Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 261-262).
Livre I. — Partie I. [1347]

CHAPITRE CCCXIV.


Comment, par le conseil de messire Garnier de Quadudal, fut pris messire Charles de Blois et tout son ost déconfit devant la Roche-Derien.


À celle heure et en cel état, entrementes qu’ils étoient en grand conseil d’eux déloger, vint là un chevalier de par la comtesse, qui s’appeloit messire Garnier sire de Quadudal, atout cent armures de fer, et n’avoit pu plus tôt venir. Sitôt qu’il sçut le convenant et le parti où ils étoient, et comment par leur emprise ils avoient perdu, si leur donna nouveau conseil ; et ne fut de néant effrayé, et dit à messire Jean et à messire Tanguy : « Or tôt, armez-vous et faites armer vos gens, et monter à cheval qui cheval a ; et qui point n’en a si vienne à pied ; car nous irons voir nos ennemis ; et ne me doute mie, selon ce que ils se tiennent pour tous assurés, que nous les déconfirons, et recouvrerons nos dommages et nos gens. »

Ce conseil fut cru ; et s’armèrent, et dirent que de rechef ils s’aventureroient. Si se départirent ceux qui à cheval étoient tous premiers et ceux à pied les suivoient ; et s’en vinrent, environ soleil levant, férir en l’ost messire Charles, qui se dormoient et reposoient[1], et ne cuidoient avoir plus de destourbier. Ces Bretons et ces Anglois du côté de la comtesse se commencèrent à hâter et à abattre tentes et trefs et pavillons, et occire et découper gens, et à mettre en grand’meschef ; et furent si surpris, car ils ne faisoient point de guet, que oncques ils ne se purent aider. Là eut grand’déconfiture sur les gens messire Charles de Blois, et morts plus de deux cents chevaliers[2] et bien quatre mille d’autres gens, et pris le dit messire Charles de Blois[3] et tous les barons de Bretagne et de Normandie qui avec lui étoient, et rescous messire Thomas d’Angourne[4] et tous leurs compagnons. Oncques si belle aventure n’avint à gens d’armes, que il avint là aux Anglois et aux Bretons, que de déconfire sur une matinée tant de nobles gens. On leur doit bien tourner à grand’prouesse et à grand’appertise d’armes. Ainsi fut pris messire Charles de Blois des gens du roi d’Angleterre et de la comtesse de Montfort, et toute la fleur de son pays avec lui[5], et fut amené au châtel de Hainnebon, et le siége levé de la Roche-Derien. Là fut la guerre de la comtesse de Montfort grandement embellie : mais toujours se tinrent les villes, les cités et les forteresses de messire Charles de Blois : car madame sa femme, qui s’appeloit duchesse de Bretagne, prit la guerre de grand’volonté. Ainsi fut la guerre en Bretagne de ces deux dames. Vous devez savoir que quand ces nouvelles vinrent devant Calais au roi d’Angleterre et aux barons, ils en furent grandement réjouis, et contèrent l’aventure à moult belle pour leurs gens. Or parlerons-nous du roi Philippe et de son conseil et du siége de Calais.

  1. D’Agworth dit au contraire qu’ils furent toute la nuit sous les armes.
  2. Suivant la lettre de d’Agworth, il y périt six ou sept cents hommes d’armes, tant chevaliers qu’écuyers.
  3. Il se rendit à Robert du Châtel, chevalier breton du parti de Montfort, qui le conduisit dans La Roche-Derien.
  4. D’Agworth fut nommé pair l’année suivante.
  5. Le combat de La Roche-Derien fut livré le 18 juin de cette année, 1347, suivant l’inscription sur le tombeau de Gui de Laval, dans l’église collégiale de Vitré ; mais la lettre de Thomas d’Agworth le fixe au 20 de ce mois, li serait difficile de découvrir de quel côté est l’erreur.