Les Lois (trad. Cousin)/Livre deuxième

La bibliothèque libre.
Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome septième & huitième
Les Lois | Argument philosophique | Notes

Livre I | II | III | IV | V | VI | VII | VIII | IX | X | XI | XII

◄   Le Banquet Index La République   ►


LIVRE DEUXIÈME




[652a] L’ATHÉNIEN.

Il faut, ce me semble, examiner maintenant si le seul bien qu’on retire de l’usage bien réglé des banquets, est d’y voir à découvert les différents caractères, ou s’il en résulte encore quelque autre avantage considérable. Qu’en pensez-vous ? pour moi, je soutiens qu’un pareil avantage s’y rencontre, comme je l’ai déjà insinué ; mais par quelle raison et comment ? c’est ce qu’il faut expliquer : redoublons [652b] notre attention, pour ne pas nous laisser induire en erreur.

CLINIAS.

Parle.

L’ATHÉNIEN.

Je suis bien aise auparavant de vous rappeler à la mémoire l’idée que [653a] nous avons donnée d’une bonne éducation, car je soupçonne qu’elle exige des banquets convenablement réglés.

CLINIAS.

Tu attribues là aux banquets une grande importance.

L’ATHÉNIEN.

Je dis donc que les premiers sentiments des enfants sont ceux du plaisir et de la douleur, et que chez eux la vertu et le vice ne sont d’abord que cela ; car pour la science et l’opinion vraie fondée en raison, heureux qui y parvient, même dans un âge avancé ; et c’est la perfection de posséder ces biens et [653b] tous les autres renfermés dans ceux-là. J’appelle éducation la vertu qui se montre dans les enfants, et lorsque leurs plaisirs et leurs peines, leurs amours et leurs haines sont conformes à l’ordre, sans qu’ils soient en état de s’en rendre compte, et lorsque, la raison étant survenue, ils se rendent compte des bonnes habitudes auxquelles on les a formés. C’est dans cette harmonie de l’habitude et de la raison que consiste la vertu prise en son entier : mais considérez seulement cette partie de la vertu qui soumet à l’ordre nos plaisirs et nos peines, et qui, depuis le commencement de la vie jusqu’à la fin, [653c] nous fait embrasser ou haïr ce qui mérite notre amour ou notre aversion, séparez-la du reste par la pensée, et appelez-la éducation ; vous lui donnerez, selon moi, le nom qu’elle mérite.

CLINIAS.

Nous sommes également satisfaits, étranger, de ce que tu as dit précédemment de l’éducation, et de ce que tu viens d’y ajouter.

L’ATHÉNIEN.

J’en suis ravi. Cette discipline du plaisir et de la douleur, qui constitue l’éducation, se relâche ensuite et se corrompt en bien des points dans le cours de la vie. Mais les Dieux, [653d] touchés de compassion pour le genre humain, condamné par sa nature au travail, nous ont ménagé des intervalles de repos dans la succession régulière des fêtes instituées à leur honneur ; ils ont voulu que les Muses, Apollon leur chef, et Bacchus, les célébrassent de concert avec nous, afin qu’avec leur secours nous pussions réparer dans ces fêtes les pertes de notre éducation. Voyez donc si ce que je prétends ici est vrai, et pris dans la nature. Je dis qu’il n’est presque aucun animal qui, lorsqu’il est jeune, puisse tenir son corps ou sa langue dans un état tranquille, [653e] et ne fasse sans cesse des efforts pour se mouvoir et pour crier ; aussi voit on les uns sauter et bondir, comme si je ne sais quelle impression de plaisir les portait à danser et à folâtrer, tandis que les autres font retentir l’air de mille cris différents. Mais aucun animal n’a le sentiment de l’ordre ou du désordre dans les mouvements, et de ce que nous appelons mesure et harmonie, tandis que [654a] ces mêmes Divinités qui président à nos fêtes nous ont donné le sentiment de la mesure et de l’harmonie avec celui du plaisir. Ce sentiment règle nos mouvements sous la direction de ces Dieux, et nous apprend à former entre nous une espèce de chaîne par le chant et la danse ; de là le nom de chœur dérivé naturellement du mot qui signifie joie[1]. Goûtez-vous ce discours, et convenez-vous que nous tenons d’Apollon et des Muses notre première éducation ?

CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Ainsi, n’avoir aucune éducation, et n’avoir aucun usage du chœur ; [654b] être bien élevé, et être suffisamment versé dans les exercices du chœur, selon nous ce sera la même chose.

CLINIAS.

Sans doute.

L’ATHÉNIEN.

Mais l’art des chœurs, la chorée, embrasse le chant et la danse.

CLINIAS.

Nécessairement.

L’ATHÉNIEN.

Ainsi celui qui a reçu une bonne éducation saura bien chanter et bien danser.

CLINIAS.

Il y a toute apparence.

L’ATHÉNIEN.

Faisons un peu attention à ce que signifient ces dernières paroles.

CLINIAS.

Quelles paroles ?

L’ATHÉNIEN.

Celui qui a reçu une bonne éducation chante bien, [654c] disons nous, il danse bien ; ajouterons-nous ou non : Les paroles qu’il chante, les danses qu’il exécute sont belles ?

CLINIAS.

Ajoutons-le.

L’ATHÉNIEN.

Mais quoi ! quel est celui qui vous paraît le mieux élevé par rapport à la chorée et à la musique, ou celui qui connaît et qui sent ce qui est beau en ce genre et ce qui ne l’est pas, et qui exécute comme il connaît et comme il sent ; ou celui qui connaît le beau et peut, soit en chantant, soit en dansant, le rendre parfaitement, mais sans en avoir d’ailleurs le sentiment, sans aimer le beau et sans haïr son contraire ; ou celui qui ne peut ni discerner ce qui est beau, ni l’exprimer par les mouvements, soit du corps, [654d] soit de la voix, mais qui en a un sentiment profond qui lui fait embrasser ce qui est beau, et détester ce qui ne l’est pas ?

CLINIAS.

Étranger, il n’y a point de comparaison à faire entre eux pour l’éducation.

L’ATHÉNIEN.

