Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 259-261).
Livre I. — Partie I. [1347]

CHAPITRE CCCXIII.


Comment ceux de la Roche-Derien se tournèrent Anglois ; et comment messire Charles de Blois atout grand’foison de gens d’armes y mit le siége.


Je me suis longuement tenu de parler de monseigneur Charles de Blois, duc de Bretagne pour ce temps, et de la comtesse de Montfort ; mais ce a été pour les trêves qui furent prises devant la cité de Vennes, lesquelles furent moult bien gardées[1] ; et jouit, les trêves durant, chacune des parties assez paisiblement de ce qu’elle tenoit par avant. Sitôt qu’elles furent passées, ils commencèrent à guerroyer fortement, et le roi de France à conforter messire Charles de Blois son neveu, et le roi d’Angleterre la comtesse de Montfort, ainsi que promis et en convent lui avoit. Et étoient venus en Bretagne, de par le roi d’Angleterre, deux moult grands et moult vaillans chevaliers et partis du siége de Calais atout deux cents hommes d’armes et quatre cents archers : c’étoient messire Thomas d’Angorne[2], et messire Jean de Hartecelle ; et demeurèrent de-lez la dite comtesse en la ville de Hainnebon.

Avec eux avoit un chevalier breton bretonnant[3], fortement vaillant et bon homme d’armes, qui s’appeloit messire Tanguy du Chastel. Si faisoient souvent ces Anglois et ces Bretons des chevauchées et des issues contre les gens messire Charles de Blois, et sur le pays qui se tenoit de par lui ; et les gens messire Charles aussi sur eux. Une heure perdoient les uns, autre heure perdoient les autres ; et étoit le pays par ces gens d’armes couru, gâté èt exillié et rançonné ; et tout comparoient les pauvres gens. Or avint un jour que ces trois allèrent assiéger une bonne ville et forte qu’on appelle la Roche-Derien[4], et avoient assemblé grand’foison de gens d’armes à cheval et de soudoyers à pied, et la firent assaillir fortement et roidement ; et ceux de la ville et du châtel se défendoient vaillamment, si que ils ne perdirent rien.

En la garnison avoit un capitaine de par messire Charles de Blois, écuyer, qui s’appeloit Tassart de Ghines, appert homme d’armes durement : or y eut tel meschef que les trois parts de la ville étoient en cœur plus Anglois que François assez : si prirent leur capitaine, et dirent que ils l’occiroient si il, avec eux, ne se tournoit Anglois. Tassart ressoigna la mort, et dit que il feroit ce qu’ils voudroient. Sur cel état ils le laissèrent aller et commencèrent à traiter devers les dessus dits chevaliers anglois. Finablement, traité se porta tel, que ils se tournèrent de la partie de la comtesse de Montfort, et demeura le dit Tassart, comme auparavant, capitaine de la dite ville ; et quand les Anglois s’en partirent pour retourner vers Hainnebon, ils lui laissèrent grand’foison de gens d’armes et d’archers, pour la dite forteresse aider à garder. Quand messire Charles de Blois sçut ces nouvelles, que la Rochederien étoit tournée anglesche, si fut durement courroucé, et dit et jura que ce ne demeureroit pas ainsi ; et manda partout les seigneurs de sa partie en Bretagne et en Normandie, et fit un grand amas de gens d’armes en la cité de Nantes, et tant qu’ils furent bien seize cents armures de fer[5] et douze mille hommes de pied ; et bien y avoit quatre cents chevaliers, et entre ces quatre cents, vingt trois bannerets.

Si se partit de Nantes le dit messire Charles et toutes ses gens, et exploitèrent tant qu’ils vinrent devant la Roche-Derien : si assiégèrent toute la ville et le châtel aussi, et firent devant dresser grands engins qui jetoient nuit et jour et qui moult travailloient ceux de la ville. Si envoyèrent tantôt messages devers la comtesse de Montfort, en remontrant comment ils étoient contraints et assiégés, et requéroient que on les confortât ; car on leur avoit enconvenancé, si ils étoient assiégés. La comtesse et les trois chevaliers, pour leur honneur, ne l’eussent jamais laissé : si envoya la dite comtesse ses messages, où elle pensoit avoir gens ; et fit tant qu’elle eut en peu de temps mille armures de fer et huit mille hommes de pied[6] : si les mit tous au conduit et en garde de ces trois chevaliers dessus nommés, qui baudement et volontiers les reçurent ; et lui dirent au département qu’ils ne retourneroient jamais, si seroit la ville et le châtel désassiégés, ou ils demeureroient tous en la peine. Puis se mirent au chemin et s’en allèrent celle part à grand exploit, et firent tant qu’ils vinrent assez près de l’ost messire Charles de Blois. Quand messire Thomas d’Angourne, messire Jean de Hartecelle et messire Tanguy du Chastel, et les autres chevaliers qui là étoient assemblés, furent venus à deux lieues près de l’ost des François, ils se logèrent sur une rivière[7], à cette intention que pour battre lendemain ; et quand ils furent logés et mis à repos, messire Thomas d’Angourne et messire Jean de Hartecelle prirent environ la moitié de leurs gens et les firent armer et monter à cheval tout coiement, et puis se partirent ; et droit à heure de minuit ils se boutèrent en l’ost de messire Charles de Blois à l’un des côtés. Si y firent grand dommage, et occirent et abattirent grand’foison de gens ; et demeurèrent tant en ce faisant, que tout l’ost fut estourmi, et armés toutes manières de gens, et ne se purent partir sans bataille. Là furent enclos et combattus et reboutés durement et âprement, et ne purent porter le faix des François. Si y fut pris et moult douloureusement navré messire Thomas d’Angourne[8] ; et se sauva le mieux qu’il put le dit messire Jean de Hartecelle et une partie de ses gens ; mais la graigneur partie y demeurèrent morts ou prisonniers. Ainsi tout déconfit retourna le dit messire Jean à ses autres compagnons, qui étoient logés sur la rivière ; et trouva messire Tanguy du Chastel et les autres auxquels il recorda son aventure, dont ils furent moult émerveillés et ébahis, et eurent conseil qu’ils se délogeroient et se retrairoient à Hainnebon.

