaine, nous commencerons à y voir un peu clair lorsque nous serons capables de prendre ses penseurs comme des objets, sans être tourmentés par la pensée de leur libre arbitre. Si je pense à la conscience morale de M. Brunschvicg, je pense comme lui, je suis vaincu par lui, je pense bourgeoisement au moment où je veux penser humainement. Impossible désormais de s’intéresser au caractère intemporel de M. Bergson, au choix d’un caractère intelligible qu’a pu faire M. Fauconnet. Oublions à grands pas Kant et nos catéchismes.

Seulement, je me heurte à l’existence de M. Bergson et aux masses de sa philosophie, comme elles sont, comme à des tables au coin desquelles je me heurte dans la nuit. M. Bergson m’empêcha d’aller aussi promptement, aussi sûrement que je voulais, là où j’avais dessein d’aller. Je demande aujourd’hui que M. Bergson soit jugé comme un obstacle et non comme l’Esprit du Mal est jugé par un prêtre. Quand serons-nous délivrés des chrétiens de leurs confessionaux, de leurs péchés et de leurs examens de conscience ?


M. Brunschvicg peut répondre à une attaque qu’elle n’est pas juste, qu’il fallait l’estimer sur ses intentions qui sont pures, sur sa probité intellectuelle qui est grande, sur son désintéressement qui n’a pas de limites. Et en effet, M. Gabriel Marcel, qui n’est pas brunschvicgien, m’approuvant de dénoncer « la pauvreté essentielle », « la carence tout ensemble métaphysique et humaine » de l’enseignement de la Sorbonne, me reprit de « diriger contre Léon Brunschvicg dont la probité et le profond désintéressement ne peuvent être contestés sans mauvaise foi, les attaques personnelles les plus basses ». Mais il faut que M. Marcel et ses semblables entendent que ces vertus personnelles, que ces intentions généreuses n’entrent précisément pas en ligne de compte. Leur présence ne transforme pas la fonction essentielle que M. Brunschvicg accomplit. Il n’y a aucune raison pour que je partage les illusions que les philosophes se font sur le sens de leur activité, à l’heure où il s’agit uniquement de l’effet de leurs écrits, de la conséquence de leurs productions, de cet effet, de cette conséquence qui n’émanent pas de leur être intérieur. Il est justement indifférent que M. Léon Brunschvicg se réveille chaque matin avec une bonne haleine et une bonne conscience : ses livres, ses enseignements et leurs suites réelles entrent seuls dans nos comptes.

Trop commodes morales de l’Intention. Il est temps de les envoyer rejoindre les antiques démons chrétiens. Das habe Ich nicht gewollt : et on lâche l’offensive de Verdun.

Le caractère intemporel de M. Chiappe est peut-être communiste. Dans l’intemporel, M. Pierre Renaudel prépare peut-être la Révolution. Il est possible de se coucher tous les soirs avec le contentement, avec l’approbation de soi de Titus, et avoir tout le jour, agi, pensé, respiré contre les hommes. Il est possible de se réveiller avec une bonne conscience et avoir été jusque dans ses rêves un ennemi des hommes.

Mais nous serons temporels jusqu’aux os. Nous demandons aux gens ce qu’ils ne font pas et ce qu’ils font, mais non les pensées qui se composent et se décomposent dans l’obscurité intime de leur âme où personne ne saurait entrer. N’importe quelle philosophie est un acte. M. Parodi lui-même sait bien que toute pensée est une action.

« Quant au reproche de discuter au lieu d’agir, il vaut ce qu’il vaut, mais il me semble que plus ou moins il nous atteint tous ici, nous qui croyant à la philosophie, croyons par là même que la pensée claire elle aussi est un acte. »[23]

Il se peut en effet que les philosophes n’aient aucune intention claire de tromper. Il se peut même qu’ils croient sincèrement et efficacement aimer les hommes. Je ne pense pas que M. Lalande et ses confrères se réjouissent de l’esclavage économique et moral de la plus grande partie de l’humanité : mais leur philosophie repose sur cet esclavage, l’accepte, et contribue finalement à son maintien. Les enseignements, les écrits de cette philosophie déçoivent en effet les esclaves et les égarent sur des voies où se dissipe leur révolte.

Il n’est pas nécessaire de croire pour le combattre que M. Brunschvicg est un perfide et un méchant. De croire qu’il a conçu avec toute la clarté possible, armé d’une ruse plus subtile encore que ses pensées, une philosophie telle qu’elle protège sa fortune personnelle et assure le pouvoir du Comité des Forges ou du Comité des Houillères. Il possède comme personne privée de plus efficaces, de plus brutaux moyens de protection que l’ensemble de ses livres. La composition de son portefeuille que je m’accommode aisément d’ignorer n’explique pas directement la formation de sa philosophie. Il est beaucoup trop simple de penser qu’un penseur propriétaire d’actions des Charbonnages du Tonkin liera au cours de ces actions une théorie spéciale de la Vérité, du Souverain Bien ou des représentations collectives. Les idéologues n’ont pas avec la vie économique bourgeoise des relations assez précises de direction pour se préoccuper d’abord de justifier directement un certain système économique. Cette justification incombe aux politiques. Les hommes qui justifieront le Comité des Forges seront plutôt M. François-Poncet ou M. Gignoux que M. Lalande ou que M. Roustan. Le métier de M. Parodi n’est pas de fournir ses preuves au Consortium Textile de Roubaix.

Il ne faut point se hâter de juger que l’attitude des clercs cache une connaissance distincte des fins que leur classe poursuit. Mais plutôt, comme il est moins commode de penser, une illusion difficilement séparable des conditions mêmes où s’exerce le travail de la pensée dans la tête du penseur.[24]

En effet, la réalité d’une classe ne se compose pas seulement de relations économiques. Elle produit à partir de ces relations un ensemble de préceptes, de jugements, de concepts juridiques et moraux. Un jeune bourgeois qui se prépare aux fonctions spirituelles puise autour de lui cette abondante production. Il les puise sans y même penser. Elles se déposent en lui. Il n’y a point pris garde. Les premiers efforts de sa réflexion technique trouvent cette matière et s’exercent sur elle. Il ne la met pas en doute. Il n’a aucune raison de la mettre en doute. Elle lui paraît à la lettre une production intérieure, naturelle, comme sa respiration. Il la regarde comme sa nature. Il l’accepte comme sa vie. Il a bien des chances de l’aimer comme elle. Il croit en elle. Il la regarde comme l’ensemble des créations spontanées de sa personne.[25]

Mais tout homme veut être assuré que ces productions sont inébranlables. Il leur cherche des garanties. Il les veut affermir contre tous les assauts. Toute affirmation conduit à une certaine dialectique, du moment que l’homme forme le souci de se persuader et de persuader autrui. Les idées s’affermissent au cours d’un dialogue imaginaire. Toute cette marche est assez décrite depuis Platon. M. Bouglé par exemple écrit :

« Il y aurait lieu de distinguer entre les obligations et les justifications. Il y a d’un côté les actes moraux et d’un autre côté le raisonnement justificatif. De ces justifications, le besoin est très inégalement ressenti : les raisonnements justificatifs ne prennent pas les mêmes formes suivant les individus, cela va de soi, et suivant les moments de la vie sociale. J’admettrais volontiers que pour certains esprits, il existe en effet un besoin de rationaliser la conduite et que pour qu’ils continuent à vivre avec la conscience tranquille, il faut qu’ils soient capables de trouver à leurs actes des raisons de valeur universelle. »[26]

C’est ainsi que le penseur bourgeois, depuis le temps qu’il existe un ensemble des valeurs bourgeoises, s’efforça de les bien lier, de les justifier, de leur trouver des principes supérieurs qui pussent leur conférer une certitude analogue à celle des démonstrations et des découvertes des sciences. Tout le travail du XVIIIe siècle, tout le travail du kantisme manifestent cet effort de la pensée bourgeoise cherchant à se donner des titres. Quand les idées bourgeoises furent regardées comme les productions d’une Raison éternelle, quand elles eurent perdu le caractère chancelant d’une production historique, elles eurent alors la plus grande chance de survivre et de résister aux assauts. Tout le monde perdit de vue les causes matérielles qui leur avaient donné naissance et les rendaient en même temps mortelles. La philosophie d’aujourd’hui poursuit cet effort de justification. Elle continue à employer à ses fins le mouvement des sciences. La fonction du kantisme fut de justifier la morale bourgeoise en faisant d’elle la fille d’une Raison législatrice de l’astronomie. La fonction de la philosophie de M. Brunschvicg est de justifier cette morale à l’aide des prestiges qui s’attachent à la mathématique d’Einstein. À l’abri de la science, la pensée bourgeoise justifie ses inventions et oublie qu’elles sont mortelles. Elle attend moins de la science des solutions directes que des allures et comme un déguisement. Elle cherche dans la science un pouvoir rationnel, capable de fonder les sciences et d’instituer les morales. Il n’est pas question de tirer de la science des impératifs qu’elle ne saurait donner, mais d’imiter son élan, de copier l’ardeur rationnelle manifestée par la pensée des savants. M. Parodi dit : « L’esprit humain est capable en droit de se rendre l’univers, comme la vie, pleinement intelligible ; de même que, allant du simple au complexe et par des énumérations complètes, il résout les problèmes du monde spatial, de même en ordonnant des principes évidents, il doit pouvoir définir son idéal de justice et de sagesse et concevoir une manière de vivre ou une organisation politique vraiment raisonnable. »[27] Parfois un aveu découvre les raisons secrètes de cette tactique, de cette confiance dans les imitations de la science : on lit dans les Études morales de F. Rauh : « Aujourd’hui on veut élever tout le monde à la pensée, propager l’éducation scientifique, mais il n’y a là qu’une nécessité d’un certain moment de l’histoire : tant qu’on peut craindre une réaction religieuse contre l’esprit laïque, il faut maintenir l’idée de la valeur de la science. »

Ainsi la philosophie fournit-elle au besoin des armes aux politiques. Mais son opération se déroule dans une ignorance commune des racines économiques des racines sociales des valeurs qu’elle justifie.

Les philosophes, ayant présentement des situations bourgeoises expriment et justifient la psychologie et la morale de leur classe, compliquées par la psychologie spéciale de leur groupe professionnel. Cette psychologie bourgeoise veut la paix. « L’ordre et la paix. »[28] Un progrès rationnel, raisonnable et facile. Une harmonie à l’intérieur des hommes et dans les relations des hommes. Tous ces éléments forment le style de la psychologie bourgeoise et celui de la philosophie qui fournit à la bourgeoisie ses justifications dialectiques.

F. Nieztsche avait déjà bien vu qu’une société commerçante doit fuir les occasions de vivre et de penser dangereusement :

« Mode morale d’une société commerçante — Derrière ce principe de l’actuelle mode morale : les actions morales sont les actions de la sympathie pour les autres, je vois dominer l’instinct social de la crainte qui prend un déguisement intellectuel : cet instinct pose comme principe supérieur le plus important et le plus prochain qu’il faut enlever à la vie le caractère dangereux qu’elle avait autrefois et que chacun doit aider à cela de toutes ses forces. C’est pourquoi seules les actions qui visent à la sécurité générale et au sentiment de sécurité de la société peuvent recevoir l’attribut bon. »

La sympathie, la paix entre les divers éléments de la société sont requises dans un régime qui ne se refuse pas à la guerre, mais ne l’envisage tout de même que comme un moyen relativement désespéré. M. Brunschvicg a trouvé de plus subtils moyens que l’impératif de la sympathie pour justifier la concorde entre les hommes.

« Xantippe était une femme désagréable qui parlait fort mal à son fils Lamproclès. Socrate fait comprendre à Lamproclès qu’il n’est pas un individu placé en face d’un autre individu réagissant à son égard suivant l’impulsion de la nature. Il est un fils qui réfléchit sur les bienfaits qu’il a reçus de sa mère et qui ne peut pas, une fois qu’il a compris cela, ne pas apercevoir et régler sa conduite du point de vue de la mère. Les progrès de l’intelligence spéculative et de la conscience morale vont de pair si l’on suit à travers les siècles le développement de cette fonction de relativité qui permet à l’homme de franchir les bornes de son individualité pour construire l’univers de la vérité et l’univers de la justice. »[29]

Il est clair que l’intérêt propre du clerc consiste à poursuivre en paix sa méditation comme celui de l’industriel vise à produire des marchandises en étant arrêté par le plus petit nombre possible de conflits. Le travail spirituel exige des conditions de tranquillité capables d’assurer un déroulement pacifique au mouvement progressif des idées. Les travaux spirituels paraissent particulièrement importants à des intellectuels orgueilleux de leur mission : ces opérations, ils les regardent eux-mêmes avec un certain sentiment religieux, comme des exercices qui méritent d’être protégés et garantis. Le régime social qui leur paraît spécialement heureux est celui où leur pensée est en mesure de se poursuivre sans accidents extérieurs à elle-même. L’État le meilleur est celui qui, du même coup, sanctionne leur situation bourgeoise et assure à leurs méditations des conditions de loisir, de silence, et de sérénité, celui enfin qui autorise et favorise une certaine sécession.

Les conclusions, les démarches, les attitudes mêmes de cette philosophie la réservent au service de la bourgeoisie. Elle ne peut servir que des bourgeois, elle ne peut être embrassée que par eux, elle ne peut satisfaire qu’eux. En dépit de ses apparences, de ces grands airs d’absence et de distance qu’elle sut prendre, elle est uniquement plongée dans l’actualité de la satisfaction passive qu’un bourgeois éprouve lorsqu’il se contemple. Elle n’est jamais atteinte par le désir de se transformer, de renoncer à ce qu’elle est. Elle se trouve bonne, comme la bourgeoisie se trouve bonne : ce vaste jugement la pénètre jusque dans les replis les plus secrets de ses raisons. Ce vêtement taillé par les bourgeois est à leur seule mesure et ne saurait déguiser qu’eux. On a pu voir comment cette philosophie alimentait, et justifiait l’orgueil public des bourgeois. Ce n’est point là son unique fonction : car elle comble encore les exigences intérieures de l’intelligence bourgeoise, les exigences spéciales de la solitude, de l’orgueil privé des bourgeois.

Le bourgeois est un homme solitaire. Son univers est un monde abstrait de machineries, de rapports économiques, juridiques et moraux. Il n’a pas de contact avec les objets réels : pas de relations directes avec les hommes. Sa propriété est abstraite. Il est loin des événements. Il est dans son bureau, dans sa chambre, avec la petite troupe des objets de sa consommation : sa femme, son lit, sa table, ses papiers, ses livres. Tout ferme bien. Les événements lui parviennent de loin, déformés, rabotés, symbolisés. Il aperçoit seulement des ombres. Il n’est pas en situation de recevoir directement les chocs du monde. Toute sa civilisation est composée d’écrans, d’amortisseurs. D’un entrecroisement de schémas intellectuels. D’un échange de signes. Il vit au milieu des reflets. Toute son économie, toute sa politique aboutissent à l’isoler. La société lui apparaît comme un contexte formel de relations unissant des unités humaines uniformes. La Déclaration des Droits de l’Homme est fondée sur cette solitude qu’elle sanctionne. Le bourgeois croit au pouvoir des titres et des mots, et que toute chose appelée à l’existence sera, pourvu qu’elle soit désignée : toute sa pensée est une suite d’incantations. Et en effet pour un homme qui n’éprouve pas effectivement le contact de l’objet, par exemple les malheurs de l’injustice, il suffit de croire que la Justice sera : elle existe déjà pour lui dès qu’il la pense. Il n’y a pas un écart douloureux entre ce qu’il éprouve et ce qu’il pense. Car sa vie n’est pas moins abstraite et solitaire que sa pensée. Un abîme ne sépare point son être privé et sa personne morale. Les Droits de l’Homme expriment assez complètement le peu de réalité qu’il possède. Marx a donné des descriptions admirables de cet Homme bourgeois « membre imaginaire d’une souveraineté imaginaire, dépouillé de sa vie réelle et individuelle et rempli d’une généralité irréelle ».[30]

Mais cette solitude, cette vanité de la vie bourgeoise inclinent cet homme perdu, cet homme fantôme, à l’orgueil de soi. Il doit se contenter de lui-même. Il doit trouver en lui-même, en lui seul les clefs, les preuves de sa vie de monade. Il ne se peut pas à la rigueur qu’un être s’accommode de n’être pas. Dans son univers où rien n’arrive réellement, il doit avoir, pour continuer à vivre, l’illusion qu’il se passe quelque chose. Mais l’intelligence est justement le seul élément de l’homme qui puisse se développer pour soi. La pauvreté réelle de la vie bourgeoise permit aux jeux de l’esprit une prolifération autonome. L’intelligence bourgeoise se développa comme un cancer. Ce que le bourgeois ne trouvait pas dans la pratique véritable de la vie humaine, il dut le remplacer par quelque chose qui était au dedans de lui, qui lui permettait malgré tout de s’affirmer qu’il vivait. Au temps où il combattait pour le pouvoir, le bourgeois se passa de son âme : l’établissement de son existence abstraite n’alla point sans combats, sans événements réels : la Révolution qui l’institua fut imposée par les actions et les violences, et non par le jeu facile des idées, bien que le bourgeois aujourd’hui installé dans le monde que ses pères établirent pour lui soit prompt à croire qu’il ne fut institué que par la force de la vérité qui était en eux.[31] Le 14 juillet n’est pour lui qu’un symbole du temps, comme Pâques, comme la Nativité, le dimanche des Rameaux. Le commencement des vacances. Mais il s’aperçut de son vide. Il eut le regret de l’âme chrétienne : sans pouvoir, sans vouloir la reconquérir, parce que cette reconquête l’eût mis entre les mains d’une Église qui fut l’appui des ennemis de sa classe. Il trouva mieux. Tout le courant de la philosophie bourgeoise vise au remplacement de cette âme. Kant assura à la bourgeoisie tous les bénéfices de l’âme chrétienne, tous ses prestiges, lorsqu’il substitua à la substance spirituelle le pouvoir abstrait du Je Pense. L’âme, fille de Dieu, servante de la grâce, céda la place à la Raison séculière et lui légua son antique grandeur. La présence et les propriétés de l’âme inclinaient la créature à une modestie, à une humiliation devant Dieu et ses prêtres, que l’orgueil bourgeois ne pouvait accepter. Mais quand tous les vieux pouvoirs de l’âme furent devenus le pouvoir d’un esprit intérieur à chaque homme, un pouvoir absolument autonome qui ne relevait de personne, le bourgeois solitaire trouva en lui comme une dignité essentielle qui le mettait à la place éminente de Dieu. Il put se réjouir dans l’orgueil d’une possession qui n’était qu’à lui. Il fut législateur dans l’univers de l’esprit comme il l’était dans l’univers du droit et de l’économie. Toute sa solitude fut divertie par cet orgueil, par l’exercice de son pouvoir et les combinaisons infinies d’idées qu’il permettait. Toute la philosophie des sciences de M. Brunschvicg s’efforce de manifester dans l’édification des systèmes, l’assurance de ce pouvoir et sa permanente dignité. Tout bourgeois peut être fier de sentir battre en lui un esprit capable de créer la physique newtonienne et la relativité généralisée. Tout bourgeois se sent élu.[32]

Mais la grande masse anonyme des hommes qui auraient réellement besoin d’une philosophie, c’est-à-dire d’une vision homogène de leur monde et d’un ensemble de jugements et de volontés claires, la grande masse des hommes qui auraient besoin d’un outillage intellectuel efficace pour réaliser les décisions de leur propre philosophie, sont privés par la bourgeoisie de ces établissements de pensée vers quoi ils tendent. On leur offre seulement cette philosophie multiple qui existe aujourd’hui. Qui affirme exister universellement, c’est-à-dire être bonne pour toutes les espèces d’hommes, pour toutes les conditions terrestres possibles. Mais cette affirmation, cette prétention sont complètement vides.