Maintenant, si nous connaissons tous trois en quoi consiste la beauté du chant et de la danse, il nous sera facile de discerner celui qui est bien et celui qui est mal élevé ; mais si nous sommes dans l’ignorance à cet égard, il nous sera impossible de reconnaître si quelqu’un est fidèle aux lois de l’éducation, [654e] et en quoi il y est fidèle. Cela n’est-il pas vrai ?

CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Il nous faut donc aller à la découverte de ce qu’on appelle dans la danse et dans le chant belle figure et belle mélodie ; il faut le poursuivre comme à la piste ; faute de l’atteindre, tout ce que nous pourrons dire au sujet de la bonne éducation, soit des Grecs, soit des Barbares, n’aboutira à rien de solide.

CLINIAS.

Tu as raison.

L’ATHÉNIEN.

Soit. En quoi donc ferons-nous consister la beauté d’une figure ou d’une mélodie ? Dis-moi : les gestes et le ton de voix d’un homme de cœur [655a] dans une situation pénible et violente ressemblent ils à ceux d’un homme lâche en pareille circonstance ?

CLINIAS.

Comment cela se pourrait-il, puisque alors les couleurs même ne se ressemblent pas ?

L’ATHÉNIEN.

Fort bien, mon cher Clinias : mais la musique ayant pour objet la mesure et l’harmonie, embrasse à la fois les figures et les mélodies, de sorte qu’on peut dire d’une figure qu’elle est bien mesurée, d’une mélodie qu’elle est harmonieuse ; mais on ne peut pas dire également que l’une ou l’autre soit bien colorée, et les maîtres de chœur ont tort d’user de cette métaphore[2]. Et quant à la figure et à l’accent de l’homme lâche et de l’homme de cœur, [655b] ceux de l’homme de cœur sont beaux, et en ont à bon droit la réputation, tandis qu’il en est tout autrement de ceux du lâche. En un mot, pour ne pas nous étendre trop sur ce sujet, toute figure, toute mélodie qui exprime les bonnes qualités de l’âme ou du corps, soit elles-mêmes, soit leur image, est belle : c’est tout le contraire, si elle en exprime les mauvaises qualités.

CLINIAS.

Tu as raison, et que ce soit pour nous un point décidé.

L’ATHÉNIEN.

Dis-moi encore : prenons nous tous un égal plaisir aux mêmes chants [655c] et aux mêmes danses ? ou s’en faut-il de beaucoup ?

CLINIAS.

Il s’en faut du tout.

L’ATHÉNIEN.

A quoi donc attribuerons-nous nos erreurs à cet égard ? Ce qui est beau ne l’est-il pas pour tout le monde ; ou, quoiqu’il le soit, ne le paraît-il pas ? Jamais personne n’osera dire que les danses et les chants du vice soient plus beaux que ceux de la vertu, ni qu’il prend plaisir aux figures qui expriment le vice, tandis que chacun se plaît à la Muse opposée. Il est vrai pourtant que la plupart mettent l’essence et la perfection [655d] de la musique dans le pouvoir qu’elle a d’affecter agréablement l'ame. Mais ce langage n’est point supportable, et il n’est pas même permis de le tenir. Voici plutôt quelle est la source de nos erreurs sur ce point.

CLINIAS.

Laquelle ?

L’ATHÉNIEN.

Comme la danse et le chant ne sont qu’une imitation de mœurs, qu’ils représentent toutes sortes d’actions, de situations, de caractères, et que chaque artiste en son genre embrasse tout cela par l’imitation, c’est une nécessité que ceux qui entendent des paroles et des chants, ou qui voient des danses analogues au caractère qu’ils ont reçu [655e] de la nature ou de l’éducation, ou de l’une et de l’autre, y prennent plaisir, les approuvent, et disent qu’elles sont belles : qu’au contraire ceux dont elles choquent le caractère, les mœurs, ou une certaine habitude, ne puissent ni les goûter ni les louer, et disent qu’elles sont laides. A l’égard de ceux qui ont naturellement un goût sain avec de mauvaises habitudes, ou de bonnes habitudes avec un goût naturellement mauvais, c’est encore une nécessité que leurs éloges tombent sur des objets différens de [656a] ceux qui leur causent du plaisir : car ils disent des mêmes choses qu’elles les affectent agréablement et qu’elles sont mauvaises : et lorsqu’ils sont en présence de personnes qu’ils croient en état d’en bien juger, ils ont honte de se laisser aller à reproduire ces sortes de danses et de chants, comme si leur empressement à le faire était un témoignage qu’ils les trouvent belles ; cependant ils y prennent intérieurement du plaisir.

CLINIAS.

Tu as parfaitement raison.

L’ATHÉNIEN.

Mais le plaisir qu’on prend à des figures ou à des chants vicieux n’apporte-t-il point quelque préjudice ; et ne revient-il point de grands avantages à quiconque se plait aux danses et aux chants opposés ?

CLINIAS.

Il y a apparence.

[656b] L’ATHÉNIEN.

Y a-t-il apparence seulement, ou n’est-il pas en effet nécessaire qu’il arrive ici la même chose qu’à celui qui, étant engagé dans le commerce d’hommes méchants et corrompus, se plait en leur compagnie, au lieu de la détester, et condamne, il est vrai, sa corruption naissante, mais la condamne par forme de badinage et comme en songe. Ne faut-il pas qu’on ressemble à ceux avec qui l’on aime à vivre, soit bons, soit méchants, quand même on aurait honte de les louer ouvertement ? Or, croirons-nous qu’il puisse y avoir pour quelqu’un un plus grand bien ou un plus grand mal que celui-là ?

CLINIAS.

Je ne le crois pas.

[656c] L’ATHÉNIEN.

Pensons-nous qu’en quelque état que ce soit, qui est ou qui sera un jour gouverné par de bonnes lois, on laisse à la disposition du poète l’éducation et les divertissements que nous donnent les Muses ; et qu’à l’égard de la mesure, de la mélodie et des paroles, on leur accorde la liberté de choisir ce qui leur plaît davantage, pour l’enseigner ensuite dans les chœurs à une jeunesse née de citoyens vertueux, sans se mettre en peine si ces leçons la formeront à la vertu ou au vice ?

