Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CXXXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 117-118).
Livre I. — Partie I. [1340]

CHAPITRE CXXXV.


Comment le comte de Hainaut se partit du siége de Tournay et alla assiéger Mortaigne et commanda à ceux de Valenciennes qu’ils y vinssent.


De l’advenue messire Robert de Bailleul et des Liégeois, qui avoient rué jus les Hainuyers, fut le roi Philippe tout joyeux, et en loua grandement ceux qui y avoient été. D’autre part le comte de Hainaut et ceux qui leurs amis avoient perdus en furent moult courroucés ; ce fut bien raison. Or avint, assez tôt après que cette chevauchée fut avenue, le comte de Hainaut, messire Jean de Hainaut son oncle, messire Girard de Werchin, sénéchal de Hainaut, et bien six cent lances de Hainuyers et Allemands, se partirent du siége de Tournay et s’en vinrent devant Mortaigne ; et manda le dit comte de Hainaut à ceux de Valenciennes qu’ils vinssent d’autre part et se missent entre l’Escarp et l’Escaut pour assaillir la ville : lesquels y vinrent en grand arroi, et firent charrier et amener grands engins pour jeter à la ville. Or vous dis que le sire de Beaujeu, qui étoit dedans, capitaine de Mortaigne et un moult sage guerroyeur, s’étoit bien douté de ces assauts, pourtant que Mortaigne siéd si près de l’Escaut et de Hainaut de tous côtés. Si avoit fait piloter la dite rivière de l’Escaut, afin que on y pût nager ; et y pouvoit avoir par droit compte plus de douze cents pilotis. Pour ce ne demeura mie que le comte de Hainaut et les Hainuyers n’y vinssent de l’un des côtés et ceux de Valenciennes de l'autre. Si se ordonnèrent et appareillèrent et sans délai pour assaillir ; et firent les Valenciennois tous leurs arbalétriers traire avant et approcher les barrières : mais il y avoit si grand tranchis de fossés qu’ils n’y pouvoient avenir. Lors s’avisèrent les aucuns qu’ils passeroient outre l'Escarp, comment qu’il fut, au dessous du Château l'Abbaye[1], et viendroient de côté devers Saint-Amand, et feroient assaut à la porte qui ouvre devers Mandé. Si passèrent aucuns compagnons volonteux aux armes, et firent tant qu’ils passèrent outre la dite rivière, ainsi que proposé l’avoient, bien quatre cents tous habiles et légers, et en grand’volonté de bien faire la besogne.

Ainsi fut Mortaigne environnée à trois portes, des Hainuyers, et tous prêts d’assaillir. Mais le plus foible des côtés, c’étoit celui devers Mandé ; et si y faisoit-il fort assez. Toutefois le sire de Beaujeu vint cette part très bien pourvu de défendre, car bien savoit qu’il n’avoit que faire d’autre part ; et tenoit un glaive roide et fort à un long fer bien acéré ; et dessous ce fer avoit un havet aigu et prenant, si que, quand il avoit lancé et il pouvoit sacher en fichant le havet en plates[2] ou en haubergeon[3] dont on étoit armé, il convenoit que on s’en venist ou que on fût renversé en l’eau. Par cette manière en attrapa-t-il et noya ce jour plus d’une douzaine ; et fut à cette porte l’assaut plus grand que autre part. Et rien n’en savoit le comte de Hainaut qui étoit du côté devers Briffeuil tout rangé sur le rivage de l’Escaut. Et avisèrent là les seigneurs entre eux voie et engin comment on pourroit tous les pilotis, dont on avoit piloté l’Escaut, ôter et traire hors par force ou par soubtilleté, par quoi on pût nager jusques aux murs. Si ordonnèrent et avisèrent à faire une grosse nef ou engin, qui tous les pût attraire hors par force, l’un après l’autre. Adonc furent charpentiers mandés et mis en oeuvre, et le dit engin fait en une nef.

Aussi ce même jour levèrent ceux de Valenciennes un très bel engin et bien jetant, qui portoit les grosses pierres jusques dedans la ville et au château, et travailloit durement ceux de Mortaigne. Ainsi passèrent ce premier jour et la nuit ensuivant, en assaillant, avisant et devisant comment ils pourroient grever Mortaigne. Et lendemain se trairent à l’assaut de tous côtés. Encore n’étoit point le second jour fait l’engin qui devoit traire les pilots hors : mais l’engin de Valenciennes jetoit ouniement à ceux de Mortaigne.

  1. Abbaye au sud de Mortagne, entre la Scarpe et l’Escaut.
  2. Armure faite de lames de fer.
  3. Le haubergeon était une cotte de mailles qui couvrait la poitrine jusqu’au défaut des côtes et descendait jusqu’aux genoux. Les nobles et les chevaliers avaient seuls le droit de la porter. Elle se mettait sur le gambeson.