Les Lois (trad. Cousin)/Argument philosophique
ARGUMENT
PHILOSOPHIQUE.
Les passages suivans nous font connaître l’ensemble des travaux politiques de Platon, et la place que les Lois y occupent.
Lois, livre cinquième : « Il faut proposer la meilleure forme de gouvernement, puis une seconde, puis une troisième, et en laisser le choix à qui il appartient de décider. »
« Si le gouvernement que nous allons établir n’est point le meilleur de tous, il ne le cède qu’à un seul. »
« L’État qu’il faut mettre au premier rang est celui où l’on pratique le plus à la lettre, dans toutes les parties, l’ancien proverbe : Que tout est véritablement commun entre amis. Quelque part qu'il arrive, ou qu'il doive arriver un jour, que les femmes soient communes, les enfans communs, les biens de toute espèce communs, et qu'on apporte tous les soins imaginables pour retrancher du commerce de la vie jusqu'au nom même de propriété, de sorte que les choses mêmes que la nature a données en propre à chaque homme deviennent en quelque sorte communes à tous, autant qu'il se pourra, comme les yeux, les oreilles, les mains, et que tous les citoyens s'imaginent qu'ils voient, qu'ils entendent, qu'ils agissent en commun, que tous approuvent et blâment de concert les mêmes choses, que leurs plaisirs et leurs peines roulent sur les mêmes objets : en un mot, partout où les lois auront pour but de rendre l'État parfaitement un, on peut assurer que là est le comble de la vertu politique ; et les lois ne peuvent avoir une direction meilleure. Un tel État, qu'il ait pour habitans des dieux ou des enfans des dieux, est l'asile du bonheur parfait. C'est pourquoi il ne faut pas chercher ailleurs le modèle d'un gouvernement ; mais on doit s'attacher à celui-là, et en approcher le plus qu'il sera possible. L'État que nous avons entrepris de fonder sera très peu éloigné de cet exemplaire immortel, si l'exécution répond au projet, et on doit le mettre le second. Pour le troisième, nous en exposerons le plan dans la suite, si Dieu nous le permet. »
La République est l'exposition de cet État parfait où règne l'unité et l'égalité absolue. L'État qui ne le cède qu'à un seul, qui s'éloigne sans doute de l'exemplaire immortel de la République, mais qui s'en éloigne le moins possible, est celui que Platon déclare lui-même avoir entrepris de fonder dans les Lois.
Quel est le troisième État, inférieur aux deux premiers, et dont il promet plus tard d'exposer le plan, si Dieu le lui permet ? nous l'ignorons. La mort a empêché Platon de parcourir le cercle entier de ses travaux politiques, et l'ouvrage qui devait achever la trilogie sociale qu'il avait entreprise est resté dans sa pensée, sans laisser aucune autre trace que celle que nous venons de signaler.
Boeckh[1] qui connaît tout et rapproche tout, croit trouver dans Aristote une explication et même un résumé de cet obscur et important passage. Le véritable politique, dit Aristote[2], doit savoir quel est l'État le plus parfait absolument parlant, et sans tenir aucun compte des difficultés extérieures; ensuite quel est l'État le plus parfait, non plus absolument, mais relativement, non plus en idée, mais dans la pratique et l'application, et en consultant les circonstances ; enfin quel est le plus parfait dans telle ou telle hypothèse, avec telle ou telle condition qu'il plaira de supposer, de manière à pouvoir, cette condition étant donnée, en tirer le meilleur parti possible; et faire, par exemple, la meilleure démocratie possible, si on est condamné à une démocratie, ou la meilleure aristocratie, si l'hypothèse est un État aristocratique, etc.[3]. Boeckh ne fait aucun doute que ce troisième État d'Aristote ne soit le troisième État de Platon. Mais il n'en donne aucune preuve : il se fie apparemment à cette induction, que les deux premiers États dont parlent Platon et Aristote étant les mêmes, le troisième doit l'être également. Mais le fondement de cette induction n'est rien moins que solide. Il ne faudrait pas seulement que les deux premiers États qu'Aristote indique fussent les mêmes que ceux que Platon a peints ; il faudrait encore qu'ils fussent les mêmes dans l'intention de l'auteur, et qu'ici Aristote eût en vue les Lois, Or c'est ce qui n'est pas démontré. Au contraire, il semble bien que, ni de près ni de loin, Aristote ne regarde ici Platon. La distinction qu'il établit entre la perfection absolue d'un gouvernement considéré indépendamment de toute circonstance extérieure et sa bonté relative et pratique, est une distinction qui se trouve souvent dans la Politique et ailleurs, sans aucune allusion au passage des Lois. L'induction que l'on voudrait tirer d'un rapport purement accidentel et fortuit est donc tout-à-fait gratuite, et la lumière que Boeckh a cru pouvoir emprunter à cet endroit d'Aristote pour éclairer celui de Platon, n'est que la lumière d'une hypothèse. Un argument décisif contre cette hypothèse, c'est qu'outre les trois formes précédentes de gouvernement, Aristote en cite une quatrième encore, savoir celle qui est possible, facile, s'applique à toutes les circonstances et convient à toutes les villes[4]. Ce quatrième État, dont l'illustre critique ne fait aucune mention, détruit le parallélisme qu'il a voulu établir entre les deux passages de la Politique et des Lois. Au lieu de nous perdre en conjectures arbitraires, il vaut mieux avouer que nous sommes condamnés à ignorer qu'il est ce troisième État, inférieur aux deux premiers, auquel Platon se proposait de consacrer un ouvrage particulier, après la République et les Lois.
Ces deux ouvrages contiennent donc pour nous toute la politique de Platon, et cette politique s'y dévoile avec une évidence qui ne laisse rien à désirer.
Ce qui distingue essentiellement la politique de Platon, c'est de n'être point séparée de la morale : de là ses mérites et ses défauts; des vues admirables, vraies, grandes et de tous les temps, comme la conscience et la vertu, avec un rigorisme outré et un ascétisme minutieux, qui rappellent trop une époque particulière du monde écoulée sans retour. La civilisation moderne ne veut laisser à l’État que ce qu’elle ne peut lui ôter sans compromettre l’ordre social; la civilisation antique donnait à l’État l’humanité tout entière. L’une tend peut-être à trop séparer la politique de la morale ; l’autre ne les distinguait point assez. L'Orient les avait nécessairement confondues dans l’unité despotique où il absorbait toutes choses, et la Grèce qui devait tout séparer pour tout affranchir, et commencer l’ère de la liberté, la Grèce à son berceau était encore attachée à l'Orient dont elle sortait ; et c’est vers cette Grèce des premiers âges que Platon reportait sans cesse ses regards. Il y touchait par l’école de Pythagore, dont la politique est toute morale ; Socrate son maître avait passé sa vie à rappeler les politiques de son temps à la vertu ; et lui-même, à le considérer sous le point de vue le plus général, est par-dessus tout un grand moraliste. Il était tout simple que l'homme d'état s'en ressentît.
Il n'y a pas un de ses dialogues où il ne rappelle la politique à la morale. Partout il réprimande la folie de ceux qui entreprennent de gouverner les autres quand ils ne savent pas se gouverner eux-mêmes. Partout il signale avec force la fragilité d'un ordre social où tous les citoyens ne cherchent qu'à se surpasser les uns les autres, et où l'ambition, la cupidité, la vanité, l'égoïsme, sont dans tous les cœurs. Le Gorgias est une protestation sublime contre cette politique corrompue; mais il y a loin encore du Gorgias à la République. La République est la conception d'un État fondé exclusivement sur la vertu. Platon y considère l'État comme une personne morale, soumise aux mêmes devoirs qu'un individu, et comme lui ne pouvant trouver le bonheur que dans la vertu : voilà pourquoi il y passe, avec une facilité qui a trompé les meilleurs esprits sur le vrai but de la République, de l'individu à l'État et de l'État à l'individu, et les donne à volonté, dans la perfection qui leur est commune, comme un modèle l'un à l'autre. L'individu est un État en petit ; il doit coordonner tous les éléments dont il se compose par rapport à l'unité de sa destinée, savoir le bonheur dans la vertu ; il doit soumettre à une discipline et comme à une police sévère ses passions et toutes les parties inférieures de sa nature, sous le gouvernement de la raison. Un État est une personne morale en grand, qui a la même destinée que l'individu, et par conséquent les mêmes devoirs, les mêmes passions à contenir, les mêmes vertus à pratiquer, le même gouvernement de la raison et des lumières à établir sur elle-même. De là l'obligation pour l'État d'institutions qui répondent aux pratiques de la vertu individuelle. Ainsi la tempérance, transportée de l'individu à l'État, y produit l'institution des repas en commun ; la justice, le désintéressement, la générosité y sont représentés par l'égalité absolue, l'absence de toute propriété individuelle, la communauté des biens et même celle des femmes. Toutes les vertus ont ainsi leurs institutions analogues. Or ces institutions, qui réalisent et répandent la vertu, la supposent, et ne peuvent se soutenir que par elle ; d'où il suit que l'art politique consiste à faire des hommes vertueux, capables des institutions sur lesquelles l'État repose. Ce qui soutient et garantit les États ordinaires, leurs institutions et les dispositions des citoyens, ce sont les lois; et les lois sont essentiellement pénales, elles assignent d'avance des punitions déterminées à toutes les infractions de l'ordre légal. Mais moralement il répugne que la vertu soit le fruit de la peur du châtiment ; ce n'est là qu'une vertu d'esclave, une fausse vertu destituée de tout caractère propre de moralité, la vertu d'une machine et non celle d'un être raisonnable et libre; et comme il s'agit de produire la vraie vertu, qui seule peut donner le vrai bonheur, il faut renoncer à toute loi, à tout code pénal, et substituer à ce moyen, immoral dans sa nature et d'ailleurs presque toujours impuissant, le moyen moral et tout autrement sûr de l'éducation, et appuyer les institutions, non sur les lois, mais sur les mœurs, sur les lumières, la raison et la conscience publique. Telle est la République de Platon ; c'est l'idéal de l'État dans sa perfection absolue, laquelle, aux yeux de Platon, est la perfection morale.
Après avoir posé l'idéal, il s'agissait de le réaliser; c'est le but des Lois, Ce mot exprime toute la différence de la République et des Lois, Dans le premier ouvrage il n'y a pas de lois ; tout y repose sur les mœurs, lesquelles reposent sur l'éducation ; dans le second, au contraire, tout repose nécessairement sur les lois. Platon, en voulant réaliser sa république au milieu de la corruption de son temps, ne pouvait oublier cette corruption, et il était bien obligé de prendre contre elle ses précautions, en ajoutant aux mœurs le frein et la sanction des lois et des peines qui y sont attachées. Cette différence essentielle en suppose et en amène beaucoup d'autres. Quand on se défie assez des dispositions des citoyens pour leur imposer des lois pénales, il serait absurde de leur donner des institutions d'une sévérité morale qui exigerait d'eux des vertus qu'on n'en peut attendre. Voilà pourquoi les Lois ne reproduisent point les grandes institutions de la République ; elles ne demandent point le renoncement à la propriété ; elles ne contiennent ni la communauté des biens, ni celle des femmes et des enfans ; elles n'imposent les repas en commun qu'aux hommes seuls, et encore elles les recommandent plutôt qu'elles ne les imposent. Platon n'abandonne point l'idéal qu'il a tracé dans la République, comme quelques uns l'ont imaginé : il est si loin de l'abandonner, qu'il se propose ici de le réaliser ; mais pour cela, il faut bien qu'il l'accommode à la réalité ; il ne le corrige point, il le modifie, et en le modifiant il le rappelle sans cesse, avec le regret profondément senti et pathétiquement exprimé de ne pouvoir le conserver dans sa pureté absolue. Il y a dans toutes les parties des Lois un retour continuel et comme un soupir vers la République. Supposer qu'elles sont une exécution fidèle des principes de la République, c'est assurément les méconnaître ; mais c'est les méconnaître bien plus encore, que de supposer qu'elles sont en contradiction avec elle. Leur caractère propre est dans une juste mesure de ressemblances et de différences. Un examen détaillé des Lois nous montrera les unes et les autres sous toutes leurs faces.
Les Lois forment une vaste composition d'une régularité parfaite ; mais cette régularité ne se révèle qu'à une étude approfondie, et mille digressions apparentes semblent briser à tout moment le fil de la discussion à des yeux inattentifs ou peu exercés. Ce désordre est l'artifice même de la composition de Platon. Platon est le philosophe grec par excellence, et la Grèce est le monde de l'art. La beauté de la forme est pour ce grand artiste la condition suprême : rien chez lui ne doit sentir la raideur et la sécheresse. Chacun de ses ouvrages a son but déterminé et le poursuit sans cesse, mais sans l'indiquer. Jamais le sujet n'est abordé directement; et par cela seul qu'une question est mise en avant au début et sur le premier plan d'un dialogue, on peut affirmer presque toujours que cette question n'est pas le véritable but de ce dialogue. Sans doute les Lois sont un des écrits de Platon qui se rapprochent le plus de notre forme didactique ; et pourtant l'intervalle est grand encore, et l'art domine ici de toutes parts. Cet art est un piège pour le lecteur moderne. Après l'avoir signalé, notre devoir est de le faire disparaître, et de changer, pour ainsi dire, l'antique labyrinthe avec ses mille replis, en une route régulière et facile, à l'usage de nos modernes habitudes.
La première chose à faire pour voir clair et s'orienter dans les Lois, c'est de les diviser en deux parties : d'abord les quatre premiers livres, qui servent d'introduction à l'ouvrage entier; ensuite les huit derniers livres, qui composent l'ouvrage lui-même. Les quatre premiers livres renferment les principes généraux des Lois y l'esprit qui y règne, la méthode qui y préside à toutes les recherches. L'ouvrage véritable commence au cinquième livre, et comprend, avec l'ordonnance extérieure de l'État et la répartition de la population, son organisation intérieure ; savoir : en premier lieu la constitution politique et la composition du gouvernement, en second lieu la législation proprement dite, avec le nombreux cortège de ses lois de toute espèce, tout cela jusqu'au neuvième livré, où les lois sont établies sur leur base nécessaire, et rattachées à un code pénal qui occupe les trois derniers livres tout entiers, et embrasse tous les grands délits politiques, civils, religieux, commerciaux et militaires.
Telle est l'économie, si simple en elle-même, l'ordonnance philosophique des Lois, qu'il ne faut pas perdre de vue sous l'apparent désordre et le mouvement varié de la marche dramatique. Voici maintenant le plan et les traits principaux des quatre premiers livres, qui semblent au premier coup d'œil si entrecoupés, si incohérents, si obscurs. Platon lui-même indique une fois ce plan, et le cache ensuite sous mille digressions apparentes, qui le voilent à la fois et le développent.