CLINIAS.

Non, cela ne serait pas raisonnable. Qui peut en douter ?

[656d] L’ATHÉNIEN.
C’est cependant ce qui est permis aujourd’hui presque en tous les pays, excepté l’Égypte.
CLINIAS.

Comment les choses sont elles réglées en Égypte à cet égard ?

L’ATHÉNIEN.

D’une manière dont le récit vous surprendra. Il y a long-temps, à ce qu’il paraît, qu’on a reconnu chez les Égyptiens la vérité de ce que nous disons ici, que dans chaque État la jeunesse ne doit employer habituellement que ce qu’il y a de plus parfait en fait de figure et de mélodie. C’est pourquoi après en avoir choisi et déterminé les modèles, on les expose dans les temples, [656e] et il est défendu aux peintres et aux autres artistes qui font des figures ou d’autres ouvrages semblables, de rien innover, ni de s’écarter en rien de ce qui a été réglé par les lois du pays : et cette défense subsiste encore aujourd’hui, et pour les figures, et pour toute espèce de musique. Et si on veut y prendre garde, on trouvera chez eux des ouvrages de peinture ou de sculpture faits depuis dix mille ans (quand je dis dix mille ans, ce n’est pas pour ainsi dire, mais à la lettre), [657a] qui ne sont ni plus ni moins beaux que ceux d’aujourd’hui, et qui ont été travaillés sur les mêmes règles.

CLINIAS.

Voilà en effet qui est admirable.

L’ATHÉNIEN.

Oui, c’est un chef d’œuvre de législation et de politique. Leurs autres lois ne sont peut-être pas exemptes de défauts ; mais pour celle-ci touchant la musique, elle nous prouve une chose vraie et bien digne de remarque, c’est qu’il est possible de fixer par des lois, d’une manière durable et avec assurance, les chants qui sont absolument beaux. Il est vrai que cela n’appartient qu’à un Dieu ou à un être divin : aussi les Égyptiens [657b] attribuent-ils à Isis ces mélodies qui se conservent chez eux depuis si longtemps. Si donc, comme je disais, quelqu’un était assez habile pour saisir, par quelque moyen que ce soit, ce qu’il y a de vrai en ce genre, il doit en faire une loi avec assurance, et en ordonner l’exécution, persuadé que le goût du plaisir, qui porte sans cesse à inventer de nouvelle musique, n’aura pas assez de force pour abolir des modèles une fois consacrés, sous prétexte qu’ils sont surannés ; du moins voyons-nous qu’en Égypte, loin que le goût du plaisir ait prévalu sur l’antiquité, tout le contraire est arrivé.

[657c] CLINIAS.

Il est fort vraisemblable qu’il en est ainsi, d’après les raisons que tu viens d’en donner.

L’ATHÉNIEN.

Oserons nous donc expliquer le vrai usage de la musique, et de cet amusement mêlé de danses et de chants, à peu près de cette manière ? N’est-il pas vrai qu’on ressent de la joie lorsqu’on se croit heureux, et que réciproquement on se croit heureux lorsqu’on ressent de la joie ?

CLINIAS.

Cela est certain.

L’ATHÉNIEN.

L’effet naturel de la joie n’est-il point de nous empêcher de demeurer en repos ?

CLINIAS.

Oui.

[657d] L’ATHÉNIEN.

Et alors les jeunes gens ne sont-ils pas portés à danser et à chanter, tandis que nous autres vieillards nous croyons de notre dignité de rester là, regardant la jeunesse, suivant avec plaisir ses jeux et ses fêtes, et, dans le regret que nous donnent notre agilité et nos forces évanouies, proposant des prix à ceux qui sauront le mieux nous rendre le souvenir de nos belles années ?

CLINIAS.

Rien de plus vrai.

L’ATHÉNIEN.

Croyons-nous donc que ce soit tout-à-fait sans fondement qu’on dit [657e] ordinairement des acteurs de ces jeux, que celui qui nous divertit et réjouit davantage doit passer pour le plus habile, et mérite d’être couronné ? En effet, puisque le plaisir est le but de ces fêtes, il est dans l’ordre que la victoire et tous les honneurs soient, comme j’ai dit, pour celui qui aura le plus contribué au plaisir de l’assemblée. [658a] Ce discours n’est-il pas raisonnable, et si cette règle était suivie, pourrait-on y trouver à redire ?

CLINIAS.

Je ne le pense pas.

L’ATHÉNIEN.

Ne prononçons pas si vite, mon cher Clinias ; considérons auparavant notre objet sous toutes ses faces, nous y prenant de cette sorte. Supposons qu’on propose des jeux, sans spécifier quels ils seront, gymniques, équestres ou musicaux, et que, rassemblant tous les citoyens, on leur déclare qu’il ne s’agit [658b] que de plaisir, que chacun d’eux peut y venir disputer le prix, et que la victoire demeurera à celui qui aura le mieux diverti les spectateurs, n’importe de quelle manière, et aura été jugé le plus amusant. Quel effet pensons-nous que produisît une pareille déclaration ?

CLINIAS.

Comment ? explique-toi.

L’ATHÉNIEN.

Selon toute apparence, les uns viendraient y réciter quelque poème héroïque, comme eût pu faire Homère ; d’autres y chanteraient des vers sur le luth ; celui-ci jouerait une tragédie, celui-là une comédie. Je ne serais pas même [658c] surpris qu’il y vînt quelque charlatan avec des marionnettes, et qu’il se flattât plus qu’aucun autre de l’espérance de la victoire. Parmi tous ces concurrents, et une foule d’autres semblables qui ne manqueraient pas de s’y rendre, pourrions-nous dire lequel mériterait le prix à plus juste titre ?

CLINIAS.

Cette question est absurde : et qui s’aviserait de la décider, en connaissance de cause, avant d’avoir entendu chacun des concurrents, et jugé par soi-même de leur mérite ?

L’ATHÉNIEN.

Voulez-vous que je réponde à cette question qui vous paraît si absurde ?

CLINIAS.

Voyons.

L’ATHÉNIEN.