Car en vérité cette grande masse des hommes qui auraient particulièrement besoin d’y voir clair, qui auraient particulièrement besoin de savoir se reconnaître dans un monde dont ils subissent passivement les violences et les désastres, est tenue à l’écart de cette Philosophie même. La nature de la Philosophie présente la réserve à un certain nombre d’initiés. Elle n’est possédée qu’au terme d’une longue série d’études, de recherches, d’apprentissages, d’examens : à chaque pas, le jeune homme qui se jette dans cette philosophie est averti de la longueur, de la complexité, de la lourdeur de la tâche qui l’attend. La Philosophie est l’un des plus hauts sommets de cette culture que la bourgeoisie réserve à ses propres enfants. Une Sagesse nourrie par tous les déchets amoncelés de l’histoire, une Sagesse encombrée par toutes les éruditions de l’histoire, par toutes les branches mortes de l’histoire, une sagesse toujours soigneuse de s’abriter derrière le mouvement délicat des sciences, est affaire de longue haleine : elle exige ces loisirs, ces années de préparation à la fonction cléricale que le fils de la bourgeoisie seul est en position d’obtenir. Le public même des bourgeois non spécialistes est composé d’hommes et de femmes appuyés au moins sur les éléments alphabétiques de la culture secondaire et possédant assez de loisirs, de relâche, pour accorder une part de leur temps et de leurs soins aux méditations morales et aux justifications recherchées que la masse bourgeoise elle-même ne se soucie point d’expliciter, assurée que ses clercs travaillent quelque part pour elle. Que ses clercs répondront : Présents, au premier appel qu’elle lancera. Il faut infiniment de loisirs pour se poser des problèmes moraux et vouloir les justifier rationnellement. L’homme qui travaille ne moralise pas : il fait une morale.

La grande masse des hommes qui est pressée par une nécessité impitoyable que les philosophes ne soupçonnent même point ne saurait avoir accès à cette sagesse oisive. À aucun moment de leur vie, ils ne sont en position de la recevoir. De se poser les problèmes inhumains qu’elle se pose. Ils n’en ont que la monnaie : car il y a une philosophie bourgeoise ésotérique qui exprime le travail intime de la bourgeoisie, son opération de soi sur soi, par quoi elle édifie les modèles auxquels elle se doit conformer. Et il y a une philosophie bourgeoise exotérique, qui est tournée vers le dehors, qui exprime en quelques formules réduites ce qu’on doit savoir de la Philosophie. Et la seconde est comme une image d’Epinal de la première, comme une simplification à l’usage de ces déshérités de l’intelligence qui forment ce que la bourgeoisie appelle le Peuple. Cette image et cette simplification sont lancées par l’École primaire. Chaque Français de douze ans puise dans l’École, l’essence extraite pour lui de la Philosophie. Un catéchisme moral est enseigné. Un catéchisme où les démonstrations ne sont pas faites. Mais ce catéchisme est donné comme le résultat des méditations pénibles et consciencieuses et méritoires des hommes de bien qui fabriquent la Philosophie. Dans une région écartée, traversée des orages de la science, des éclairs de la Pensée, des sages élaborent avec mystère la Philosophie universelle. Les sentences simples qui sont transmises en leur nom paraissent reposer sur des fondations inébranlables de travaux, de science, de bonne volonté. La pensée bourgeoise dit toujours au Peuple : « Croyez-moi sur parole ; ce que je vous annonce est vrai. Tous les penseurs que je nourris ont travaillé pour vous. Vous n’êtes pas en état de repenser toutes leurs difficultés, de repasser par tous leurs chemins, mais vous pouvez croire les résultats de ces hommes désintéressés et purs. De ces hommes marqués d’un grand signe. De ces hommes qui détiennent à l’écart des hommes du commun pour qui ils travaillent, les secrets de la vérité et de la justice. » Ainsi le respect inspiré par le clerc était profitable au bourgeois.

Trop longtemps le Peuple a vécu dans une confiance, dans une sécurité enfantines. Trop longtemps il a cru que le mystère où se déroulait la formation de la science et de la Philosophie lui était interdit, n’appartenait qu’à un petit nombre d’hommes silencieusement voués au salut commun. Il y eut pour lui un pays lointain revêtu d’un prestige religieux où des penseurs plus parfaits qu’aucun de ses représentants vivaient au service de l’Esprit. Il crut ce que la bourgeoisie désirait justement lui faire croire : que le pouvoir temporel de la bourgeoisie était véritablement garanti, mérité en esprit par la valeur spirituelle de ses penseurs. Que les plus dignes de le commander commandaient. Que ce commandement était légitimé par la possession de valeurs qui lui étaient interdites, à cause de l’infériorité de sa nature physique, de sa nature naturelle, et non de sa situation sociale. Il se jugea avec la modestie qu’il fallait, il jugea la bourgeoisie avec le respect, avec la foi qu’il fallait. Il ne vit point qu’il était écarté de ces valeurs précisément par la volonté bourgeoise soucieuse de son monopole.[33]

Mais les hommes qui ne sont point bourgeois, mais le prolétariat, qui est en question depuis le commencement de cet essai n’a pas l’emploi d’une sagesse aussi vaine. Ces solutions fantômes ne sont d’aucun secours à celui dont la vie ne comporte pas le loisir des pensées vides. Il n’a point l’emploi de cette culture qui lui est montrée de loin comme une séduction, comme l’objet de ses vœux impossibles.

Nous ne poserons pas comme un objectif pratique la revendication de cette culture spirituelle et de cette Philosophie inapplicables au destin ouvrier. Cette fausse sagesse faite par la bourgeoisie ne séduit et ne justifie qu’elle. Le développement intérieur de la personne, le progrès de la Raison ordonnant les passions de l’homme, la communion imaginaire des êtres capables d’échanger des pensées raisonnables, le système harmonieux du monde, les justifications idéalistes, tous ces établissements de la Philosophie s’effondrent sous les chocs d’une vie mutilée et durement pressée. Enrichissement de la personne ? Pour un manœuvre qui travaille à la chaîne, qui chôme, qui est amputé par les machines auxquelles il est asservi ? Harmonie du monde, pour un homme dont les protestations sont étouffées par les gardes mobiles ? Justifications pour un homme qui n’a pas de comptes à rendre, car personne n’est au-dessous de lui ? En vain la Philosophie assure-t-elle que les valeurs qu’elle propose conviennent à tous les destins : la même « Sagesse », la même morale, la même vision du monde ne sauraient également satisfaire les maîtres et les serviteurs. Des hommes privés de toute satisfaction réelle n’ont que faire de ces inventions des mondes imaginaires bâtis par la pensée bourgeoise. Ces bulles de savon que gonflent les vieux penseurs éclatent au souffle du vent qui traverse la cour des usines et les boulevards désolés des faubourgs ouvriers. M. Brunschvicg a écrit :

« En tout cas, c’est à nos yeux, une absurdité manifeste de se faire contre la culture et l’intelligence, une arme de l’impuissance où les ont réduites jusqu’ici les apologistes de la nature primitive et de l’instinct : ni la culture ni l’intelligence n’ont promis de sauver, malgré eux, ceux qui n’ont ni l’énergie de se cultiver et de comprendre ; elles n’offrent de vérité qu’aux esprits capables de vérifier en eux-mêmes et par eux-mêmes que le salut de l’homme est en lui. »

Mais nous ne verrons rien dans une pareille phrase qu’un mélange de mépris, d’insulte, de suffisance bourgeoise. Et encore cette démission dénoncée à chaque pas. Comment cette promesse universelle apparemment si facile pourrait-elle être réalisée ? Cette universalité est chaque jour, pour chaque homme tenue en échec. Chaque homme voit que son salut n’est pas en lui. Chaque homme doit assurer un salut plus prochain, plus pressant que celui de son être intérieur. Combien d’hommes dans le monde présent doivent assurer leur vie avant leur âme ! Quelle amère et insolente dérision dans le propos de M. Brunschvicg pour cet homme par exemple qui disait au correspondant de l’Humanité :

« Je suis chômeur depuis quatre mois. Je reçois chaque semaine quarante-deux francs de secours de chômage. Je paie trente francs de chambre. Je dois vivre avec dix-sept francs pendant sept jours. Je n’ai pas tous les jours du pain. »

Ils peuvent bien parler de l’exaltation de la personne humaine, ordonner à l’homme d’être une Personne. Ils peuvent bien parler de la libération de l’âme et du dépassement de soi-même. « L’homme veut se réaliser comme un esprit dans un effort de libération croissante », dit M. Le Roy. Mais Marx disait : « Il n’est pas loisible à la masse de considérer les produits de sa propre aliénation comme des fantasmagories idéales, ni de vouloir anéantir l’aliénation matérielle par l’action spirituelle et purement intérieure.

…Pour se délivrer il ne suffit pas de se lever en esprit et de laisser planer sur sa tête réelle et sensible le joug réel et sensible qui ne se laisse pas détruire par de simples idées. La critique absolue a appris l’art de transformer les chaînes réelles, objectives et extérieures à ma personne, en chaînes purement idéales, subjectives et intérieures, et de muer toutes les luttes extérieures et sensibles en simples luttes idéales. »[34] Les hommes qui vivent sur la terre reconnaîtront les paroles de Marx, et non celles des fantômes.

M. Brunschvicg, dans le silence distingué de sa rue, peut rêver avec une molle et doucereuse inquiétude aux problèmes de son salut intérieur.

Un chômeur, un manœuvre, non. Mais ces hommes n’oublieront pas éternellement leur indigence, leur douleur et leur humiliation. Ils ne seront pas indéfiniment dupés par les grands appareils d’illusions, les décors artificiels à l’abri desquels la bourgeoisie maintient son impitoyable pouvoir.

Ainsi toute cette philosophie sert à voiler les misères de l’époque, le vide spirituel des hommes, la division fondamentale de leur conscience, et cette séparation chaque jour plus angoissante entre leurs pouvoirs et la limite réelle de leur accomplissement. Elle dissimule le vrai visage de la domination bourgeoise. Elle ne sert point le vrai qui n’existe pas, l’universel qui n’existe pas, l’éternel qui n’existe pas, mais la lutte contre une indignation et une révolte qui se font jour. Elle sert à détourner les exploités de la contemplation périlleuse pour les exploiteurs, de leur dégradation, de leur abaissement. Elle a pour mission de faire accepter un ordre en le rendant aimable, en lui conférant la noblesse, en lui apportant des justifications. Elle mystifie les victimes du régime bourgeois, tous les hommes qui pourraient s’élever contre lui. Elle les dirige sur des voies de garage où la révolte s’éteindra. Elle sert la classe sociale qui est la cause de toutes les dégradations présentes, la classe même dont les philosophes font partie. Elle a enfin pour fonction de rendre claires, d’affermir et de propager les vérités partielles engendrées par la bourgeoisie et utiles à son pouvoir.

Toute cette vie parasitaire de la philosophie est dirigée contre les hommes placés par les hasards de leur naissance ou de leur vie en dehors des frontières bourgeoises. Les besoins humains, les destins humains sont désormais incompatibles avec les valeurs, les vertus, les défenses, les espérances bourgeoises. Qui sert la bourgeoisie ne sert pas les hommes.

Les philosophies produites par la bourgeoisie au pouvoir, par la pensée bourgeoise installée au pouvoir spirituel sont des philosophies incomplètes : car elles ne tiennent aucun compte de l’état de pauvreté, de l’état de servitude. C’est pourquoi elles ne conviennent, encore une fois, qu’aux oppresseurs.

Mais il faut derechef répéter que la loi de la Philosophie ne prescrit pas la défense pratique de la liberté pratique, de la richesse pratique. Une pareille loi est purement imaginaire. Aucun Dieu ne l’a jamais édictée. Aucun Esprit ne l’a jamais promulguée. Il suit de là qu’il n’existe pas de dialectique persuasive, de chaînes de raisons capables de contraindre les penseurs contemporains à prendre cette urgente défense au nom même d’une règle morale absolue de la Philosophie. Mise en perspective, comme dit M. Brunschvicg, la Philosophie considérée dans son développement ne comporte aucune nécessité intrinsèque, aucun principe intrinsèquement nécessaire qui la conduisent nécessairement à cette défense. Mais il existe, mais il a toujours existé un certain ensemble de volontés extrinsèques qui ont dirigé et qui dirigeront les étapes successives du développement de la Philosophie. Des volontés qui l’accélèrent, le ralentissent, le retournent, le font marcher au rebours de son sens antérieur.

Il n’est pas absurde, il n’est pas intrinsèquement irrationnel, c’est-à-dire contradictoire avec des principes fondamentaux, que la Philosophie préfère la pauvreté à la richesse, la servitude à la liberté. À la Société Française de Philosophie, il arriva à un philosophe de déclarer naïvement au milieu d’un entretien sur les fonctions de la Raison, que :

« La Raison ne saurait être choquée par la division d’une société en dirigeants et en dirigés, en riches et en pauvres. »[35]

Aucun outrage ne saurait offenser la Raison, cette rêveuse machine qui n’a rien à faire qu’à comprendre et à expliquer, mais dont la fonction n’est pas de décider ou de choisir. Si nous éprouvons la réalité d’un outrage, nous savons bien aussitôt qu’il n’est pas dirigé contre elle, mais contre de tout autres pouvoirs, de tout autres exigences que les siens, contre de tout autres personnes que les savants horlogers de la Raison. Aucune définition intime de la Philosophie ne contient initialement le secret de ce que doit être la suite de son progrès, de ses valeurs, de ses conséquences. Comme la définition du triangle contient dès l’origine le secret de toutes ses propriétés, et repousse d’abord toutes les absurdités possibles, que les angles du triangle par exemple ne valent pas deux droits. Il n’existe dans la Philosophie que des contradictions historiques. La philosophie n’est pas une figure dans l’espace dénudé des géométries.

Cependant, il se trouve que des hommes vivent. Des hommes qui revendiquent la richesse dont ils sont privés, et cette liberté qu’ils n’exercent pas de fait et sont contraints d’imaginer seulement. Il leur fallut provisoirement élaborer des rêves et des projets sur quelque état simplement possible de la vie humaine. Mais ils n’aiment point que les rêves restent rêves, et que les possibles demeurent indéfiniment sans actualité et sans matière.

Ils n’ont ni le temps, ni le goût ni les moyens logiques de démontrer aux philosophes de leur temps que leurs philosophies sont contradictoires avec une Philosophie Éternelle à laquelle ils ne sauraient croire. Ils n’ont aucunement conscience d’une pareille contradiction historique. Mais ils sont avertis de cette contradiction historique entre ce que la Philosophie bourgeoise promet et ce qu’elle tient. Mais ils donnent leurs huit jours aux philosophes qui sont faux, non au regard de la Philosophie mais des hommes, aux philosophes dont la fausseté n’est pas une défaillance technique intérieure à la Philosophie, mais un attentat réel contre la vie des hommes.

On en revient toujours à la grossière idée des Fils de la Terre qui jugent par les conséquences effectives et non par les principes et les engagements formels des Idées. La plus abstraite des pensées organisées au sein d’un système comporte, en dépit même de l’esprit qui la produit, des conséquences et des suites concrètes : elle ne fait pas partie de la Science qui décrit avec toutes les approximations, toutes les délicatesses possibles, son objet.

La biologie décrit les phénomènes du corps comme la physique fait ceux des pierres qui tombent. Elle ne souhaite point que son objet soit autrement disposé qu’il n’est, elle ne se réjouit pas non plus qu’il soit ce qu’il est, ni ne s’efforce qu’il devienne autre, elle ne réprouve ni n’approuve. Mais la Philosophie, si glacée que soit son apparence, si guindée que soit son allure fait toujours cela, elle dit précisément toujours : il faut que cela se fasse, tout est bien ainsi, tout est mal ainsi, l’homme ne peut plus continuer dans la voie où il est présentement engagé. Elle souhaite, elle craint, elle espère. Volontés prudentes, timides, hypocrites ou bien hardies, claires, violentes, mais toujours volontés. Espoirs, vœux, prescriptions.

Les Enfants de la Terre veulent actuellement que la Philosophie aide les hommes à s’enrichir. Ils ne décrivent point froidement leur état. Quand la géologie ne peut pas ne pas reconnaître ses vieilles pierres, quand la physique ne peut pas vouloir que ses pierres lorsqu’on les lance en l’air continuent éternellement à monter comme l’oiseau du malin Petit Tailleur, on peut bien vouloir au contraire qu’une nouvelle vie entraîne les hommes.

Comme il n’existe ni destination éternelle de la Philosophie, ni arbitre surhumain de la Philosophie, voici la situation où nous sommes : il y a des penseurs qui s’accommodent de l’esclavage présent de la plus grande partie de l’humanité et il y a déjà quelques hommes qui, n’aimant pas cet esclavage, entreprennent contre lui et contre ses soutiens une offensive théorique et une offensive pratique, des hommes qui pensent que l’esclavage pose des problèmes réels.

La lutte fut toujours entre ces deux sortes de gens : les uns persuadant que tout va bien ou que tout ira bien, les autres durs à se laisser persuader ; les amis de l’harmonie et ceux qui ne voient pas l’harmonie là où elle n’est point. Les uns bénéficiant finalement de la dégradation des hommes, les autres en souffrant. Les uns disant que la plénitude et que la perfection sont des songes, les autres exigeant temporellement et réellement leur réplétion et refusant les espérances faciles, les terres promises imaginaires et les consolations que les premiers proposent. Les uns voulant faire prendre les vessies pour des lanternes, les autres obstinés à prendre les vessies pour des poches à urine. On retombe toujours sur les exploiteurs ; on retrouve les exploiteurs à tous les carrefours de l’histoire. Aristote est un exploiteur, Épicure n’est pas du parti des exploiteurs.

On me dit que je conclus mal, que du fait qu’un penseur est opposé à la liberté réelle de l’homme, il est impossible de tirer qu’il soit son ennemi, le destin humain pouvant consister dans la liberté idéale et dans la servitude réelle. Mais je dis seulement que je n’aime pas la position de sujet : je ne demande pas à la Raison si j’ai raison. Bien que je croie que mes contradicteurs aient tort, objectivement tort comme ils disent dans leur jargon.

Je partage après tout l’intuition de la nature, des animaux. Je ne croirai jamais que le destin des hommes soit une vie où tous leurs pouvoirs naturels sont offensés, où sont étouffées toutes les tentations humaines. C’est ce que dit Marx dans le Manifeste, si ce livre est bien lu. Il le redit dans la Sainte Famille, bien que les austères savants bourgeois trouvent simplement amusante l’analyse du personnage de Fleur de Marie. C’est là la philosophie des exploités.

Nos maîtres dans les Écoles nous ont appris que toute suite de pensées débute par des positions de postulats. Nous ont-ils assez rebattu les oreilles avec le coup de génie d’Euclide sur le sujet des parallèles ? Nous sommes-nous assez émerveillés devant Riemann et Lobatchevsky ? Nous aurons donc notre postulat, et nous n’avons aucune envie de le démontrer : M. Brunschvicg lui-même nous a enseigné que le fin du fin consiste à ne pas essayer de telles démonstrations, mais nous le sentons jusque dans nos jambes et dans notre peau. Cette affirmation sort de nos corps et de la place que nous tenons dans ce monde ruiné, où le progrès de la Conscience ne nous fait plus désormais illusion, et non des tables de corrélation, des nombres transfinis et du calcul des matrices. Le pouvoir veut passer à l’acte ; ce qui peut être veut se réaliser. Nous nous sentons assurés que les philosophies présentes sont fausses, parce que celle qui leur est opposée nous est nécessaire de la même façon que notre respiration et que notre marche.

Démontrez-nous dialectiquement avec les armes de vos raisons raisonnantes et de vos raisons raisonnées, avec vos manies d’économes et d’actuaires que les hommes ont grandement tort de vouloir respirer, dormir, avoir chaud l’hiver, aimer les femmes qu’ils aiment, marcher où ils veulent, travailler, créer, être en paix. Prouvez-nous que nous sommes contre le courant de notre nature et de notre histoire et nous ne nagerons pas contre lui.

Le temps des démolitions est revenu. Tous les Szeliga, tous les Bauer, tous les Durhing ont repris du poil de la bête. Que leur philosophie reçoive les coups de trique de la Révolution.


V

POSITION TEMPORELLE
DE LA PHILOSOPHIE


On verra facilement qu’il est contraire à la nature de la philosophie d’être un gagne-pain… la nécessité seule dont l’empire pèse encore sur la philosophie est capable de la contraindre à subir les formes de l’opinion commune.
E. KANT, Nachricht über seine Vorlesungen, 1765-66.