Livre premier, pages 18 et 19 : « Une vraie législation doit se rapporter à la vertu, et puiser le détail des lois dans chacune des espèces qui la composent… Elle doit suivre une route bien différente de celle des législateurs de nos jours, qui s'occupent uniquement du point qu'ils ont besoin de régler pour le moment, celui-ci des héritages et des héritières, celui-là des violences, d'autres enfin d'une foule de choses de cette nature ; au lieu que, selon nous, la vraie manière de pro céder en fait de lois est de commencer par la vertu… Il ne faut pas borner ses vues à une seule partie de la vertu, et encore à la moins considérable…
» Il faut rechercher une législation qui ait l'avantage de rendre heureux ceux qui l'observent, en leur procurant tous les biens. Or, il y a des biens de deux espèces, les uns humains, les autres divins. Les premiers sont attachés aux seconds ; de sorte qu'un État qui reçoit les plus grands acquiert en même temps les moindres. A la tête des biens de moindre valeur est la santé, après elle vient la beauté, ensuite la vigueur, soit à la course, soit dans tous les autres mouvements du corps. La richesse vient en quatrième lieu ; non pas Plutus aveugle, mais Plutus clairvoyant et marchant à la suite de la Prudence. Dans l'ordre des biens divins, le premier est la prudence ; après vient la tempérance ; et du mélange de ces deux vertus et du courage naît la justice, qui occupe la troisième place ; le courage est à la quatrième. Ces derniers biens méritent par leur nature la préférence sur les premiers, et il est du devoir du législateur de la leur conserver. Il faut qu'il enseigne aux citoyens que toutes les dispositions des lois se rapportent à ces deux sortes de biens, parmi lesquels les biens humains se rapportent aux divins, et ceux-ci à la prudence, qui tient le premier rang. Sur ce plan, il réglera d'abord ce qui concerne les mariages, puis la naissance et l'éducation des enfants de l'un et l'autre sexe; il les suivra depuis la jeunesse jusqu'à la vieillesse, marquant ce qui est digne d'estime ou de blâme dans toutes leurs relations ; observant et étudiant soigneusement leurs peines, leurs plaisirs, leurs désirs et tous leurs penchants ; les approuvant ou les condamnant dans ses lois, suivant la droite raison ; et de même, à l'égard de leurs colères, de leurs craintes, des troubles que l'adversité excite dans l'âme, et de l'ivresse que la prospérité y fait naître, et encore de tous les accidens auxquels les hommes sont sujets dans les maladies, les guerres, la pauvreté, et dans les situations contraires : il faut qu'il leur apprenne et qu'il détermine ce qu'il y a d'honnête ou de honteux dans la manière dont on se conduit dans toutes ces rencontres. Après quoi, il est nécessaire qu'il porte son attention sur les fortunes, pour en régler l'acquisition et l'usage ; que dans toutes les sociétés et les pactes, soit libres, soit involontaires, que le commerce mutuel amènera, il démêle le juste de l'injuste, et les conventions équitables de celles qui ne le sont pas; qu'il décerne des récompenses aux fidèles observateurs des lois, et qu'il établisse des peines pour ceux qui les violeront. Après avoir ainsi réglé successivement toutes les parties de la législation, il finira par ordonner ce qui appartient à la sépulture des morts, et quels honneurs il convient de leur rendre. Ces lois une fois établies, il préposera des magistrats, pour veiller à leur maintien : en sorte que ce corps d'institutions lié et assorti dans toutes ses parties par la raison, paraisse marcher à la suite de la tempérance et de la justice, et non de la richesse et de l'ambition...
» Étranger, dit Clinias au vieillard athénien, quelle méthode faut-il observer dans la recherche d'une bonne législation? — L'Athénien : Je pense qu'il faut traiter tout ce qui se rapporte au courage : nous passerons ensuite à une autre vertu, et de celle-ci à une troisième; nous finirons par considérer la vertu en général, et nous montrerons quel est le centre où aboutit tout ce que nous aurons dit. »
Le premier livre traite donc du courage et des institutions nécessaires au développement de cette vertu. Le courage militaire fait d'abord les frais de la discussion. il y reçoit et les éloges et le haut rang qu'il mérite. Mais bientôt on montre que le courage militaire n'est qu'une forme particulière du courage : ce qui amène la critique des législations dont la guerre est le but unique. Au-dessus du courage guerrier est le courage moral, la force de l’âme, sans laquelle il n’y a aucune vertu, ni même aucune vertu militaire : c’est celle-là qui mérite toute l’attention du législateur. Si le courage guerrier se forme dans des exercices qui nous apprennent à résister à la douleur physique, le vrai courage, celui de Famé, demande des exercices où l’âme s’instruise à résister à l’attrait du plaisir, à l’enivrement de la joie et des passions, aux ardeurs téméraires ou aux craintes pusillanimes. Or, comme les exercices militaires nous préparent à la guerre véritable par cette guerre simulée, qu’on appelle la gymnastique, de même, pour l’apprentissage de la force morale, il faudrait chercher quelque chose qui soumît l’âme à des dangers fictifs, contre lesquels elle s’exercerait à résister aux dangers véritables. De là l’institution des banquets en commun qui mettent l’âme en quelque sorte aux prises avec ses passions habituelles, qu'ils soulèvent et enhardissent. Les banquets sont en quelque sorte une gymnastique morale. C'est une excellente école de courage, car c'en est une de tempérance, vertu supérieure qui constitue le courage moral dont le courage militaire n'est qu'une image. Ainsi, la discussion passe du courage à la tempérance, par l'intime rapport qui unit ces deux vertus : par là, elle s'agrandit insensiblement et amène, avec le second livre, l'importante question de l'éducation; et, le sujet s'agrandissant sans cesse, l'éducation ne s'y rapporte pas seulement aux deux vertus déjà parcourues, savoir le courage et la tempérance, mais à toutes les vertus et à la vertu en général.
L'éducation chez les Grecs se renfermait à peu près dans les exercices du chœur, lesquels embrassaient le chant et la danse. L'art du chant était la musique proprement dite comme l'art de la danse, en tant qu'il avait pour but le perfectionnement du corps, se rapportait à la gymnastique. Platon, ne voulant ici qu'exposer sa méthode, effleure tout nécessairement en même temps qu'il agrandit tout. Il ne cherche qu'un exemple, et le prend, non pas dans cette partie de l'éducation qu'on appelle la gymnastique, et dont il se réserve de traiter plus tard avec détail, mais dans l'autre partie, la musique, d'abord parce que la musique a plus évidemment un caractère moral, ensuite parce que la sphère de la musique est plus étendue que celle de la gymnastique et qu'ainsi l'exemple qu'il choisit est plus facile à généraliser, et parce qu'enfin c'est à la musique que se rapporte l'institution des banquets auxquels le chant est toujours plus ou moins mêlé. Platon montre donc brièvement, mais avec force, la puissance morale de la musique dans le rapport intime du beau et du bien. Il nie que la musique, et par là il ne faut pas oublier qu'il a indirectement en vue tous les arts, ne soit autre chose que le talent d'affecter l'âme agréablement ; selon lui, ce langage n'est pas supportable, et il n'est pas permis de le tenir. En supposant que l'art soit l'imitation de la nature, il ne s'ensuit pas qu'il soit l'imitation de toutes choses dans la nature. Platon va même jusqu'à soutenir que l'imitation n'est pas belle en elle-même, mais par son rapport à l'objet imité, et à cette condition que l'objet imité soit beau lui-même. Or, le beau est agréable sans doute, mais il est autre chose encore; il affecte l'âme agréablement, mais il a de plus la vertu secrète de l'élever et de l'ennoblir. L'art se rapporte à la fois au beau et à l'agréable; il exprime l'un en excitant l'autre; il a le bien pour dernier but et le plaisir pour condition immédiate. Il y a deux sortes de plaisirs que Platon a déjà distingués dans le Philèbe[5] : celui des sens qui naît de leur seule satisfaction, et celui de lame qui est attaché par un lien merveilleux à la perception du vrai et à celle du bien. C'est ce plaisir exquis et délicat, attaché à la vérité et à la vertu, qui les fait belles, et c'est cette beauté que l'art exprime. Son essence est précisément dans sa dignité. L'artiste qui ne veut donner aux hommes que des plaisirs vulgaires et exciter en eux des mouvements passionnés, est sûr de plaire à la multitude, mais il manque le but véritable de l'art ; et, d'un autre côté, si sa voix n'a pas de charme, s'il n'éprouve pas lui-même et s'il ne sait pas communiquer aux autres l'émotion divine de la beauté, le génie de l'art lui a été refusé. En appliquant cette théorie à la musique, on peut dire que sa beauté n’est point dans le plaisir qu’elle donne, car le plaisir seul ne constitue pas le beau ; ni dans des combinaisons plus ou moins savantes et dans des difficultés vaincues, qui ne donnent à l'âme aucun plaisir ; mais qu’elle consiste dans un charme particulier et indéfinissable qui enlève l'âme à la vie vulgaire, et l’emporte dans un monde à part, où tout est noble, serein, pur, mélodieux : la belle musique est essentiellement morale par la moralité de ses effets. Dans ce point de vue, la musique est tout entière dans l’expression ; et ce principe admis conduit naturellement à cette conséquence, que la musique vocale est bien supérieure à la musique instrumentale, qui n’est plus bonne que comme accompagnement de la première : aussi, Platon se moque-t-il de ces prétendus artistes qui, déjà de son temps, à ce qu’il paraît, avilissaient l’art en le détournant à des effets étrangers, tourmentaient toutes sortes d'instruments pour en tirer d'impuissantes imitations des différents sons de la nature et de la voix des animaux, et négligeaient le plus beau de tous les instruments, l'instrument musical par excellence, la voix humaine. Il blâme également des paroles sans chant et des effets d'instrumentation sans parole, le pur récitatif et la pure harmonie. L'emploi des instruments sans la voix humaine lui paraît une barbarie et un vrai charlatanisme. La voix humaine en effet est la voix de l'âme, et c'est par l'âme qu'il faut parler à l'âme ; théorie très vraie en elle-même, mais trop exclusive, et qui concentrerait la musique dans le chant. Si la bonne musique élève l'âme, la mauvaise la corrompt ; et il en est des banquets comme de la musique qui y préside : ils ont sur l'âme une puissance en bien et en mal que l'État doit surveiller. La musique et les banquets sont ordinairement contraires à la tempérance; l'État doit, en les épurant et en les associant, tirer de leur puissance réunie de merveilleux effets pour la tempérance en particulier, et en général pour la vertu et pour l'éducation de l'âme.
Il semble, au premier coup d'œil, que le troisième livre traite de l'origine des sociétés humaines, de celle des gouvernemens, et de l'histoire des différents gouvernements de la Grèce. Et en effet, il y a sur tout cela, dans le troisième livre, des vues historiques et théoriques de la plus haute importance, que ni les publicistes ni les historiens modernes de la Grèce, et particulièrement celui des Doriens, n'ont peut-être pas assez mises à profit. Mais si c'était là le but de ce troisième livre, il ne serait pas facile de voir son rapport aux deux précédents. Il faut donc lui en chercher un autre. Ce but caché, mais réel, est l'examen des diverses formes de gouvernement, par rapport à la vertu. C'est par là que ce livre se rattache intimement à ceux qui précèdent, et en est la continuation naturelle. Mais Platon se garde bien de trop montrer ce lien ; le tissu de sa composition serait trop grossier, et l'artiste serait captif dans son sujet au lieu de le dominer. L'examen du rapport des divers gouvernements à la vertu suppose la connaissance des diverses formes de gouvernement; or, cette connaissance doit être empruntée à l'histoire, à celle de la Grèce, la plus sûre et la plus intéressante pour un Grec, et qui déjà contenait un assez grand nombre de gouvernemens, excepté quelques uns qu'il faudra nécessairement demander à l'histoire étrangère, et même à des conjectures sur le passé de l'espèce humaine, sur la formation et sur l'origine des gouvernements et des sociétés. Le sujet véritable qu'il s'agit de traiter, supposant toutes ces recherches, les provoque, et Platon s'y abandonne sans oublier son sujet, mais aussi sans le rappeler. Il met ces recherches sur le premier plan, et rejette à la fin ce qui ne doit venir qu'à la fin. Il les expose en elles-mêmes, et leur donne l'intérêt qui leur appartient; c'est au lecteur à saisir leur rapport à ce qui les précède et les suit. Au milieu des conjectures qui remplissent une partie du troisième livre des Lois, il faut remarquer l'hypothèse, donnée comme fort vraisemblable et tirée d'anciennes traditions, de grandes catastrophes de nature diverse, qui, à plusieurs intervalles, auraient bouleversé la terre, et détruit à plusieurs reprises les établissemens naissants de la jeune humanité : entre autres un déluge, auquel serait à peine échappé un petit nombre d'hommes, faible débris du genre humain conservé sur quelques montagnes. Vient ensuite la lente et laborieuse invention des arts dans le besoin. Le respect de Platon pour l'antiquité pourrait lui faire attribuer l'opinion d'un état primitif plus parfait que le nôtre. Ici l'opinion contraire est nettement exprimée : l'état primitif a été l'état sauvage. La première société a été la famille ; le premier gouvernement, le patriarcat. La succession des autres formes de gouvernement est extrêmement obscure, et la lumière ne recommence qu'avec l'histoire de l'invasion des Doriens dans le Péloponnèse, et de la formation de la confédération dorienne sur les débris de la puissance achéenne. Platon fait voir quelle était alors la force de cette confédération et des trois grands État s qui la composaient, Sparte, Messène et Argos. Tout semblait lui promettre une puissance immortelle. Les Achéens, vaincus sans ressource, ne pouvaient relever la tête. Les vainqueurs formaient une race unique, et leur armée était nombreuse et aguerrie. Tout en se divisant en trois État pour mieux occuper tous les points du territoire conquis, ils s'étaient liés par les serments les plus saints, et avaient formé un traité en vertu duquel ils se garantissaient réciproquement contre celui d'entre eux qui violerait la confédération et porterait atteinte aux relations politiques des trois États, ou même dans chaque État aux relations des sujets et des chefs. Ces chefs ou rois aimaient leurs sujets, c'est-à-dire les soldats à la valeur desquels ils devaient leurs conquêtes ; et les soldats devaient aimer les rois qui les avaient menés à la victoire. A l'intérieur la concorde paraissait facile à maintenir, la propriété ayant pu être divisée également. Et pourtant cette puissante confédération est tombée bien vite. Les causes de cette ruine rapide amènent le sujet véritable du livre, le rapport des diverses formes de gouvernement à la vertu. Platon montre que la confédération dorienne périt, non pas assurément faute du courage guerrier que ses lois avaient même beaucoup trop exclusivement en vue, mais faute d'institutions capables de consacrer et d'entretenir cet autre courage tout autrement important, qui consiste à maîtriser ses passions, l'envie, la cupidité, l'ambition, c'est-à-dire la tempérance, vertu aussi nécessaire aux États qu'aux individus, et qui seule suppose toutes les autres; car la tempérance produit la justice, et elle ne peut exister sans la prudence, les lumières, la raison. La confédération dorienne périt pour n'avoir considéré qu'une seule vertu, et la moindre encore, tandis qu'il' y en a quatre. L'ignorance engendra tous les vices qui brisèrent ses liens, et perdirent les États dont elle se composait, Sparte exceptée. En effet, avant la guerre médique, Messène, Argos et Sparte étaient depuis longtemps divisées, et Argos et Messène étaient descendues à une telle dégradation, qu'à l'invasion dés Perses, où l'ancienne concorde aurait dû se ranimer, Argos refusa tout concours à la défense commune, et Messène choisit ce moment pour faire la guerre à Sparte. Platon émet ici une opinion que l'histoire profondément obscure de ces temps, surtout en ce qui regarde Messène et Argos, ne permet pas d'apprécier à sa juste valeur : il dit que ce qui perdit Messène et Argos fut la puissance trop absolue de leurs rois et l'imprévoyance des législateurs d'alors, qui n'exigèrent des rois que l'impuissante et illusoire garantie du serment. Nulle institution intermédiaire et protectrice de la liberté des sujets n'ayant été établie à Messénie et à Argos, les rois Héraclides de ces deux États tombèrent aisément dans l'aveuglement du pouvoir absolu, et dans toutes les folies où l'absence de contrôle et de contrepoids précipite la faiblesse humaine. Des causes contraires sauvèrent, maintinrent et agrandirent la puissance de Sparte. Une admirable succession de législateurs éclairés y tempéra successivement l'autorité royale, d'abord en la divisant et en faisant deux rois au lieu d'un seul, puis en établissant un sénat, et enfin l'éphorie. C'est précisément cette diversité d'éléments dans la constitution de Sparte, ce mélange de monarchie, d'aristocratie et de démocratie qui en fit la force et la durée ; car partout où manque un pareil mélange, le pouvoir qui prédomine, n'étant retenu par aucune barrière, tombe nécessairement dans l'intempérance qui détruit toute vertu, et par là entraîne l'État tout entier à sa ruine. Platon pense que les Doriens, au lieu de se diviser en trois États, auraient dû former une seule monarchie péloponnésienne, avec des institutions analogues à celles de Sparte. Il donne comme types de gouvernements simples, et par conséquent condamnés à l'intempérance et à une ruine inévitable, la monarchie persane et la démocratie athénienne ; et un examen approfondi et intéressant de ces deux gouvernements le conduit à cette conclusion, que les deux principes contraires de l'un et de l'autre, pris séparément et exclusivement, ne peuvent fonder un gouvernement qui satisfasse à la fois la liberté et l'ordre ; qu'il faudrait mêler ces deux principes, en apparence ennemis, pour en composer un gouvernement durable ; que les gouvernemens simples ne sont pas des gouvernements, mais des factions, et que les seuls gouvernements dignes de ce nom, et qui répondent à l'ensemble des besoins de la société, sont les gouvernements mixtes ; et il déploie dans toute cette discussion une sagacité d'analyse, une étendue de vues, une élévation morale, une force de bon sens qu'Aristote n'a jamais surpassées, et qu'il a eu tort de méconnaître. On regrette en effet que dans la critique sévère qu'il a faite des Lois, ainsi que de la République, Aristote[6]) ne se soit pas arrêté devant ce passage, et n'ait pas rendu hommage à une idée aussi profonde et aussi originale. Il n'en voit que les côtés faibles, et s'épuise en attaques qui, selon nous, ne portent pas. D'abord, il prétend que le gouvernement mixte de Platon n'est que celui de Sparte idéalisé, ce que Platon ne dissimule point ; et qu'encore il ne le vaut pas, ce qu'Aristote affirme sans en donner aucune preuve. Ensuite il soutient que les éléments du gouvernement de Sparte ne sont pas aussi clairs dans l'histoire qu'ils le semblent dans Platon, que les avis sont partagés sur la nature de l'éphorie lacédémonienne; que si les uns y voient une institution démocratique, les autres y voient une vraie tyrannie. Mais ces deux opinions ne sont pas aussi incompatibles que te croit Aristote. La nature d'une institution est tiens son origine : or, l'éphorie rivale des rois et du sénat, l'éphorie tirée du peuple, ce qu'avoue[7] Aristote, représentait le peuple nécessairement. Que souvent il ait dégénéré en tyrannie, cela est très vrai ; mais la tyrannie et la démocratie s'excluent-elles ? Les éphores de Sparte étaient les tribuns de Rome. Ces derniers représentaient incontestablement le peuple, et ils n'en ont pas moins été fort souvent d'excellents instruments de tyrannie. Il y a même des temps où la tyrannie ne peut s'implanter fortement que sur la démocratie : j'en appelle à César, à Cromwell, à Napoléon. Enfin Aristote reproche au gouvernement mixte de Platon de n'avoir pour éléments que les pires de tous, la démocratie et la tyrannie, parce que, en critiquant les deux principes simples de la monarchie persanne et de la démocratie athénienne, Platon demande le mélange de ces deux principes ; mais cela ne veut pas dire que ces deux principes lui eussent suffi; et il est étrange de reprocher l'oubli de l'élément aristocratique à celui qui, dans la constitution de Sparte, a si bien fait ressortir l'avantage du sénat, à celui auquel le même Aristote reproche ailleurs de n'avoir pas fait dans son gouvernement une assez grande part à l'élément monarchique au profit de l'oligarchie et de la démocratie, et qu'il accuse même de pencher vers l'oligarchie, critique excessivement rigoureuse, mais beaucoup plus juste que la première. Plus tard, en effet, nous signalerons dans la politique de Platon un caractère prononcé d'aristocratie; car il est bien difficile que, dans tout mélange, d'exactes proportions soient gardées, et qu'un élément quelconque ne l'emporte un peu sur les autres; mais ici Platon reconnaît en principe la nécessité de plusieurs élémens dans la composition d'un gouvernement, et il a l'honneur d'avoir le premier élevé l'idée d'une constitution pondérée à la hauteur et à la dignité d'une théorie.