Si les petits enfants sont pris pour juges, n’est-il pas vrai qu’ils se déclareront en faveur du charlatan ?

[658d] CLINIAS.

Sans contredit.

L’ATHÉNIEN.

Que le suffrage des enfants un peu plus grands sera pour le poète comique, et celui des femmes d’un esprit cultivé, des jeunes gens, en un mot de la plupart des spectateurs, pour le poète tragique ?

CLINIAS.

Cela est vraisemblable.

L’ATHÉNIEN.

Quant à nous autres vieillards, il est certain que nous prendrons plus de plaisir à entendre un Rhapsode nous réciter, comme il faut, l’Iliade, l’Odyssée, ou quelques morceaux d’Hésiode, et que nous lui donnerons la préférence. A qui donc sera la victoire ? C’est là la question, n’est-ce pas ?

CLINIAS.

Oui.

[658e] L’ATHÉNIEN.

Il est évident que nous ne pouvons nous dispenser, vous et moi, de l’attribuer à celui qui aura eu le suffrage des spectateurs de notre âge ; car nos habitudes, nous autres vieillards, nous paraissent valoir infiniment mieux que tout ce qui se fait aujourd’hui dans tout état et dans tout pays.

CLINIAS.

Sans doute.

L’ATHÉNIEN.

Je demeure donc d’accord avec le vulgaire, qu’il faut juger de la musique par le plaisir qu’elle cause, mais non pas aux premiers venus, mais que la plus belle muse est celle qui plaît à ceux qui valent davantage et qui ont reçu une éducation convenable, et plus [659a] encore celle qui plaît à un seul, distingué par la vertu et l’éducation. Et la raison pour laquelle j’exige de la vertu de ceux qui doivent prononcer sur ces matières, est qu’outre les lumières ils ont encore besoin de courage. Il ne convient pas en effet à un vrai juge de juger d’après les leçons du théâtre, de se laisser troubler par les acclamations de la multitude et par sa propre ignorance ; il convient encore moins qu’il aille, contre ses lumières, par lâcheté et par faiblesse, de la même bouche dont il a pris les dieux [659b] à témoin de dire la vérité, se parjurer en trahissant indignement sa pensée. Car ce n’est pas pour être l’écolier des spectateurs, mais leur maître, que le juge est assis apparemment, et pour s’opposer à ceux qui n’amuseraient pas le public convenablement. L’abus contraire, autorisé autrefois dans la Grèce comme il l’est encore aujourd’hui en Sicile et en Italie, qui laisse le jugement à la multitude assemblée, et déclare vainqueur celui pour qui plus de mains se sont levées, a produit deux méchants effets : le premier, de gâter les auteurs, [659c] qui se règlent sur le goût des juges, qui est mauvais, en sorte que ce sont les spectateurs qui se donnent à eux-mêmes leur éducation ; le second, de corrompre le plaisir du théâtre, parce qu’au lieu que le plaisir de l’assemblée devrait s’épurer chaque jour par des pièces dont les mœurs seraient meilleures que les siennes, de la manière dont on s’y prend, tout le contraire arrive aujourd’hui. Mais à quoi tend ce discours ? Voyez si ce n’est point à ceci.

CLINIAS.

A quoi ?

L’ATHÉNIEN.

Il me paraît qu’il nous ramène pour la troisième ou la quatrième fois [659d] au même terme, je veux dire à nous convaincre que l’éducation n’est autre chose que l’art d’attirer et de conduire les enfants vers ce que la loi dit être la droite raison, et ce qui a été déclaré tel par les vieillards les plus sages et les plus expérimentés. Afin donc que l’âme des enfants ne s’accoutume point à des sentiments de plaisir ou de douleur contraires à la loi et à ce que la loi a recommandé, mais plutôt que dans ses goûts et ses aversions elle embrasse ou rejette les mêmes objets [659e] que la vieillesse, on a dans cette vue inventé les chants, qui sont de véritables enchantements destinés à produire l’accord dont nous parlons ; et parce que les enfants ne peuvent souffrir rien de sérieux, il a fallu déguiser ces enchantements et les employer sous le nom de chants et de jeux, à l’exemple du médecin qui, pour rendre la santé aux malades et aux languissants, fait entrer dans des aliments [660a] et des breuvages flatteurs au goût, les remèdes propres à les guérir, et mêle de l’amertume à ce qui pourrait leur être nuisible, pour les accoutumer pour leur bien à la nourriture salutaire, et leur donner de la répugnance pour l’autre. De même le législateur habile engagera le poète, et le contraindra même s’il le faut, par la rigueur des lois, à exprimer dans des paroles belles et dignes de louange, ainsi que dans ses mesures, ses figures et ses accords, le caractère d’une âme tempérante, forte, vertueuse.

[660b] CLINIAS.

Au nom de Jupiter, penses-tu, étranger, que ce règlement soit en usage dans les autres États ? Pour moi, je ne connais aucun endroit du monde où cela se pratique, si ce n’est chez nous et à Lacédémone ; partout ailleurs on fait chaque jour de nouveaux changements dans la danse et toutes les autres parties de la musique ; et ce ne sont point les lois qui dirigent ces innovations, mais je ne sais quel goût bizarre et déréglé qui, loin de se plaire constamment aux mêmes choses, comme [660c] celui des Égyptiens, change lui-même à toute heure.

L’ATHÉNIEN.
Rien n’est plus vrai, mon cher Clinias. Si tu as cru que je voulais insinuer que cela se pratiquât aujourd’hui, ta méprise vient sans doute de ce que je n’ai point expliqué assez clairement ma pensée. J’ai voulu dire seulement ce que je voudrais qu’on observât par rapport à la musique, et tu as cru que je parlais d’une chose existante. Lorsque les maux sont désespérés et portés à leur comble, il est quelquefois nécessaire, [660d] quoique toujours triste, d’en faire la censure. Puisque tu penses comme moi sur ce point réponds-moi : Tu dis qu’on observe mieux chez vous et à Lacédémone que dans tout le reste de la Grèce ce que je viens de prescrire touchant la musique ?
CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Si les autres Grecs se conformaient à cet usage, les choses iraient donc mieux chez eux à cet égard qu’elles ne vont aujourd’hui ?