Les secrets mobiles de la démission des philosophes ne sont peut-être pas ce qui est d’abord important. Il s’agit derechef de l’efficacité des pensées, qui peuvent être dirigées contre les hommes, comme chez Leibniz, ou en leur faveur, comme chez Épicure ou chez Marx.

Le soin qui m’occupe de lier la pensée à l’utilité des hommes, le commerce longtemps entretenu avec quelques systèmes humains de la philosophie, me forcent à m’enquérir avant tout autre souci de la diffusion et des conditions de puissance possible de cette philosophie bourgeoise. Il se pourrait en effet qu’elle ne valût pas la peine d’être attaquée.

Il se pourrait enfin que toute cette production d’idées n’eût aucun poids, ne tirât pas à conséquence, que si elle n’aide personne à vivre, elle n’empêchât non plus personne de vivre. Mais il n’en est rien : si nous nous posons toujours l’unique question qui compte de l’efficience des idées, nous pourrons toujours nous répondre que la philosophie en France possède cette efficience.

Elle a des instruments, elle possède des moyens de propagande. Les idées qu’elle fabrique et met en circulation ne montent pas au ciel, mais retombent sur la terre où elles atteignent ceux-là mêmes qu’elles doivent atteindre. Une puissante armature d’institutions la soutient, la répand, la monnaie. Elle n’est pas privée de tout contact avec la masse de la population. Elle a des effets visibles sur elle. Dans le temps où nous sommes et dans ce pays, la bourgeoisie possède tous les moyens, et tous les canaux que la Révolution n’a pas.

Ce qui est ici en question est assez clair : il se trouve que depuis un peu plus d’un siècle, la philosophie française, à quelques francs-tireurs près, est une façon d’institution publique. Les idées philosophiques sont dans une situation privilégiée. Elles possèdent pour s’exprimer et se répandre un véritable appareil d’État. Comme la justice. Comme la police. Comme l’armée. Elles sont une production de l’Université, si bien que tout se passe comme si la philosophie tout entière n’était rien d’autre qu’une philosophie d’État.

Sans doute serait-il enfantin de se représenter cette machine d’une manière grossièrement romanesque : le ministre de l’Intérieur ne se réunit pas avec son collègue de l’Instruction publique pour déterminer les sujets des thèses de doctorat et des cours de l’année : la pauvreté intellectuelle des gouvernements, leur étroite conscience, leur sottise enfin, enlèvent tout crédit à l’hypothèse d’un complot aussi méthodique. Mais il s’est effectivement constitué en France une sorte de philosophie moyenne, qui a convenu, qui convient et qui conviendra encore pour un temps dont les signes qui se multiplient annoncent déjà la brièveté, aux destins de la bourgeoisie, à ses intérêts, et aux besoins les moins visibles de son État. M. Benda observe que la plupart des philosophes ne vivent plus « comme Descartes ou Spinoza, mais sont mariés, ont des enfants, occupent des postes, sont dans la vie ».[36] Le reproche qu’on peut leur faire est bien moins d’être dans la vie que dans la vie bourgeoise : il est particulièrement important que les penseurs soient en général des salariés de l’État, que les opinions principales qui se forment dans ce pays soient échangées contre un traitement public et sanctionnées par une garantie du gouvernement. Il importe beaucoup que les philosophes vivent du commerce, de la sage fabrication et de la sage administration de leurs marchandises spirituelles.

Nous savons d’autre part la structure, le sens et la fonction de l’État français : cette grande machine de police, de justice, d’armée, de bureaux, ce grand appareil averti de ce qui se défait en France, de ce qui est lié et délié n’est pas un pouvoir spirituel. Mais une délégation et un instrument des puissances exclusivement temporelles : il est ce que le pays possède de plus résolument séculier. Il concentre et protège les intérêts, les plans, les biens de la classe maîtresse de la France. Toute son organisation, toute sa centralisation maintiennent les positions que cette classe a temporellement acquises.

Mais un État ne requiert point uniquement l’exercice des forces brutales de ses juges, de ses militaires, de ses fonctionnaires et de ses policiers. Il requiert encore des moyens plus subtils de domination. Il n’est pas toujours nécessaire de combattre et d’abattre par la force des adversaires déclarés : on peut les persuader d’abord. C’est pourquoi le pouvoir répressif est doublé par le pouvoir préventif. C’est pourquoi un État bien fait s’adjoint des organes du pouvoir spirituel. Cette situation se produisit toujours. Le siècle de Louis XIV offre le spectacle d’une réunion achevée du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Plus généralement, l’ancien régime monarchique possédait une institution spécialisée du pouvoir spirituel qui était l’Église. Nos pères voyaient clair et parlaient plus franc que les gens de maintenant : c’est qu’ils croyaient vraiment avoir le droit pour eux — et ce droit était divin — ; nos clercs, moins assurés peut-être de détenir le droit ne se dispensent point d’être hypocrites et ne reconnaîtraient pas sans combat cette union des deux pouvoirs.

L’avocat général Séguier disait :

« Le moment est arrivé où le clergé et la magistrature doivent se réunir et par un heureux accord écarter les atteintes que des mains impies voudraient porter au trône et à l’autel… Les écrivains du siècle redouteront enfin cette union tant désirée du sacerdoce et de l’empire… »

On lit dans un autre réquisitoire contre un livre condamné :

« Telle est la constitution du royaume où nous avons le bonheur de vivre que les deux puissances se prêtant un secours mutuel, la paix intérieure et la prospérité de l’État soient le fruit de leur harmonie, et les désordres que la puissance spirituelle n’a pas arrêtés par la persuasion, la puissance temporelle les doit réprimer par la force. »

Quand la révolution bourgeoise eut écrasé le système d’institutions où s’embarrassait la croissance de sa puissante jeunesse, ce pouvoir spirituel dut être remplacé. Les places fortes que sous la monarchie l’Église tenait pour le roi et pour les nobles furent occupées sous la République par l’école et l’université de l’État. Une suite qui s’est achevée sous les yeux de nos parents a promu la cléricature laïque à la situation de la cléricature ecclésiastique : l’une et l’autre ont pour fonction d’assurer dans l’État toutes les sortes de persuasion, toutes les propagandes spirituelles. Il faut arriver à penser que l’Université n’est que le levier spirituel de l’État, qu’elle constitue, explicite, et répand les valeurs engendrées sur le plan de l’ « Esprit » par les mêmes intérêts que l’État temporel défend. Il en est ainsi. M. Brunschvicg est comme un évêque. M. Bergson aussi. Durkheim était de cette confession-là. M. Buisson en était ; comme M. Pécaut, comme M. Belot, comme M. Parodi.[37]

Sans doute ces hommes paraissent-ils enchaîner des idées pures, ils le disent et peut-être ils le croient, ils les lient, ils les brassent, ils en tirent de belles combinaisons. Et il y a autour d’eux comme un halo respectable, comme un air qui inspire le respect. Qui n’est point dupe de la pureté des clercs ? Qui ne croit pas qu’ils servent l’esprit seul ? Dans des salles sombres, dans des cours, ils forment ces pensées, et ils les écrivent et ils vieillissent et ils ont d’honnêtes figures de vieillards. Un fidèle, un naïf sentiment de piété, de confiance, entoure encore ces descendants des vieux prêtres donneurs de sacrements. Mais il ne faut plus s’y laisser prendre. Il ne faut plus être pris au piège tendu par tant d’innocence et de vertus.

Les jours de premier mai, le long des grands Boulevards, on rencontre les masses bleues des défenseurs de l’ordre : on ne les rencontre pas, on est parmi eux, on est au milieu de leur rire, de leur bonne santé, de leur insolence et de leurs regards. Il y a des agents, des gardes mobiles et ces sordides policiers en civil avec leurs gabardines, leurs parapluies, les breloques sur leur ventre. Ils sont là pour arrêter les hommes fidèles à bien des vieux espoirs, ils sont là pour écraser les uniques défenseurs de l’avenir des hommes. On est plein de la haine et du mépris que provoquent leurs seuls visages suffisants, on n’a point de consanguinité avec eux, ils ne sont pas des hommes selon notre espèce et notre règle, et le seul espoir est placé dans les mitrailleuses de la guerre civile. Mais voici qu’il faut penser que ces déchets humains, ces matraqueurs casqués aux joues rouges, font le même travail que les purs et vénérables penseurs auprès de qui nous avons grandi. Ils le font sans doute avec une efficacité plus brutale, les armes automatiques écrasent plus sûrement la révolte que les concepts dociles que rangent les caissiers soigneux de la pensée bourgeoise. Un fusil est plus puissant quand son heure est venue que la sociologie de Durkheim : et sans doute notre vie connaîtra-t-elle un temps où nous devront consacrer plus de temps à la pensée sur les fusils qu’à la pensée sur les pensées. Mais les porteurs de fusils et les arrangeurs de pensées poussent à la même roue et portent l’eau au même moulin. Ayons le ridicule de croire que l’attaque vaut d’être lancée : Lénine ne méprisa point à son heure la lutte contre Mach et contre Bogdanov. Plekhanov ne la méprisa point. Ni Marx. Octobre n’est pas le seul moment de la vie. Nous nous acquitterons de tâches moins glorieuses que l’insurrection.

Ces penseurs ne pensent point d’une manière inoffensive : aucune pensée n’est vide de poisons pourvu qu’elle doit dite et redite. Je vois dans l’État tout leur secret pouvoir. Sans doute, n’aperçoit-on point du premier coup le danger réel que M. Fauconnet ou que M. Lalande peuvent faire courir aux hommes : c’est qu’on ne pense qu’aux livres. Et en effet qui donc lit Les Illusions évolutionnistes du second et la Responsabilité du premier ? Un révolutionnaire mal averti peut croire qu’un écrit de Durkheim n’est pas beaucoup plus dangereux qu’un Journal Métaphysique de M. Gabriel Marcel. Mais M. Marcel n’est pas un penseur d’État, c’est un bourgeois qui pense seul. M. Lalande est un penseur d’État, c’est-à-dire une machine à former les pensées, un instrument de persuation entretenu par un budget d’État. La position universitaire de la philosophie permet à chaque pensée de développer ses suites pratiques. Quand la philosophie de M. Brunschvicg se déroule comme si les hommes ne souffraient pas, n’avaient point ces histoires triviales, cruelles, accablantes que peuvent être leurs vies particulières, les élèves de M. Brunschvicg ne pensent pas que les hommes existent. Ils se laissent aller à l’illusion rassurante pour leurs scrupules de disciples que n’importe quel homme, n’importe quelle abstraction de l’Homme, peuvent embrasser la philosophie de M. Brunschvicg. Si M. Parodi laisse croire que nous vivons dans un monde où tout s’ordonne sans dégâts, les jeunes professeurs de philosophie ne sont que trop dociles à répéter l’enseignement de cet inspecteur général, puissant sur leur carrière et l’avenir qu’ils méditent. Si E. Durkheim persuade que l’étude du sang menstruel dans les sociétés australiennes facilite beaucoup en dernière analyse la résolution des problèmes sociaux, combien d’élèves-maîtres dans les écoles normales ne croiront pas sur parole ce géant fondateur de sciences ?[38] Si Alain laisse croire que la raison et le jugement droit sauvent tout et qu’il n’est que de bien percevoir selon la vérité du jugement pour ordonner le monde, s’il n’ajoute rien, comment les jeunes gens coupés des hommes par les conditions conventuelles de l’internat à Henri-IV ne céderont-ils pas à un discours si flatteur pour leur orgueil d’adolescents séduits par les jeux de l’esprit ? La démission réelle que voilent les protestations apparentes de la Philosophie est précisément efficace. Lorsqu’un penseur s’abstient d’aborder un sujet, il détourne l’attention de lui, il le diminue, il le repousse dans l’ombre où son docile public n’ira pas le chercher. On voit trop dans quel sens il est possible d’utiliser ce bouleversement des apparences, ce déplacement des importances relatives des objets. Ainsi pour un prêtre la pauvreté n’est pas un malheur, mais un mérite au regard de Dieu.

Ce genre de pensée mystificatrice est une activité négative. Réellement négative. Et non plus nulle. Il faudra enfin que nous répétions au sujet de la Philosophie le mémorable effort de Kant à propos des quantités négatives. Il faudra enfin que nous comprenions que ce jeu des pensées négatives ne se traduit point simplement par un zéro de pensée, mais par un retard réel, par une inversion, par une perte réelles. Il faudra enfin que nous saisissions que cette prudente Raison négative se traduit pour la vie des hommes par une irréparable mutilation, par un appauvrissement positif.

M. Parodi a écrit :

« Nous n’avons plus de doctrine officielle, et nul, j’imagine, ne le regrette. »[39]

Ainsi le fonctionnaire des pensées se défend de pensées commandées : personne n’avoue facilement des tâches de policier. Mais il vaudra la peine d’examiner quelque jour avec suite tout le mécanisme de diffusion de cette philosophie négative, qui offre les caractères exigibles d’une doctrine d’État. Pour parler sommairement, des philosophes, placés au sommet de la hiérarchie universitaire, produisent des ensembles d’idées. C’est là une matière première que l’Université ouvrage. Les idées traversent une suite d’ateliers où elles sont façonnées, polies, simplifiées, où elles deviennent publiques et vulgaires entre les mains de ces artisans habiles que sont les professeurs et les fabricants de manuels. On verrait se dérouler cette fabrication sur la matière de la morale qui fut un des grands objets de la Troisième République. Lorsque l’Université s’avisa de rechercher une morale, elle prit où elle put les éléments assez usés que le passé laissait à sa disposition. Elle se fabriqua une morale avec les débris du moralisme kantien et de l’antique spiritualisme. Une certaine atmosphère de science bienfaisante flottait encore autour de ces sentences poussiéreuses. La morale laïque fut composée, assez mal. Il fallut Durkheim pour que l’Université bourgeoise entrât en possession d’une doctrine propre : cet affermissement de la situation spirituelle, ce passage du vague au dogmatique, de l’obscur au distinct, est assez bien signifié par la déclaration de Durkheim que rapporte Agathon : en novembre 1906, Durkheim déclarait :

« Mettons-nous au travail et, dans trois ans, nous aurons une morale. »[40]

Ils l’eurent. Cette morale existe, elle vit dans le silence qui entoure les vérités établies fermement. Cette force dogmatique donna une nouvelle vie à toutes les tendances moribondes. Le vieux rationalisme, le vieux spiritualisme se sont adaptés à elle. Dans le salon des pensées fausses, où tous les penseurs finissent par s’entendre, M. Brunschvicg fait assez bon ménage avec l’ombre longtemps redoutable de Durkheim ; M. Parodi accorde son rationalisme anémique aux puissances lâchées par le maître du Fait Moral ; M. Lalande ne fait pas fi d’une science qu’il ignore comme les autres, mais qui lui offre le spectacle délicieux d’une méthode étrangère aux objets qu’elle devrait embrasser. Mais Durkheim n’est pas seulement l’interlocuteur d’un dialogue échangé entre professeurs de Sorbonne : tout se passe réellement comme si le fondateur de la sociologie française avait écrit la Division du Travail Social pour permettre à d’obscurs administrateurs de composer un enseignement destiné aux instituteurs. L’introduction de la Sociologie dans les Écoles Normales a consacré la victoire administrative de cette morale officielle. Il y a eu des années où Durkheim a édifié son œuvre et répandu son enseignement, avec une grande obstination, avec une grande rigueur autoritaire, en donnant à cette œuvre les allures vénérables de la science : au nom de ces allures, au nom de cette science, des instituteurs apprennent aux enfants à respecter la Patrie française, à justifier la collaboration des classes, à tout accepter, à communier dans le culte du Drapeau et de la Démocratie bourgeoise. C’est pourquoi le Manuel de MM. Hesse et Gleyze, les textes choisis de M. Bouglé, me semblent beaucoup moins inoffensifs que les secrètes pensées de M. Gabriel Marcel. C’est pourquoi le Manuel de M. Cuvillier qui consacre la victoire secondaire de Durkheim me paraît bien plus important que l’Essai d’un Discours Cohérent de M. Julien Benda. Car ces manuels parmi d’autres écrits manifestent le pouvoir de diffusion de cette doctrine d’obéissance, de conformisme et de respect social qui a avec les années obtenu un si vaste crédit, une audience si nombreuse : dans la marche durkheimienne, la bêtise socialiste emboîte le pas à la bêtise radicale, la sottise de M. Déat ne le cède point à celle de M. Fauconnet. Durkheim accomplit enfin et parfait dans la mort la tâche de conservation bourgeoise qu’il avait entreprise dans sa vie. Tant de science, de critique, de documents s’épanouit en propagande. Le succès de Durkheim vint justement des propagandes morales qu’il était capable de fonder, des mesures de défense sociale qu’il était le premier à fournir si sûrement. Aussi bien on verrait que l’échec universitaire de M. Bergson vint du fait qu’il n’était point moraliste, ne fournissait aucun mot d’ordre : il donnait aux bourgeois des motifs d’orgueil intérieur et de délectation solitaire, il ne les défendait point contre leurs ennemis. Lorsque la philosophie de M. Bergson eut perdu la position mondaine qu’elle avait su conquérir et qu’elle eut amené à Dieu quelques jeunes hommes impatients d’avoir une âme et qu’ennuyaient les fiches de Durkheim et de M. Lanson, elle ne servit plus qu’à fournir des chapitres de psychologie aux professeurs paresseux. Par l’ouvrage de M. Roustan, ils vécurent quelque temps de la monnaie de cette pièce fausse.

De la même façon, M. Lalande soutint en son temps une thèse qui fit quelque bruit, bien qu’elle soit moins célèbre parmi les clients de la Nouvelle Revue Française que le moindre billet retrouvé dans un tiroir d’André Gide : mais cette thèse, ses titres, lui donnèrent une position où il présida à l’élaboration d’un petit catéchisme moral qui a été lu sans doute là où il fallait qu’il fût lu.

Il est possible de reconnaître cette efficacité des pensées sans tomber dans les pièges communs que l’idéalisme tend. Cette efficacité n’est point mystérieuse. Elle se résout en effets humains, en actions, en influences d’hommes. Le matérialisme ne dit point que les pensées ne sont pas efficaces mais seulement que leurs causes ne sont pas des pensées. Que leurs effets ne sont pas des pensées.

Chaque homme pense, sans autre interruption que les courtes trêves de son sommeil et de ses maladies, au monde qu’il touche, qu’il voit, qu’il subit, sur lequel s’applique son action. Il est bien forcé de penser à ce monde, toute sa vie est comme un long commentaire des provocations du monde. Il forme des pensées conformes aux activités qu’il y déploie. Cet homme n’est jamais solitaire, mais mêlé et lié à une collection ou à des collections d’hommes de qui les avis, les jugements, les passions et les mœurs gouvernent ses croyances, ses idées, son attente, ses songes. La manière dont il perçoit les objets naturels et les existences sociales n’est pas une question privée.

Il faut demander à chaque homme comment il perçoit les éléments de sa vie : son activité, son bonheur, son malheur reposent sur cette perception. Il faut ensuite savoir toujours les sources de sa perception, si elle naquit d’une expérience réelle ou d’une leçon rabâchée par quelque maître étranger à sa vie. Il faut demander à chacun s’il y a un accord ou un pénible écart entre les perceptions et les idées qu’il répète, et ses véritables épreuves du monde. Souffrez-vous de votre mariage, tout en disant docilement et en croyant croire que le mariage est la plus salutaire des institutions ? Souffrez-vous de vos jours de caserne en mettant les torts de votre côté et en croyant à l’excellence du service obligatoire ? Les jugements auxquels vous avez été dressés vous font-ils accepter ce que vous preniez d’abord naïvement pour des malheurs ? Qui aura le dernier mot — de votre première expérience ou de vos perceptions compliquées, apprises par cœur, si votre expérience vous met un jour en demeure de douter de la dignité et de la sûreté de votre perception ? Ce discours qu’on pourrait indéfiniment étendre, touchant les perceptions, ouvre un débat qui mène au centre de la bataille entre le concret et l’abstrait, entre le matérialisme de la vie vécue et l’idéalisme des perceptions sociales. Il ouvre une grande avenue de questions.

Comment persuade-t-on ? Qui veut-on persuader ? Pourquoi, au nom de quel intérêt persuade-t-on ? Qui sont les maîtres des perceptions ? D’où viennent passivité, crédulité, respect des jugements persuadés ?