Sans doute il a emprunté cette théorie à Sparte, mais il la doit surtout au génie moral qui l'anime, et qui, lui faisant transporter à l'État les devoirs de l'individu, lui montre la fragilité de tout établissement humain qui ne repose pas sur la vertu, et particulièrement sur celle qui suppose ou produit toutes les autres, la tempérance. C'est sur cette règle qu'il faut mesurer la valeur de toutes les institutions sociales, des systèmes d'éducation, et même des formes de gouvernement. Platon a donc trouvé et il a suffisamment exposé la méthode qu'il se propose de suivre. Il peut maintenant songer à l'appliquer, et élever l'édifice de sa cité; mais encore faut-il savoir où la poser géographiquement, et s'occuper de son établissement matériel avant d'en venir à son organisation politique. C'est là le sujet du quatrième livre.
Il semble qu'ici la morale ne peut plus servir à rien. Mais aux yeux de Platon, les considérations morales se mêlent à tout et dominent tout. Souvent même elles l'égarent et le jettent dans des scrupules outrés. Ainsi la peur de la corruption lui fait rejeter le voisinage de la mer. Il veut que sa cité soit une puissance de terre et non de mer, qu'elle ne soit pas commerçante, et n'ait pas même des communications très faciles avec les autres pays, de peur que les citoyens ne prennent le goût des nouveautés et surtout celui du gain, qui donne un caractère double et frauduleux, et bannit la bonne foi et la cordialité des relations de la vie. On reconnaît encore ici l'admirateur excessif de Lacédémone, et l'influence du spectacle continuel des défauts de l'esprit mercantile. Une position maritime lui paraît incompatible avec la tempérance, et les habitudes du marin avec le véritable courage; et il trouve que c'est Marathon et Platée, et nullement Salamine, qui ont sauvé la Grèce, ce qu'il ne serait pas très aisé de prouver. Sur tout ceci Aristote a beau jeu contre son maître. Un point plus important est la nature de la population. Platon voudrait une population une, appartenant à la même race, parlant la même langue, ayant le même culte, et renfermant par là tous les élément d'union. Il veut aussi que le territoire de la cité soit peu étendu, et qu'il n'y ait pas plus d'habitants qu'il n'en faut pour être en état de se défendre contre les habitants des cités voisines. Il ne veut pas plus de cinq mille quarante citoyens. C'est l'esprit des législateurs des petites républiques anciennes.
Il convient que le hasard est pour beaucoup dans les affaires humaines, et que les lois doivent souvent leur naissance à d'heureuses circonstances plutôt qu'à des combinaisons profondes. Parmi ces circonstances, il place au premier rang la rencontre d'un chef habile et vertueux, et, puisqu'il n'y a pas encore de lois, d'un tyran doué d’une volonté forte, de courage, de sagacité, de prévoyance, surtout de cette qualité sans laquelle il n’y a point de vertus durables, la tempérance. Il pense avec raison que la tyrannie, c’est-à-dire la dictature, est la forme de gouvernement la plus favorable pour jeter les fondements d’une législation, et la protéger à sa naissance contre la révolte des passions qui ne peuvent s’accoutumer en un jour au frein salutaire des lois.
Mais la plus heureuse circonstance, celle sans laquelle toutes les autres sont mal sûres, c’est que le législateur, quel qu’il soit, ait affaire à une population honnête, qui possède dans ses mœurs le germe des vertus civiques ; car ce sont les vertus des citoyens qui seules peuvent maintenir une législation vertueuse. Sans vertu, il n’y aura d’autre justice que l’intérêt personnel, ni par conséquent d’autre droit que celui de la force. Il est donc de la plus haute importance de faire fleurir toutes les vertus, et la piété, et la modestie, et l'amour des père et mère, des enfants, des amis, des concitoyens ; car il n'y a pas une vertu qui ne serve à l'État, comme il n'y a pas un vice, même le plus secret et le plus caché, qui ne lui porte atteinte.
Platon termine ces prolégomènes de législation par l'examen et la réfutation de la méthode législative ordinaire qui se borne à l'intimation pure et simple avec des dispositions pénales. Il veut que le législateur traite les hommes comme des hommes, et non comme des êtres sans raison et sans liberté; qu'il avertisse et éclaire avant de frapper ; qu'il emploie la persuasion aussi bien que la force; qu'il explique l'intention morale des lois qu'il porte, et fonde l'obéissance sur les lumières et la conviction plutôt que sur la crainte du châtiment. Il insiste sur ce point avec la plus grande énergie. Il donne un exemple de l'une et de l'autre méthode, et se plaint que jusqu'alors les législateurs aient toujours parlé en tyrans. Ce n'est, dit-il, ni ce qui est long, ni ce qui est court, mais ce qui est bon, qu'il faut préférer ; et il veut absolument que toute loi renferme deux choses, d'abord les motifs, le considérant de la loi, puis l'intimation, qui est la loi proprement dite. Il n'y a pas un homme libre qui puisse lire sans émotion ces belles pages où, pour la première fois, on a proposé de traiter les hommes selon la dignité de leur nature. Si, comme le veut Cicéron, et Cicéron seul[8], Charondas et Zaleucus avaient donné ce noble exemple, il avait été stérile jusqu'à Platon. C'est à lui qu'appartient l'honneur d'avoir tiré de l'oubli cette idée, et de l'avoir mise une seconde fois dans le monde par l'éclat dont il l'a entourée, en la plaçant à la tête d'une législation devenue plus célèbre que toutes les lois des petites et obscures républiques de la grande Grèce. Et encore que de siècles il a fallu à l'humanité pour être traitée comme Platon le demande ici pour elle! Il n'y a pas longtemps en Europe que les lois sont constamment précédées d'un exposé de motifs, et les simples ordonnances de considérants. Il a fallu des gouvernements représentatifs pour introduire dans la politique, d'une manière fixe et régulière, cette pratique morale. Dans le commerce ordinaire de la vie, tout homme qui respecte un peu ses semblables, la suit envers le dernier de ses inférieurs. Un gouvernement fait pour des hommes, ne peut donc s'en dispenser, au moins dans les cas de quelque importance, et c'est dans ces limites que Platon l'a réclamée il y a plus de deux mille ans.
Or, ce devoir de donner les motifs des lois, que Platon impose au législateur, il vient de le pratiquer lui-même avant d'exposer les siennes. Ces quatre premiers livres ne sont qu'un exposé de motifs, un considérant, un préambule destiné à montrer l'esprit de sa législation. Il reprend même et étend ce préambule jusque dans le cinquième livre qui débute par une magnifique exhortation à toutes les vertus. Il la prolonge avec complaisance; il a l'air de craindre de tomber des hautes régions de la morale dans les régions inférieures de la politique. Mais enfin lui-même s'avertit de terminer le préambule et d'entrer dans la législation proprement dite. Ici finit la préface de l'ouvrage et commence l'ouvrage lui-même.
Le premier soin de Platon est d'établir qu'il n'a point en vue la perfection absolue, mais la bonté relative; qu'il ne cherche point ce qui devrait être, mais ce qui peut être, et qu'il prend les hommes tels qu'ils sont ; et c'est là que se trouve l'important passage que nous avons cité au commencement, et qui sépare les Lois de la République et en même temps les y rattache. La République est le modèle que le législateur ne doit jamais perdre de vue, mais qu'en même temps il doit consentir à abaisser un peu pour le réaliser. Le grand but de la République est de donner à l'État la plus haute unité possible; car dans l'unité, la concorde et la bienveillance, périssent tous les vices et tous les maux de la société : or ce qui s'oppose à l'unité, ce sont les passions individuelles, le désir d'avoir plus qu'un autre, de briller aux dépens d'autrui, de se faire des plaisirs à soi, d'amasser du bien pour sa famille, en un mot, l'intérêt, la cupidité, l'ambition, le goût du luxe, passions insatiables, dont la lutte ardente entretient nécessairement dans le cœur de l'État une guerre perpétuelle, incompatible avec toute vertu et tout bonheur. Il s'agit de faire cesser cette guerre, en tarissant les passions anti-sociales dans leur source même, c'est-à-dire dans la propriété. Mais il faut être conséquent ; il ne faut pas conserver la propriété sur un point quand on la détruit sur un autre; car quelque étroit asile que vous laissiez à la passion, si elle survit quelque part, elle envahira bientôt tout le reste ; il faut donc poursuivre et détruire partout la propriété; il faut, avec la propriété des biens, détruire celle des enfants, car l'une rappellerait infailliblement l'autre ; il faudrait, en quelque sorte, que les pieds, les mains, les yeux, fussent en commun à tous, conséquence extrême, mais rigoureuse du principe de l'abolition de toute propriété parmi les hommes. Conservez-vous la propriété de votre personne ? cette propriété primitive ramènera peu à peu et maintiendra toutes les autres. La propriété en général, ainsi que l'héritage, inhérent à la propriété, n'est pas le fruit d'une convention, c'est le développement du moi lui-même. Il faut aller jusqu'à détruire le moi; ou, si on le laisse subsister, I il faut lui permettre aussi de porter ses conséquences. La vertu la plus pure gouverne les passions; elle ne les éteint pas. L'État le plus ferme doit leur poser des limites; mais il ne peut pas les détruire, car leur racine est indestructible, elle est même sacrée ; et c'est ici que triomphe Aristote. Il prouve aisément que vouloir établir l'unité absolue, abolir toute propriété, éteindre toute passion individuelle, c'est abolir la société qui est essentiellement composée de multitude et de diversité; c'est éteindre toute activité, toute affection réciproque, et cette bienveillance mutuelle elle-même que l'on recherche, et qui périt avec la relation de père et de fils, de parent, d'ami même, car l'amitié est une passion aussi, un sentiment particulier ; il prouve que c'est frapper jusqu'à la vertu même, car la continence n'a plus de place dans la communauté des femmes, ni la bienfaisance dans la destruction de toute propriété. La providence qui a fait des individus, et leur a donné des passions, a voulu elle-même le développement de ces passions. La propriété est donc bonne et sacrée comme le moi dont elle dérive, et la diversité est un élément nécessaire de l'ordre des choses. D'un autre côté, la diversité seule s'opposerait à toute union, et par conséquent à tout ordre. S'il n'y avait que des passions individuelles aux prises les unes avec les autres, la société ne serait qu'un état de guerre, et le genre humain s'éteindrait bientôt. Il faut donc souvent combattre les passions et surveiller leur développement ; il faut leur tracer des limites, des règles. Ces règles ne naissent point des passions elles-mêmes, car elles leur sont imposées ; elles viennent d'une autre source, comme elles tendent à une autre fin. La vertu dans l'individu et la loi dans l'État viennent de la raison et tendent à l'unité. Ni la passion seule, ni la raison seule n'expliquent l'homme ; ni l'unité seule, ni la diversité seule n'expliquent l'ordre général et ne suffisent à la société humaine. L'unité absolue arrête le mouvement et la vie; la diversité toute seule détruit toute concorde, et dévore la vie elle-même. L'harmonie de l'unité et de la diversité, leur développement et leur balancement réciproque sont évidemment la loi de la providence dans le monde, dans la société et dans l'homme. Cette harmonie rompue, l'homme et la société, comme le monde, tombent dans l'immobilité de la mort, ou dans une activité sans règle et sans but. L'Orient et la Grèce, l'un avec ses monarchies absolues et ses lois d'airain, l'autre avec sa législation mobile et ses républiques brillantes et éphémères, sont les deux solutions extrêmes du problème de l'existence. Si Platon tend évidemment à l'unité, il faut reconnaître aussi qu'Aristote incline trop peut-être à la diversité. Eh combattant avec raison le principe exclusif de la République, Aristote n'est pas bien loin d'adopter le principe exclusif contraire, car il affirme que « ce qui a le moins le caractère de l'unité est préférable à ce qui l'a le plus[9]. » Ainsi les génies les plus profonds, même avec la plus ferme intention d'embrasser toutes les données d'un problème, en laissent presque toujours échapper quelqu'une : tant les prises de l'esprit humain sont étroites, tant son attention est bornée, tant les choses sont vastes et leurs faces diverses brillantes et entraînantes !