CLINIAS.

Il n’y aurait point de comparaison s’ils suivaient ce qui se pratique ici et à Lacédémone, et ce que tu viens de dire.

L’ATHÉNIEN.

Voyons si mes idées s’accordent avec les vôtres. Le plan [660e] de votre éducation et des leçons de votre musique se réduit-il à ce qui suit ? Obligez-vous vos poètes à dire que, dès qu’on est tempérant, juste, vertueux, on est heureux ; qu’il importe peu d’ailleurs qu’on soit grand ou petit, faible ou robuste, riche ou pauvre ; et que, quand même on aurait plus de trésors que Cyniras et Midas[3] si on est injuste, on n’en est ni moins malheureux ni moins à plaindre ? A quoi l’on peut ajouter ce que doit dire le poète, s’il veut bien dire : Je croirais indigne d’éloge et compterais pour rien quiconque possédant ce que le vulgaire appelle des biens, n’y joindra pas la possession et la pratique de la justice. [661a] S’il est juste, qu’il brûle d’en venir aux mains avec l’ennemi ; mais s’il est injuste, aux dieux ne plaise qu’il ose regarder en face la mort sanglante, ni qu’il devance à la course Borée de Thrace[4], ni qu’il jouisse d’aucun des avantages que l’on regarde ordinairement comme de vrais biens, car les hommes se trompent dans l’idée qu’ils s’en forment. Le premier des biens, disent-ils, est la santé ; le second, la beauté ; le troisième, la vigueur ; le quatrième, la richesse : ils en comptent encore beaucoup d’autres, comme d’avoir la vue, l’ouïe et [661b] les autres sens en bon état ; de pouvoir faire tout ce qu’on veut en qualité de tyran ; enfin le comble du bonheur, selon eux, ce serait de devenir immortel au même instant qu’on aurait acquis tous les biens dont je viens de parler. Disons-nous au contraire, vous et moi, que la jouissance de ces biens est avantageuse à ceux qui sont justes et pieux, mais qu’ils se tournent en véritables maux pour les méchants, à commencer par la santé ; qu’il en est de même de la vue, [661c] de l’ouïe, des autres sens, en un mot, de la vie ; que le plus grand de tous les malheurs pour un homme serait d’être immortel, et de posséder tous les autres biens, hormis la justice et la vertu, et qu’en cet état, plus sa vie serait courte, moins il serait à plaindre ? Vous engagerez, je pense, vous contraindrez même vos poètes à tenir ce langage pour l’instruction de votre jeunesse, et à y conformer leurs mesures et leurs harmonies, n’est-il pas vrai ? Voyez ; pour moi, je vous déclare [661d] nettement que ce qui passe pour un mal dans l’idée du vulgaire, est un bien pour les méchants, et n’est un mal que pour les justes ; qu’au contraire, ce qui est réputé bien, n’est tel que pour les bons, et est un mal pour les méchants. Sommes-nous d’accord ou non sur tout cela, vous et moi ?

CLINIAS.

Nous le sommes, ce me semble, en certaines choses, et nullement en d’autres.

L’ATHÉNIEN.

Peut-être ne puis-je réussir à vous persuader que la santé, la richesse, une autorité sans bornes pour l’étendue et la durée, j’y ajoute encore une vigueur extraordinaire, [661e] du courage, et par-dessus tout cela l’immortalité avec l’exemption de ce qu’on tient communément pour des maux, loin de contribuer au bonheur de la vie, rendraient au contraire un homme souverainement malheureux, s’il logeait en même temps dans son âme l’injustice et le désordre ?

CLINIAS.

Tu as deviné juste.

L’ATHÉNIEN.

Soit. Comment m’y prendrai-je après cela pour vous convaincre ? Ne vous semble-t-il pas que cet homme à qui j’accorde la beauté, la vigueur du corps, la richesse, le courage, [662a] un plein pouvoir durant le cours de sa vie de faire tout ce qu’il désire, s’il est d’ailleurs injuste et livré au désordre, mène nécessairement une vie honteuse ? Peut-être m’accorderez-vous cela ?

CLINIAS.

Tout-à-fait.

L’ATHÉNIEN.

Et par conséquent, qu’il mène une mauvaise vie ?

CLINIAS.

Un peu moins.

L’ATHÉNIEN.

Et par conséquent, une vie désagréable et fâcheuse pour lui ?

CLINIAS.

Pour ceci, comment veux-tu que nous en convenions ?

[662b] L’ATHÉNIEN.

Comment ? Si quelque dieu veut bien nous mettre d’accord ; car pour le présent nous ne le sommes guère. Quant à moi, mon cher Clinias, la chose me paraît si évidente, qu’il m’est moins évident que la Crète est une île ; et si j’étais législateur, je ne négligerais rien pour forcer les poètes et tous mes citoyens à tenir les mêmes discours ; je n’aurais point de châtiments assez grands pour punir quiconque oserait dire qu’il y a des méchants [662c] qui vivent heureux, et que l’utile est une chose, et le juste une autre ; et il y a encore bien d’autres points sur lesquels j’inspirerais à mes citoyens des sentiments bien éloignés, à ce qu’il me semble, de ceux des Crétois, des Lacédémoniens et du reste des hommes. Permettez-moi, ô les meilleurs des hommes, au nom de Jupiter et d’Apollon, de consulter ici ces mêmes dieux qui sont vos législateurs, et de leur demander [662d] si la vie la plus juste n’est pas aussi la plus heureuse, ou s’il y a deux sortes de vie, dont l’une ait le plaisir, et l’autre la justice en partage. S’ils nous répondent qu’il y a deux sortes de vie, nous leur demanderons de nouveau, pour procéder en règle, laquelle des deux est plus heureuse que l’autre, la vie juste ou celle du plaisir : s’ils nous disent que c’est celle qui a le plaisir en partage, je soutiens que cette réponse est absurde dans leur bouche. Mais gardons-nous de faire tenir aux Dieux un pareil [662e] langage ; mettons-le plutôt sur le compte de nos pères et de nos législateurs. Supposons que les questions que je viens de faire s’adressent uniquement au législateur, et que c’est lui qui nous a répondu que la vie la plus riche en plaisirs est la plus heureuse. Mon père, lui dirais-je, tu ne veux donc pas que je mène la vie la plus heureuse, puisque tu n’as cessé de m’exhorter à vivre dans la pratique de la justice ? Celui qui aurait posé un pareil principe, soit législateur, soit père, serait condamné, selon moi, à la plus évidente contradiction avec lui-même. Et, d’un autre côté, s’il soutenait que la vie la plus juste est aussi la plus heureuse, chacun pourrait lui demander ce que la loi trouve dans la justice de beau et de bon [663a] qui la fait préférer au plaisir ; car sans le plaisir, quel bien peut-il rester à l’homme juste ? Quoi ! l’estime et l’approbation des hommes et des Dieux serait-elle une chose belle et bonne, mais incapable de causer aucun plaisir ; et l’infamie aurait-elle les qualités opposées ? Divin législateur, cela ne peut pas être, dirons-nous. Peut-il être beau et bon, et en même temps fâcheux, de ne commettre aucune injustice, et de n’en avoir point à souffrir de personne ? Et y a-t-il au contraire de l’agrément dans la condition opposée, quoique mauvaise et honteuse ?