L’ensemble des perceptions fausses est précisément enseigné par l’École, qui prépare l’entrée en jeu de la presse et des persuasions politiques. L’usine qui les fabrique à l’usage de l’École est justement l’Université : l’influence des philosophes constitue un pouvoir spirituel que ne soupçonnent pas les Français qui vivent dans le siècle, et qui manifeste enfin des conséquences politiques. Peut-être n’est-ce pas ici le lieu de mesurer complètement le rôle qu’a joué dans la constitution, dans la prise de conscience de la pensée bourgeoise, la philosophie universitaire.[41] Mais je me sens d’abord assuré que la Philosophie, quels que soient d’ailleurs ses contenus particuliers, aura l’efficacité cherchée, le rayonnement qui justifie l’opportunité d’une attaque. Je me sens assuré que ses détenteurs doivent être mis en cause. Que les perceptions qu’ils ont patiemment enseignées doivent être soumises à révision. La trahison qui est défendue ici consiste premièrement à détruire le système d’illusions que la philosophie assemble, et à donner le pas à la véritable expérience humaine et à ses problèmes. Quelles que soient les conséquences qu’une pareille démarche peut entraîner pour la sécurité de l’État et la permanence bourgeoise de la France : ces conséquences ne nous concernent pas. Nous n’avons rien à perdre.


VI

DÉFENSE DE L’HOMME


C’est ainsi que s’est réalisé un type d’hommes qui tout en étudiant la philosophie sont de garde la nuit un fusil à la main, qui discutent les problèmes les plus hauts et une heure après coupent du bois, qui travaillent dans les bibliothèques et qui travaillent dans les usines.
N. BOUKHARINE.
La théorie du matérialisme historique (Introduction).

Parmi les innombrables problèmes qui s’offrent d’eux-mêmes, choisir ceux dont la solution intéresse l’homme, c’est là le mérite de la sagesse

KANT,
Rêves d’un visionnaire, 1766


Il y a présentement ce qu’on appelle une crise dans le monde. C’est comme un de ces grands événements épidémiques qui survenaient au Moyen Âge et qui traversaient les pays. Et tous les hommes connaissaient la peur.

Cette crise est arrivée au moment même où le monde se sentait de nouveau prospère et confiant, sans avoir été présagée par ces comètes en forme de flamme ou d’épée que savaient voir les astrologues. Il n’y a pas eu de signes ni d’annonciations au milieu de la nature : cet événement ne concerne que les hommes, leurs machines, leurs marchandises, leurs monnaies, leurs États et leurs idées. Nous sommes arrivés au temps où les hommes sont définitivement seuls entre eux sur la terre, et les signes naturels ne se forment plus pour les avertir comme au temps de la mort de César.

Toutes les fourmis de l’esprit commencent à se mettre en mouvement, réveillées par des coups sévères qui bouleversent les couloirs propres et polis où elles avaient accoutumé de monter et de descendre avec leurs petits fardeaux de pensées. Les penseurs, les politiques, les professeurs d’économie, les diplomates, les banquiers, et ceux que les flatteurs nomment capitaines d’industrie s’assemblent et ils découvrent que tout ne va pas dans le monde comme le voudrait l’ordre des nations et comme l’exige le profit. À la place longtemps assurée de l’ordre, à la place de ce repos où respirent également les sociétés et les personnes, ils s’aperçoivent de l’entrée du désordre, de l’arrivée des catastrophes. Cette anarchie visible est une inquiétude pour leur avenir et un scandale au regard de leur raison.

Les stocks de marchandises restent entassés dans les coins comme des tas de cailloux. On jette les sacs de café à la mer. Le blé flambe dans le foyer des chaudières. Les élévateurs du Pool canadien se dressent aussi vainement que les pyramides de Gizeh. Les prix du bushel de grain tombent comme des pierres. Des groupes de chômeurs traînent le long de Michigan Avenue. Des bandes de fermiers ruinés montent au pillage des magasins de comestibles dans les petites villes endormies du Middle West. La police charge les sans-travail de Tokio. La police attend avec des mitrailleuses et des gaz les grévistes noirs de Pennsylvanie. Des équipes armées se fusillent à l’angle des rues allemandes. L’or se gonfle comme les humeurs d’un abcès dans les réservoirs américains et français. Les gardes mobiles cabrent leurs chevaux devant les barricades des Longues Haies. Les policiers entassent dans leurs camions les chômeurs qui assombrissaient l’esplanade des Invalides. Les banques s’effondrent comme des quilles. Les foules de l’Inde trouvent à redire à la puissance de l’Empire et aux matraques de ses policiers. Les chiffres de vente des magasins de luxe baissent comme le nombre des automobiles américaines. Les paysans d’Andalousie tiennent la terre sous le feu des avions socialistes. Des milliers d’hommes se battent à Glasgow. Les marins de la flotte de l’Atlantique chantent le Drapeau Rouge. Il y a des promesses de révolte sur plusieurs points inquiétants de la terre. Les foules annamites endureront-elles longtemps les assassins payés par la Démocratie ? Des conciliabules inutiles se tiennent entre les envoyés des nations. Les obus japonais incendient les villages chinois. Quelques-uns commencent à trouver séduisant le visage de la guerre. Les fabricants d’armes prennent des commandes.

Dans cette atmosphère de maladie, des hommes réfléchis, de ces hommes qui commandent essayent de retrouver cette ancienne santé et leur ancien confort et cette ancienne assurance du lendemain qu’ils nommaient civilisation de l’Occident. Ils font des livres et des rapports, ils prononcent des sermons, ils convoquent des conférences et des parlements et ils expliquent presque tout ce qui se passe par diverses folies guérissables et par diverses opinions fausses et redressables des hommes. Ils pensent qu’à l’orgueil doit succéder la modestie, à la dépense l’économie. Le désordre a renversé la sérénité et la sûreté des pouvoirs spirituels. Les pouvoirs recherchent ce bien-être perdu.

Toute cette inquiétude prend divers visages accordés aux nations. Elle a un visage qui veut encore se composer dans ce pays longtemps privilégié où nous sommes entre l’Atlantique, la Méditerranée et le Rhin. Les interrogations qui y sont énoncées ne traduisent pas encore ce qui est nommé le désespoir. Comment désespérer d’un pays qui possède tant d’or, de propriétaires, de sagesse cartésienne, de vertus casanières, de livrets de caisse d’Épargne, de canons, de soldats ?

Les plus hardis pensent simplement que le monde est en proie à une maladie. Seulement à une maladie. Cette fièvre finira bien par tomber et ensuite reviendront la convalescence et la force et la belle ordonnance de la santé. Partout s’étale encore l’espoir de cette guérison et cette assurance qu’il ne se peut point que le mal soit définitif, que le monde dont on a l’habitude finisse de cette façon-là. Il suffit de durer, de s’arranger prudemment pour vivre ce mauvais moment de l’histoire : et ceux qui dureront auront leur récompense. Ne pas mourir avant le mouvement du progrès, ne pas faire faillite, ne pas perdre confiance dans les anciennes idées qui faisaient bon usage, qui étaient taillées dans des étoffes comme on n’en fait plus.

Personne ne veut croire encore les voix désagréables de ceux qui disent que ce monde commence à mourir de sa vilaine mort, que sa condamnation est déjà décidée quelque part. Les Français encouragés par les derniers vestiges de leur prospérité se tournent vers leur ancienne puissance, vers la solidité de leur jeunesse et ils n’imaginent pas que les provinces françaises puissent finir comme les royaumes d’Alexandre, que tout cela puisse finir ainsi, quand il y a eu Montaigne, et Descartes et Voltaire et le maréchal Foch et Bergson et les campagnes du Val de Loire, les cathédrales, les palais, les paysans, les vignerons, et la cuisine des provinces. C’est encore un de ces malaises de croissance que les siècles d’autrefois connaissaient : il ne faut qu’un bon régime. Tous ces artisans, tous ces petits bourgeois, ces petits propriétaires, ces petits fonctionnaires, ces professeurs, ces avocats, ces pharmaciens, tous ces petits commerçants, ces francs-maçons, ces petits contribuables, tous ces gagne-petit ne voient point que leur France est déjà entrée dans le grand jeu dangereux que le monde joue dans la dernière partie de la dernière période de l’histoire bourgeoise. Et ils ne sont pas encore enfoncés dans l’angoisse.

On rencontre bien ici ou là tel ou tel homme qui exprime sa peur : après tout la France peut mourir. C’est comme un ennemi embusqué derrière l’espoir et derrière l’assurance. Au moment où le seul passé garantit l’avenir, il arrive que certaines têtes comprennent que cette garantie n’est pas absolument certaine. Cette peur les étonne. Ils ne connaissaient pas la peur, ces gens dont les pères avaient gagné Valmy et qui avaient eux-mêmes gagné la Marne et préservé Verdun. Cette peur n’avait pas été éprouvée dans les véritables crises de croissance du dernier siècle. Mais la vitalité du pays a baissé, et les Français sont moins solides qu’il y a cent ans lorsque leur puissance grandissait comme le jour. Il faut enfin envisager le cas où cette maladie comporterait la mort.

Il y a ici un mouvement tournant de l’entendement : ils s’efforcent de croire que cette maladie n’est pas à l’intérieur d’eux-mêmes, n’est pas un mal engendré par leurs contradictions intimes contre quoi ne prévaudraient pas en effet leurs efforts, leurs régimes, leurs médecins de famille et les vieilles spécialités démocratiques. Ils feignent de croire que la cause du mal soit tout entière externe, et comme une attaque étrangère : un médecin se trouble devant les intoxications externes ; la paralysie générale plaît au psychiatre, non la démence précoce. Les Français pensent ici comme des médecins. Ils estiment que leur maladie est causée par des agents aussi précis que des microbes qui font ce qu’ils peuvent pour l’aggraver, pour en faire la maladie que la mort conclut. Ils se sont faits les accusateurs de ces microbes et ils préparent contre eux leurs canons et leurs navires. Contre le microbe anglais. Le microbe allemand. Le microbe italien. Et principalement, premièrement, le microbe russe. Le microbe du Plan Quinquennal. Le microbe de la collectivisation. Le microbe du Komintern.

En Russie se construit un ordre qui donne à penser aux ingénieurs américains et qui empêche de dormir tranquilles les marchands de pétrole et les vendeurs de blé. Cent soixante millions d’hommes recouvrent la puissance de la santé. Alors il s’agit de gagner du temps contre cette santé de la Révolution qui comporte la mort de la bourgeoisie. Elle est dénoncée comme la cause externe de la maladie de l’Occident.

Ainsi est renversée la vérité de l’histoire. Car la civilisation bourgeoise a eu des ennemis extérieurs parce que son univers contenait les raisons réelles de ses maux. Elle n’est point malade parce qu’elle a des ennemis, mais des ennemis se sont dressés contre sa maladie : il y a des hommes dans le monde qui ont connu qu’il n’était pas question de maladies temporaires, mais d’une anarchie sans remèdes, d’un mal qui est l’issue fatale d’une culture et d’une économie, le commencement du déclin. Une civilisation étouffée par les contradictions qu’elle-même engendre, victime de ses propres poisons, a commencé à mourir et s’est suscité comme ennemis tous ceux qui ne consentaient pas à la suivre dans sa fin. C’étaient ceux-là mêmes qui souffraient de sa puissance et qui n’avaient jamais partagé sa bonne santé. Tout le drame se joue entre la bourgeoisie et le prolétariat. Entre l’impérialisme et la révolution.

Mais la bourgeoisie veut détruire les causes extérieures apparentes de son mal et croit qu’elle pourra se remettre avec les anciens remèdes et le renfort de quelques remèdes nouveaux sans abandonner le monde auquel elle tient et qu’elle a fait. Cette défense comportera promptement une division du travail : il appartient aux politiques d’abattre la Révolution et aux penseurs de produire des remèdes, de fabriquer des recettes, qui inspireront confiance à la bourgeoisie et persuaderont aux forces mêmes de la Révolution de rester liées aux destins bourgeois.

Que font ici cependant les hommes qui ont pour profession de parler au nom de l’Intelligence et de l’Esprit ? Que font ici les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements ?

Ils gardent encore leur silence. Ils n’avertissent pas. Ils ne dénoncent pas. Ils ne sont pas transformés. Ils ne sont pas retournés. L’écart entre leur pensée et l’univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine, chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n’alertent pas. L’écart entre leurs promesses et la situation des hommes est plus scandaleux qu’il ne fut jamais. Et ils ne bougent point. Ils restent du même côté de la barrière. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres. Tous ceux qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter, ou à rire. Sans doute un petit nombre parmi les sages cherchent pour la défense et l’affermissement du monde condamné qu’ils aiment, des voies nouvelles. Mais pendant un temps dont il est encore impossible de prévoir la longueur, de vieilles idées suffiront. Il faudra peut-être des années aux philosophes pour s’apercevoir vraiment que dans la France comme dans le reste du monde, une certaine économie, une certaine politique, une certaine civilisation sont en train de mourir, et qu’il faut qu’elles meurent pour que les hommes partent sur une nouvelle voie, et alors tout le monde saura que, pas plus que les thaumaturges politiques, que les faiseurs de miracles financiers, ne la sauveront les rebouteux philosophes.

La philosophie de l’Université en France a une histoire qui n’est point celle d’un conflit abstrait entre la Raison et l’anti-Raison, comme M. Parodi essaye de le faire croire dans ce drame en plusieurs tableaux qu’est « la Philosophie Contemporaine en France ».

On pourrait sans doute prendre la philosophie bourgeoise à ses débuts et refaire une histoire de ses Idées avec les causes qui les mirent en mouvement. Et il faudrait remettre la philosophie en perspective, comme M. Brunschvicg l’a fait du point de vue de la bourgeoisie ; il faudrait constituer patiemment une antihistoire de la Philosophie.

Il suffit de dire que la philosophie contemporaine date de peu. La crise de dépression de soixante et onze, l’horreur engendrée par la Commune, l’affaire Dreyfus, la guerre de mil neuf cent quatorze, marquèrent les étapes apparentes de la méditation française. Elle est l’aventure spirituelle du bourgeois menacé et inquiet sur sa droite et sur sa gauche, puis affermi, puis confiant dans la solidité de sa cause, l’avenir de sa destinée et la valeur de sa mission. Une philosophie commencée dans l’air de défaite de Sedan est couronnée par les commentaires que l’Université consacre à la victoire de la Marne et à la paix de Versailles. Dans l’univers de la Philosophie, l’élévation temporelle du président Masaryk traduisit le pouvoir spirituel de la philosophie bourgeoise.

Nous allons connaître des temps où cette grande Raison qui trouva dans Descartes et dans Kant ses titres et ses quartiers, qui établit les justifications rationnelles des propriétés mentales du citoyen et du bourgeois sera mise en déroute par des inquiétudes nouvelles. Elle ne suffira plus ni aux besoins spirituels des bourgeois perdus dans le monde qu’ils ont construit, ni aux besoins temporels de leur classe menacée par la révolution. Une classe ne consent pas à mourir sans faire appel à toutes ses ressources : il se produira des philosophies, il y aura de beaux jours pour les fabricants d’idées ; entre les cathartiques du néant et les exigences de l’ordre, on se demande ce que deviendront les idylles de la philosophie des Droits de l’Homme et les mystifications du Progrès. La philosophie présentement enseignée dans les Établissements de l’État ne paraîtra pas éternellement suffisante : ses traditions démocratiques, un certain air de libéralisme, de générosité et de bonne foi ne fourniront pas à la bourgeoisie attaquée les mots d’ordre, les mythes et les thèmes de propagande nécessaires à sa dernière défense et à sa dernière affirmation. Les vieux voiles paraîtront trop minces et d’un trop subtil dessin.

Mais cette philosophie aura justement alors accompli la tâche pour laquelle elle était édifiée, maintenir un voile de confiance, d’espoir dans les puissances de l’esprit, capable de tromper ceux-là mêmes de qui l’avenir exige la mort de la civilisation présente. Elle est un système d’illusions que l’histoire du siècle a formé et qui nie que ce monde puisse mourir.

Quand l’heure sera venue de désespérer de l’antique Raison, la Philosophie renoncera sans doute à ces promesses démocratiques, à ces tâches de direction, de dévouement qu’elle prétendit s’assigner. Des philosophies ouvertement réactionnaires affirmeront les exigences matérielles de la domination bourgeoise. Il y aura un établissement du fascisme dans la philosophie : des Gentile français naîtront. Les défenses bourgeoises perdront l’hypocrisie dont elles s’enveloppent encore. Alors, pour la première fois, la philosophie bourgeoise reprendra contact avec l’univers des combats, avec les destins terrestres. À cette heure encore se multiplieront les sagesses déjà annoncées par plusieurs signes : des penseurs inventeront pour les bourgeois inquiets qui ne seront pas sur la ligne de bataille des sagesses de la vie intérieure. Ils s’enfonceront dans les replis de la personne. Les justifications céderont le pas aux refuges et aux fuites. Les bourgeois ne tromperont plus.

Peut-être n’auront-ils même pas le loisir de ces inventions. Les événements marchent déjà à un pas que ces nains auront peine à suivre. Peut-être n’y aura-t-il aucun passage d’idées entre les philosophies présentes qui ne suffiront plus et la réalité de la violence civile. La bourgeoisie n’aura peut-être pas le temps de faire appel à ses clercs : elle se tournera soudain vers ses soldats et vers leurs armes. Il y aura la débandade des idées, puis les prisons et les balles. Va-t-il falloir attendre en se croisant les bras ce dernier moment proche ou tardif encore où se dissoudront sans espoir de renaissance la pensée, la culture bourgeoises elles-mêmes, où elles seront complètement désespérées ? Va-t-il falloir attendre que les hommes se trouvent complètement nus, complètement désarmés devant l’aggravation de leur destin, au point qu’ils n’aient plus rien à faire qu’à se laisser mourir, qu’à accepter les coups ? Il faudra d’ici là, patiemment si nous avons le loisir cruel de la patience, sinon, tout le temps qui nous restera, il faudra les préparer à ces menaces. Il faudra bien leur donner les armes que la bourgeoisie leur refuse, et les moyens d’y voir clair, et les moyens de savoir que les catastrophes bourgeoises annonceront la venue de leur heure, et les moyens de savoir où ils iront alors et comment ils iront. Il faudra bien les mettre en position de résister aux derniers assauts bourgeois.

Sans doute, nous sentons bien que notre colère et que notre impatience et que la vision de notre avenir ne se traduisent en mots et ne se déguisent sous des feuilles d’impression que faute de mieux. Sans doute nous serait-il plus précieux d’abattre que de réfuter, de nous battre que de persuader, de combattre que de gagner des combattants futurs, nous connaîtrions une joie plus vaste et plus virile de nous asseoir dans nos maisons un soir de victoire que d’avoir travaillé la matière du langage. Le vent de cette victoire soulèverait toute la poussière de nos réfutations et nous délivrerait de nos tas de discours et de nos tas de livres et nous nettoierait de notre rhétorique. Mais l’heure n’est pas encore venue, il n’est pas encore temps. La puissance et l’effusion de cette victoire, le moment de cette victoire, il nous faut les préparer et les nourrir patiemment et sordidement. Qu’il faut d’épures, de dessins bleus, de marchandages, de rendez-vous, de discussions, de persuasions et de contacts avant de voir le premier train d’une ligne nouvellement ouverte franchir un pont nouvellement lancé. Que de problèmes, que de plans, avant le moindre achèvement humain !

Nous devons aujourd’hui savoir qu’il n’est pas de tâche trop basse si de loin seulement, elle est capable d’apporter un atome d’espoir à la victoire qui viendra. Aucune dénonciation n’est inutile : tout est à dénoncer. Ayons cette patience des tâches humiliantes. Elles mériteront un juste oubli le jour où sera pris le pouvoir pour lequel se sera déroulée la lutte. Voici ce que dit le révolutionnaire :

« Aujourd’hui nous travaillons à la machine à écrire, mais nous devons savoir que demain, cette machine peut se changer en mitrailleuse. Aujourd’hui nous sommes les soldats de la plume, demain, ou après-demain, nous combattrons avec le fusil. Mais nous ne devons pas oublier qu’avant ce fusil, nous ne servirons bien la révolution que si, dès aujourd’hui, nous mettons franchement et catégoriquement au service du front révolutionnaire notre arme présente, la plume. »[42]

Marx enseigne ici le secret du courage : le ressort de la patience :

« Il est évident que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes. La force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle, mais la théorie se change elle aussi en force matérielle dès qu’elle pénètre les masses. »[43]

Contre la philosophie présente doit s’élever une nouvelle philosophie chargée de ces travaux modestes et certains. Une philosophie qui ne sera nouvelle que dans ce pays et dans ce temps, une philosophie qui a fait sa preuve. Il n’est pas question d’une invention, d’une création miraculeuses, mais d’un ralliement à la philosophie de Marx et de Lénine.

