Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCCXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 262-264).
Livre I. — Partie I. [1347]

CHAPITRE CCCXV.


Comment le roi de France fit son mandement pour combattre le roi d’Angleterre : et comment les Flamands mirent le siége devant la ville d’Aire et ardirent le pays d’environ.


Le roi Philippe de France qui sentoit ses gens de Calais durement contraints et appressés selon ce qu’il étoit informé, et véoit que le roi d’Angleterre ne s’en partiroit point, si les auroit conquis, étoit grandement courroucé. Si s’avisa et dit qu’il les vouloit conforter, et le roi d’Angleterre combattre, et lever le siége, si il pouvoit. Si commanda par tout son royaume que tous chevaliers et écuyers fussent à la fête de la Pentecôte, en la cité d’Amiens ou là près[1]. Ce mandement et commandement du roi de France s’étendit par tout son royaume. Si n’osa nul laisser qu’il n’y vînt et fut là où mandé étoit, au jour de la Pentecôte, ou tantôt après. Et mêmement le roi y fut, et tint là sa cour solennelle, au dit jour, et moult de princes et de hauts barons de-lez lui ; car le royaume de France est si grand, et tant y a de bonne et noble chevalerie et écuyerie qu’il n’en peut être dégarni.

Là étoient le duc de Normandie son ains-né fils, le duc d’Orléans son mains-né fils, le duc Eudes de Bourgogne, le duc de Bourbon, le comte de Foix, messire Louis de Savoie, messire Jean de Hainaut, le comte d’Armignac, le comte de Forest, le comte de Valentinois, et tant de comtes et de barons, que merveilles seroit à recorder. Quand tous furent venus et assemblés à Amiens, et là en la marche, si eut le roi de France plusieurs consaulx, par quel côté il pourroit sus courir et combattre ses ennemis ; et eut volontiers vu que les pas de Flandre lui eussent été ouverts. Si eut envoyé du côté devers Gravelingnes une partie de ses gens, pour rafraîchir ceux de Calais, et pour combattre les Anglois de ce côté bien et aisément par la ville de Calais ; et envoya le dit roi en Flandre grands messages, pour traiter envers les Flamands sur cel état[2]. Mais le roi d’Angleterre pour ce temps avoit tant de bons amis en Flandre que jamais ils ne lui eussent octroyé cette courtoisie. Quand le roi vit qu’il n’en pourroit venir à bout, si ne voulut mie pour ce laisser son entreprise, ni les bonnes gens de la ville mettre en nonchaloir, et dit qu’il se trairoit avant du côté devers Boulogne. Le roi d’Angleterre qui se tenoit là à siége, et étoit tenu tout le temps, ainsi que vous savez, et à grands coûtages, étudioit nuit et jour comment il pût ceux de Calais le plus contraindre et gréver ; car bien avoit ouï dire que son adversaire le roi Philippe faisoit un grand amas de gens d’armes, et qu’il le vouloit venir combattre ; et si sentoit la ville de Calais si forte que, pour assauts ni pour escarmouches que il et ses gens y faisoient, il ne les pouvoit conquerre ; dont il y musoit et imaginoit souvent. Mais la chose du monde qui plus le reconfortoit, c’étoit ce qu’il sentoit la ville de Calais mal pourvue de vivres. Si que encore pour eux tollir et clorre le pas de la mer, il fit faire et charpenter un châtel haut et grand, de longs merriens, et le fit faire si fort et si bien breteschié que on ne le pouvoit gréver ; et fit le dit châtel asseoir droit sur la rive de la mer[3], et le fit pourvoir moult bien d’espringales, de bombardes et d’arcs à tour et d’autres instrumens ; et y établit dedans quarante hommes d’armes et deux cents archers qui gardoient le havre et le port de Calais, si près que rien n’y pouvoit entrer ni issir que tout ne fut confondu. Ce fut l’avis qui plus fit de contraires à ceux de Calais, et plutôt les fit affamer.

En ce temps enorta tant le roi d’Angleterre les Flamands, lesquels le roi de France vouloit mettre en traité, si comme ci-dessus est dit, que ils issirent hors de Flandre bien cent mil, et s’en vinrent mettre le siége devant la bonne ville d’Aire, et ardirent tout le pays de là environ : Saint-Venant, Mureville, la Gorgne, Estelles, Le Ventis, et une marche que l’on dit la Loeve, et jusques aux portes de Saint-Omer et de Thérouenne[4]. Et s’en vint adonc le roi de France loger en la cité d’Arras, et envoya grand’foison de gens d’armes devant les garnisons d’Artois et par espécial, son connétable messire Charles d’Espaigne[5] à Saint-Omer ; car le comte d’Eu et de Ghines, qui connétable de France avoit été, étoit prisonnier en Angleterre, ainsi que vous savez. Ainsi se porta toute celle saison bien avant ; et ensonnièrent les Flamands grandement les François, ainçois qu’ils se partissent.