CLINIAS.

Comment cela pourrait-il être ?

L’ATHÉNIEN.

Ainsi le discours qui ne sépare point l’agréable du juste, [663b] du bon et du beau[5], a du moins cet avantage, qu’il porte ceux qui l’entendent à embrasser la justice et la vertu ; et le législateur ne peut se permettre un autre langage, sans se couvrir de honte et sans se contredire ; car jamais personne ne consentira de lui-même à embrasser un genre de vie qui doit lui procurer moins de plaisir que de peine. Or ce qu’on ne voit que dans le lointain donne des vertiges à presque tout le monde, surtout aux enfants. Le soin du législateur sera donc d’ôter les nuages qui pourraient offusquer [663c] l’esprit des citoyens, et de mettre en œuvre toutes les pratiques, les louanges et les raisons les plus efficaces pour leur persuader que la justice et l’injustice sont, pour ainsi dire, représentées sur deux tableaux placés l’un vis-à-vis de l’autre ; que l’injuste et le méchant portant la vue sur ces deux tableaux, celui de l’injustice lui paraît charmant, et celui de la justice insupportable ; mais que le juste, les regardant à son tour, en porte un jugement tout opposé.

CLINIAS.

Cela doit être.

L’ATHÉNIEN.

De ces deux jugements, quel est le plus conforme à la vérité, celui de l’âme dépravée, ou celui de l’âme saine ?

[663d] CLINIAS.

Il est évident que c’est le second.

L’ATHÉNIEN.

Il est donc évident aussi que la condition de l’injuste, outre qu’elle est plus honteuse et plus criminelle, est dans la réalité plus fâcheuse que celle de l’homme juste et vertueux.

CLINIAS.

Tu as bien l’air d’avoir raison.

L’ATHÉNIEN.

Et quand cela ne serait pas aussi certain que la raison vient de nous le démontrer, si un législateur tant soit peu habile s’est cru quelquefois permis de tromper les jeunes gens pour leur avantage, fut-il jamais un mensonge [663e] plus utile que celui-ci, et plus propre à les porter d’eux-mêmes et sans contrainte à la pratique de la vertu ?

CLINIAS.

Étranger, rien de plus beau ni de plus solide que la vérité ; mais il me semble difficile de la faire entrer dans les esprits.

L’ATHÉNIEN.

Cela peut être. On a pourtant réussi à rendre croyable la fable du Sidonien[6], tout absurde qu’elle est, et mille autres semblables.

CLINIAS.

Quelle fable ?

L’ATHÉNIEN.

Celle qui raconte que des dents d’un serpent jetées en terre il sortit des hommes armés. C’est là une preuve bien sensible pour tout législateur, [664a] qu’il n’est rien dont il ne puisse venir à bout de persuader la jeunesse. La seule chose donc qu’il ait à faire, est de trouver le point dont il importe le plus pour le bonheur de ses citoyens qu’ils soient pleinement convaincus ; et quand il l’aura trouvé, d’imaginer les moyens de leur faire tenir sur ce point un langage uniforme en tout temps et en toutes rencontres, dans leurs chants, dans leurs discours sérieux et dans leurs fables. Si vous êtes là-dessus d’un avis contraire au mien, rien ne vous empêche de combattre mes raisons.

[664b] CLINIAS.

Je ne crois pas que nous puissions ni l’un ni l’autre vous opposer rien de raisonnable.

L’ATHÉNIEN.

Je reprends donc le fil du discours, et je dis que le but de tous les chœurs, qui sont de trois espèces, doit être d’enchanter en quelque sorte l’ame des enfants, tandis qu’elle est tendre et docile, en leur répétant sans cesse les belles maximes que nous venons d’exposer, et beaucoup d’autres qu’on pourrait y ajouter ; et, pour les comprendre toutes en une seule, disons-leur que la vie la plus juste est aussi la plus heureuse au jugement des Dieux ; [664c] et non seulement nous dirons la vérité, mais ce discours entrera plus aisément qu’aucun autre, quel qu’il puisse être, dans l’esprit de ceux qu’il nous importe de persuader.

CLINIAS.

Il faut bien convenir de ce que tu dis.

L’ATHÉNIEN.

Nous ne saurions donc mieux faire que d’introduire en premier lieu le chœur des Muses, composé d’enfants qui chanteront ces maximes avec un soin extrême en public et à tous les citoyens. Ensuite viendra le second chœur, composé de jeunes gens au-dessous de trente ans, qui prendront Apollon à témoin de la vérité de ces mêmes maximes, le priant de leur être propice, et de les graver [664d] profondément dans leur âme. Un troisième chœur, composé d’hommes faits, depuis trente ans jusqu’à soixante, chantera aussi les mêmes choses. Pour ceux qui auront passé cet âge, comme les chants ne sont plus alors de saison, il faut les réserver à composer, sur les mêmes objets, des fables qui s’appuyent sur des oracles divins.