Voici que nous voyons que les pensées formées par les penseurs sont stériles au regard de l’homme et même qu’elles sont sournoisement, secrètement dirigées contre lui, contre l’avenir qu’il porte. Va-t-il falloir accepter que les pensées formées dans les têtes humaines soient inclinées contre lui ? Allons-nous rester avec les têtes vaines et vides que la bourgeoisie nous donna ? accepter que la philosophie ne soit point tournée au profit des humains ?

La séparation, tragique pour Guéhenno, pour quiconque veut rester fidèle à des dieux antiques et déjà embaumés et ne point trahir pourtant les espoirs qui les nient, entre ceux qui font profession de penser et cette grande masse exploitée que nos pères nommaient le Peuple avec un mélange de familiarité, de hauteur et d’espoir et que nous devons saluer désormais de son nom de Prolétariat, cette séparation se retrouve entre la pensée et le monde. Un univers d’idées qui n’est rien qu’un univers immatériel du discours s’est formé, et il n’a aucune communication apparente avec le monde terrestre où les corps se pourrissent. Il arrive que des hommes soient reçus dans la société des faiseurs de discours raisonnables, sans avoir eu le temps ni l’occasion de se détacher du monde de la vie et de la mort ; ils aperçoivent le vide de cette Philosophie et ils ne trouvent pas que ses idées soient applicables aux réalités sévères de ce monde où ils ont encore pied. Ils voient qu’elles ont pour effet de faire croire qu’il ne compte point, qu’il n’existe même point, pour effet de détourner l’homme de sa terre et de ses combats. Ils cherchent des idées qui soient efficaces en vue de l’accomplissement des hommes. Marx a décrit dans les Lettres à Ruge une révolution de la honte, que nous connûmes, mais il est temps de décrire aussi une révolution du vide. Après avoir connu le vide et la honte qui sont les lois spirituelles de ce temps, et l’abaissement étalé sur toute la terre, ils nient les nuées des légendes philosophiques. Toute poursuite d’une volonté nouvelle débute par une dénégation générale. Il en a toujours été ainsi ; chaque fois qu’un type d’existence sociale, avec tous ses gréments spirituels a penché vers son déclin, des hommes attirés par les forces de l’avenir ont entrepris cette dénonciation. Les héros mêmes de la pensée bourgeoise montrent ce chemin. Ces hommes iconoclastes ont su ce qu’ils pouvaient attendre des défenseurs des temps condamnés contre le maintien desquels ils s’élevaient. Ils ne servaient point les États, ils ne respectaient pas les biens, ils étaient contre le plus grand nombre de leurs contemporains. À la veille de la révolution bourgeoise, Diderot disait d’eux :

« Je sais bien que c’est une race d’hommes odieuse aux grands devant lesquels ils ne fléchissent pas le genou, aux magistrats protecteurs par état des préjugés qu’ils poursuivent ; aux prêtres qui les voient rarement au pied de leurs autels ; aux poètes, gens sans principes et qui regardent sottement la philosophie comme la cognée des beaux-arts, sans compter que ceux mêmes d’entre eux qui se sont exercés dans le genre odieux de la satire n’ont été que des flatteurs ; aux peuples de tout temps les esclaves des tyrans qui les oppriment, de fripons qui les trompent et des bouffons qui les amusent. »[44]

Les philosophes présents n’ont aucune raison de faire ce travail, aucune raison d’être pris en haine par les magistrats et les grands, ils n’ont aucun motif de renoncer à leur abstention et à leur orgueil. Rien ne les rapproche des hommes qui demandent une nouvelle philosophie efficace. Aucun drame ne les fait douter de la validité de leurs vieilles pensées. Platon dit qu’il faut infiniment de circonstances heureuses pour former le philosophe, il dit encore que le redressement des pensées est dur pour ceux qui ont été élevés dans l’esclavage depuis leur naissance : aucune heureuse chance n’a arraché M. Brunschvicg à l’esclavage spirituel auquel il s’est docilement soumis. Je doute qu’il soit temps encore.[45]

Mais pour de nouveaux venus, il est possible de donner à la Philosophie une nouvelle destinée. Ils peuvent détruire les anciennes idées pourvu qu’ils le veuillent seulement avec force et patience. Qu’ils sachent d’abord ce qui est mortel et ce qui vivra. La dénonciation des illusions philosophiques qui cachent leur position réelle aux enfants des Français de l’école laïque à l’Université, est un travail immédiatement utile.

Une classe d’hommes victime de la décrépitude du monde bourgeois comme elle fut victime de sa grandeur se dirige vers un monde qui comporte la ruine du monde présent. Tous les hommes qui ne consentent pas à mourir, qui ne veulent pas êtres complices, tous ceux qui n’acceptent ni le vide, ni la honte, se mettent dans l’ombre du prolétariat.

Marx a prononcé des paroles qui ont été entendues, parce que le prolétariat attendait qu’elles fussent dites et les approuvait d’avance. Elles disaient que l’oppression réelle des hommes n’est pas l’opération abstraite d’une Némésis, n’est pas l’effet d’une chute originelle, ou d’un esclavage individuel causé par les passions. La liberté n’est plus une ruse à l’égard du destin, une rédemption, ou cette victoire de la Raison sur les passions qui fut toujours une marque de la pensée bourgeoise. Mais l’oppression est le passé même cimenté par l’histoire, un envahissement par la mémoire morte. La philosophie est alors une action proche de celle du fossoyeur, un ensevelissement et une crémation des hommes morts par les hommes vivants. Le progrès dessiné n’est plus le mouvement abstrait d’une raison anonyme, le pâle reflet des Idées, — mais un progrès qui est une avance réelle, une augmentation qui se manifeste par la nouveauté concrète et non par un passage de concept en concept. Averti de la réelle, de la charnelle servitude humaine, Marx en chercha les causes à l’endroit même où elles étaient. Il les vit au cœur même de la production des marchandises qui était le lieu de toutes les servitudes et de toutes les impuissances. Il ne contemplait pas. Il n’attendait pas les floraisons saisonnières de la Raison. Ce qui le guidait, c’était une volonté passionnée de redresser les fausses positions humaines, et non le souci de demeurer un clerc. Il était radical : il voulait prendre les choses par les racines et non émonder les branches supérieures : ce n’était point un tranquille jardinier.

Quand le philosophe peut voir que son objectif théorique est précisément l’objectif pratique d’une classe d’hommes, que la servitude que lui-même décrit est dénoncée par elle, pourrait-il se satisfaire de si peu que des Idées ?

Il est temps de cesser de définir la vie comme M. Bergson et de vivre réellement dans la mort. Il est désormais impossible de proclamer avec beaucoup de sentiment et de rhétorique qu’on aime les hommes, qu’on travaille pour eux, et en même temps de tolérer qu’ils soient humiliés et écrasés. Il est désormais impossible de tirer des plans en public pour une réalisation abstraite de l’Homme : on veut ou on ne veut pas leur réalisation réelle : ce choix est bien plus radical que toutes les critiques. Si le penseur ne conforme pas sa pensée au travail de cette libération et de cet achèvement et de cette plénitude, son amitié affichée pour les hommes est stérile.

Mais quiconque veut embrasser leur parti n’a pas à exercer de très grandes contraintes : car les hommes ne demandent qu’à être complétés.

Pendant longtemps le jeu de la pensée bourgeoise a gagné ses parties, il a obtenu ces marques de respect, cette confiance, cet espoir dans les clercs ; tout ce qu’elle escomptait. Mais voici que cette confiance est lasse ; voici que cet espoir se déçoit, que ce respect s’éloigne : ceux que la bourgeoisie libérale embrassait du nom de Peuple, trouvent que l’intervention se fait trop longuement attendre. Ils s’étonnent que les clercs ne soient pas efficacement utiles, ne leur donnent pas les moyens de surmonter les dures nécessités où ils sont pris au piège. Rien n’arrive. Toutes les chaînes sont scellées. Quel immense écart entre ce que les clercs promettent et ce qu’ils tiennent. Cet écart met en question toute la destination de la pensée. Cet écart angoisse les hommes les meilleurs.

« La nécessité intrinsèque de ce rapport (la Justice) entraîne son universalité : la violation des garanties du justiciable provoque à travers l’étendue du monde civilisé la même réaction intellectuelle, la même indignation. » Ainsi parlait Léon Brunschvicg.[46]

On pense à l’affaire Dreyfus, on se dit qu’il en est bien ainsi. Mais on reprend ensuite dans sa mémoire le jugement et la mort de Sacco et Vanzetti, on pense aux conditions juridiques dans lesquelles se déroulent en Indochine les procès des révolutionnaires : on est bien contraint de conclure que les limites de la pratique cléricale coïncident avec celles des intérêts de la bourgeoisie. Défendre Dreyfus c’était affirmer la bourgeoisie, défendre Sacco, défendre Tao, au nom de la Justice, c’est travailler contre soi, c’est vouloir se détruire. Si la violation de la Justice atteint un prolétaire, la philosophie ne la sent point. L’homme prolétarien est situé en dehors de la philosophie. Il n’a point de titres réels à l’intérêt de la Philosophie bourgeoise. Il le sait enfin et se dirige vers la Philosophie qui le sert.

La situation qui se propose aux professionnels de la pensée, à ces gens munis des techniques de l’intelligence, est une situation brutale. (Et il faut se tourner ici vers les jeunes hommes qui font un apprentissage de clercs, et non vers ces vieux clercs encore debout par habitude dans leur vieillissement, dans leur mémoire, leur sclérose et leur contentement. Le faux débat entre nos anciens maîtres et nous vient sans doute de ceci que nous n’espérons point les convaincre, mais qu’ils croient reconnaître en nous cet espoir. Il n’importe point de les toucher mais de les vaincre.) Cette situation presse, elle ne peut plus être réservée pour plus ample examen. Elle ne propose que ce choix :

Il est possible de rester attaché à l’attitude cléricale, de mettre au-dessus des exigences sordides et des partialités humaines de la vie, les obligations distinguées et la dignité éminente de l’esprit, de ne point prendre publiquement un parti. Mais cette fidélité à la cléricature, cette fidélité aux choses éternelles est aussi un parti. Elle est justement le parti de la trahison par excellence, de la trahison qui ne sera pas pardonnée. La trahison qui abandonne les hommes à toutes les forces exercées contre eux. Car le salut qui leur est proposé est spirituel, mais les coups qui les atteignent ne le sont pas. Cette fidélité est réellement ce qui dissimule la désertion suprême. Cette fidélité est réellement ce qui interdit à l’entendement, le plus complexe, le plus habile des outils inventés par la technique humaine, d’être mis au service des hommes, d’avoir des fonctions dans leur vie et de les défendre et de leurs expliquer effectivement leur destin. On entend dire d’un homme : il est bon à se tourner les pouces, il ne sait rien faire de ses dix doigts. Voici ce qu’il faut dire du clerc : il est bon à tourner sa logique, il ne sait rien faire de son entendement. Ces pensées ouvrières nous mèneront. La fidélité à l’esprit n’est que le masque de la fidélité à la bourgeoisie, de l’infidélité aux hommes : cet abandon, ce reniement des hommes sont la véritable trahison des clercs autour de quoi les philosophes fantômes échangèrent tant de coups fantômes.

Il est également possible de trahir les devoirs honorables de l’esprit pour embrasser le parti terrestre des hommes. Cette nouvelle sorte de fidélité comporte la trahison à l’égard de la classe qui les asservit, des intérêts qui les écrasent.[47]

La culture de l’intelligence est une arme. La question est de savoir si les bourgeois mettront cette arme dans un coin où elle rouillera, ou bien si elle sera reprise et maniée. Dans les Universités, dans les Écoles, dans les Lycées, des jeunes gens sont en train d’apprendre le maniement académique de cette arme : ne feront-ils point un autre usage de cette connaissance ? À l’heure où la civilisation de leurs pères est exposée au danger final, accepteront-ils de la défendre contre les hommes ? Ou bien trahiront-ils leurs pères ? Ils sont en position de subir les effets de la révolution de la honte, au travers de laquelle s’opère « l’entente de ceux qui pensent et de ceux qui souffrent ».[48]

Ils sont en position d’abandonner le monde de leurs pères à la décrépitude qui l’atteint, d’accélérer sa mort.

Les fonctions authentiques de ce qu’il faut encore, provisoirement, nommer l’esprit, excluent désormais toutes les attitudes du clerc : l’esprit ne sera plus à la fois protecteur en paroles et réellement absent.

Pour les philosophes qui doivent paraître, il n’est plus question de proposer de grands modèles, de donner des conseils du fond de la Sagesse, de guider, de réprimander, de promettre. Il n’est plus question de faire les philanthropes. Et de ne rien risquer. Il n’est pas question de faire quelque chose pour les ouvriers. Mais avec eux. Mais à leur service. D’être une voix parmi leurs voix. Et non la voix de l’Esprit. Il est question d’être utile. Et non de faire l’apôtre. Dans les années que nous vivons, le philosophe sera mis à son rang. Lié aux revendications triviales des hommes vivants, il ne saurait être que le technicien de ces demandes, il ne saurait avoir désormais pour fonction que d’exprimer les volontés à demi obscures, les révoltes obscurément éveillées dans les hommes. Il ne saurait avoir pour mission que de dénoncer toutes les conditions où l’homme n’est pas un homme, de les expliquer, de les établir si fortement que soient éveillés à la conscience de leur propre situation tous ceux qui vivent encore sans la comprendre. Marx disait :

« Nous ne nous présentons pas au monde comme des doctrinaires avec un nouveau principe : Voici la Vérité, agenouille-toi. Nous ne lui disons pas : abandonne la lutte, ce ne sont là que des bêtises. Nous ne faisons pas autre chose que lui montrer pour quels buts il lutte en réalité. Il faut qu’il acquière la conscience de lui-même, même s’il ne le veut pas. »

Toute philosophie propose un type. Les intentions pratiques de chaque philosophie s’incarnent dans un modèle humain. Un objet à imiter. Les philosophies antiques élaborèrent les types divers du Sage. Les philosophies modernes proposèrent celui du Citoyen. Que le Citoyen rejoigne le Sage dans la poussière de l’histoire. Ces types meurent avec le Saint. Avec la dernière invention de la philosophie bourgeoise que propose M. Benda. Le type vers lequel tend le philosophe des exploités est celui du révolutionnaire professionnel décrit par Lénine. Il s’oppose aussi brutalement qu’il se peut au clerc contemplatif établi par la pensée bourgeoise. Il n’est pas encore question pour le philosophe révolutionnaire d’imaginer des valeurs futures. La révolution n’est pas faite. Il ne saurait se proposer qu’un type d’homme qui se dirige vers la révolution mais qui ne l’a point faite. Les penseurs qui se rallient à la révolution ne sont que trop prompts à croire que la Révolution est faite, dès l’instant qu’ils se rallient. Nous ne tomberons pas dans des rêves d’avenir. La tâche de la philosophie est infiniment plus prochaine et plus humble.

Le travail efficace de la philosophie révolutionnaire n’est possible que par une liaison, par une union intimes, par une identification du philosophe et de la classe qui porte la Révolution. Il ne saurait réaliser les dénonciations auxquelles il se sent obligé, affirmer les valeurs humaines vers lesquelles il tend, que par un commerce pratique avec les institutions du prolétariat. Ce n’est pas assez dire que la trahison qui est ici défendue, qui est ici exigée, comporte la fidélité à une classe : il faudra aller jusqu’à dire que le technicien de la philosophie révolutionnaire sera l’homme d’un parti. La moindre assemblée syndicale comporte plus de points d’application de la pensée concrète qui est la véritable philosophie, que l’inauguration d’une statue de philosophe, ou qu’une discussion de sages à l’abbaye de Pontigny.

Pour ce philosophe des serviteurs, plus d’illuminations à prodiguer, de mythes à bâtir, plus de magie. Mais un patient, un modeste travail de dénonciation et d’éclaircissement des conditions inhumaines. Mais l’établissement d’une connaissance réelle, orientée vers les résultats pratiques d’une action. Le philosophe n’est plus que le spécialiste des exigences, des indignations que connaissent les hommes exploités. Il élaborera patiemment les techniques de la libération.

Cet éclaircissement comporte la décadence de toutes les philosophies destinées par la bourgeoisie à affermir son pouvoir et à obscurcir la conscience propre des exploités. Une dénonciation de toutes les illusions, de toutes les perceptions fausses prodiguées aux hommes pour voiler leur servitude conduit à dégager la volonté de renverser les conditions où ces illusions se formèrent.

Dans un monde brutalement divisé en maîtres et en serviteurs, il faut enfin avouer publiquement une alliance longtemps cachée avec les maîtres, ou proclamer le ralliement au parti des serviteurs. Aucune place n’est laissée à l’impartialité des clercs. Il ne reste plus rien que des combats de partisans.

Tout le choix qui se propose est entre deux complicités : complice de la bourgeoisie, complice du prolétariat, le philosophe prendra ouvertement parti. Le temps de la ruse est passé. La seconde complicité comporte la seule fidélité qui compte encore. Qu’elle ne soit point sournoise. Qu’elle ne se masque pas sous les voiles de l’Éternité, de la Raison, de la Justice. Elle sera proclamée. Elle se montrera au grand jour, sans la pudeur antique de la nuit. Plus personne à tromper. Plus personne à séduire. Des coups à recevoir et des coups à porter. Les philosophes d’aujourd’hui rougissent encore d’avouer qu’ils ont trahi les hommes pour la bourgeoisie. Si nous trahissons la bourgeoisie pour les hommes, ne rougissons pas d’avouer que nous sommes des traîtres.


Notes


Note A

…à la rigueur qu’à ses seuls contemporains.

« Le monde sensible… n’est pas quelque chose qui a été donné immédiatement de toute éternité et éternellement le même. Il ne voit pas qu’il est le produit de l’industrie et de l'ordre social — un produit en ce sens qu’à chaque époque historique, il est un résultat de l’activité, d’une série de générations placée sur les épaules de celles qui la précèdent, qui étend l’industrie et modifie les relations sociales en accord avec les besoins changeants. Même les objets de la plus simple certitude sensible (un cerisier) sont donnés à l'homme seulement en vertu du développement social, de l’industrie et des échanges… Même la science rationnelle pure acquiert ses desseins et ses fins — aussi bien que ses matériaux — à travers le commerce et l'industrie, l'activité sensible de l’humanité… Naturellement la priorité de la nature extérieure n’est pas affectée par ces considérations… »

Karl Marx, Die deutsche Ideologie… in Marx-Engels Archiv, Bd I, pp. 241-243.


Note B

...qu’une entreprise de ce genre n’est point philosophique.

Marx dit à propos de Ludwig Feuerbach :

« Feuerbach résout l’être religieux en être humain. Mais l’être humain n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, l’être humain est l’ensemble des rapports sociaux. Feuerbach qui n’entre pas dans la critique de cet être réel est obligé de faire abstraction du cours de l’histoire et de présupposer un être humain abstrait isolé, de ne concevoir l’essence de l’humanité que sous la forme de l’espèce… »[49]

Il est possible de transporter à la conscience philosophique ce que Marx dit de l’âme religieuse, possible de dire :

« Feuerbach (ou M. Bergson, M. Brunschvicg) ne voit pas que l’âme religieuse (ou la conscience philosophique) est un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient en réalité à une forme déterminée de société. »[50]

Il est donc question d’expliquer chaque philosophe par sa position temporelle dans des assemblées d’hommes, par la psychologie de ces assemblées, et par la psychologie spéciale aux groupements philosophiques. Finalement, par rapport à la situation sociale, aux intérêts de ces différents groupes, aux circonstances réelles « où la classe a trouvé son destin ».