La République qui est un idéal, et un idéal plutôt moral que politique, détruit au profit de la plus grande unité toute espèce de propriété. Mais les Lois doivent nécessairement descendre de cet idéal, et admettre la propriété, pour que des lois soient possibles; car les lois civiles et politiques ne peuvent porter que sur la distinction du tien et du mien. Les Lois admettent donc la propriété, et c'est en cela qu'elles se distinguent profondément de la République; mais elles ne l'admettent que le moins possible, et c'est en cela quelles s'en rapprochent. Platon ne reconnaît toujours de perfection sociale que dans la plus grande unité, et par conséquent dans l'absence de toute propriété, mais il convient que cette perfection sociale suppose dans les citoyens des vertus qu'il ne faut pas demander aux hommes de son temps. Il consent à la propriété ; mais sous des conditions et avec des réserves qui en diminuent les vices, et qui assurent au nouvel état, à défaut de l'immortelle durée que la vertu parfaite peut seule garantir, cette durée qui est permise aux établissements humains, quand un peu de vertu est dans leurs fondements. « Posséder en commun, dit-il, serait trop demander aux hommes d'aujourd'hui : qu'ils aient donc des propriétés, mais que chacun d'eux se persuade que sa propriété n'est pas moins à l'État qu'à lui. » Ainsi chaque citoyen peut avoir une propriété : mais il la tient de l'État qui, primitivement, répartit la terre et les habitations entre les divers habitants dont le nombre ne doit ni croître ni décroître. Cette propriété est un fonds inaliénable, que nul ne peut vendre ni nul acheter. On peut y ajouter le double, le triple, le quadruple même, mais pas davantage. C'est là tout le développement qui est laissé aux efforts de l'individu. Il y aura une monnaie, mais seulement pour l'usage courant, dans l'intérieur du pays, et presque sans aucune valeur propre. Il y aura pour le dehors une monnaie spéciale, dont le gouvernement seul fera usage; et nul ne pourra avoir chez soi ni or ni argent. De même, il admet la propriété des enfants, et par conséquent le mariage ; mais il l'entoure de précautions sévères, et défend toute dot. Le vice qu’il poursuit le plus est l’amour de l’argent, la cupidité ; et sans doute ce vice en suppose et en produit un bien grand nombre d’autres, car on ne veut avoir de l’argent que pour satisfaire ses passions aveugles et immodérées ; et, pour en avoir, il faut presque toujours violer la justice, et manquer aux autres et à soi-même. C’était aussi probablement le grand vice du peuple marchand d’Athènes, et c’est le vice que l’on voit le plus, qui révolte davantage. Mais ces sanglantes flétrissures dont il poursuit sans cesse la cupidité tiennent essentiellement à son aversion secrète pour la propriété qu’il regardait comme la source de tous les vices et de tous les maux.
Dans la République où il n’y a ni riches ni pauvres, et où tout est en commun, la répartition des citoyens ne pouvait être établie sur des différences de fortune qui n'existaient pas; elle était déterminée par des raisons générales d'un tout autre ordre. Platon y divise les citoyens en deux grandes classes, les cultivateurs et les défenseurs de l'État ; et c'est de cette dernière classe qu'il tire la classe particulière à laquelle est réservée l'autorité souveraine et la direction de l'État : division qui rappelle tellement les castes de l'Inde et de l'Égypte, qu'on est bien tenté de croire qu'elle leur est empruntée. Aristote a fait voir[10] que cette division est en contradiction avec l'unité de l'État que Platon veut établir ; que l'unité abolit toute distinction de classes, ou toute distinction de classes, l'unité; que c'est créer deux États dans l'État, et même deux États contraires l'un à l'autre. Il s'élève surtout avec raison contre une division de classes qui mettrait à jamais les charges et l'autorité politique entre les mains d'une classe privilégiée. Dans les Lois tout est changé : la différence de fortune étant permise amène inévitablement une division des citoyens fondée sur cette différence ; car il est de la nature de la propriété partout où elle est, de dominer ; et la différence dans les fortunes ne peut s'établir sans amener une différence politique correspondante. Platon est loin d'approuver un pareil ordre de choses, mais il l'accepte ; et comme Solon, qui était un de ses ancêtres, il donne à son État, non pas des lois parfaites, mais les moins mauvaises, et, comme lui, il divise les citoyens en quatre classes d'après le cens ; emprunt qui n'est pas le seul que Platon ait fait à Solon dont il révérait la mémoire et avait recueilli les traditions dans sa famille. Il faut convenir qu'il y a loin de la division toute morale et profondément aristocratique de la République à celle des Lois fondée sur la base toute matérielle et démocratique de la fortune. Ce devait être là une grande chute aux yeux de Platon. C'était celle de l'Orient dans la Grèce, c'est-à-dire une chute apparente et en réalité un progrès immense pour l'humanité ; car ce n'est pas moins que la substitution d'une aristocratie mobile qui élève les uns sans dégrader les autres, à ces castes inflexibles, qui, condamnant sans retour, ceux-ci à des travaux toujours les mêmes, ceux-là à une autorité perpétuelle, avilissaient les uns et corrompaient les autres ; c'est l'introduction de la puissance du travail sur la scène du monde; c'est déjà dans certaines limites l'émancipation de l'individu chargé de faire sa fortune et sa destinée ; c'est l'appel à l'activité, à l'économie, à la prudence, aux lumières, à la bonne conduite, au mérite enfin et à la vertu, qui, dans un État bien réglé, avec un point de départ commun et des bornes étroites et infranchissables, conduisent infailliblement à l'aisance et à l'influence. Cette seule différence de la République et des Lois suffirait pour changer l'aspect des deux ouvrages. Dans la République, l'autorité véritable est confiée à une seule classe, celle des défenseurs de l'État, les guerriers, les Schatrias de l'Inde ; et c'est du sein de cette classe seule que sort la magistrature suprême des gardiens des lois. Ici cette magistrature suprême est conservée; mais elle n'est pas empruntée à une seule classe : elle est prise dans le sénat, qui lui-même est pris par voie d'élection dans les quatre classes, de sorte qu'en dernière analyse le pouvoir tout entier sort de la masse des citoyens. Le pouvoir est donc démocratique par sa base, et par là les Lois sont pénétrées de l'esprit du siècle auquel elles appartiennent ; en même temps, ce pouvoir est aristocratique à son sommet et dans les combinaisons électorales qui le tirent du sein du peuple ; et d'admirables efforts sont faits pour concilier l'ordre avec la liberté et organiser un pouvoir fort et durable sur la base mobile de l'élection populaire. Ce mélange habile de l'esprit monarchique et de l'esprit démocratique est le fruit de l'esprit de tempérance, qui dirige toutes les combinaisons politiques de Platon. Ainsi le pouvoir suprême est resserré entre peu de mains : les gardiens des lois sont au nombre de trente-sept ; pour entrer parmi eux il faut avoir cinquante ans, et on en sort à soixante-dix ans, époque à laquelle la vie politique est finie. Mais d'un autre côté ils sont pris dans le sénat, composé de trois cent soixante membres, et auquel chaque classe fournit le même contingent, savoir quatre-vingt-dix membres. Les sénateurs ne se recrutent point eux-mêmes, ce qui serait trop monarchique et trop aristocratique. Ce n'est pas non plus le sort qui les nomme ; car le sort, comme Platon et Montesquieu l'ont fort bien vu, est purement démocratique ; c'est le suffrage de tous, avec quelques avantages accordés à quelques uns, ce qui établit, dit Platon, « un milieu entre la monarchie et la démocratie, milieu essentiel à tout bon gouvernement, parce qu'il est impossible qu'il y ait une union véritable ni entre des classes qui n'auraient point des droits égaux, entre des maîtres et des esclaves, ni entre d'honnêtes gens et des hommes de rien qui seraient élevés aux mêmes honneurs. La justice veut l'égalité, mais il y a deux sortes d'égalité : l'une matérielle, qui consiste dans le poids, la mesure et le nombre, et que le premier législateur venu peut introduire dans ses lois ; l'autre morale et vraie, qui exige souvent l'inégalité entre des choses inégales, entre la vertu et le vice, entre le mérite et l'ignorance, entre l'incapacité et la capacité. » C'est là, selon Platon, la justice politique, et il cherche à l'atteindre par un système de suffrages habilement combiné. Aristote[11] remarque avec raison que cette combinaison est assez aristocratique. En effet, les deux premières classes sont obligées de prendre part à l'élection des sénateurs sous peine d'amende, tandis que les deux dernières, composées des moins riches citoyens, peuvent s'en abstenir ; d'où il suit que les classes supérieures votant toujours, et les classes inférieures pouvant ne pas le faire, l'importance électorale des premières se trouve indirectement assurée. Il faut donc avouer que l'aristocratie est la forme de gouvernement chère à Platon, son gouvernement favori ; mais il faut reconnaître aussi que dans les Lois il tire ce gouvernement du sein de la démocratie par l'élection la plus éclairée qu'il peut inventer, et à laquelle il fait concourir, dans une certaine mesure, la nation tout entière.
Il m'est impossible d'entrer dans le détail de l'organisation politique, qui remplit une partie du sixième livre ; mais je ne puis m'empêcher de signaler la constitution du pouvoir judiciaire, dont Platon s'occupe avec un soin particulier. Le principe le plus libéral de sa politique, avec l'élection, est la responsabilité de tous les agents du pouvoir : tous les magistrats sont soumis à rendre compte. Platon applique ce principe aux juges eux-mêmes, dont les jugements peuvent être révisés, excepté les juges supérieurs, qui sont à la fois sans appel et sans responsabilité, comme les rois. Il établit trois degrés de juridiction, qui ressemblent beaucoup aux nôtres : d'abord l'arbitrage des voisins et des amis; puis des tribunaux de première instance; enfin un tribunal d'appel sans recours ultérieur. Les arbitres sont choisis de gré à gré. Il y a autant de tribunaux de première instance qu'il y a de tribus qu'il y a de tribus (φύλαι), dans lesquelles se subdivisent les quatre classes, ce qui donne douze tribunaux, dont les juges sont pris dans le sein de chaque tribu ; et le ressort de chacun de ces tribunaux ne s'étend pas au-delà de sa tribu. Mais le tribunal suprême et sans appel peut connaître de tous les jugements des tribunaux particuliers, et il est composé de juges pris dans toutes les tribus.
Le petit nombre des juges est encore un principe de Platon. La fonction de juge lui parait trop difficile et exiger trop de lumières pour qu'on puisse espérer de trouver beaucoup d'hommes qui en soient capables.