CLINIAS.

Quelle est, étranger, cette troisième espèce de chœur ? Nous ne comprenons pas bien ce que tu veux dire à cet égard.

L’ATHÉNIEN.

C’est néanmoins le but de tout ce que nous avons dit jusqu’à ce moment,

[664e] CLINIAS.

Nous n’entendons pas davantage ; tâche d’expliquer plus clairement ta pensée.

L’ATHÉNIEN.

Nous avons dit, s’il vous en souvient, au commencement de cet entretien, que la jeunesse, naturellement vive et ardente, ne pouvait tenir en repos ni son corps ni sa langue ; qu’elle criait et sautait continuellement sans règle ni méthode ; qu’à l’exception de l’homme, les autres animaux n’avaient aucune idée de l’ordre qui doit régner dans les mouvements du corps et ceux de la voix ; que, par rapport aux mouvements du corps, [665a] cet ordre s’appelait mesure ; qu’à l’égard de la voix, on avait donné au mélange des tons graves et aigus le nom d’harmonie, et celui de chorée à l’union du chant et de la danse. Les Dieux, disions-nous, touchés de compassion pour nous, avaient envoyé les Muses et Apollon pour prendre part à nos fêtes et y présider. Nous mettions aussi Bacchus de la partie ; vous le rappelez-vous ?

CLINIAS.

Nous n’avons eu garde de l’oublier.

L’ATHÉNIEN.

Ce qui appartient aux deux premiers chœurs, l’un des Muses, [665b] l’autre d’Apollon, a été expliqué. Il nous reste à parler du troisième, qui ne peut être que celui de Bacchus.

CLINIAS.
Comment cela, s’il te plaît ? L’idée d’un chœur de vieillards consacré à Bacchus, a quelque chose de si étrange, que l’esprit ne saurait sur-le-champ s’y accoutumer. Quoi ! ce chœur sera en effet composé de ceux qui sont au-dessus de trente ans, et même de cinquante jusqu’à soixante ?
L’ATHÉNIEN.

Oui ; mais il faut expliquer, je crois, la manière dont la chose doit se passer pour paraître plausible.

CLINIAS.

Voyons.

L’ATHÉNIEN.

Êtes-vous d’accord avec moi sur ce que nous disions tout à l’heure ?

[665c] CLINIAS.

Sur quoi ?

L’ATHÉNIEN.

Qu’il fallait que chaque citoyen, sans distinction d’âge, de sexe, de condition, libre ou esclave, en un mot, que tout l’État en corps se répétât sans cesse à lui-même les maximes dont nous avons parlé, et qu’à certains égards il variât et diversifiât ses chants en tant de manières qu’il ne s’en lassât jamais et y trouvât toujours un nouveau plaisir.

CLINIAS.

Qui pourrait ne pas convenir qu’il n’y aurait rien de mieux à faire ?

[665d] L’ATHÉNIEN.

Mais en quelle occasion la plus excellente partie des citoyens, celle à qui l’âge et la sagesse donnent une plus grande autorité, pourra-t-elle, en chantant les plus belles maximes, contribuer au plus grand bien de l’État ? Serions-nous assez malavisés pour négliger ce qui rendrait plus efficaces ces chants si beaux et si utiles ?

CLINIAS.

D’après ce que tu dis, il n’est pas possible de le négliger.

L’ATHÉNIEN.

Quelle serait donc la manière la plus convenable de s’y prendre ? Voyez si ce ne serait pas celle-ci.

CLINIAS.

Laquelle ?

L’ATHÉNIEN.

N’est-il pas vrai qu’à mesure qu’on devient vieux, on prend du dégoût pour le [665e] chant, on ne s’y prête qu’avec beaucoup de répugnance ; et que si on se trouvait dans la nécessité de chanter, plus on aurait d’âge et de vertu, plus la chose nous semblerait honteuse ?

CLINIAS.

Cela est certain.

L’ATHÉNIEN.

A plus forte raison un vieillard de ce caractère rougirait-il de chanter debout sur un théâtre en présence d’une multitude confuse ; surtout si, pour donner plus de force et d’étendue à sa voix, on l’assujettissait au régime et à l’abstinence des chœurs de chantres qui disputent la victoire ; c’est bien alors qu’il ne chanterait qu’avec un déplaisir, une honte et une répugnance extrême.

[666a] CLINIAS.

La chose n’est pas douteuse.

L’ATHÉNIEN.

Comment ferons-nous donc pour les engager à chanter de bonne grâce ? N’interdirons-nous point d’abord, par une loi, l’usage du vin aux enfants jusqu’à l’âge de dix-huit ans, leur faisant entendre qu’il ne faut point verser un nouveau feu sur le feu qui dévore leur corps et leur âme, avant l’âge du travail et des fatigues, de peur de l’exaltation qui est naturelle à la jeunesse ? Nous leur permettrons ensuite d’en boire modérément jusqu’à [666b] trente ans, avec ordre de s’abstenir de toute débauche et de tout excès. Ce ne sera que lorsqu’ils toucheront à quarante ans, qu’ils pourront se livrer à la joie des banquets, et inviter Bacchus à venir avec les autres dieux prendre part à leurs fêtes et à leurs orgies, apportant avec lui cette divine liqueur dont il a fait présent aux hommes comme un remède pour adoucir l’austérité de la vieillesse, lui rendre la vivacité de ses premiers ans, dissiper ses chagrins, amollir [666c] la dureté de ses mœurs, comme le feu amollit le fer, et lui donner je ne sais quoi de plus souple et de plus flexible. Échauffés par cette liqueur, nos vieillards ne se porteront-ils pas, avec plus d’allégresse et moins de répugnance, à chanter, et, suivant l’expression que nous avons employée souvent, à faire leurs enchantements, non en présence de beaucoup de personnes ni d’étrangers, mais devant un petit nombre d’amis ?

CLINIAS.

Sans contredit.

L’ATHÉNIEN.

Ce moyen, que nous mettons en œuvre pour les disposer à mêler leur chant à celui des autres, n’a rien [666d] qui choque la bienséance.

CLINIAS.