Par exemple il y a Kant. On ne saurait interpréter la Doctrine du Droit en se référant uniquement au développement propre de la philosophie kantienne, soit qu’elle paraisse dépendre d’une irremplaçable intuition, soit qu’elle s’insère dans le dialogue idéaliste où Kant répond à Rousseau. Il est impossible d’y voir comme un épanouissement des suites impliquées par la doctrine du Contrat Social. Rousseau prête à Kant on ne sait quels mots, il veut une Révolution dont Kant est le commentateur. Cet écart ne saurait être franchi par aucun artifice rhétorique. Les illusions, les espoirs, les promesses universelles de Rousseau, réaffirmées et justifiées dans l’œuvre de Kant par une métaphysique de la nature et de la moralité, sont cependant tenues en échec chez le philosophe de la Liberté. Malgré l’affirmation générale de l’universalité du règne du Droit, une espèce d’hommes est exclue de cette universalité illusoire :

« La seule faculté de suffrage fait le citoyen, mais cette faculté suppose parmi le peuple l’indépendance de celui qui non seulement veut faire partie de la République, mais aussi veut en être membre actif. C’est-à-dire prendre part à la communauté en ne relevant que de sa volonté propre. Mais cette dernière qualité rend nécessaire la distinction entre le citoyen actif et le citoyen passif. Quoique l’idée de ce dernier contredise la définition du citoyen en général, les exemples suivants pourront servir à lever la difficulté. Le garçon employé chez un marchand, ou un ouvrier de fabrique, le serviteur qui n’est pas au service de l’État, le pupille, toutes les femmes, et en général quiconque se trouve contraint de pourvoir à son existence non d’après son impulsion mais d’après le commandement des autres manque de personnalité civile et son existence n’est en quelque sorte que par adjonction. Le bûcheron ou le préposé à une ferme, le forgeron dans l’Inde qui va de maison en maison avec son enclume, son marteau et son soufflet pour travailler sur le fer, ainsi que le menuisier et le maréchal de l’Europe, le campagnard redevancier, le précepteur domestique, de même que le maître d’exercice, le fermier sont de simples administrateurs de la chose publique parce qu’ils doivent être commandés et protégés, et par suite ne jouissent d’aucune indépendance civile. »[51]

Ainsi toute une partie de la société civile ne jouit que de droits partiels, n’est composée que des « associés de l’État ». Cette inégalité n’est pas regardée par Kant comme une pierre d’achoppement pour l’universalisation du Règne du Droit, il y voit au contraire un ensemble de conditions « très favorables pour la formation de la cité ». Les « associés de l’État » peuvent bien « demander » à être traités comme les autres hommes selon les lois de la liberté et de l’égalité, mais seulement comme parties passives. Ils n’ont pas licence d’agir, ils ne peuvent point « organiser l’État ou… concourir à la formation de certaines lois, quelles que soient les lois positives sous lesquelles ils vivent ». Les véritables « personnes » sont celles qui peuvent vivre une existence civile, c’est-à-dire celles qui sont économiquement indépendantes. On voit le prix exact qu’il est permis de donner à la fameuse déclaration :

« Il fut un temps où je croyais que tout cela pouvait constituer l’honneur de l’humanité. C’est Rousseau qui m’a désabusé. Cette illusoire supériorité s’évanouit : j’apprends à honorer les hommes et je me trouverais bien plus inutile que le commun des mortels si je ne croyais que ce sujet d’étude peut donner à tous les autres une valeur qui consiste en ceci : faire ressortir les droits de l’humanité. »

Car l’humanité annoncée se réduit à l’humanité bourgeoise ; la Personne du Règne du Droit est la transfiguration éthique et la justification rationnelle de la réalité économique du bourgeois, qui n’est pas soumis aux ordres du Capital, mais les donne. Dans une société où les relations humaines sont des relations de maîtres à serviteurs, « Herrschafts- und Knechtschaftsverhaltnisse », cette Personne est celle qui résume les propriétés juridiques et morales des maîtres. Une difficulté logique dans l’universalisation de la Morale se résout en une impossibilité psychologique de dépasser les jugements d’une classe économique. Une contradiction philosophique intérieure à un système se résout en une pure contradiction économique du milieu où ce système prend racine. Cette explication n’est pas noble : elle explique le philosophe par des conditions hors desquelles il feint lui-même de se placer. Elle n’est pas techniquement philosophique. Elle explique l’idéologie par ce qui n’est pas elle, par ce que l’idéologue juge le moins noble. Ce manque de noblesse sera toujours la marque du matérialisme.

Aussi bien retrouverait-on cette contradiction entre ce que la pensée bourgeoise promet et ce que la société bourgeoise tient dans les faits non philosophiques. La Révolution politique commente la méditation de Kant. Proclamant la doctrine universelle du sujet de droit, de l’égalité absolue de droits entre les citoyens, elle constitue en fait une pratique légale qui met les ouvriers dans une situation spéciale, dans une situation, à la lettre du mot, privilégiée. La loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791 prohibe toute coalition de gens du même métier pour discuter de leurs intérêts. L’article 1780 du Code civil déclare qu’en cas de différent sur la quotité des gages, le maître sera cru sur son affirmation. La loi de Germinal an XI reprend les dispositions de l’édit de 1749 et maintient le livret ouvrier qui lie l’ouvrier au patron. M. Scelle écrit à ce sujet :

« Ainsi le législateur paraît, à cette époque, guidé moins par la doctrine de l’égalité des individus devant le droit commun que par le souci de maintenir l’ouvrier en tutelle. Il feint uniquement de croire que l’application du principe égalitaire engendrera la liberté ! »[52] On connaît assez, d’autre part, les dispositions établies dans le droit de suffrage entre les citoyens actifs et les citoyens passifs dont Kant reconnaît l’existence.

Toutes les mesures qui opérèrent dans le sens de la liberté ouvrière parurent offensantes pour la liberté bourgeoise. Les philosophes théoriciens de la liberté bourgeoise ne pouvaient point penser à la liberté ouvrière. Les rapports économiques réels de la société bourgeoise condamnaient à l’échec toute philosophie à prétentions universalistes. La Raison égalitaire fut mise en déroute par le cens.


Note C

…Il redresse, il persuade, il avertit.

« La démocratie ne doit pas être seulement fraternité. Elle doit être aussi paternité. Ces mots, inconciliables dans la famille, dit Michelet, ne le sont nullement dans la société civile. En d’autres termes, c’est à l’élite qu’appartient la fonction, le devoir, la charge de direction. L’élite doit diriger ; mais elle est astreinte à un effort perpétuel en vue de se rendre utile ; elle doit fixer ses directions, ne pas attendre qu’on les lui demande. Un des plus graves périls qui pèsent sur la démocratie est le divorce de l’intelligence et de la masse. »

J. Barthélémy, Union pour la Vérité, 2 février-2 mars 1919.


Note D

…Il juge ingrat le peuple révolté.

Il y eut une discussion lumineuse à l’Union pour la Vérité en 1919, sur les ressources que pouvaient encore fournir les anciennes « disciplines françaises » (Saint-Simonisme, Fouriérisme, Proudhonisme, Esprit de 48, Positivisme, Rationalisme). À propos de Saint-Simon, les philosophes réunis offrirent naïvement leur désir d’être respectés :

« Les idées proprement morales du Saint-Simonisme ne seraient-elles pas à retenir ? Son idée morale centrale est l’idée du respect. Les Saint-Simoniens moralistes n’étaient pas sans raisons appelés « hiérarques ». Les « pêcheurs d’hommes » allaient dans les faubourgs pour essayer d’amener des ouvriers à la doctrine nouvelle, ils essayaient de leur inculquer le sens du respect par la confiance dans les supérieurs. Tout le monde connaît la fameuse « parabole » de Saint-Simon, dans laquelle il imagine pour un instant la disparition simultanée et brusque de tous les grands fonctionnaires de l’Etat, depuis le souverain, les ministres jusqu’aux préfets, aux juges, aux prêtres et aux militaires. Cette disparition, dit-il, serait à peine sentie pourvu qu’au même moment, les industriels, les banquiers, les médecins, les savants puissent continuer leur tâche. Au contraire la disparition de ceux-ci ferait aussitôt de la nation un « corps sans âme ».


Note E

« Les grands hommes qui en France ont émancipé les esprits se sont montrés très révolutionnaires… Chaque chose devait justifier son existence au tribunal de la Raison pure ou renoncer à être. La Raison pure devenait l’unique critérium applicable à toutes choses. C’était l’époque où, comme dit Hegel, le monde « était posé sur sa tête »… L’aurore se levait. Désormais, tout ce qui était préjugé, superstition, arbitraire, privilège et oppression devait céder la place à la vérité éternelle, à la justice, à l’égalité et aux droits imprescriptibles de l’homme.

Nous savons maintenant que ce règne de la Raison ne fut autre chose que le règne idéalisé de la bourgeoisie, que l’éternelle justice se réalisa dans la justice bourgeoise, que l’égalité se résuma dans l’égalité devant la loi, que la propriété fut proclamée un des droits essentiels de l’homme, que l’État idéal… ne pouvait se réaliser que sous la forme d’une République démocratique bourgeoise. Les grands penseurs du XVIIIe siècle ne pouvaient guère dépasser les limites que leur imposait leur temps… bien que, dans l’ensemble, la bourgeoisie eût le droit de prétendre que dans sa lutte avec la noblesse elle représentait en même temps les intérêts des diverses classes laborieuses de l’époque, néanmoins à chaque mouvement bourgeois se produisaient des mouvements autonomes de la classe qui était plus ou moins la devancière du prolétariat moderne. »

F. Engels, M. Duhring bouleverse la Science.


Note F

…les porteurs de la pensée furent les instruments du progrès.

« Un historien, par sa position personnelle, est un travailleur intellectuel d’abord et ensuite, à considérer ses traits particuliers, un homme qui écrit, un homme de lettres. Quoi de plus naturel alors qu’il prenne le travail intellectuel pour la chose principale dans l’histoire, et les œuvres littéraires, depuis les poèmes et les romans jusqu’aux livres de philosophie et de science pour les faits capitaux de la culture ? Mais ce n’est pas assez. Les travailleurs intellectuels assez naturellement se sont laissés aller à ce même orgueil qui avait dicté aux Pharaons des inscriptions élogieuses. Ils ont commencé à croire que c’étaient eux qui faisaient l’histoire. »

M. N. Pokrovsky, Histoire de la Civilisation Russe (in N. Boukharine, La Théorie du Matérialisme Historique).


Note G

…de l’avenir vers quoi elle tend.

« La pensée bourgeoise, en raison d’un certain libéralisme qui depuis deux siècles imprègne malgré tout l’atmosphère morale et dont elle ne peut pas ne pas tenir compte (dont elle est peut-être même un peu atteinte), la pensée bourgeoise ne peut pas formuler dans leur plénitude les principes dont logiquement elle souhaite le triomphe : ainsi elle ne peut pas faire franchement l’apologie de l’esclavage, de la Raison d’État, du bâillonnement des revendications populaires, du cléricalisme ; elle est assujettie à soutenir ces doctrines en niant qu’elle les soutient, à prononcer une phrase en leur faveur et tout de suite après une autre qui l’infirme, bref à vivre constamment dans le louvoiement, dans l’imprécision, dans le contradictoire. »

J. Benda, Approximations.


« Il est clair que pendant qu’on publie un article sur la correspondance de Mercy Argenteau ou les mœurs des fourmis… on ne soulève pas la question de la légitimité du capitalisme ou des guerres coloniales. »

Id., ibid.


Note H

une pensée lâche.

« Philosophie d’abstentionnistes. Philosophie dont le but est de montrer les choses à tel point compliquées que nul ne puisse les imaginer modifiables et qui tâche d’accumuler autant de difficultés qu’il faudra pour ne rien résoudre. La réflexion n’est plus ce qui permet de juger, mais ce qui permet d’ajourner le jugement. Il s’agit d’abord devant un problème de trouver le biais grâce auquel on s’éloigne du centre vivant où ce problème comporte un oui ou un non. »

E. Berl, Mort de la Pensée Bourgeoise, pp. 36-37.


Note I

une bataille d’esprits.

« Cet examen de conscience de l’Université a été poussé plus à fond. Et pour cet approfondissement, l’analyse a été secondée par l’action qui souvent nous révèle à nous-mêmes. Jamais l’Université n’avait aussi exactement défini pour elle-même les traditions et les principes qu’elle représente. Elle avait enseigné la philosophie sans se douter qu’elle avait une philosophie à elle. Toutes les idées françaises se sont rangées en bataille… Tandis que selon la profonde remarque de Renouvier le culte de la force et du destin est le vice capital de la pensée et de la civilisation germanique, le culte de la liberté est l’aboutissement de la pensée française de tous les temps et le centre autour duquel gravitent toutes nos dévotions intellectuelles ; il donne chez nous au culte même de la patrie qu’il complète, comme un horizon plus large et un prestige d’universalité… Il s’agit pour nous d’une croisade philosophique. Le mot a été imprimé pour la première fois je crois par M. Boutroux. Mais la pensée a été souvent exprimée. Plus consciente pour l’élite intellectuelle, elle a pénétré les âmes de tous les combattants… »

R. Thamin, L’Université et la Guerre, pp. 160-162.

Et à lire le récent Bulletin des Armées, nous avons reconnu avec un soulagement délicieux que présentement, là où est l’autorité suprême, là aussi se trouve la parfaite lucidité et qu’ainsi tout est en place : c’est le bon sens français qui nous commande.

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« Ainsi ce que les Allemands défendent et ce que nous défendons ne sont pas choses du même ordre. Ils représentent un anachronisme étouffant, mûr pour la destruction. Entre eux et nous, ce n’est pas qu’il y ait soit les Vosges, soit le Rhin : il y a des siècles. Une expérience intrépide que nous avons faite, qui nous a coûté, et que nous poursuivons, celle de l’affranchissement politique… l’Allemagne ne l’a pas faite ; et il est douteux qu’elle en soit capable. Ainsi contre elle nous soutenons une guerre d’indépendance plus que nationale. Que les millions de soldats de l’Alliance le sachent ou non, ils forment les jeunes levées internationales de la Révolution française, étant le rempart vivant de la Loi contre l’arbitraire. »

P. Desjardins, Bulletin de l’Union pour la Vérité, Juillet 1917. Discours prononcé le 13 juillet 1917, à la distribution des prix de Condorcet.


« La Révolution elle-même, dont cette guerre n’est pourtant que la suite idéologique — car la lutte pour le droit des peuples est une extension logique de la lutte pour les droits de l’homme… »

G. Guy-Grand, Bulletin de l’Union pour la Vérité, 5 et 19 janvier 1919.


« Pendant la retraite de Russie, les grognards entraînés jusque-là par leur foi dans l’étoile bonapartiste, se couchaient dans la neige pour mourir. Mais en 1914, nos armées sont composées de citoyens libres qui refusent de subir, de laisser subir à ceux qu’ils aiment l’injustice d’une agression sauvage. »

L. Brunschvicg, Progrès de la Conscience, p. 717.


« Les ressources du pays, il les a dépensées dans les gigantesques entreprises de son insatiable ambition… En lui le conquérant a tué le souverain… Laon est bien la défaite du génie par le Droit révolté. La leçon sera la même pour nos soldats. C’est la Justice reprenant, quoi qu’on fasse son cours inévitable dans la pérennité des âges. C’est Valmy recommencé, 1792, 1793 retournés contre nous. Oui enfin, après avoir montré à l’Europe les peuples se levant victorieusement pour sauver leur indépendance, c’est l’Europe que nous retrouvons victorieuse pour la même cause, avec les mêmes armes… Décidément, il n’y a d’opprimés que ceux qui veulent l’être. »

Maréchal Foch, Revue de France, mai 1921. (Cité par L. Brunschvicg, Progrès de la Conscience, p. 242.)


« Montrer ce qu’a été la pensée française jusqu’à la veille de 1914, c’est prouver que la place qui va nous être rendue en Europe ne sera pas usurpée, qu’elle nous revient de droit, que nous la méritons… »

D. Parodi, La Philosophie Contemporaine en France, Avant-Propos III.


« Ma pensée est que le clerc ne doit vraiment s’éprendre de la guerre nationale que pour autant qu’elle est une guerre civile, j’entends qui met aux prises sous les espèces de deux nations deux principes éternels. Ce fut éminemment, pour moi, le cas de la guerre de 1914, laquelle m’est apparue comme une immense amplification de l’affaire Dreyfus, où le principe d’autorité était incarné, cette fois, par les Hohenzollern, et le principe de liberté individuelle par la France. Je ne cache pas que cette considération ne laisse pas d’être une des raisons qui m’ont fait embrasser si passionnément la cause de cette dernière. »

J. Benda, Les Idées d’un Républicain en 1872, N.R.F., 1er août 1931.


On pourrait multiplier sans fin ces textes offensants ; les plus étranges sont peut-être ceux de M. J. Chevalier, dans son écrit sur Descartes, et ceux de M. Bergson qu’on trouvera dans le petit livre de F. Arouet : La fin d’une parade philosophique.


Note J

comme l’ensemble des créations spontanées de sa personne.

« Lors donc qu’un idéologue de cette espèce construit la morale et le droit, non en les tirant de la situation sociale réelle des hommes qui l’entourent, mais en les déduisant du concept ou des prétendus éléments les plus simples de la société, quels matériaux s’offrent à lui pour cette construction ? Il y en a évidemment de deux sortes : d’une part les maigres débris de réalité qui peuvent encore rester dans ces abstractions prises pour point de départ ; et, secondement, l’élément que notre idéologue introduit en le prenant dans sa propre conscience. Et que trouve-t-il dans cette conscience ? Pour la plus grande part des idées morales et juridiques, qui sont l’expression plus ou moins adéquate (positives ou négatives, approuvant ou combattant) des conditions sociales et politiques dans lesquelles il vit ; puis peut-être des idées empruntées à la littérature du sujet en question ; enfin, cela n’est pas impossible, des lubies personnelles. Notre idéologue a beau faire et beau dire, la réalité historique qu’il a jetée par la porte rentre par la fenêtre ; et tandis qu’il s’imagine édicter une morale et une théorie du droit pour tous les temps, il n’aboutit en fait qu’à confectionner une image déformée, parce qu’arrachée de son terrain de réalité, une image, renversée comme dans un miroir concave, des tendances révolutionnaires ou conservatrices de son époque. »

F. Engels, M. Duhring bouleverse la science. Tr. fr., t. I., pp. 139-140.


« Le travail idéologique est un processus qui, sans doute est conduit par celui qu’on appelle penseur, consciemment, mais avec une fausse conscience — (mit Bewusstsein aber mit einem falschem Bewusstsein). Les véritables forces motrices qui le mettent en mouvement lui demeurent inconnues… Ainsi, il s’imagine de fausses ou d’apparentes forces motrices. Comme il s’agit d’un processus spéculatif, il déduit le contenu et la forme de ce processus de la pure spéculation, soit de la sienne propre, soit de celle de ses prédécesseurs. Il travaille exclusivement avec un matériel spéculatif qu’il reçoit de manière non critique, comme produit de la spéculation. Tout cela lui paraît aller de soi, puisque toute activité, parce qu’elle a pour intermédiaire la spéculation, lui paraît en dernière analyse avoir pour base même cette spéculation. »

F. Engels, Lettre à Fr. Mehring, 14 juillet 1893.


Note K

l’univers de la vérité et l’univers de la justice.

