Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 255-256).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCCVIII.


Comment le dit écuyer vint au mandement du roi d’Angleterre devant Calais, lequel le reçut à grand’joie ; et comment il rendit le dit roi d’Escosse à la roine d’Angleterre.


Quand le gentil roi d’Angleterre vit l’écuyer et il sçut que c’étoit Jean de Copelant, si lui fit grand’chère et le prit par la main et lui dit : « À bien vienne mon écuyer, qui par sa vaillance a pris notre adversaire le roi d’Escosse. » — « Monseigneur, dit Jean, qui se mit à un genou devant le roi, si Dieu m’a voulu consentir si grand’grâce, que il m’a envoyé entre mes mains le roi d’Escosse, et je l’ai conquis par bataille, on n’en doit pas avoir envie ni rancune sur moi, car aussi bien peut Dieu envoyer sa grâce et sa fortune, quand il échet, à un povre écuyer que il fait à un grand seigneur ; et, Sire, ne me veuillez nul mal gré si je ne le rendis tantôt à madame la roine, car je tiens de vous, et mon serment ai de vous et non de li, fors tout à point. » Donc répondit le roi : « Jean, nennin ; le bon service que nous avez fait et la vaillance de vous vaut bien que vous soyez excusé de toutes choses ; et honnis soient tous ceux qui sur vous ont envie. Jean, dit le roi encore, je vous dirai que vous ferez : vous parti de ci, retournerez en votre maison et prendrez votre prisonnier et le mènerez devers ma femme ; et en nom de rémunération, je vous donne et assigne, au plus près de votre hôtel que aviser et regarder on pourra, cinq cents livres à l’esterlin par an de revenue, et vous retiens écuyer de mon corps et de mon hôtel[1]. »

De ce don fut Jean moult réjoui, ce fut raison, et en remercia grandement le roi. Depuis demeura-t-il deux jours de-lez le roi et les barons qui moult l’honorèrent, ainsi que bien faire le savoient, et que on doit faire à un vaillant homme ; et le tiers jour s’en partit et retourna arrière en Angleterre ; et exploita tant par ses journées qu’il vint chez soi. Si assembla ses amis et ses voisins, et recorda tout ce qu’il avoit trouvé au roi son seigneur, et le don que il lui avoit fait, et comment le roi vouloit que le roi d’Escosse fût mené pardevers madame la roine qui se tenoit encore en la cité de Bervich. Ceux qui là étoient furent tous appareillés d’aller avec Jean de Copelant et lui faire compagnie ; et emmenèrent le roi d’Escosse jusques en la cité dessus dite. Si le présenta de par le roi d’Angleterre le dit Jean à madame la roine, qui paravant en avoit été moult courroucée sur Jean : mais la paix en fut lors faite, quand elle vit le roi d’Escosse son prisonnier, avec ce que Jean s’excusa si sagement que la roine se tint pour bien contente. Depuis cette avenue, et que la roine d’Angleterre eut entendu à pourvoir bien et grossement la cité de Bervich, le châtel de Rosebourc, la cité de Durem, la ville de Neuf-Chàtel sur Thin, et toutes les garnisons sur les marches d’Escosse, et laissé au pays de Northonbrelande le seigneur de Percy et le seigneur de Neufville, comme gardiens et souverains, pour entendre à toutes besognes, elle se partit de Bervich, et s’en retourna arrière vers Londres, et emmena avec li le roi d’Escosse son prisonnier, le comte de Moret, et tous les hauts barons qui à la bataille avoient été pris. Si fit tant la dite dame par ses journées, qu’elle vint à Londres, où elle fut reçue à grand’joie, et tous ceux qui avec li étoient, qui à la bataille dessus dite avoient été. Madame d’Angleterre, par le bon conseil de ses hommes, fit mettre au fort châtel de Londres le roi d’Escosse, le comte de Moret et les autres, et ordonna bonnes gardes sur eux, et puis entendit à ordonner ses besognes, ainsi que celle qui vouloit passer la mer, et venir devant Calais, pour voir le roi son mari et le prince son fils que moult désiroit à voir ; et se hâta le plus qu’elle put ; et passa la mer à Douvres ; et eut si bon vent, Dieu mercy, qu’elle fut tantôt outre. Si fut reçue la roine, ce peut-on bien croire, à grand’joie, et logée tantôt moult honorablement, et toutes ses dames et ses damoiselles aussi largement comme si elles fussent à Londres : ce fut trois jours devant la Toussaint[2] ; de quoi le roi d’Angleterre, pour l’amour de la roine, tint cour le dit jour de Toussaint et donna à dîner à tous seigneurs qui là étoient et à toutes dames principalement ; car la roine d’Angleterre en avoit amené avec elle grand’foison, tant pour soi accompagner, comme pour venir voir pères, frères et amis, qui se tenoient au siége de Calais.

  1. Outre cette grâce, le roi l’éleva au grade de Banneret, et lui assigna cent autres livres de revenu pour l’entretien de vingt hommes d’armes.
  2. La bataille de Durham s’étant donnée le 17 octobre, il n’est guère possible que la reine d’Angleterre soit arrivée sitôt devant Calais. Comment supposer en effet que, dans un si court intervalle, elle eût pu écrire à Copland, avoir sa réponse, attendre qu’il fût revenu de France, mettre ordre à tout et passer elle-même la mer. Peut-être, au lieu de la fête de la Toussaint, faudrait-il lire la fête de Noël.