  1. Suivant les Chroniques de France, le roi partit de Paris dans la quinzaine de Pâques et s’en alla droit à Hesdin, où il avait indiqué le rendez-vous général de l’armée ; mais les troupes s’y rendirent avec si peu d’empressement qu’il ne put marcher vers Calais qu’à la mi-juillet.
  2. Robert d’Avesbury parle avec assez de détails de cette négociation, et rapporte les principales propositions que Philippe de Valois fit aux Flamands pour les détacher du parti des Anglais. Il leur offrait de faire lever l’interdit jeté sur la Flandre ; d’y entretenir le blé pendant six ans à un très bas prix ; de leur faire porter des laines de France, qu’ils manufactureraient, avec le privilége de vendre en France les draps fabriqués de ces laines, exclusivement à tous autres tant qu’ils en pourraient fournir ; de leur rendre les villes de Lille, Béthune et une troisième nommée dans le texte Rowacum, et dans le manuscrit harléien cité en note, Bowacum, qui pourrait bien être Bavay ; de les défendre envers et contre tous ; et pour sûreté de cette promesse, de leur envoyer de grandes sommes d’argent ; enfin de donner des places avantageuses aux jeunes gens bien constitués qui ne jouiraient pas d’une fortune commode. Les Flamands, ajoute Robert d’Avesbury, n’ajoutèrent point foi à ces promesses et les rejetèrent.
  3. Ce fort était situé sur une langue de terre à l’embouchure du havre, à peu près où est maintenant le Risban. Il n’était vraisemblablement pas encore construit au mois d’avril de cette année, dans lequel, suivant Knighton, les assiégés reçurent un convoi de trente voiles. Un autre convoi, envoyé quelque temps après pour les rafraîchir, n’eut pas le même succès. Les Anglais en ayant été informés, Gautier de Mauny, les comtes d’Oxford, de Northampton, de Pembroke et plusieurs autres s’embarquèrent avec un corps de troupes, le lendemain de la saint Jean-Baptiste, et rencontrèrent ce convoi en deçà du Crotoy. Il était de quarante-quatre vaisseaux de différentes grandeurs, dont dix galères qui prirent aussitôt le large. Plusieurs bâtimens se réfugièrent au Crotoy ; mais il y en eut douze qui échouèrent et dont les équipages périrent. Le lendemain, au point du jour, les Anglais ayant vu sortir de Calais deux vaisseaux leur donnèrent aussitôt la chasse ; l’un rentra dans le port avec beaucoup de peine, l’autre s’échoua, et on y fit prisonniers le patron des galères génoises, dix-sept Génois et environ quarante autres personnes. Le patron, avant d’être pris, avait jeté à la mer, après l’avoir attachée à une hache, une lettre que le gouverneur écrivait au roi de France. Elle fut trouvée le lendemain sur le rivage, à la marée basse. Nous tenons ces détails d’une lettre écrite d’après le récit d’un chevalier qui était sur la flotte anglaise. Elle a été conservée par Robert d’Avesbury, ainsi que celle du gouverneur de Calais, qui était conçue en ces termes :

    « Très cher et très douté seigneur, jeo rnoy recomank à vous taunt come jeo puisse, pluis qe celuy qe mult desire de sauver votre bon estoit qe notre Seigneur mainteyne en bien toutz dis par sa grâce. Et si le vous pleast savoir l’estat de votre ville de Caleys, soiez certain qe quaunt cestes lettres fusrent faits nous estoioms toutz sainz et heités et en graunt volonté de vous servir et de feare chose qe fust votre honeur et profit. Mais très cher et très douté seigneur, sachez qe coment qe les gentz sount toutz saines et heitez, mais la ville est à grant défaute de blées, vins et chars ; quar sachiez qely n’ad riens qe ne ne soit tut mangé, et les chiens et les chates et les chivaux, si qe de viveres nous ne poions pluis trover en la ville, si nous ne mangeons chars des gentz. Qar autrefoitz vous avois escript qe jeo tendroye la ville taunt qe y averoit à mangier : sy sumes à ceo point qe nous n’avoms dont pluis vivere. Si avoms pris accord entre nous ce si n’a-voms en brief secour à qe nous issiroms hors de la ville toutz à champs pour combatre pour vivere ou pour morir ; qar nous amons meutz à morir as champs honourablement qe manger l’un l’autre. Pourqei, très cher et très douté seigneur, mettez-y cele remedye qe vous veerez qe apartenist ; qar si briefment remedie et consail ne soit mys vous n’averez jammès plusours letres de moy et serra la ville perdu et nous qe sumes dedeinz. Notre Seigneur vous doigne bone vie et longe et vous mette en volenté qe si nous morrons pour vous qe vous la rende à nos heires, etc. »

  4. Robert d’Avesbury parle d’un petit échec que les Français reçurent devant Cassel, dont nous croyons devoir faire ici mention. Le 8 juin, dit-il, Jean, fils aîné de Philippe de Valois, ayant marché vers Cassel, à la tête d’un très gros corps de troupes, donna l’assaut à la ville depuis le matin jusqu’à midi. Les Anglais et les Flamands le reçurent si vigoureusement qu’il fut obligé de se retirer avec une perte considérable, sans avoir fait presque aucun mal à l’ennemi. L’auteur anonyme de la Chronique de Flandre n’entre dans aucun détail à ce sujet ; il dit seulement que les Français tentèrent en vain de s’emparer de Cassel ; mais il raconte auparavant deux actions, l’une au Quesnoy sur la Lys, l’autre au pays de la Loeve, dans lesquelles les Français eurent un avantage signalé sur les Flamands, et dont il n’est fait aucune mention dans Froissart ni dans Robert d’Avesbury.
  5. Charles d’Espagne exerçait alors cette charge par commission ; il n’en fut pourvu qu’au mois de janvier 1351, après la mort du comte d’Eu.