« Le rationalisme, selon l’enseignement socratique, se définit comme une philosophie du jugement. L’intelligence est ce qui donne à l’action humaine son caractère spécifique, et l’intelligence se reconnaît à la réflexion sur la diversité et la solidarité des fonctions sociales, de telle sorte que le fils se comporte à l’égard de la mère, ou le citoyen à l’égard du magistrat, suivant la conscience qu’ils ont prise des rapports véritables dans la famille ou dans l’État. Comprendre a donc déjà pour Socrate exactement la même signification que pour M. Einstein… Le savant cesse de faire abstraction de son humanité, de la place qu’il occupe dans l’espace, du mouvement qui l’anime ; il prend conscience du centre de référence local et mobile qu’il porte avec lui, non dans l’espérance impossible de l’éliminer mais pour en neutraliser le privilège décevant à l’aide d’une opération de coordination intellectuelle qui consiste à tenir compte de tous les centres de référence à la fois : il apprend à s’apercevoir lui-même au point de vue d’autrui comme il aperçoit autrui de son propre point de vue… Cette fonction complexe et subtile que la science einsteinienne met ainsi au cœur de l’intelligence humaine est exactement celle que nous avons vue à l’œuvre dans les Entretiens de Socrate. À aucun moment du dialogue, le monde moral ne procède d’un ordre préalable à la réflexion de l’homme et qui s’imposerait du dehors à l’individu ; les idées de la famille, de la cité y naissent en quelque sorte sous nos yeux, de l’effort d’intelligence par lequel l’individu, au lieu de considérer son action du point de vue égocentrique, qui est celui de l’impulsion instinctive, s’aperçoit lui-même lié à ses parents ou à ses concitoyens par un système de relations qui sont réciproques elles aussi mais non interchangeables. Un tel système ne peut être rationnellement défini par la pensée sans qu’elle y découvre la norme de justice qui en est le fondement nécessaire, sans qu’elle fasse de cette norme le centre du vouloir… L’homme socratique est une conscience, c’est-à-dire que l’action volontaire suit immédiatement, comme entraînée dans son progrès le mouvement de la réflexion rationnelle… Par cette impossibilité d’un écart entre la lumière de l’intelligence et la droiture de la volonté, nous affirmons que nous sommes, non des membres passifs, des sujets, dans la cité de Cécrops ou de Zeus, mais des êtres libres, pourvus de la dignité législative dans la République des Esprits. »

L. Brunschvicg, Progrès de la Conscience, pp. 720-22.


Il y a dans la philosophie contemporaine cette idée que le vrai est un facteur d’union et de communion. Le dialogue des savants fournit le modèle des relations humaines requis par une société qui identifie la moralité et la paix sociale. De là cette insistance à marquer la convergence des esprits, l’assimilation des esprits entre eux, chez un philosophe des sciences comme M. Lalande. Ils ne voient point que l’univers de la science ne comporte plus de combats humains, et qu’il est littéralement inimitable lorsqu’il s’agit de l’action. À côté de M. Brunschvicg, M. Parodi déclare : « Tous les hommes communient par la raison et c’est dans la raison seule que peut se fonder l’accord entre les esprits. » (nion pour la Vérité, fév.-mars 1919.) Ces philosophes semblent croire que tous les hommes mènent une vie contemplative et assise comme la leur. Mais les hommes ne sont pas des appareils enregistreurs. Leurs combats sont réels et engagent de tout autres enjeux que des vérités de raison.

Les philosophes appuyés sur le mouvement des sciences rejoignent les philosophes appuyés sur la sociologie. Un E. Durkheim exprime avec d’autres moyens le même désir pacifique de concorde. La Division du Travail social est un livre destiné à assurer la paix. Il déplore l’état social où « l’état de guerre subsiste tout entier » (Intr. VII), « les conflits sans cesse renaissants et les «désordres de toutes sortes dont le monde économique nous donne le triste spectacle » (III). Il définit le but de la société « qui est de supprimer ou tout au moins de modérer la guerre entre les hommes » (III). Toute la sociologie de Durkheim fait de la société, quelle qu’elle soit, de n’importe quelle société un moyen de communion capable de pacifier tous les hommes de leur faire oublier la réalité de leurs combats. « Il est vrai qu’il est d’usage de parler assez dédaigneusement de la société. On ne voit en elle que la police bourgeoise avec le gendarme qui la protège. C’est passer à côté de la réalité morale la plus riche et la plus complexe qu’il nous soit permis d’observer empiriquement, sans même l’apercevoir » (Sociologie et Philosophie, 109). Mathématiques et représentations collectives, tout conduit à l’harmonie. La philosophie bourgeoise s’efforce de dissimuler l’État de guerre qu’elle n’ose proclamer sous le voile céleste d’un État de paix imaginaire qu’elle est incapable d’établir sur la terre.


Note L

la force de la vérité qui était en lui.

Dans une discussion sur les Fonctions de la Raison à la Société Française de Philosophie, on voit s’opposer l’attitude idéaliste du bourgeois qui croit aux idées et l’attitude réaliste du penseur formé en partie par la philosophie marxiste : à propos de la déchéance paternelle, M. Brunschvicg dit :

« Lorsque les conditions de cette assistance font défaut, la fonction sociale de la paternité ne s’exerce plus et le droit paternel doit rationnellement disparaître. »

À quoi Sorel répond :

« La déchéance de la puissance paternelle n’est pas entrée dans le code à la suite de raisonnements fondés sur les principes de la justice, mais par suite d’une grande agitation menée par des groupes sociaux très passionnés. »

Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1910.


Note M

Tout bourgeois se sent élu.

« La première phrase du Traité de Morale de Malebranche est celle-ci : « La raison de l’homme est le verbe ou la sagesse de Dieu même… » Et je ne puis m’empêcher de me demander : pourquoi donc cet acharnement contre la Raison, comme si c’était quelque artifice malin inventé par l’homme à sa guise et pour son profit, comme si elle n’était pas, elle aussi, elle surtout de droit divin, comme si nous pouvions contredire à ce mot que l’évidence arrachait aux païens eux-mêmes : nihil est in homine, ratione divinius. »[53]

Ce caractère quasi religieux de la Raison prépare un repli toujours possible à la pensée bourgeoise vers les havres assurés de la foi religieuse. Cette Raison n’exclut pas un au-delà. Le penseur bourgeois réserve toujours les droits possibles d’un Dieu qui garantira la Raison. Il y a dans la philosophie française une reconnaissance de la finalité : M. Boutroux, M. Bergson ont préparé les voies à la Religion. M. Buisson, père de la pensée scolaire :

« Il y a au moins un point dans l’ample sein de la nature d’où jaillit une force qui, à tort ou à raison, se croit libre, se révolte contre la nécessité, aspire à des fins supérieures. C’est le moi humain. » M. Buisson aperçoit une issue religieuse possible, en établissant une distinction entre l’âme et le corps des religions : l’âme de la religion :

« C’est cet élan spontané de l’âme qui entraîne tout ensemble l’intelligence, l’imagination, le cœur, la volonté. L’âme de la religion c’est ce qu’il y a en elle d’éternel et d’indestructible…

« La fonction religieuse… est d’empêcher l’esprit humain… et chacune de ses facultés… de s’arrêter, de s’immobiliser, de se pétrifier… »

Le secret maintien de cette atmosphère religieuse est au fond de la réforme scolaire de la République :

« Qu’est-ce que l’école laïque ?… De bons esprits.… se sont laissés aller à ne voir dans notre révolution scolaire, les uns qu’une réaction contre le catholicisme, les autres qu’un triomphe du positivisme. » Cette école est celle qui établit dans les esprits la souveraineté de la Raison et de la conscience. « L’homme même de l’école laïque est un F. Pécaut, organisateur de l’École de Fontenay, qui écrivait que l’école doit appeler les jeunes institutrices du peuple « à se considérer comme attachées à une œuvre divine où il dépend d’elle de travailler dans le sens de Dieu lui-même, en faisant surgir du sein de l’inconstance et de l’instinct grossier à l’aide des éléments du savoir, la femme de conscience et de raison, capable de vérité et de justice, non moins que d’amour ».[54] Les conclusions de M. Buisson étaient bien claires : d’une part,

« Toute prétention de substituer soit à l’autorité de la raison, soit à celle de la conscience, une autorité prétendue supérieure va à l’encontre des lois de la nature humaine et nous empêche de remplir pleinement notre destination. »

Voilà pour l’orgueil. Voici pour le recours :

« Le pire athéisme… c’est l’athéisme moral : ce n’est pas celui qui nie dogmatiquement l’existence de Dieu, c’est celui qui en nie pratiquement l’essence à savoir la vertu idéale et l’idéale justice. » Et en note, citant G. Séailles, M. Buisson parle de l’immanence du divin. Dieu comme la Raison, intérieur à l’âme bourgeoise.

Aussi bien, les penseurs d’aujourd’hui attachés à une religion positive, savent à qui s’en tenir sur la Philosophie officielle : M. G. Marcel dit de M. Brunschvicg :

« L’orgueil tout d’abord, je n’hésite pas à le déclarer. On m’arrêtera en me faisant observer que cet orgueil n’a pas un caractère personnel puisque l’Esprit dont M. Brunschvicg nous entretient n’est l’Esprit de personne. Je répondrais tout d’abord que c’est, ou que cela veut être l’Esprit de tout le monde ; et nous savons depuis Platon ce que la démocratie dont cet idéalisme n’est après tout qu’une transposition, recèle de flatterie. Ce n’est pas tout : en fait l’idéaliste se substitue inévitablement à l’Esprit — et cette fois nous avons affaire à quelqu’un… Et il est évident que si cet idéaliste se trouve mis en présence d’un marxiste, par exemple, qui lui déclare nettement que son Esprit est un produit purement bourgeois, enfant du loisir économique, il lui faudra se réfugier dans la sphère des abstractions les plus exsangues. Je pense quant à moi qu’un idéalisme de cette espèce est inévitablement coincé entre une philosophie religieuse concrète d’une part, et le matérialisme historique de l’autre. »[55] Et nous voyons la philosophie de M. Brunschvicg incliner vers un couronnement religieux. De la Connaissance de soi est un livre dévot. L’idéalisme bourgeois, avec les diverses nuances qu’il comporte ne vit pas bien aux heures tendues de l’histoire. Sa pauvreté positive éclate alors. La bourgeoisie elle-même cherche des appuis séculiers plus sûrs, et des nourritures plus fortes pour nourrir sa solitude : on voit naître des courants réactionnaires. La philosophie religieuse apporte aux individus ses secours et ses espoirs. Ce double courant dans la pensée publique et dans la pensée privée se manifeste dans la célèbre enquête d’Agathon. J’imagine que nous reverrons ces jours, lorsque la philosophie française de l’État, qui ne réussit que dans le calme, sera bousculée par des événements plus sévères. Lorsque les penseurs bourgeois seront de nouveau forcés à s’humilier devant le monde profane. Si le passage idéologique direct d’une philosophie démocratique à une philosophie réactionnaire n’est pas immédiatement possible, il faut voir que le passage d’une philosophie de l’Esprit laïc à une sagesse de la conscience religieuse est toujours réservé : les ponts ne furent jamais totalement coupés. Ils ne le furent point par les philosophes. M. Boutroux, l’un des fondateurs de la philosophie de l’Université maintenait ce passage : toute la contingence conduit vers Dieu. M. Bergson le maintenait :

« Les considérations exposées dans mon Essai sur les données immédiates aboutissent à mettre en lumière le fait de la liberté : celles de Matière et Mémoire font toucher du doigt, je l’espère, la réalité de l’Esprit ; celles de l’Évolution Créatrice présentent la création comme un fait : de tout cela se dégage nettement l’idée d’un Dieu créateur et libre, générateur à la fois de la matière et de la vie, et dont l’effort de création se continue du côté de la vie, par l’évolution des espèces et par la constitution des personnalités humaines. »[56]

Ces ponts ne furent point rompus par les éducateurs : dans le programme officiel des écoles primaires annexé à l’arrêté organique du 18 janvier 1887, on lit :

« (L’instituteur) leur apprend à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu : il associe étroitement dans leur esprit à l’idée de la Cause première et de l’Être parfait un sentiment de respect et de vénération : et il habitue chacun d’eux à environner de même respect cette notion de Dieu alors même qu’elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celles de sa propre religion. Ensuite… l’instituteur s’attache à faire comprendre et sentir à l’enfant que le premier hommage qu’il doit à la Divinité, c’est l’obéissance aux lois de Dieu telles que les lui révèlent sa conscience et sa raison. »

La religion est essentiellement une des plus faciles positions de repli de la pensée bourgeoise. Elle est justement le parti que ne peut absolument pas embrasser la philosophie terrestre de la Révolution : « La religion est la théorie générale du monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d’honneur spirituel, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification… Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions… L’histoire a donc la mission, une fois que la vie future de la vérité s’est évanouie, d’établir la vérité de la vie présente. Et la première tâche de la philosophie qui est au service de l’histoire consiste, une fois démasquée l’image sainte qui représentait la renonciation de l’homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. »

K. Marx, Contribution à la critique de la Philosophie du Droit de Hegel, Tr. fr., pp. 84-85.


Note N

« C’est une des grandes forces de la bourgeoisie d’avoir su donner à la science un caractère mystérieux, en lui enlevant tout rapport apparent avec la pratique de tous les jours : au lieu de n’être présentée, ce qu’elle est en réalité, que comme la mise en recueil sous une forme générale et par suite mnémotechnique, des observations auxquelles donne lieu le travail quotidien, et des moyens que l’expérience enseigne pour pouvoir résoudre les difficultés qu’engendre la pratique, la science apparaissait comme une chose tout à fait séparée de la vie, un secret gardé jalousement dans un sanctuaire des écoles, et dont seuls, nouveaux prêtres, les bourgeois intellectuels étaient les dépositaires. Le résultat a été excellent pour la domination de la bourgeoisie. Le respect superstitieux pour les « savants » a pénétré toutes les classes de la société y compris et surtout la classe ouvrière. »

R. Louzon, L’ouvriérisme dans les Mathématiques supérieures ; Vie Ouvrière, 5 décembre 1912.


Note O

…comme M. Pécaut, comme M. Belot, comme M. Parodi.

M. Thibaudet opposant dans la République des professeurs Barres à Lagneau disait : « L’essentiel de cet enseignement de Lagneau c’était ceci qu’en même temps que Lagneau et tout Lagneau, il figurait, exemple autorisé et parfait, cette élite du clergé universitaire que sont nos professeurs de philosophie.

Ou plutôt demi-clergé. Il y a dans la vocation philosophique un principe analogue à la vocation sacerdotale. Quiconque a préparé l’agrégation de philosophie, même s’il est devenu maquignon parlementaire ou administrateur de banque douteuse, a été touché, à un certain moment, comme le séminariste par l’idée que la plus haute des grandeurs humaines est une vie consacrée au service de l’esprit et que l’université met au concours des places qui rendent ce service possible. Plus qu’au clergé romain, on pourrait, ce demi-clergé, le comparer au pastorat… »


Ce qui fait l’autorité dont se colore si aisément la parole du prêtre, c’est la haute idée qu’il a de sa mission ; car il parle au nom d’un dieu dont il se croit, dont il se sent plus proche que la foule des profanes. Le maître laïc peut et doit avoir quelque chose de ce sentiment. Lui aussi, il est l’organe d’une grande personne morale qui le dépasse : c’est la société. De même que le prêtre est l’interprète de son dieu, lui, il est l’interprète des grandes idées morales de son temps et de son pays. Qu’il soit attaché à ses idées, qu’il en sente toute la grandeur, et l’autorité qui est en elles et dont il a conscience ne peut manquer de se communiquer à sa personne et à tout ce qui en émane.

E. Durkheim, Éducation et Sociologie.

« Mais si l’Ecole primaire occupe dans la vie nationale une place si considérable, c’est à cause de l’esprit qui anime le corps des instituteurs… Le corps primaire… a les caractères, les ambitions d’un corps spirituel ; il se sent investi d’une mission et appelé moins à servir l’Etat qu’à se servir de lui… »

D. Halévy, Décadence de la Liberté.


Note P

ce géant fondateur de Sciences.

« Il (Liard) a fait de lui (Durkheim) une sorte de préfet des études. Il lui a donné toute sa confiance et l’a fait appeler, d’abord, au Conseil de l’Université de Paris, puis au Comité consultatif, ce qui permet à M. Durkheim de surveiller toutes les nominations de l’enseignement supérieur… Invinciblement l’on songe à Cousin, qui disait des professeurs de philosophie « mon régiment » et de sa doctrine « mon drapeau ».

Agathon, L’esprit de la nouvelle Sorbonne, pp. 98-99.


« L’élan actuel de notre enseignement comporte un rapprochement constant entre le primaire, le secondaire et le supérieur. Si je m’aidais de l’anecdote je vous parlerais des batailles entre le doyen Brunot et le ministre Léon Bérard, le directeur et recteur Lapie et le président Millerand. Bérard et Millerand ont été vaincus. Le décanat de M. Brunot aura ouvert largement la Sorbonne primaire. Et l’introduction de l’enseignement sociologique dans les écoles normales d’instituteurs par Paul Lapie, laïque probe et militant, successeur exact des Buisson, des Pécaut et des Steeg, aura marqué sur le cadran du spirituel républicain une date plus importante encore. Par là, l’État a fourni dans ses écoles, aux instituteurs, ce que l’Église dans ses séminaires fournit aux adversaires des instituteurs, une théologie. Lapie s’imaginait qu’à cet enseignement, les instituteurs réagiraient critiquement. Pas du tout : ils réagissent théologiquement. »

A. Thibaudet, La République des Professeurs, pp. 222-223.

Tels sont les canaux du pouvoir spirituel.


Note Q

la philosophie universitaire.

« Nous n’avons pas de doctrine d’État », dit M. Parodi. Mais c’est ce point qui est précisément en question : au début même de son action Ferry déclarait : « Il y a deux choses dans lesquelles l’État enseignant et surveillant ne peut pas être indifférent : c’est la morale et c’est la politique, car en morale comme en politique, l’État est chez lui, c’est son domaine, et par conséquent c’est sa responsabilité » (Sénat, 5 mars 1880). En juin 1879, il disait : « (L’État) s’en occupe (de l’éducation) pour y maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui importent à sa conservation. » Plus tard L. Bourgeois, au Concours général de 1891, s’écriait : « Combien plus nécessaire encore est cette unité de doctrine dans l’œuvre de l’éducation morale… »

Cette théorie d’État est encore celle de M. M. Roustan, qui révoque bassement quiconque ne la partage point. (Affaire Boyer.)

En fait il s’est formé depuis 1880 un corps national de doctrine. Par le commerce des politiques, des philosophes, des fonctionnaires de la rue de Grenelle. Par l’impulsion de ministres et de bureaux patients et obstinés, par l’impulsion de l’État : « C’est-à-dire en définitive un ministre, assisté de 3 ou 4 directeurs avec leurs bureaux, d’une dizaine d’inspecteurs généraux, et de conseils et comités irresponsables. » (F. Pécaut, Études au jour le jour, VII.) Cette doctrine qui porte expressément sur la morale a été, est encore méthodiquement enseignée à tous les degrés de notre enseignement si bien lié dans toutes ses parties.

Avec quelle promptitude les philosophes se laissèrent-ils mobiliser au service de la politique bourgeoise, de Buisson à Steeg, de Durkheim à Belot ! Avec quelle ardeur ces clercs se laissèrent-ils asservir aux projets des politiques qui avaient eu l’audace de faire appel à eux : « Ce fut une singulière hardiesse… que cet appel à la philosophie pour la formation des instituteurs dans un pays où leur préparation jusque-là si insuffisante n’avait jamais comporté d’autre aliment moral que le catéchisme appris machinalement… (H. Marion, Le mouvement des Idées pédagogiques en France depuis 1870, p. 16.)

Cette audace fut couronnée de succès : les philosophes multiplièrent les manuels radicaux, les cours de faculté, au service de la morale de classe pour laquelle les ministres leur demandaient des justifications. La grande spécialité de la philosophie française fut la pédagogie : que de noms au service des majorités laïques, Marion, Espinas, Dauriac, Egger, Thamin, Durkheim, Fauconnet. Que de titres de manuels. Quel mouvement dans la librairie scolaire.

Leur tâche était assez claire : il s’agissait d’apprendre à l’enfant « à aimer cette société moderne fondée en 1789, ces principes de 1789… qui constituent notre morale civique et l’âme même de notre patrie ». (J. Ferry, 10 juin 1881.) Quelques textes feront assez voir l’objet de ces efforts moraux :

« Le rapporteur (Paul Bert) exposa alors que l’enseignement civique devait contenir deux parties : la première, — enseignement, en quelque sorte, de fait, serait, le simple exposé devant l’enfant des conditions dans lesquelles fonctionnait le pays… La deuxième partie, qu’on enseignerait à l’enfant à treize ans, serait autre chose, serait davantage. Elle n’aurait sans doute pas l’approbation unanime. Elle enseignerait à l’enfant à aimer cet état de choses. »

A. Israël, L’École de la République, pp. 143-44.


« L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chez l’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement destiné. »

E. Durkheim, Éducation et sociologie, p. 49.


« L’homme que l’éducation doit réaliser en nous, ce n’est pas l’homme tel que la nature l’a fait, mais tel que la société veut qu’il soit. »

Id., Ibid., p. 116.