Je rencontre aussi le jury dans Platon. On peut avoir une excellente justice sans jury ; la seule chose à dire est que ce n'est pas la justice d'un peuple libre. Le caractère du jury n'est pas judiciaire, mais politique : c'est l'intervention des citoyens dans le pouvoir qui les juge. Il n'y a pas de grâce particulière attachée à cette intervention son vrai mérite est de faire que le pays se gouverne lui-même dans cette partie de l'État comme dans toutes les autres. Platon veut le jury, et sur une échelle très large , non seulement dans les causes politiques , mais encore dans les causes civiles ; et il ne se fonde que sur des motifs politiques. « Il est nécessaire, dit-il, que le peuple ait part au jugement des délits politiques, puisque tous les citoyens sont lésés lorsque l'État l'est, et qu'ils auraient raison de trouver mauvais qu'on les exclue de ces sortes de causes. Ce sera donc au peuple que ces causes seront portées en première instance, et c'est encore lui qui les décidera en dernier ressort ; seulement la procédure s'instruira par devant des magistrats. — Il faut même, autant qu'il se pourra, que tous les citoyens interviennent dans les jugements en matière civile ; car ceux qui ne participent point à la puissance judiciaire se croient totalement privés des droits de citoyens. »
Nous avons vu Platon établir l'organisation politique de l'État avant toute législation, ce qui semble moins rationnel, mais ce qui est bien plus pratique; car, comme il le dit, les meilleures lois sont impuissantes sans un gouvernement convenable. Aristote soutient même en principe que les lois doivent être faites pour le gouvernement, et non pas le gouvernement pour les lois[12]. Ce n'est donc qu'après avoir traversé les principales questions de gouvernement que le sixième livre arrive à celles de législation. Platon se propose de donner un cadre complet de législation ; mais il avertit qu'il se contentera d'esquisser chaque partie, qu'il se bornera à des directions générales, abandonnant les détails à l'expérience et au temps. Avant d'entrer en matière, il rappelle encore une fois le but de toute législation. « Ce but, qu'il ne faut jamais perdre de vue, se réduit à un seul point essentiel, savoir ce qui peut rendre l'homme vertueux et accompli moralement… C'est là le but vers lequel tous les membres de la société, hommes et femmes, jeunes et vieux, doivent diriger tous leurs efforts, durant toute leur vie… C'est sur cette règle qu'il faut juger toutes les lois, soit pour les approuver, soit pour les blâmer. Condamnez d'avance, dit-il, celles qui ne seraient pas capables de produire cet effet; mais pour celles qui y seraient propres, embrassez-les avec joie et conformez-y votre conduite. » Et il esquisse à grands traits un code complet de lois religieuses, civiles, militaires et littéraires même; car pour lui comme pour l'antiquité la loi s'étend à tout, et « ce qui n'est pas réglé fait tort aux règlements les plus sages. » Ce vaste ensemble de lois embrasse, avec la fin du sixième livre, le septième et le huitième tout entiers. Nous n'en citerons que les dispositions les plus remarquables, où paraîtra davantage le rapport de ressemblance et de différence que les Lois soutiennent avec la République, et ce caractère de sévérité à la fois et de tempérament qui est le trait distinctif de cet ouvrage. Platon renonce à la communauté des femmes et des enfants de la République, comme il a renoncé à la communauté des biens; mais il n'abandonne point le mariage au caprice, et il le soumet à des conditions sévères. D'abord point de dot, ce qui lui ôte tout motif de cupidité, et l'apparence honteuse d'une affaire d'argent où le cœur n'a point de part et dont l'intérêt fait tous les frais, sans égard aux convenances morales, qui seules peuvent assurer l'union et le bonheur des époux. Ensuite tout le monde est forcé au mariage sous peine d'amende. L'âge de se marier, pour les hommes et pour les femmes, est réglé : l'âge du mariage, pour les filles, est de seize à vingt ans; pour les garçons, de vingt-cinq à trente-cinq. La République est beaucoup plus austère, et l'âge du mariage pour l'un et pour l'autre sexe y est plus reculé. Ce n'est pas une contradiction, comme on l'a dit : cela tient à la différence tant de fois signalée de ces deux ouvrages. Dans les Lois, il y a plus d'indulgence pour la faiblesse humaine et les besoins de la nature. À ces lois positives Platon ajoute les plus sages conseils : il recommande de chercher moins le bonheur dans la parfaite ressemblance des caractères, que dans des différences sagement assorties. Il veut qu'on mêle les caractères pour les tempérer et les améliorer l'un par l'autre, comme on mêle les liqueurs dans une coupe où le vin tout seul fermente et bouillonne, tandis que, corrigé par le mélange d'une autre divinité sobre, il devient par cette heureuse alliance un breuvage sain et excellent. Les époux mariés, Platon les suit dans leur ménage, leur recommande la tempérance dans les plaisirs, et va même jusqu'à régler ce qui regarde la procréation des enfants. Il revient ici sur une institution dont il a déjà parlé dans le premier livre, celle des repas en commun, qu’il voudrait bien établir, et appliquer même aux femmes ; mais il cède au temps. « Aujourd’hui, dit-il, les choses sont si peu favorablement disposées à cet égard, que partout où les repas en commun ne sont pas déjà établis, la prudence ne permet pas d’en faire mention. Comment donc ne s’y rendrait-on pas ridicule si on entreprenait d’y assujettir les femmes ? »
Les vues de Platon sur le sort des femmes méritent d’être remarquées : sans doute il ne pouvait les voir que comme elles étaient de son temps, à moitié dégradées par la condition inférieure qu’elles occupaient dans la société antique ; car bien qu’on ait beaucoup exagéré à cet égard, et que la femme légitime d’Athènes et surtout celle de Rome eussent une situation fort supportable, il est certain qu’en général l'antiquité les avilissait. Avilies, elles perdaient leur plus grand charme. De là ces préférences contre nature qui nous révoltent à bon droit, mais qu'il faut comprendre. Partout où la femme n'est pas par son âme l'égale de l'homme, il ne faut pas s'étonner que l'amour, précisément par son instinct le plus pur et le plus élevé, cherche un objet plus digne et s'y attache. Quel homme distingué pouvait livrer son cœur à la femme telle que l'antiquité l'avait faite, partager avec cet être avili, ou stupide ou frivole, les secrets de son âme, l'associer à sa destinée, et y placer l'espérance d'une liaison un peu généreuse? Le mal était dans les choses bien plus que le vice dans l'intention de l'homme. Platon a combattu à la fois et ce mal et ce vice. Il est impossible de surprendre dans ses écrits un seul mouvement de tendresse pour les femmes, et on y trouve plus d'un jugement sévère sur leur ignorance, leur instinct de dérèglement, leur pusillanimité et leur légèreté ; mais il honore la femme en elle-même, et il veut l'élever au même rang que l'homme ; ainsi dans le livre septième, qui roule sur l'éducation, il demande les mêmes exercices gymnastiques pour l'un et pour l'autre sexe, dépassant le but qu'il veut atteindre, et tombant lui-même dans la fausse égalité dont il a parlé. La vraie égalité consiste à traiter inégalement des êtres inégaux, à unir et non pas à confondre ce que la nature rapproche et sépare. Il n'y a pas besoin d'être une amazone pour être une compagne digne de l'homme ; mais enfin l'intention de Platon paraît dans son excès même : il insiste longuement et fortement sur l'inconvénient de la faiblesse physique et morale des femmes; il recueille avec soin tous les exemples favorables à son opinion ; il cite les exercices presque militaires des femmes à Sparte, et il va chercher sur les bords du Pont un peuple barbare où les femmes, dit-on, gouvernent l'État et font la guerre. Il veut donc que les femmes partagent tous les exercices des hommes, leurs danses guerrières, et même leurs évolutions à armes pesantes, pour que dans l'occasion elles puissent aussi mourir pour la patrie et les lois. Il ne se fait pas illusion sur la difficulté de faire recevoir une pareille mesure, mais il la soutient avec force. Platon a bien plus fait pour les femmes en les défendant contre d'indignes préférences qu'il n'hésite pas à qualifier comme le moraliste le plus sévère pourrait le faire aujourd'hui. Il y a dans le livre huitième à cet égard un morceau d'une sévérité et d'une beauté admirables, et qui rappelle le Banquet. Il propose même une loi positive ; « mais aujourd'hui, dit il, les mœurs en sont venues à un tel degré de corruption qu'une pareille loi serait impraticable. »
Cette loi que Platon n'osait faire pour un petit État de 5,040 citoyens, le christianisme l'a établie d'un bout de l'Europe à l'autre, et non seulement il l'a écrite dans les codes, mais il l'a fait passer dans les mœurs. Sans confondre les devoirs de la femme avec ceux de l'homme, il l'a ennoblie; il en a fait un être moral, capable d'un autre amour que celui des sens, et, par là, il l'a soustraite à des préférences qui, n'ayant plus de motif, ont cessé d'elles-mêmes. Aristote est beaucoup moins net, beaucoup moins sévère que Platon sur ces préférences, précisément parce qu'il est plus pratique et se tient davantage à l'expérience. Platon en s'élevant au-dessus d'elle, et en n'écoutant que la nature des choses et les lois éternelles de la raison, a anticipé les lois et les mœurs de l'Europe moderne. Pourquoi le même génie moral ne l'a-t-il pas aussi élevé au-dessus de la pratique de son temps, en ce qui regarde les esclaves ?
L'esclavage était à la fois la plaie de la société antique et la condition de cette société. Quand on veut de petites républiques comme celles de la Grèce, où le suffrage presque universel appelle à peu près tous les citoyens à exercer des droits politiques très multipliés, il faut que tous aient un peu de loisir; et, pour cela, il faut des esclaves. La conquête les fit, la nécessité politique les maintint, et le long usage mit dans tous les esprits le préjugé de deux races d'hommes essentiellement différentes, et en quelque sorte de deux natures distinctes, destinées, l'une à obéir, l'autre à commander. On est confondu de voir l'imperturbable sang-froid avec lequel Aristote analyse la nature de cette propriété spéciale qu'on appelle l'esclave, comme il ferait tel ou tel objet d’histoire naturelle, telle ou telle catégorie de l'esprit humain, sans qu'aucun scrupule d'humanité trouble un seul moment sa triste analyse et arrête ses impitoyables déductions. Il regarde l'esclave comme un instrument de plus dans l'économie domestique. « Entre les instruments, dit-il, les uns sont inanimés, les autres animés. L'esclave est en quelque sorte une propriété animée... L'esclave est pour ainsi dire partie du maître : c'est comme une partie animée de son corps… Si chaque outil pouvait, quand on le lui commande, ou même sans attendre l'ordre, exécuter la tâche qui lui est propre, si la navette pouvait d'elle-même tisser la toile, on n'aurait pas besoin d'esclaves[13]. » Puis viennent d'incroyables subtilités verbales pour prouver que l'esclave n'est pas esclave du maître accidentellement, mais qu'il lui appartient entièrement[14], et il arrive à cette définition de l'esclave : « Celui qui ne s'appartient pas à lui-même, mais appartient à un autre, et qui pourtant est homme, celui-là est esclave par nature. » Aristote opère sur le fait et la coutume comme sur une institution naturelle. Au lieu d'en rechercher l'origine dans l'histoire, il s'efforce d'en trouver les fondements dans la nature des choses ; il refuse d'expliquer l'esclavage par la conquête, la force et la violence ne pouvant fonder un droit ; et, par une inconcevable illusion de moralité, il semble que sa conscience n'est satisfaite que lorsqu'il s'est bien prouvé à lui-même que la distinction de maître et d'esclave est aussi nécessaire que la distinction de l'âme et du corps, de l' intelligence et de la sensibilité, de l’homme et de l'animal ; et, comme il est dans l'essence et dans l'intérêt du corps, des sens et de l'animal d'être gouverné par l'âme, l'intelligence et l'homme , de même il soutient qu'il est utile à l'esclave d'avoir un maître. « L'esclave, en effet, ne participe à la raison que dans le degré nécessaire pour modifier sa sensibilité, mais non pas assez pour qu'on puisse dire qu'il possède la raison[15]. » « Il y a peu de différence dans les services que l'homme tire de l'esclave et de l'animal… La nature même a voulu marquer d'un caractère différent les corps des hommes libres et ceux des esclaves, en donnant aux uns la force qui convient à leur destination, et aux autres une stature droite et élevée[16] ; » et l'illustre philosophe en conclut qu'il existe des esclaves et des hommes libres par nature, et qu’ainsi il est juste en soi et utile pour l’esclave lui-même d’être et de rester ce qu’il est[17]. Toute cette belle dialectique ne se trouve pas , grâce à Dieu, dans Platon , mais aussi on y chercherait en vain la moindre trace d’une protestation contre l’esclavage ; et après avoir fondé toute sa législation sur la morale la plus sévère, il reçoit sans murmurer des mains des préjugés de son temps, une institution dont la monstrueuse iniquité frappe aujourd’hui les âmes les plus vulgaires. Platon montre le danger comme l’utilité d’avoir des esclaves, leurs avantages et leurs inconvénients; mais il n’essaie pas de s’en passer ; il ne se demande pas une seule fois si un usage qui a tant d’inconvénients est juste en lui-même il s’arrête à l’embarras de cette propriété, sans que l’embarras lui en révèle l’injustice. Il recommande deux choses à l'égard des esclaves, d'abord de ne pas en avoir d'une seule et même nation, mais, autant qu'il est possible, d'en avoir qui parlent des langues différentes, probablement afin de leur ôter les moyens de s'entendre pour se révolter ; ensuite de les bien traiter, dans son propre intérêt. « Ce bon traitement consiste à ne point se permettre d'outrages envers eux, et à être, s'il se peut, plus justes envers eux qu'envers nos égaux. En effet, c'est surtout dans la manière dont on en use avec ceux qu'on peut maltraiter impunément que l'on fait voir si on aime naturellement et sincèrement la justice, et si on a une véritable haine pour tout ce qui porte un caractère d'iniquité. Celui qui n'a rien à se reprocher de criminel ou d'injuste dans ses habitudes et ses actions par rapport à ses esclaves, est aussi pour eux le plus habile maître de vertu. » Voilà ce que le plus grand moraliste de l'antiquité a trouvé de mieux à faire pour une partie considérable de l'espèce humaine.
Déjà, dans le second livre, Platon avait touché l'importante matière de l'éducation ; il la reprend en détail dans le septième livre et l'approfondit. Il prend l'homme au berceau et le conduit jusqu'à l'âge viril, semant de tous côtés les préceptes les plus sages, dont Plutarque et Rousseau ont fait leur profit. Là, comme dans la République, il traite avec une rigueur extrême non pas la poésie, mais les poètes. Cependant il ne les bannit pas ; seulement avant de les laisser entrer, il les soumet à une censure préalable. Il la réclame surtout envers les poètes tragiques qui excitent les passions et agissent si puissamment en mal ou en bien sur les âmes de la foule. « Étrangers, leur dit-il au nom du législateur, nous sommes nous-mêmes occupés à composer la plus belle et la plus parfaite tragédie : tout notre plan de gouvernement n'est qu'une imitation de ce que la vie a de plus beau et de plus excellent; et nous regardons à juste titre cette imitation comme la véritable tragédie. Vous êtes poètes, et nous le sommes aussi dans le même genre ; nous travaillons comme vous à la composition du drame le plus accompli. Or nous croyons que la vraie loi peut seule atteindre ce but, et nous espérons qu'elle nous y conduira. Ne comptez donc pas que nous vous laissions entrer chez nous sans nulle résistance, dresser votre théâtre dans la place publique, et introduire sur la scène des acteurs doués d'une belle voix, qui parleront plus haut que nous, et que nous souffrions que vous adressiez la parole à nos enfants, à nos femmes, à tout le peuple, et leur débitiez des maximes qui, loin d'être les nôtres, leur sont presque toujours entièrement opposées. Ce serait une extravagance extrême de notre part et de la part de tout l'État, de vous accorder une semblable permission, avant que les magistrats aient examiné si ce que vos pièces contiennent est bon à dire en public, ou s'il ne l'est pas. Ainsi, nourrissons des muses voluptueuses, commencez par montrer vos chants aux magistrats, afin qu'ils les comparent avec les nôtres; s'ils jugent que vous disiez les mêmes choses ou de meilleures, nous vous permettrons de représenter vos pièces ; sinon, mes chers amis, nous ne saurions le permettre. »
Si Platon ne considère jamais la guerre qu'en vue de la paix, il ne la néglige point, et s'occupe avec soin de tout ce qui peut servir à la défense de la patrie. Dans le sixième livre, il place les fortifications à la frontière, il n'en veut point à l'intérieur, ni surtout à la ville elle-même, à laquelle il ne veut d'autre rempart que le patriotisme et le courage des citoyens. Dans le huitième livre, qui est un développement du septième sur l'éducation, il s'applique à former ce courage. Il donne à tous les jeux un caractère guerrier, il se plaint du petit nombre d'exercices militaires en usage dans les État s, et il en donne cette excellente raison, que la plupart des gouvernements étant impopulaires se défient des citoyens, et se gardent bien de les armer et de leur inculquer des habitudes mâles et guerrières qu'ils pourraient tourner un jour contre leurs oppresseurs.
Ce même livre renferme des lois curieuses sur l'agriculture, que Platon considère comme une occupation noble et morale par les sentiments d'ordre et d'attachement à la patrie qu'elle inspire, tandis qu'il est extrêmement sévère pour les arts mécaniques et tout ce qui se rapporte à l'industrie : c'est l'esprit de la République. Il ne veut pas qu'on fasse deux métiers, et pour ne pas nourrir la cupidité et pour que chaque chose soit mieux faite. Il interdit et l'importation et l'exportation, et il repousse le plus qu'il peut toute communication avec l'étranger. L'état des étrangers est réglé avec une rigueur qui paraît une indulgence quand on songe à la République où les étrangers ne sont pas admis. Dans les Lois, ils ne peuvent obtenir de naturalisation à aucune condition. Ils peuvent séjourner assez longtemps dans la cité, et même, s'ils ont rendu quelque service considérable, il leur est permis d'y rester toute leur vie; mais leurs enfants mêmes ne peuvent jamais être naturalisés.
C'est avec le neuvième livre que commencent les dispositions pénales qui remplissent les quatre derniers livres, et sur lesquelles repose l'édifice entier du nouvel état comme la République repose sur les mœurs. Platon gémit de la nécessité de cette triste sanction, ainsi que de la nécessité des lois: « Quiconque, dit-il, serait doué d'une assez heureuse nature, aurait assez de lumières et de vertu pour comprendre et pratiquer sans effort la justice, n'aurait pas besoin de lois, parce qu'aucune loi n'est préférable à la science, et qu'il n'est pas dans l'ordre que la raison soit esclave de quoi que ce soit, elle qui est absolument libre de sa nature et qui est faite pour commander à tout, lorsqu'elle s'appuie sur la vérité. Mais la raison parle si faiblement au commun des hommes qu'il est nécessaire de recourir à des lois. Avec un peu de raison et de vertu, les lois suffiraient et guideraient seules les citoyens ; mais comme nous ne sommes que des hommes et que les lois s'adressent à des enfants des hommes, les châtiments sont nécessaires. » Réduit à faire une législation pénale, Platon s'attache à lui imprimer un caractère de moralité qui en fasse le symbole parfait de la loi morale elle-même. Partout il rappelle la théorie de la peine du Gorgias, qui consiste à reconnaître la justice comme fondement nécessaire de la peine, et comme sa conséquence l'utilité, savoir, d'une part l'amendement du coupable, de l'autre l'avertissement donné à quiconque serait tenté de l'imiter[18]. Il est inutile de dire quel rôle joue la justice dans le code pénal de Platon ; c'est toujours la faute morale qui y détermine et y mesure la peine. Les deux autres éléments de la théorie y ont aussi leur place : ainsi dans le livre onzième : « Tout malfaiteur pour chacun des délits qu'il aura commis, sera condamné à un châtiment convenable, en vue de son amendement, » et dans le même livre : « Les coupables seront punis non pas à cause du mal commis, car ce qui est fait est fait (et c'est ici une protestation de Platon contre la vengeance comme fondement de la peine), mais pour leur inspirer à l'avenir, aussi bien qu'à ceux qui seront témoins de leur châtiment, l'horreur de l'injustice ou du moins pour affaiblir le funeste penchant qui les y porte. » Ce caractère de moralité donne au code pénal de Platon une grandeur et une originalité frappante.
