Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XCI

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Livre I. — Partie I. [1339]

CHAPITRE XCI.


Comment le sire de Fagnoelles et le sire de Tupegny, Hainuyers, costioient l’ost des Anglois ; et comment le sire de Fagnoelles fut pris.


Ainsi, et sur cet état, fut la journée accordée de combattre, et fut signifiée à tous les compagnons d’un ost et de l’autre. Si se habillèrent et ordonnèrent chacun selon ce qu’il besognoit. Le jeudi au matin avint ainsi, que deux chevaliers au comte de Hainaut et de sa délivrance, le sire de Fagnoelles et le sire de Tupegny, montèrent sur leur coursiers roides, forts et bien courans, et se partirent de leur ost, entre eux deux, pour aller voir l’ost aux Anglois et regarder. Si chevauchèrent bien un grand temps à la couverte, toudis en costiant l’ost aux Anglois. Or eschéi que le sire de Fagnoelles étoit monté sur un coursier trop melancolieux et mal enfrené : si s’effraya en chevauchant, et prit son mors aux dens, par telle manière qu’il s’escueillit et se demena tant qu’il fut maître du seigneur qui le chevauchoit, et l’emporta, voulut ou non, droit en-my le logis des Anglois ; et chéy d’aventure entre mains d’Allemands, qui tantôt connurent qu’il n’étoit mie de leurs gens. Si l’enclorrent de toutes parts et le prirent[1], et le cheval aussi ; et demeura prisonnier, ne sais, à cinq ou à six hommes gentils Allemands, qui tantôt le rançonnèrent et lui demandèrent dont il étoit ; et il répondit : « De Hainaut. » Adonc lui demandèrent-ils si il connoissoit messire Jean de Hainaut ; et il dit ; « Oui. » Et requit par amour que on le menât devers lui ; car il étoit tout sûr qu’il l’applégeroit de sa rançon s’ils vouloient. De ces paroles furent les Allemands tous joyeux, et l’amenèrent devers le seigneur de Beaumont, qui tantôt avoit ouï messe, et fut moult émerveillé quand il vit le seigneur de Fagnoelles. Si lui recorda cil son aventure, si comme vous avez ci-dessus ouï, et aussi de combien il étoit rançonné. Adonc demeura le sire de Beaumont pour le dit chevalier devers ses maîtres, et l’applégea de sa rançon. Si se partit sur ce le sire de Fagnoelles et revint arrière en l’ost de Hainaut, devers le comte et les seigneurs, qui étoient tous courroucés de lui, par la relation que le sire de Tupegny en avoit faite ; mais ils furent moult joyeux quand ils le virent revenu. Si remercia grandement le comte de Hainaut messire Jean de Hainaut son oncle qui l’avoit applégé et renvoyé sans péril et sans dommage, fors de sa rançon seulement ; car son coursier lui fut rendu et restitué, à la prière et ordonnance dudit messire Jean de Hainaut. Ainsi se porta cette journée et n’y eut rien fait, non chose qui fasse à recorder.

  1. Suivant la même lettre d’Édouard, le sire de Fagnoelles fut pris non le jeudi 21, mais le dimanche 24.