« Si… l’éducation a avant tout une fonction collective, si elle a pour objet d’adapter l’enfant au milieu social où il est destiné à vivre, il est impossible que la société se désintéresse d’une telle opération… C’est donc à elle qu’il appartient de rappeler sans cesse an maître quelles sont les idées, les sentiments qu’il faut imprimer à l’enfant pour le mettre en harmonie avec le milieu dans lequel il doit vivre. Si elle n’était pas toujours présente… la grande âme de la patrie se diviserait et se résoudrait en une multitude incohérente de petites âmes en conflit les unes avec les autres… l’état de division où sont actuellement les esprits, dans notre pays, rend ce devoir de l’État particulièrement délicat en même temps d’ailleurs que plus important… En dépit de toutes les dissidences, il y a dès à présent à la base de notre civilisation, un certain nombre de principes qui, implicitement ou explicitement, sont communs à tous, que bien peu en tout cas osent nier ouvertement et en face : respect de la raison, de la science, des idées et des sentiments qui sont à la base de la morale démocratique. Le rôle de l’État est de dégager ces principes essentiels, de les faire enseigner dans ses écoles, de veiller à ce que nulle part, on ne les laisse ignorer des enfants, à ce que partout il en soit parlé avec le respect qui lui est dû… »

F. Buisson, Dictionnaire de Pédagogie, 1911.


« (L’éducation française) cherche à faire des hommes, conformes au type idéal de l’homme qu’implique cette civilisation (française) à faire des hommes pour la France, et aussi pour l’humanité, telle que la France se la représente dans ses rapports avec elle… »

P. Fauconnet, à Éducation et Sociologie, de Durkheim.


On pourrait beaucoup multiplier ces définitions du conformisme moral imposé par l’État et mis en forme par la philosophie. Elle lui donna les formules brèves qu’il fallait, elle lui donna aussi des justifications, elle le garantit par je ne sais quelle dialectique des fins qu’il impliquait. Ce problème des justifications était le plus délicat et plus d’un philosophe, plus d’un politique sut naïvement l’avouer. Quel embarras d’être soudain privé des punitions divines. Il fallait bien que le conformisme fût justifié pour être accepté de ceux à qui il était destiné. Il y eut maint tâtonnement : on utilisa Kant, Renouvier, le spiritualisme, le positivisme, la science, ces ressorts garantissaient mal le respect. La loi morale, le devoir, les idées risquaient d’échapper à l’attention et à l’affection populaires. Aux environs de 1890, ces difficultés apparaissaient clairement : « L’instinct soupçonneux et défiant de la classe peu éclairée ne la trompe pas ici en lui faisant entrevoir que les idées de justice et de raison, pour avoir une valeur pratique, doivent correspondre aux lois mêmes de la réalité… (la loi est sortie) des nécessités profondes qui découlent de la nature, des choses… nécessités que les peuples pénètrent d’autant mieux qu’ils sont plus raisonnables et plus libres. Voilà un fondement solide donné à la loi et une telle théorie ne trouvera point de sceptique… » (Mabilleau, L’instruction civique, pp. 13-14.)

M. Mabilleau propose le programme qui sera rempli par Durkheim. Aux environs des années 1893-94, la situation bourgeoise ne paraissait pas sûre : la France était inquiète et on en voit plus d’un signe dans Durkheim. Les bombes inquiétaient les passants, les ministres. Les discours de M. Bourgeois étaient alors des cris d’alarme. Ils appelaient un affermissement de la morale bourgeoise, ils disaient :

« À cette heure où nous entendons des criminels et des fous furieux prêcher la révolte contre la société et opposer l’abominable propagande de la haine à la propagande de la paix et de la fraternité, il ne faut pas seulement frapper les crimes commis avec une impitoyable rigueur, il faut savoir en prévenir le retour. Pour cela deux œuvres sont également nécessaires, l’œuvre législative qui incombe à l’État et l’œuvre éducatrice qui incombe à tous les bons citoyens. L’Etat doit sans relâche… entreprendre et réaliser les réformes… que la prudence au besoin suffirait à conseiller, mais que la justice exige d’une grande démocratie comme la nôtre. » (Disc, au IIIe Congrès de la Ligue de l’Enseignement, 1894.)

Il fallait réformer les justifications morales. Durkheim les reprit et donna à la bourgeoisie les armes spirituelles qu’elle exigeait. Après quelques résistances, la philosophie de Durkheim domina.

« Et M. Bouglé, disciple de M. Durkheim, nous explique que « la politique n’a pas été étrangère à ce « revirement ». Les collaborateurs de l’Année Sociologique, dit-il, « comprirent mieux devant l’adversaire « commun, qu’ils suivaient le même idéal ». (Enquête d’Agathon, p. 107.)

Il y avait eu les institutions morales un peu exsangues de la grande époque, celle de Buisson, de Steeg, de Pécaut. Puis les institutions plus nourries du règne de la sociologie. Ces institutions furent consacrées par M. P. Lapie qui les imposa aux Écoles Normales. Dans Décadence de la liberté, M. Daniel Halévy, analysant la puissance de notre corps universitaire, marque bien le rôle de M. Lapie, introducteur de cette sociologie : « vague matière dont la seule chose qu’on sache avec précision, c’est qu’elle est la philosophie du radicalisme et du socialisme officiels. » (p. 101 sq.)

Ainsi les philosophes accomplirent-ils les tâches des Parlements. De leurs chaires, descendirent dans les Facultés, les lycées, les écoles primaires, tous les conformismes civiques et moraux, cet amas de docilité, de paresse et de servilité contre quoi s’élève une nouvelle philosophie. Péguy s’écriait :

« Quand donc nos Français ne demanderont-ils à l’État et n’accepteront-ils de l’État que le gouvernement des valeurs temporelles ?… Quand donc notre État, qui a déjà tant de métiers, qui fabrique des allumettes et qui fabrique des lois… comprendra-t-il que ce n’est pas son affaire que de nous fabriquer de la métaphysique… Nous avons le désétablissement des Églises. Quand aurons-nous le désétablissement de la métaphysique ?… Nous n’avons plus de catéchisme d’État… Faudra-t-il, Pulligny, que ce monde sans Dieu qu’ensemble, nous éditâmes d’un bon accord… faudra-t-il que ce Monde sans Dieu, par un retournement que sans doute vous n’escomptez pas, devienne à son tour un nouveau catéchisme gouvernemental, enseigné par les gendarmes, avec la bienveillante collaboration de Messieurs les Gardiens de la Paix ? »

Ch. Péguy, De la Situation faite au parti Intellectuel, O. C., III, 166.

D’un autre bout de l’horizon, avec de tout autres motifs, de tout autres indignations, des voix révolutionnaires font entendre la même condamnation.


Note R


Je doute qu’il en soit temps encore.

« Je suis un contribuable et non seulement je suis un contribuable, mais je suis un homme qui aime à être protégé par les sergents de ville, qui est obligé d’admettre de subir si vous voulez, l’existence d’une police secrète pour sa sécurité, police qui n’est peut-être pas toujours une chose parfaitement avouable. Je l’admets cependant et par conséquent j’entre tous les jours dans un certain pharisaïsme que vous pouvez reprocher à un homme tel que moi. Mais moi c’est pour une série d’enveloppes extérieures. J’ai l’enveloppe d’un bourgeois, d’un contribuable, d’un professeur, de tout ce que vous voudrez ; mais il reste autre chose. Il y a moi-même, qui fais effort pour me dépouiller de ces enveloppes, et il serait peut-être injuste de conclure comme l’a fait M. Berl de l’enveloppe à l’intérieur. »

L. Brunschvicg, Bulletin de l’Union pour la Vérité, 1929, n° 3.


Tel est le tableau de l’esclavage philosophique. Toutes les libérations intérieures ne changeront rien à cette situation. Le philosophe se croit libre et pense être un homme à l’abri de toutes ces défenses. Il croit que l’être qui pense en lui et sauve les hommes ne sera pas confondu avec l’être qui aime les gardiens de la paix. Mais consentirons-nous au dédoublement qu’il proclame !

Ces puissances sur lesquelles il s’appuie, ces sergents de ville, cette police secrète du philosophe contribuable, du philosophe bourgeois, du philosophe professeur sont celles-là mêmes auxquelles se blessent les hommes. La main droite tendue généreusement à l’humanité ignore la main gauche qui étreint le bras du policier. Toutes les promesses de l’homme enveloppé ne tiendront pas un instant devant cette réalité des enveloppes policières. Cet idéalisme sera balayé.


Note S

de la classe qui les asservit, des intérêts qui les écrasent.

Il faudra examiner pour quelles raisons la Philosophie révolutionnaire marxiste-léniniste peut être encore dite en France, nouvelle. Il y a quelque chance que ces raisons soient celles-là mêmes pour lesquelles il n’y a pas encore ici une littérature prolétarienne et pourquoi le problème vient seulement d’être posé. Une analyse a été esquissée dans le cas de la littérature au Congrès de Kharkov en novembre 1930.[57] Il est clair que le philosophe révolutionnaire peut sortir directement du prolétariat. Il y a eu J. Dietzgen. Mais, pendant un certain temps il n’est pas moins clair que la philosophie révolutionnaire recrutera beaucoup de ses représentants dans les rangs de la bourgeoisie. En face du type Dietzgen, il y a le type Marx, le type Lénine. La détention par la bourgeoisie des moyens matériels, des institutions où se transmet la technique de la culture rend celle situation inévitable. La charte de ces philosophes du prolétariat a été complètement donnée par Marx lui-même. Par Lénine lui-même. Dès le Manifeste Communiste, Marx, analysant les conditions nécessaires de la formation d’une conscience de classe, met l’accent sur certains passages de la bourgeoisie au prolétariat. « Ces bourgeois déclassés fournissent eux aussi une foule de moyens éducatifs au prolétariat. Enfin, toutes les fois que la lutte des classes approche d’un moment décisif, le processus de décomposition de la classe dominante, de toute la société ancienne affecte une violence et une brutalité telles qu’un petit groupe de la classe dirigeante se détache de cette classe et se joint à la classe révolutionnaire à laquelle l’avenir appartient. Comme autrefois une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, ainsi de nos jours, une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat ; et c’est le cas notamment pour un certain nombre d’idéologues bourgeois qui se sont élevés jusqu’à l’intelligence théorique de l’ensemble du mouvement historique. » (Manifeste Communiste, Par. 25.) Il est clair que la limite vers laquelle doit tendre le philosophe qui embrasse le parti du prolétariat est justement la fonction qui est celle des partis communistes. « Dans la théorie, ils ont sur la masse prolétarienne l’avantage que donne l’intelligence des conditions, de la marche et des résultats généraux du mouvement prolétarien. » (Ibid., 34). Marx a décrit en détail le mouvement de ces idéologues dans sa psychologie de l’intellectuel (Lettres à Ruge, 1844). Les tâches imposées à la philosophie révolutionnaire sont précisées par Lénine qui les lie à la critique du développement spontané du mouvement ouvrier : « L’affirmation des économistes que les efforts des idéologues même les plus inspirés sont impuissants à distraire le mouvement ouvrier du chemin déterminé par l’interaction des forces matérielles et des moyens de production matériels équivaut à une renonciation au socialisme. Celle-ci (une conscience socialiste) ne peut leur être inculquée que du dehors… La science du socialisme est née de théories philosophiques, historiques, économiques, qui étaient formulées par les représentants des classes possédantes. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que les ouvriers n’aient pas participé à l’élaboration de ces théories. Mais ils y ont participé non comme ouvriers, mais comme théoriciens socialistes… Ils n’y ont participé qu’après avoir réussi et dans la mesure où ils ont réussi à s’assimiler plus ou moins la science de leur époque et à la faire avancer… Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire possible… En quoi consiste le rôle de la social-démocratie, si ce n’est d’être un « esprit » qui ne plane pas seulement au-dessus du mouvement spontané, mais cherche à élever ce mouvement à la hauteur de son programme ? Son rôle n’est pas certainement de se traîner à la remorque du mouvement… » (Que faire ?) Cette tâche, proposée à la philosophie de la révolution, exige des idéologues qui apportent à la lutte prolétarienne les armes intellectuelles que la bourgeoisie leur confia pour qu’ils la servissent ; elle exige d’eux une identification totale sur tous les plans avec les actions que le prolétariat poursuit, avec les révoltes nées de sa situation de classe. Elle exige d’eux une honnêteté révolutionnaire toujours mise en péril par les souillures qui demeurent attachées à leur peau longtemps après leur passage au parti du prolétariat. Sur tous les points de leur activité et de leur pensée, ils doivent inverser les coutumes où ils furent élevés, tuer en eux l’orgueil et la suffisance qui sont les marques du clerc bourgeois. Ils doivent apporter toutes les ressources techniques de l’intellectuel et perdre tous les travers de l’intellectuel. Ce n’est pas assez de se rallier au prolétariat dans un élan sentimental qu’un autre mouvement du sentiment peut un jour détruire. Ce n’est pas assez d’éprouver la « révolution de la honte », de ne plus vouloir être complices : ces démarches ne sont que leurs premiers pas. Il leur reste à faire leurs preuves. Ils ne se regarderont plus que comme des spécialistes au service du prolétariat, longtemps, nécessairement suspects. Ils doivent éviter des entreprises intellectuelles excessivement ambitieuses, ne pas croire que le ralliement au prolétariat leur ouvre la voie vers un grand romantisme philosophique. Le travail qui sera leur travail est toujours difficile, parfois ennuyeux. Engels disait : « Chaque mot qu’on perd sur les hommes, chaque ligne qu’on doit écrire ou lire contre la théologie et l’abstraction ou contre le matérialisme vulgaire me fâche. C’est quand même tout autre chose quand, au lieu de toutes ces chimères — car l’homme non encore réalisé reste lui-même une chimère jusqu’à sa réalisation — on s’occupe de choses réelles et vivantes, de développements historiques. Au moins cela est ce qu’il y a de meilleur aussi longtemps que nous en serons réduits au seul usage de la plume et que nos pensées ne pourront pas être immédiatement réalisées par les mains, ou s’il le faut, par les poings. » (À Marx, 19 novembre 1844.)

Les philosophes révolutionnaires recevront plus du prolétariat qu’ils ne lui donneront. Un homme n’embrasse le parti d’une classe que pour des intérêts fort précis : dans l’esprit d’un intellectuel, les destinées mêmes de l’intelligence peuvent offrir un intérêt singulièrement puissant. La situation de la philosophie bourgeoise rend impossible la satisfaction réelle de cet intérêt spécial. L’épuisement de la culture bourgeoise, les impasses où la science est acculée, le dépérissement de la philosophie, la barbarie enfin où cette culture s’abîme contraignent un certain nombre d’intellectuels à se diriger vers un avenir où sera possible un nouveau bond en avant. Un homme comme Auguste Comte s’avisait déjà des ressources que le prolétariat pouvait offrir au développement de la philosophie. Dans le Discours sur l’ensemble du Positivisme, on lit : « Le positivisme ne peut obtenir de profondes adhésions collectives qu’au sein des classes qui, étrangères à toute vicieuse instruction de mots ou d’entités, et naturellement animées d’une active sociabilité, constituent désormais les meilleurs appuis du bons sens et de la morale. En un mot, nos prolétaires sont seuls susceptibles de devenir les auxiliaires décisifs de nouveaux philosophes. L’impulsion génératrice dépend surtout d’une intime alliance entre ces deux éléments extrêmes de l’ordre final. Malgré leur diversité naturelle, toutefois bien plus apparente que réelle, ils comportent, au fond, beaucoup d’affinité intellectuelle et morale. Les deux genres d’esprit présenteront de plus en plus le même instinct de la réalité, une semblable prédilection pour l’utile, et une égale tendance à subordonner les pensées de détail aux vues d’ensemble. De part et d’autre se développeront aussi les généreuses habitudes d’une sage imprévoyance naturelle et un pareil dédain des grandeurs temporelles : du moins quand les vrais philosophes auront formé, par le commerce des dignes prolétaires, leur caractère définitif. » Le mot final, l’expression de cet intérêt propre au philosophe que satisfait le ralliement au prolétariat trouvent leur achèvement dans le texte admirable qu’est la Contribution à la critique de la Philosophie du Droit de Hegel, de Marx. « La théorie n’est jamais réalisée dans un peuple que dans la mesure où elle est la réalisation des besoins de ce peuple. Les besoins théoriques seront-ils des besoins directement pratiques ? Il ne suffit pas que la pensée recherche la réalisation, il faut encore que la réalité recherche la pensée… De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles… L’émancipation de l’Allemand c’est l’émancipation de l’homme. La philosophie est la tête de cette émancipation. Le prolétariat en est le cœur. La philosophie ne peut être réalisée sans la suppression du prolétariat et le prolétariat ne peut être réalisé sans la réalisation de la philosophie. »


TABLE DES MATIÈRES


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Achevé d’imprimer le 11 Novembre 1965
sur les presses de Joseph Floch
à Mayenne
pour le compte de François Maspero
éditeur et libraire à Paris.
No imprimeur : 2421




Dépôt légal : 2e trimestre 1960. No d’éditeur 10.
Deuxième édition : 4e trimestre 1965

  1. F. Engels : L. Feuerbach.
  2. L. Brunschvicg, Revue de métaphysique et de morale, 1925.
  3. Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1907.
  4. Revue de métaphysique et de morale, 1911.
  5. Cf. note A.
  6. Cf. note B.
  7. Lettre à Guez de Balzac, Amsterdam, 5 mal 1631
  8. Matérialisme et Empiriocriticisme.
  9. Revue de métaphysique et de morale, 1925.
  10. Kant, Ed. Hartenstein, VI. 436.
  11. Lettre à Lambert, 31 décembre 1765.
  12. Cf. note C.
  13. Cf. note D.
  14. Cf. note E.
  15. Cf. note F.
  16. Cf. F. Lefèvre. Une heure avec…
  17. Cf. note G.
  18. La trahison des clercs, pp. 73-74
  19. Cf. note H.
  20. Cf. note I.
  21. A. Cuvillier, Manuel de Philosophie, tome II
  22. Platon, Sophiste, 246 a.
  23. Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1929.
  24. Cf. note J.
  25. Cf. note J.
  26. Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1929.
  27. Bulletin de l’Union pour la vérité, fév.-mars 1919.
  28. E. Durkheim, Division du Travail Social, P. III.
  29. Cf. note K.
  30. La Question Juive.
  31. Cf. note L.
  32. Cf. note M.
  33. Cf. note N.
  34. La Sainte Famille, ch. VI.
  35. Bulletin de la Société Française de Philosophie, 1910.
  36. Trahison des Clercs, p. 206.
  37. Cf. note O.
  38. Cf. note P.
  39. La philosophie contemporaine en France.
  40. Enquête sur les Jeunes gens d’aujourd’hui (L’Esprit de la Nouvelle Sorbonne).
  41. Cf. note Q.
  42. Bela Ilès, Rapport du Secrétariat du Bureau international de la Littérature Révolutionnaire. Kharkov, novembre 1930.
  43. Contribution à la critique de la Philosophie du droit de Hegel, tr. fr. 96.
  44. Jacques le Fataliste.
  45. Cf. note R.
  46. Bulletin de la Société française de Philosophie, 1910.
  47. Cf. note S.
  48. K. MARX, Annales franco-allemandes, 1844. Cette formule traduit encore un certain romantisme. La pratique marxiste le fera promptement disparaître.
  49. 6e et 7e thèses sur Feuerbach.
  50. Ibid.
  51. Kants Rechtslehre, Tissot, tr. fr., pp. 170, sqq.
  52. Le Droit ouvrier.
  53. F. BUISSON, La Religion, la Morale, pp. 59 et suiv.
  54. L’Éducation publique et la vie nationale, p. 177.
  55. Remarques sur l’irréligion contemporaine, février 1931, Nouvelle Revue des Jeunes, 15 février 1931.
  56. Lettres au P. de Tonquédec, les Études, 20 février 1912.
  57. La Littérature de la Révolution Mondiale. Moscou, numéro spécial 1931.