C'est surtout aux lois pénales qu'il recommande de mettre des préambules et un exposé de motifs qui fassent d'une législation un véritable cours de morale. « Le législateur, dit-il, en écrivant ses lois, doit faire auprès de ses concitoyens le personnage d'un père et d'une mère pleins de prudence et d affection, et non pas d'un tyran qui ordonne et menace, et croit que tout est fait quand la loi est écrite et affichée. »
Puisque la peine est essentiellement relative à la nature morale du délit, il suit qu'elle ne peut être appliquée qu'au délit moral proprement dit. Or ce qui constitue le délit moral, c'est le consentement au mal ; de sorte que la question de ce qu'il y a de volontaire et d'involontaire dans un délit, est la question préalable de toute vraie procédure.
Tout délit involontaire n'est point un délit moral, fut-ce l'homicide; donc on ne peut lui imposer d'autre peine que la réparation du dommage causé.
Dans les délits volontaires, il faut encore distinguer la préméditation et la non préméditation.
Les délits non prémédités ressemblent d'un côté à des actes involontaires, et sous ce rapport on leur doit quelque indulgence ; mais ce sont des délits pourtant en ce qu'ils supposent un abandon coupable de l'âme à la passion du moment ; et sous ce rapport ils méritent d'être punis, mais ils doivent l'être moins que les délits prémédités pour lesquels doit être réservée toute la sévérité de la loi ; car c'est la préméditation qui constitue le délit véritable. C'est donc l'intention criminelle que la loi doit rechercher et punir: voilà la justice en soi, la fin principale de la loi ; et c'est encore l'intention morale qu'elle se propose subsidiairement de corriger par le châtiment dans le coupable, et d'éclairer par l'exemple dans le spectateur.
Reste à déterminer deux choses :
1° La proportion du délit et de la peine, proportion nécessairement arbitraire et qui dépend de l'état de la morale publique selon que celle-ci, pour être avertie ou corrigée, a besoin de châtiments plus ou moins rigoureux.
2° La gradation des peines entre elles fondée sur celle des délits, gradation beaucoup moins arbitraire, mais qui dépend encore de l'idée de culpabilité plus ou moins grande que les temps divers attachent aux divers délits.
Sous ce double rapport, rien n'est plus intéressant que l'étude d'une législation pénale, qui résume et mesure les mœurs de chaque époque. Moins la morale générale est avancée, moins il y a de lumières et d'habitudes d'ordre, et plus la loi pénale doit être sévère. C'est dire assez que la législation de Platon, que lui arrachent à regret les vices de la société de son temps, est d'une sévérité qui aujourd'hui, grâce à Dieu, serait excessive. Quant à l'échelle des délits, il n'a pas voulu la construire très systématiquement ; cependant elle n'est pas plus mal ordonnée que celle de la plupart des codes modernes. Nous allons parcourir rapidement les délits sur lesquels roulent les quatre derniers livres des Lois dans l'ordre même où Platon les présente, et avec les peines qu'il y attache.
I. Loi du sacrilège. Terrible selon l'esprit de l'antiquité et de toute époque où les gouvernements sont fondés sur la religion. Le coupable, marqué au front et sur les mains, sera chassé nu du territoire de la cité ; voilà pour l'étranger et pour l'esclave; si c'est un citoyen, comme il est supposé avoir reçu une bonne éducation, il sera regardé comme incurable et par conséquent puni de mort. Il faut ajouter que la procédure pour le sacrilège offre au moins toutes les garanties possibles pour l'innocence. II. Loi sur les crimes d'État . Même procédure. Même peine : la mort. Au reste, ici comme auparavant, et comme pour tous les autres cas, les fautes sont personnelles et ne retombent pas sur les enfants.
III. Loi sur le vol. Pour peine la prison.
IV. Loi sur le meurtre.
Homicide par cas de défense naturelle, absous.
Homicide involontaire, invitation à s'exiler soi-même pendant une année.
Homicide non prémédité, toujours puni, parce que l'abandon à la passion est toujours une faute ; mais la punition varie selon les cas. La peine la plus forte n'excède pas un bannissement plus ou moins long. L'étranger coupable d'homicide non prémédité est banni à perpétuité ; et dans le cas où la tempête le rejetterait sur le territoire de l'État, il doit dresser une tente sur le rivage, de manière à avoir les pieds dans la mer, comme un homme prêt à se rembarquer.
L'homicide prémédite, puni de mort.
Le parricide, puni de mort. Le cadavre jeté nu hors de la ville. Tous les magistrats, au nom de l'État, lui jetteront une pierre sur la tête.
Les esclaves sont aussi maltraités dans cette partie de la législation de Platon que dans les autres. Il les place sous un régime exceptionnel. Si un esclave en tue un autre en se défendant, il est innocent comme l'homicide en cas de défense légitime ; mais tout esclave qui tue un citoyen, même dans ce cas, est réputé homicide. Voici du moins une loi qui console l'humanité, ou plutôt qui la venge : Si un citoyen tue un esclave qui ne lui faisait aucun tort, pour quelque mauvaise raison, il sera puni pour le meurtre d'un esclave comme pour celui d'un citoyen. La vie de l'homme est si sainte que l'animal qui le tue doit être tué lui-même et jeté hors du territoire. Il en est de même des choses inanimées qui ôteraient la vie à l'homme, excepté la foudre qui vient des dieux : on les jettera hors des limites de l'État.
Les dieux seuls sont juges du suicide. Le suicide n'est point infâme ; mais il entraîne la privation de tout honneur funèbre, et une sépulture à part, sur les confins du territoire, dans quelque lieu inculte et ignoré, avec défense d'élever de colonnes sur la tombe et de graver le nom sur un marbre.
V. Blessures. — Ici revient la distinction de l'involontaire et du volontaire, de la non-préméditation et de la préméditation. Comme il est impossible de classer a priori toutes les espèces qu'embrasse ce délit, le mieux est d'abandonner la peine aux juges dans les divers cas, après avoir assuré la procédure dont la garantie la plus solide est la complète publicité des jugements.
VI. Violences. — Envers les esclaves, envers des personnes plus âgées, envers ses père et mère. Ces dernières sont punies du bannissement à perpétuité. Quiconque dans ce cas rompt son ban est condamné à mort. Quiconque a volontairement commerce avec le banni, et seulement le touche, est déclaré impur,
VIL Le dixième livre est entièrement consacré aux offenses envers les dieux, tant en action qu'en parole, offenses tout-à-fait distinctes du sacrilège dont il a été parlé. Ce sont à peu près nos offenses envers la morale religieuse.
Pourquoi offense-t-on les dieux? C'est qu'on ne croit point à leur existence ; ou que, si on admet leur existence, on ne croit pas qu'ils s'occupent des affaires humaines, ou c'est encore qu'on croit pouvoir les fléchir et les gagner par des sacrifices et des cérémonies. Tant qu'on n'aura pas tari ces trois sources des délits religieux, à quoi sert la peine ? elle n'est guère qu'une vengeance stérile. Il faut donc mettre à la tête de la législation pénale, en pareille matière, un préambule qui éclaire les citoyens et prévienne le mal, au lieu d'avoir à lui infliger une punition souvent impuissante par la disposition morale du condamné et du public. De là une théodicée rapide, moitié scientifique, moitié populaire, où on prouve :
1° Qu'il y a des dieux, par divers arguments, surtout par la nécessité d'expliquer le mouvement dans la matière inerte. Dualisme de Platon.
2° Qu'il y a une providence divine. Si Dieu est parfait, il est parfaitement intelligent, il possède la perfection absolue de toutes les vertus dont une ombre à peine se trouve dans l'homme, l'activité, l'énergie, la vigilance, etc. On ne peut donc pas supposer qu'il ne s'occupe pas du gouvernement du monde, et des petites choses comme des grandes, car ce serait supposer en lui ou un défaut d'intelligence, ou un défaut d'activité.
La providence qui gouverne le monde y fait régner le bien par des lois nécessaires, sans nuire à la liberté des individus. « Le roi de l'univers a imaginé le plan le plus facile et le meilleur, pour que le bien ait le dessus et le mal le dessous dans l'économie du monde : c'est dans cette vue qu'il a fait le système entier et déterminé la place que chaque chose doit y occuper ; mais il a laissé à la disposition de notre volonté les qualités bonnes ou mauvaises de chacun de nous; et chaque homme est ordinairement tel qu'il lui plaît d'être, suivant les inclinations auxquelles il s'abandonne, et le caractère qu'il donne à son âme. » Ce sont là précisément les grands traits de la théodicée de Leibnitz. Ici la providence conduit nécessairement à l'ordre bienfaisant de l'univers, avec lequel la liberté individuelle n'est nullement incompatible. Dans Leibnitz le système a trouvé sa perfection. Là, comme l'optimisme est une conséquence de la providence, ainsi la liberté de l'homme est une conséquence de l'optimisme : elle fait partie essentielle de l'ordre de l'univers et du plan de la providence.
3° Puisque la providence est la justice elle-même, il est absurde de croire qu'on peut la gagner par des sacrifices. C'est traiter Dieu plus mal qu'un juge ordinaire.
Suivent les dispositions pénales :
1° Ou l'impie qui ne croit pas à l'existence de la divinité est d'ailleurs un citoyen paisible, ou il est ardent, audacieux, rusé ; il essaie de répandre son opinion et de corrompre la jeunesse. Dans le premier cas, la réprimande et la prison, pour qu'il ait le temps de s amender dans la solitude ; et cette prison, considérée de ce point de vue moral, Platon l'appelle sophronistère, lieu de résipiscence; c'est la maison de correction, la maison pénitentiaire des modernes. Dans le second cas, la mort.
2° Contre l'impie qui nie l'intervention de la divine providence dans la conduite des choses humaines, sans répandre son opinion, et chercher à nuire, le sophronistère; contre l'impie qui passe toute borne, la mort.
3° Contre l'impiété de la superstition, les évocations d'ombres, les enchantements, etc.; si c'est faiblesse d'esprit et délire d'imagination, le sophronistère ; si c'est mauvaise foi, spéculation sur la crédulité, perversité intérieure, la mort. Pour détruire la superstition, Platon interdit les chapelles particulières, et veut qu'on se borne au culte public que surveille l'autorité, et qui, étant fait pour un grand nombre d'hommes, offre toujours plus de garanties de sens commun, tandis que les pratiques particulières, abandonnées au caprice, peuvent produire des monstres de superstition, et enflamment l'imagination au lieu de la calmer.
VIII. Le livre onzième renferme une foule de dispositions pénales relatives aux contrats, aux dépôts, aux échanges, aux ventes, etc., dont je me contente de signaler l'esprit anti-industriel. Ainsi, la vente n'est permise qu'aux marchés publics et au comptant, jamais à crédit. Toute autre vente est licite, mais ne peut donner lieu à une action civile. Toute profession comme celle de marchand forain, revendeur, aubergiste, est interdite aux citoyens, sous peine d'un an de prison. La récidive emporte un an de plus d'emprisonnement. Toute espèce de trafic et d'occupation servile est abandonnée aux étrangers. Ne pas surfaire. Il y a action civile contre un prix excessif.
La matière si importante du testament et des héritages est traitée par Platon dans le même esprit. Il se plaint que les anciens législateurs, par trop de condescendance, aient permis à chaque individu de disposer absolument de ses biens, et il met des limites à la liberté de tester, sur ce principe que les biens de chaque individu, comme lui-même, appartiennent moins à lui qu'à la famille et surtout à l'État,et que c'est à l'État à en disposer. Il convient de l'inconvénient d'une pareille loi pour les individus, mais il s'excuse au nom du bien commun. Les règles qu'il pose entrent dans tous les cas, embrassent tout et fixent tout d'avance. Cependant cette législation, dont la couleur est presque orientale, a plus d'une nuance libérale qui rappelle l'esprit de la Grèce. Ainsi, le fils aîné n'hérite pas de droit de la part inaliénable des biens du père, mais celui des mâles qu'il plaît au père de désigner. Quelquefois même Platon est plus libéral que la Grèce elle-même. Le droit du père de déshériter son enfant était à Athènes exercé par le père, sans limite et sans règle. Ici il ne peut plus avoir son effet civil qu'à l'aide d'un conseil de famille et le fils entendu. De même, le fils ne peut traduire son père en justice comme incapable de gérer ses biens, sans la permission, non seulement de la famille, mais de l'État représenté par les plus anciens gardiens des lois[19]. Le but de toutes ces dispositions fort justes en elles-mêmes est d'enlever à l'individu le droit de constitue, la famille, ou de la modifier à son gré; de mettre toujours l'État au-dessus de l'individu, parce que l'État, pour Platon, est la justice organisée, la raison vivante, la morale armée. Il respecte profondément la puissance paternelle, mais il la sacrifie à l'État ; ou du moins, s'il lui laisse quelque liberté, il lui trace des limites extrêmement étroites. Il en est de même des relations de la femme et du mari; il permet le divorce, mais après arbitrage de dix gardiens des lois et de dix matrones, inspectrices des mariages.
Il attache aussi des peines sévères à l'infraction des devoirs envers les père et mère dans leur âge avancé. Il les appelle des statues vivantes des ancêtres, qui prient pour nous les dieux, nous bénissent ou nous maudissent.
Il est impossible d'entrer dans le détail des lois sur les veufs et les veuves, sur les secondes noces, sur les bâtards, sur les maléfices qui sont punis très rigoureusement, sur les fous et les furieux que les parents sont tenus de renfermer à la maison, sur les injures, sur les railleries qu'il interdit au moins dans les lieux sacrés, les fêtes des dieux, la place publique et devant les tribunaux. Il ne veut pas de mendiants : « Si quelqu'un s'avise, dit-il, de mendier et d'aller amasser de quoi vivre à force de prières, que les agoranomes le chassent de la place publique, les astynomes de la cité et les agronomes de tout le territoire, afin que le pays soit tout-à-fait délivré de cette espèce d'animal. »
Platon voudrait bien qu'il n'y eût pas d'avocats dans sa cité. « La justice étant une si bonne chose, comment, dit-il, la profession d'avocat n'est elle pas honnête ? » Ne pouvant supprimer les avocats dans un état fondé sur des lois et des lois pénales, il prétend du moins les forcer de ne pas parler contre le bon droit et de ne pas vendre leur talent. On pourra donc les traduire en justice comme prévenus de chicane ou d'avarice. En cas d'avarice, la mort; en cas de chicane, d'abord interdiction temporaire, et en cas de récidive, la mort. Ceci montre, ainsi que l'histoire, à quelle dégradation était tombée à Athènes une profession si belle en elle-même, pour inspirer de pareilles craintes et de pareilles précautions; et on y voit en même temps l'esprit de cette législation pénale qui ne mesure pas la peine sur le dommage causé par le délit, mais sur le plus ou moins de corruption morale qu'il suppose ; or de tous les vices, nous avons déjà vu qu'il n'y en a pas un que Platon déteste davantage et poursuive avec plus de force que la cupidité ; pas un qui à ses yeux témoigne plus d'une âme corrompue. IX. Le livre douzième traite des délits publics; par exemple, quand on prend le titre d'ambassadeur sans l'être, ou qu'on rend un compte infidèle de sa mission ; des délits militaires, des preuves de lâcheté ou de courage, des jugements à intervenir à cet égard, des récompenses et des peines qui s'y appliquent; des censeurs, c'est-à-dire de ceux qui sont chargés de faire rendre compte aux magistrats de leur administration, du serment qu'il ne faut pas exiger, selon Platon, des parties intéressées à mentir, mais de ceux qui ne gagneraient rien à se parjurer; de la prescription, de la contribution, des offrandes aux dieux qui doivent être médiocres, des funérailles qui doivent être simples. En général, les dispositions de Platon sur ces différents articles sont fort sévères. Quelquefois aussi la libéralité de ses sentiments est en opposition avec ses idées systématiques. Il devrait proscrire tout voyage à l'étranger, ainsi que toute admission d'étranger, comme altérant les mœurs et introduisant des nouveautés ; mais il trouve que cette séparation volontaire de tout commerce avec les autres hommes serait une proscription sauvage. Il permet donc de recevoir des étrangers et de voyager au dehors. Il est vrai qu'il entoure cette permission de tant de difficultés qu'elle se réduit à très peu de chose. Il exige de ceux qui veulent voyager un caractère public, un examen préalable et quarante ans. Il faut remarquer aussi l'institution d'observateurs envoyés pour s'enquérir officiellement de ce qui se fait de bien ailleurs. L'observateur devra être un homme distingué pour donner une bonne idée de l'État ; il ne pourra pas avoir moins de cinquante ans ; il restera dix ans en observation. A son retour, il sera tenu de faire un rapport aux gardiens des lois assemblés en conseil, sur les institutions qu'il a rencontrées à l'étranger et les réflexions qu'elles lui ont suggérées. S'il revient meilleur et ouvre des avis utiles, il faut l'honorer. Si au lieu de s'améliorer, il s'est corrompu, sans pourtant être nuisible, qu'il vive en paix sans être ni honoré ni puni. Mais s'il est convaincu en justice de vouloir introduire des innovations dans les lois et les mœurs, la mort. Cependant toute innovation n'est pas absolument interdite. Platon laisse une porte ouverte aux améliorations, mais il veut qu'elles viennent des gardiens des lois eux-mêmes auxquels il permet de faire quelques emprunts aux autres États.