  1. Les hostilités ne cessèrent point entièrement dans cette province pendant la durée de la trêve entre les rois de France et d’Angleterre.
  2. Édouard nomma Thomas d’Agworth son lieutenant général en Bretagne par lettres données à Reding le 10 janvier 1347.
  3. C’est-à-dire de la Basse-Bretagne.
  4. L’auteur des Chroniques de France et les historiens de Bretagne placent le siége de La Roche-Derien au mois de décembre 1345, et font honneur de la prise de cette place au comte de Northampton qui était pour lors lieutenant général du roi d’Angleterre en Bretagne. Ils diffèrent aussi sur le nom du gouverneur qu’ils appellent Hue Cassiel. Ne pourrait-on pas conjecturer de ces différens récits que La Roche-Derien a été pris et repris plusieurs fois durant l’intervalle dont il s’agit, et que Froissart a raison, sans que les historiens de Bretagne aient tort ?
  5. Ce nombre de troupes s’éloigne peu de celui que Thomas d’Agworth donne à Charles de Blois, dans la lettre qu’il écrivit au chancelier du roi d’Angleterre. Comme cette lettre peut servir à éclaircir le récit de Froissart et quelquefois à le suppléer, nous la rapporterons tout entière d’après Robert d’Avesbury.

    « Très cher et très honouré sire, voiliez savoir des nuvels de parties de Bretagne que mounseigneur Charles de Bloys avoit assiégé la ville et le chastiel de Rochedirian et avoit en sa companye mil CC de nettes gentz d’armes, chivalers et esquiers, et DC d’aultres gentz d’armes, et des archiers du pais DC, et II mil balasliers, et de communes jeo ne savoie le nombre. Le quelle mounseigneur Charles avoit fait faire grandes forcerestes de fossés entour luy, et hors de sa forcereste avoit fait plenir et enracer à dim leage du pais de long entour luy touts maneres de fossés et des haies par qei mes archiers ne puissent trover lour avantage sour luy et sour ses gentz. Mais covient à fyn force de combattre en pleins champs ; et savoient luy et ses gentz par lour espies ma venue sour eaux, et fustrent en l’ost armez tut la nuyt. Et venismes mes compaignouns et moy sour eaux le vingtième jour de juyn envyron le quarter devaunt le jour, et par la grâce de Dieux la busoigne s’en ala en tiel manere qu’il perdy le champ et fust nettement desconfist, loiez en soit Dieux. Et savoie en ma companye entour CCC hommes d’armez et CCCC archiers, sans monseigneur Ric. de Totesham et Haukin de Isprede et la garison de Rochedirian les queux issoient quaunt il fust clere jour et nous purroient conustre et viendrent devers nous sour les enemys mult chivalrosement, et enfins nous eumes à feare od les enemys avaunt q’il fust solail levaunt à IIII batailles chescune après aultre. Et fusrent mortz à la journée le sire de La Vaale, le viscounte de Roane*, le sire de Chastiel Briane, le sire de Malatret, le sire de Quintyn, le sire de Rougé, le sire de Derevall et son filtz et heir, mounseigneur Rauf de Mountfort et plusieurs aultres chivalers et esquiers entre DC et DCC hommes d’armes, et du comune people jeo ne vous say dire le certain. Et fusrent pris al dit journé mounseigneur Charles de Bloys, mounseigneur Guy de La Vaale filtz et heir le sire de de La Vaale qe morust à la bataille, le sire de Rocheforde, le sire de Beaumaneres, le sire Loiak, le sire de Melak, le sire de Tyntenyak et aultres chivalers et esquiers à graunt nombre. »

    * Alain VII vicomte de Rohan, ne fut point tué dans cette action.

  6. Thomas d’Agworth dit, dans sa lettre, qu’il n’avait que trois cents hommes d’armes et quatre cents archers.
  7. Vraisemblablement la rivière de Jaudi.
  8. D’Agworth ne parle point de cette première tentative, ni de sa blessure, ni de la perte de sa liberté ; il ne fait mention que de sa victoire. Tous les historiens de Bretagne assurent néanmoins qu’il fut pris et délivré jusqu’à deux fois.