Tel est l'ensemble des dispositions pénales qui, ajoutées aux lois dont nous avons rendu compte, achèvent le nouvel État que Platon substitue à la République. C'est le même esprit moral avec une tendance plus pratique. Tout y est fondé sur la vertu et en même temps calculé sur les besoins de la faiblesse humaine. Le but se rattache à celui de la République ; mais les moyens sont empruntés à la nécessité, et la loi pénale y est sans cesse appelée au secours de la loi morale. C’est déjà une garantie de durée; mais cette garantie n’est pas suffisante, et il ne faut pas oublier que la loi pénale elle-même que Ion appelle au secours des mœurs, serait bientôt impuissante sans elles, et si la vertu et les lumières qui ont présidé à l’établissement du nouvel État ne s’y maintenaient ; si, en un mot, le principe de cet État n’était sans cesse ranimé et raffermi ; car c’est l’esprit qui a fait les institutions qui seul peut les soutenir, et le salut de tout ordre social quel qu’il soit est dans la permanente énergie du principe sur lequel il repose. Voilà pourquoi, à la fin du douzième livre, Platon pourvoit à la solidité et à la durée de l’État qu’il vient de fonder, en établissant par-dessus tous les pouvoirs un pouvoir suprême uniquement chargé de veiller au maintien du principe de l'État, savoir la vertu et les lumières, et qui par conséquent possède lui-même ce principe au plus haut degré. Ce pouvoir supérieur à tous les autres, Platon l'appelle un conseil divin ; il le tire du corps le plus élevé, celui des gardiens des lois. Il sera composé des dix plus anciens gardiens des lois et de quelques autres citoyens plus jeunes qui ne pourront être admis qu'à l'unanimité. Les séances de ce conseil devront se tenir la nuit. Il doit avoir toutes les vertus et toutes les lumières qu'il est chargé de maintenir et de répandre : il doit avoir toutes les vertus, c'est-à-dire les quatre vertus tant de fois rappelées et énumérées dans les Lois, et en même temps les posséder dans leur unité ; car la vertu est une, si les vertus sont différentes : et ici comme ailleurs, la diversité bien entendue sert à l'unité, comme l'unité à la diversité. Il faut que le conseil divin ait le secret de ce rapport pour répandre partout chaque vertu en particulier et entretenir leur harmonie. Les lumières de ce conseil seront donc par-dessus tout des lumières morales, et chacun de ses membres devra posséder la science du bien. Il devra posséder aussi celle du beau considéré en lui-même et dans son rapport avec le bien, de manière à savoir comment le beau et le bien sont deux choses distinctes et pourtant n'en font qu'une. La science du bien et du beau constitue la science morale. Mais la science morale serait imparfaite sans celle de la religion. Or, la science de la religion suppose une connaissance approfondie du système du monde pour combattre à la fois et les superstitions des poètes et cette science athée qui ne voit dans le monde qu'un mécanisme matériel, tandis que tout ce mécanisme est l'image et le produit de l'intelligence. De là la nécessité de hautes connaissances de géométrie et d'astronomie. Mais il ne suffit pas de posséder la science morale et religieuse avec les sciences accessoires que suppose cette dernière ; il ne suffit pas de connaître le vrai et le bien, il faut savoir en inspirer le goût : c'est là l'œuvre de l'art, de la musique, qui, en épurant et en élevant l'âme, la forme à la vertu et met l'harmonie entre les mœurs et la loi. Enfin, il ne suffit pas de savoir pour soi-même, il faut savoir aussi pour les autres, il faut pouvoir rendre compte de ses connaissances et convaincre l'esprit comme la musique touche l'âme : c'est là le propre de la logique. On voit que toutes les connaissances que Platon impose au conseil suprême de l'État sont à peu près les diverses parties de la philosophie, et qu'ainsi c'est à la philosophie, appuyée sur la moale, qu'il remet le gouvernement de l'État. En effet la philosophie n'était pas pour lui une spéculation sans rapport à l'action. Fondée sur la science de l'homme et particulièrement de l'homme moral, elle embrassait le système général du monde et se résolvait dans la science de la société, l'art du gouvernement, la politique que la République présente dans sa perfection abstraite. et absolue, et les Lois dans sa perfection relative et pratique.
Nous avons fait connaître le but, l'esprit, la composition et les traits principaux des Lois, il nous reste à dire un mot du style et de la partie dramatique de l'ouvrage. Ce n'est pas une conception commune que d'avoir mis en Crète la scène d'un dialogue sur les lois, et d'avoir pris pour interlocuteurs des représentants des trois grandes législations de la Grèce, un Crétois, un Lacédémonien et un vieillard Athénien. Une fois la scène placée en Crète, Socrate ne pouvait plus s'y trouver. Le personnage de Socrate manquant à ce dialogue, il serait injuste de lui demander cette abondance de plaisanteries, cette gaieté, cette verve comique attachées au nom de Socrate; et la malice et l'audace du maître devaient y faire place à l'exquise politesse, à la haute et gracieuse sérénité du disciple. Je conviens donc que la couleur dramatique, sans manquer ici, est beaucoup moins forte que dans les autres dialogues de Platon. Le style, je veux dire l'art de préparer, de soutenir, de développer ses idées, de passer avec aisance de l'une à l'autre, et surtout d'un ton à un autre, du calme ordinaire de la conversation à des morceaux dont l'élévation et la chaleur tiennent de la poésie lyrique, le style ainsi considéré et dans ses grandes parties est incontestablement dans les Lois celui du Gorgias, du Phédon, de la République et du Timée ; mais il faut avouer que, pris en détail et dans la diction proprement dite, il est loin de rappeler toujours l'élégance, la délicatesse, l'harmonie, le fini et ce je ne sais quoi d'heureux et de suave qu'on respire dans les autres dialogues. Disons-le : la diction des Lois manque souvent de charme, de coloris et même de netteté. On a voulu expliquer cette différence frappante par celle du sujet et par celle de l'âge. Mais le sujet ne fait rien ici, et d'ailleurs il est à peu près le même que celui de la République, L'argument de l'âge est plus spécieux, et serait plus fondé si la République et le Timée n'étaient pas là pour attester que dans ses dernières productions et dans sa vieillesse, Platon n'avait rien perdu de son génie; et, en admettant que la République, le Timée et le fragment du Critias soient antérieurs aux Lois de quelques années, un aussi court intervalle ne peut guère expliquer une aussi grande différence. Il faut donc recourir à une autre cause. L'âge avait bien pu ôter au style de Platon quelque chose de son éclat et de sa mélodie, mais j'explique l'obscurité habituelle des Lois, et ce luxe d'ellipses et d'anacolouthies qui s'y rencontrent, par une négligence réelle ; et cette négligence je l'explique en supposant que l'auteur n'a pas mis la dernière main à son ouvrage ; or cette supposition très naturelle est un fait incontestable. Diogène de Laerte rapporte, comme une opinion généralement reçue, que Platon n'avait pas publié les Lois, et qu'elles furent trouvées dans ses papiers[20] par son parent, Philippe d'Oponte, qui les transcrivit et les publia. Suidas et Eudocia rapportent la même tradition, Suidas même avec cette addition qui lui est propre, et que, par conséquent, il ne faut pas admettre légèrement, savoir, que ce fut ce même à Philippe d'Oponte qui divisa les Lois en douze livres. Il est possible, comme le veut[21] Schneider, que l'ouvrage ait été publié peu de temps après la mort de Platon ; mais il n'en est pas moins avéré que Platon ne le publia pas lui-même, et qu'il dut le laisser dans l'imperfection nécessaire d'un premier travail, où l'ensemble occupe plus que les détails, et où tout entier à sa pensée, on xprime avec un naturel parfait, quelques morceaux brillants et mille négligences[22].
Comment donc Ast[23] a-t-il pu affirmer qu'il suffit à un connaisseur de lire une seule page des Lois pour être bien sûr que Platon n'en est pas l'auteur? Ce hautain paradoxe tombe d'abord devant l'autorité d'Aristote, qui, en traitant sérieusement et comparativement de la République et des Lois, attribue à Platon le second ouvrage aussi bien que le premier, lui consacre un chapitre tout entier, et le cite perpétuellement. Mais que dire à un critique qui rejette sans façon l'autorité d'Aristote ? Comme si ce n'était pas surtout pour les derniers écrits de Platon que cette autorité est particulièrement décisive, puisqu'Aristote était alors à Athènes dans le commerce intime et la familiarité de Platon et devait être parfaitement au fait des ouvrages qui avaient occupé les dernières pensées de son maître. Et il ne faut pas prétexter ici l'état d'altération dans lequel les écrits d'Aristote nous sont parvenus, car il ne s'agit point de quelques mots ou de quelques lignes, mais d'un chapitre entier et de mille passages. Ce simple argument extérieur réfute Ast suffisamment. Mais les arguments internes sont encore plus accablants ; et, dans le silence d'Aristote et de toute autorité, il suffirait de comparer les Lois au Gorgias et à la République pour y reconnaître le même esprit avec les différences nécessaires qu'exigeaient des buts différents. Ast argumente de ces différences qu'il n'entend pas comme de contradictions, et il attribue les ressemblances qu'il ne peut nier à une imitation maladroite ; il veut que l'auteur des Lois soit quelque moraliste socratique qui, ne comprenant pas l'esprit de la République, se sera amusé à la corriger en lui donnant une tendance pratique. Et il reprend pour son compte cette objection que Diogène fait à Platon dans Stobée[24] :« Est-ce que la République n'avait pas de lois, pour nous donner encore les Lois ? » La réponse est bien simple. Oui, sans doute, la République a des lois, mais purement morales, tandis que celles-ci sont aussi des lois pénales. On conçoit qu'Ast triomphe de l'imperfection du style des Lois ; mais quand l'authenticité d'un monument est d'ailleurs bien démontrée, la saine critique commande de ne pas laisser ébranler par une difficulté particulière un résultat solidement établi, mais de chercher plutôt à cette difficulté une explication qui s'accorde avec la vérité déjà obtenue; et cette explication est celle que nous avons empruntée à Diogène de Laerte.
Il me semble assez superflu de faire remarquer en terminant la haute importance des Lois, C'est d'abord incontestablement le dernier ouvrage de Platon, celui qui résume et couronne tous les autres. On n'en conçoit pas un seul qui puisse être placé après celui là. Le Timée et le Critias tiennent à une trilogie religieuse dont nous n'avons qu'une seule pièce entière, le Timée, qui doit avoir été composé avant les Lois, car c'est une théodicée spéculative qui se retrouve dans le dixième livre des Lois sous une forme populaire. L'autre trilogie, politique et sociale, dont Platon nous donne lui même l'esquisse, et qui, avec la première, occupa les dernières années de sa vie, n'a pas été au-delà de la République et des Lois ; on pourrait même dire que les Lois sont, à proprement parler, le seul monument de la pensée politique de Platon, puisque la République n'est que l'idéal qui doit diriger l'esprit du législateur, tandis que les Lois contiennent l'organisation et la législation positive qu'on peut obtenir en réalisant judicieusement cet idéal sur les données et les besoins de l'humanité. Platon s'y montre toujours le génie spéculatif qui a produit le Gorgias et la République ; mais il y fait preuve aussi d'une grande étendue de connaissances réelles et pratiques qu'il devait et à ses voyages chez les peuples les plus célèbres de son temps, et aux révolutions dont il avait été le témoin, et où plus d'une fois il avait joué lui-même un rôle important; car il avait à la fois la passion de la politique et celle de la philosophie. En même temps que sa raison lui démontrait que la destinée politique d'Athènes était finie, et qu'il ne restait plus à une âme comme la sienne d'autre patrie que la science et la vérité, la moindre lueur d'espérance le tirait de sa solitude et l'engagea plus d'une fois dans de périlleuses entreprises. Il avait une connaissance approfondie des affaires de son temps, de celles du continent Grec et de celles des colonies de la grande Grèce, et particulièrement de la Sicile. On sait que les Thébains et les Arcadiens lui avaient demandé une constitution pour Mégalopolis[25]. Il ne faut donc pas regarder les Lois comme le rêve d'un solitaire étranger aux choses de ce monde. Sans doute cet ouvrage repose sur un système; mais toute législation digne de ce nom est un système; et s'il se propose un but élevé, il veut y conduire l'humanité sans sortir des limites de la réalité et de l'expérience. C'est donc ici un véritable livre de Politique, qui, pour l'originalité et la richesse des vues, occupe un rang très élevé parmi le petit nombre de livres politiques que nous possédons. On ne peut pas concevoir que la Politique d'Aristote eût pu être sans les Lois de Platon. Les Lois, sans être purement spéculatives, le sont plus que la Politique, et celle-ci, quoique spéculative aussi, c'est-à-dire une et pénétrée d'un seul et même esprit, est plus expérimentale; et il y a des endroits où elle n'est guère qu'une généralisation admirable et une classification profonde des faits politiques qui étaient connus au temps d'Aristote: c'est là son caractère particulier. Machiavel se rattacherait plutôt à Aristote qu'à Platon par sa tendance expérimentale ; mais chez lui cette tendance est entièrement exclusive : il n'a aucune théorie générale. Quoiqu'il eût à sa disposition un bien plus grand nombre de faits que Platon et Aristote, il ne cherche point à les généraliser. Il ne demande à l'histoire que des maximes pratiques qu'il rapporte à son but particulier, les affaires de l'Italie. Non seulement il ne mêle jamais la spéculation à l'expérience, mais il ne tire de l'expérience aucune spéculation. Il excelle dans l'art de poser le problème net et précis auquel donne lieu toute situation politique, et de résoudre ce problème sans aucun autre but que le succès, et avec tous les moyens moraux ou immoraux qui sortent des données mêmes du problème et s'y appliquent. Sa seule moralité est un amour de l'Italie qui est en lui une passion naturelle, vivace, inextinguible, qui survit à la corruption elle-même et qui la domine Le fond de son cœur est démocratique, mais sa pensée serait plutôt la tyrannie, parce que la tyrannie seule pouvait résoudre le problème particulier qu'il agitait. Machiavel est exclusivement pratique ; mais dans ce cercle il est incomparable. Sa force et en même temps sa faiblesse, son originalité historique, est de rester dans les liens de l'étroite politique de la petite république de Florence, et de ne pas dépasser l'horizon de l'expérience. Montesquieu est précisément tout l'opposé de Machiavel. Moins profond et moins pratique, il a l'esprit infiniment plus libre et plus étendu. Il embrasse des aits innombrables et les classe avec une aisance admirable qui rappelle et surpasse les essais de classifications d'Aristote; et non seulement il classe tous les faits, mais il les domine par un système qui souvent les explique et quelquefois aussi leur fait violence. Et il ne s'arrête point à l'écorce des faits et à leur forme extérieure, c'est leurs principes internes qu'il recherche, c'est l'essence des choses qu'il veut saisir. Sous ce rapport, et avec toutes les différences nécessaires, on peut dire qu'il y a du Platon dans Montesquieu, Celui qui a écrit cette phrase qui a tant scandalisé la philosophie du dix-huitième siècle, « Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses[26], » est un penseur de la famille de Platon. Comme Platon aussi, Montesquieu, malgré son impartialité, incline à l'aristocratie. Le gouvernement aristocratique de l'Angleterre est son idéal comme celui de Lacédémone était l'idéal de Platon. De ces quatre grands hommes, le premier en date a servi de base au développement des trois autres ; mais, par cela même plus éloigné de nous, il est le plus étranger à notre esprit et à nos besoins. Sa politique a précisément le caractère de son pays et de son siècle. Cette politique est grecque, mais, comme la Grèce, elle a ses racines dans l'Orient : elle est grecque dans son développement, et elle est orientale par son fond. D'un côté, Platon regarde Lycurgue, derrière Lycurgue Minos, derrière Minos l'Égypte et l'Orient. Ce sont là les grands antécédents sur lesquels il s'appuie ; c'est là l'esprit qu'il invoque et qui l'inspire. Cet esprit se marque dans l'unité la plus forte possible que Platon veut imprimer à l'État, aux dépens de la liberté des individus et des affections naturelles, même les plus sacrées. Préoccupé de l'idée de l'absolu, de l'immuable, de l'infini en politique comme en métaphysique, il lui sacrifie plus d'une fois la liberté individuelle, le mouvement, le progrès et la vie. Tout entier à la recherche de ce qui ne passe point, il oublie que passer utilement suffit à l'homme et à ses œuvres. Dans la sublimité de sa morale, il ne songe pas que la nature aussi a ses droits, les affections particulières leur but légitime, et les passions mêmes leur place dans l'économie sociale comme dans celle de l'univers. D'un autre côté, Platon est Grec par le caractère original, libéral, novateur même de sa politique. Il n'écrase pas l'individu et la liberté du poids de l'État autant que le fait l'Orient ; et il aime, il invoque, il poursuit sans cesse l'égalité, que l'Orient n'a jamais connue. Dans les Lois, plus de castes immobiles fondées sur des distinctions morales ou sociales qui ont la prétention d'être absolues ; mais des classes fondées sur le cens, qui varie sans cesse et ne peut produire une bien grande inégalité de fortunes, puisqu'il a pour base un fond primitif, le même pour tous, inaliénable, et qui ne peut être plus que quadruplé. Par là se trouve écartée l'extrême pauvreté et l'extrême richesse ; l'aisance et la médiocrité devient la condition de la grande majorité des citoyens, et la force même des choses vous donne une classe moyenne que la misère ne dégrade point, que l'opulence ne sépare pas du peuple, à laquelle un loisir suffisant et une éducation distinguée donnent peu à peu des lumières et des mœurs politiques, qui en se portant à volonté sur les points menacés de l'ordre social, fait, obstacle à la démagogie et à l'anarchie ainsi qu'à l'oligarchie et à la tyrannie, et, sans posséder elle-même le gouvernement, le dirige par son intervention et sa prépondérance. La gloire d'Aristote est d'avoir signalé l'importance de cette classe moyenne que Machiavel n'a pas même soupçonnée, que Montesquieu, ne la trouvant ni dans l'histoire ni dans son temps, n'a pu admettre dans ses classifications, et qui n'a commencé à paraître dans les livres des Politiques qu'après avoir paru dans la société européenne, c'est-à-dire depuis la révolution française organisée par l'empire. Il faut remonter à plus de deux mille ans pour rencontrer ce nom de classe moyenne, j'entends avec l'éclat d’une théorie, dans un paragraphe d'Aristote, qui n'a pas même été fort remarqué et qu'il appartenait à notre siècle de mettre en lumière[27]. Mais si Aristote a fait le mot, Platon a fait la chose. Elle est partout dans les Lois, et dans la répartition primitive de la propriété, et dans les limites qu'il assigne à son développement ; elle est dans l'esprit de tempérance et de mesure qu'il recommande sans cesse, qu'Aristote lui a emprunté et dont il a fait le principe unique de sa morale. Nous avons vu que Platon condamne aussi bien la monarchie persane que la démocratie athénienne. Il se déclare nettement contre la monarchie absolue, et il attribue la chute des États doriens à l'absence d'un fort élément populaire dans l'organisation de ces États. Il tire le gouvernement du sein du peuple par l'élection et même presque toujours par l'élection directe. Son aristocratie est en grande partie élective. Il est curieux de voir ce disciple de l'Égypte faire nommer les prêtres par le peuple et leur conférer très peu d'influence[28]. Il n'est pas plus asservi au sacerdoce qu'ailleurs nous ne l'avons vu asservi à la lettre de la religion[29]. On peut dire qu'il est plus politique que pieux, plus aristocratique que sacerdotal, plus Dorien qu'Oriental ; et les Doriens étaient une race guerrière avec de fortes traditions religieuses, mais sans sacerdoce ; tandis qu'en Orient, dans l'Inde, et même dans cette Égypte que Platon avait vue, le gouvernement était sacerdotal, ou du moins les prêtres, en faisant les rois et en les jugeant, avaient la haute main dans les affaires politiques. Le prêtre, dans les Lois, ne joue pas un plus grand rôle qu'à Lacédémone. Et Platon n'imite pas seulement l'esprit dorien en ce qu'il a de libéral, il imite aussi l'esprit ionien, les lois de Solon son ancêtre, et d'Athènes sa patrie. La division des différentes classes du peuple par le cens est de Solon ; et la plus grande partie des dispositions civiles des Lois n'est autre chose que la législation athénienne arrangée et idéalisée. Mais comme ces emprunts ne sont presque jamais indiqués par Platon, et qu'ils sont en quelque sorte déguisés par les perfectionnements qu'ils reçoivent, il est très difficile de les reconnaître, d'autant plus que la plupart du temps l'original nous manque, ce qui réduit à des conjectures sur la copie; mais on la soupçonne, on la sent presque partout. J'ai soutenu[30] que dans l'Euthydéme la plupart des sophismes présentés par Platon avec tant de subtilité et de bouffonnerie, appartiennent réellement aux sophistes auxquels Platon faisait la guerre; de même j'ai la conviction qu'il y a dans les Lois une foule de dispositions particulières empruntées aux diverses législations de la Grèce, que Platon avait profondément étudiées, surtout aux lois de Solon et au droit attique. Aussi tant qu'un jurisconsulte philologue, comme Bunsen ou Plattner, n'aura pas porté dans les Lois le flambeau d'une critique à la fois pénétrante et circonspecte, ce grand monument sera toujours obscur dans bien des parties. Du moins Schleiermacher aura près de lui Gans et Savigny ; pour moi, toute lumière propre et empruntée m'a manqué; et je ne me suis permis que les rapprochements les plus faciles et qui étaient à ma portée; mais, dans le peu de recherches auxquelles je me suis livré à cet égard, j'ai reconnu à quel point les Lois de Platon étaient tantôt doriennes, tantôt attiques et toujours grecques. Il ne faut donc pas qu'un premier coup d'œil nous abuse ; je n'hésite point à le dire : un peu d'étude nous montre le caractère oriental de Platon ; beaucoup d'étude nous révèle à la longue son caractère grec qui n'est pas moins réel pour être moins apparent. C'est ce mélange de l'esprit oriental et de l'esprit grec qui distingue les Lois et la politique de Platon, comme en général sa philosophie. Ce mélange est-il la parfaite harmonie de l'un et de l'autre? Non sans doute, car ce serait la parfaite harmonie de l'ordre et de la liberté, de la stabilité et du mouvement, cette harmonie que l'humanité cherche encore. Du moins en étudiant les Lois on en contractera le besoin, et ce besoin est déjà un immense service que le lecteur moderne devrait à cet antique monument. Mais il y a dans les Lois quelque chose encore que Platon ne doit ni à l'Orient, ni à la Grèce, mais à son propre génie et au fond même de sa philosophie : je veux parler de l'esprit moral répandu partout dans les Lois. Par ce côté, les Lois sont de tous les temps et de tous les lieux : elles s'adressent à tous les législateurs, à tous les États et à tout citoyen quelle que soit sa patrie, pourvu qu'il en ait une, et qu'il appartienne à un ordre social qui ne repose point sur la volonté d'un seul homme. Toutes les combinaisons politiques d'un caractère un peu libéral supposent toujours, en dernière analyse, que ceux auxquels elles s'appliquent en seront dignes et qu'ils en seront capables. Les meilleures lois, qui ne s'appuieraient que sur la crainte des dispositions pénales, seraient des lois impuissantes ; car c'est la grandeur même de la nature humaine de ne pas céder à la crainte seule, et la passion ne se laisse bien désarmer que par la raison et la conscience. Ce sont donc les lumières, c'est la vertu qu'il faut appeler au secours de toute législation. Sans doute c'est la conquête de l'esprit nouveau d'avoir séparé la politique de la morale et de n'avoir soumis qu'une partie de l'homme à la loi. Mais on ne divise pas l'homme ; il n'est pas vertueux dans l'État et corrompu ailleurs, et à si peu que vous réduisiez la vertu politique, ne l'attendez jamais de l'homme qui n'aura pas donné son âme à la vertu et à la raison dans le degré permis à notre faiblesse. La morale n'est pas la politique, mais elle en est la base et la sanction. La loi ne doit pas embrasser tout l'homme, mais l'homme tout entier doit être raisonnable et honnête pour obéir à la loi, là où il lui doit obéissance. Déchaîner les passions de l'humanité n'est pas l'affranchir. Les droits des autres sont écrits dans nos devoirs. Violer ceux-ci, c'est s'exercer à violer un jour ceux-là. Qu'on me donne un seul vice privé, et j'en veux tirer mille vices publics : qu'on me donne une seule vertu privée et j'en veux tirer mille vertus publiques. C'est le précepte de l'expérience des siècles que les lois et l'ordre social tout entier reposent sur les mœurs. Or il est bien vrai que les mœurs d'un peuple sont le fruit de son histoire, de l'esprit du temps et de cette éducation des choses qui se fait dans chacun à son insu ; mais tout en comptant sur celle-là, il faut bien se garder de négliger l'éducation proprement dite. C'est encore ici que Platon peut instruire le législateur moderne, non pas par le système d'éducation qu'il prescrit et qui se rapporte exclusivement à une époque écoulée sans retour, mais par la haute importance qu'il nous apprend à attacher à l'éducation en général, à cette discipline de la jeunesse dans laquelle se forment les mœurs de l'homme, qui seules garantissent les vertus du citoyen, ces vertus sur lesquelles reposent avec le respect réfléchi et le libre amour des lois, la véritable force et la durée des empires. C'est le grand moraliste dans Platon que nous signalons au législateur et au lecteur moderne.
Notes
[modifier]- ↑ In Platonem qui vulgo fertur Minoem, ejusdemque libros priores de legibus, Halis Saxonum, 1806.
- ↑ Polit., liv. IV, ch.Ier, § 2.
- ↑ C'est ainsi, du moins, que j'interprète le passage d'Aristote. Voyez, dans l'édition de Schneider, t. II, p. 228-229, les différents sens des traducteurs et des critiques. — Τὴν ἀρίστην… κατ' εὐχὴν, μηδενὸς ἐμποδίζοντος τῶν ἐκτός - τίς τίσιν ἁρμόττουσα… τὴν ἐκ τῶν ὑποκειμένων ἀρίστην - τρίτην τὴν ἐξ ὑποθέσεως· δεῖ γὰρ καὶ τὴν δοθεῖσαν δύνασθαι θεωρεῖν, ἐξ ἀρχῆς τε πῶς ἂν γένοιτο, καὶ γενομένη τίνα τρόπον ἂν σῴζοιτο πλεῖστον χρόνον· λέγω δὲ οἷον εἴ τινι πόλει συμβέβηκε μήτε τὴν ἀρίστην πολιτεύεσθαι πολιτείαν, ἀχορήγητον δὲ εἶναι καὶ τῶν ἀναγκαίων, μήτε τὴν ἐνδεχομένην ἐκ τῶν ὑπαρχόντων, ἀλλά τινα φαυλοτέραν.
- ↑ Ibid. Παρὰ πάντα δὲ ταῦτα τὴν μάλιστα πάσαις ταῖς πόλεσιν ἁρμόττουσαν…τὴν δυνατήν, …τὴν ῥᾴω καὶ κοινοτέραν ἁπάσαις.
- ↑ T. II, Argument ; p. 258.
- ↑ Polit., liv II, ch. 2 et 3.
- ↑ Ibid., liv. II, ch. 7, § 5. « Comme tous les citoyens à Sparte peuvent être choisis pour éphores, le peuple, participant ainsi à la plus grande autorité, est intéressé au maintien du gouvernement. »
- ↑ De Legibus, II, 6.
- ↑ Polit., liv. II, ch. 1, § 7. — Τὸ ἧττον ἓν τοῦ μᾶλλον αἰρετώτερον.
- ↑ Ibid.
- ↑ Ibid.
- ↑ Polit., liv. IV, chap. 1, § 5.
- ↑ Polit., liv. I, ch. 2, § 4 et 5.
- ↑ Polit., liv. I, ch. 2, § 7.
- ↑ Polit., liv. I, ch. 2, § 13.
- ↑ Ibid., § 14.
- ↑ Polit., liv. 1, ch. 2, § 15.
- ↑ T. III. Argument du Gorgias, p. 167.
- ↑ Voyez Gans, Das Erbrecht, t. Ier ; Attisches Erbrecht, p. 323.
- ↑ Diog. de L., liv. III, chap 87. — ὄντας ἐν κήρῳ.
- ↑ Prœfat. ad Cyropœd, p. xiv.
- ↑ Voyez à la fin du volume la première note philologique, p. 383 — 389.
- ↑ Platon's Leben und Schriften, p. 379
- ↑ Stobée, Florilegium, XIII, 37. Édition de Gaisford, t. I, p. 284.
- ↑ Diogène de Laerte, liv. III, ch. 23 et Élien, liv. II, ch. 42.
- ↑ Esprit des Lois, liv. I, ch. 1er. Voyez la critique de Bonnet, dernier chapitre de l'Essai analytique sur l'âme, et surtout celle de M. de Tracy, dans son Commentaire de l'Esprit des Lois.
- ↑ Polit., liv. IV, chap. 9, § 4, 12.
- ↑ Livre VI.
- ↑ Antécédents du Phèdre, Nouveaux fragments philosophiques, p. 170.
- ↑ T. IV, argument et notes de l'Euthydème.