Absolument rien.

L’ATHÉNIEN.

Mais quel chant leur mettrons-nous dans la bouche ? Quelle sera leur Muse ? N’est-il pas évident qu’il faut observer encore ici les bienséances de l’âge ?

CLINIAS.

Assurément.

L’ATHÉNIEN.

Quelle est donc la musique qui convient à des homme divins ? Serait-ce celle des chœurs ?

CLINIAS.

Nous serions bien en peine, nous autres Crétois, ainsi que les Lacédémoniens, d’employer en cette occasion d’autres chants que ceux qu’on nous a appris dans les chœurs, et auxquels nous sommes accoutumés.

L’ATHÉNIEN.

Cela doit être, parce qu’en effet vous n’avez jamais été dans le cas de faire usage du [666e] plus beau de tous les chants. Par vos institutions, vous ressemblez moins à des citoyens qui habitent une ville, qu’à des soldats campés sous une tente. Votre jeunesse est semblable à une troupe de poulains qu’on fait paître ensemble dans la prairie sous un gardien commun. Les pères n’ont point droit chez vous d’arracher leur enfant farouche et sauvage de la compagnie des autres, de l’élever dans la maison paternelle, de lui donner un gouverneur particulier, et de le dresser en le caressant, en l’apprivoisant, et en usant des autres moyens convenables à l’éducation des enfants ; ce qui en ferait non seulement un bon [667a] soldat, mais un bon citoyen capable d’administrer les affaires publiques, meilleur guerrier, comme nous l’avons dit, que le guerrier de Tyrtée, et qui regarderait la force comme étant, non la principale partie de la vertu, mais la quatrième, toujours et en tous lieux, tant pour les particuliers que pour l’État.

CLINIAS.

Étranger, je ne sais pourquoi tu rabaisses de nouveau nos législateurs.

L’ATHÉNIEN.

S’il est vrai que je le fasse, mon cher Clinias, c’est sans dessein : mais laisse ce reproche, crois-moi, et suivons la raison partout où elle nous conduira. Si réellement nous découvrons une musique plus parfaite que celle des chœurs [667b] et des théâtres publics, essayons de la donner en partage à ceux qui, de notre aveu, ont de la répugnance pour cette dernière, et désirent ne faire usage que de la plus belle.

CLINIAS.

Nous le devons.

L’ATHÉNIEN.

En toutes les choses qui sont accompagnées de quelque agrément, n’est-ce pas une nécessité, ou que cet agrément soit la seule chose qui les rende dignes de nos empressements, ou qu’il s’y joigne quelque raison de bonté intrinsèque, ou enfin d’utilité ? Par exemple, le manger, le boire, en général tout aliment, est accompagné d’un sentiment agréable que nous nommons plaisir ; [667c] pour la bonté intrinsèque et l’utilité, que les aliments soient sains, c’est là leur véritable bonté.

CLINIAS.

J’en conviens.

L’ATHÉNIEN.

La science a pareillement son agrément, son plaisir : quant à la bonté, l’utilité, la beauté, elle tient tout cela de la vérité.

CLINIAS.

La chose est telle que tu dis.

L’ATHÉNIEN.

Mais quoi ? les arts d’imitation [667d] ne donnent-ils pas du plaisir par la reproduction de la réalité, et le sentiment attaché à cette reproduction, quand elle a lieu, n’a-t-on pas raison de l’appeler agréable ?

CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Cependant, pour la bonté intrinsèque de leurs ouvrages, ce n’est point du plaisir qu’ils causent qu’elle dépend, mais, pour le dire en un mot, du rapport d’égalité entre l’imitation et la chose imitée.

CLINIAS.

Fort bien.

L’ATHÉNIEN.

Le plaisir n’est donc une règle sûre d’estimation qu’à l’égard des choses qui n’ont pour objet ni l’utilité, ni la vérité, ni la ressemblance, et qui, d’un autre côté, [667e] n’apportent avec elles aucun dommage, mais qu’on cherche à se procurer uniquement en vue de ce sentiment agréable qui accompagne quelquefois l’utilité, la vérité, la ressemblance, et qu’on appelle plaisir, lorsque rien de tout cela n’y est joint.

CLINIAS.

Tu ne parles que du plaisir qui n’a rien de nuisible.

L’ATHÉNIEN.

Oui, et je lui donne le nom de divertissement, lorsque d’ailleurs il n’est ni nuisible ni utile d’une manière tant soit peu considérable.

CLINIAS.

Tu as raison.

L’ATHÉNIEN.

De ces principes ne faut-il pas conclure qu’il n’appartient ni au plaisir, ni à aucune opinion [668a] fondée sur la seule apparence, de juger des arts qui consistent dans l’imitation et le rapport d’égalité ? Car l’égalité et la proportion ne reposent ni sur l’imagination ni sur la sensibilité, mais sur la vérité seule, et pas sur autre chose.

CLINIAS.

Sans contredit.

L’ATHÉNIEN.

Or qu’est-ce que la musique, sinon un art de représentation et d’imitation ?

CLINIAS.

Tout-à-fait.

L’ATHÉNIEN.

Il ne faut donc pas écouter ceux qui disent qu’on doit juger de la musique par le plaisir, ni rechercher [668b] comme digne de notre empressement celle qui n’aurait d’autre objet que le plaisir, s’il y en a une semblable, mais celle qui est en soi conforme au beau.

CLINIAS.

Cela est très vrai.

L’ATHÉNIEN.

Ainsi nos vieillards, qui recherchent la plus parfaite musique, ne s’attacheront point à celle qui est agréable, mais à celle qui est juste ; et la justesse d’une imitation consiste en effet, comme nous avons dit, dans l’exacte représentation de la chose imitée.

CLINIAS.

Sans doute.

L’ATHÉNIEN.

Et tout le monde convient assez que les ouvrages de musique ne sont qu’imitation [668c] et représentation. N’est-ce pas de quoi tomberont aisément d’accord les poètes, les spectateurs et les acteurs ?

CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Par conséquent, pour ne point se tromper sur chacun de ces ouvrages, il faut connaître ce qu’il exprime ; car si l’on ne connaît point la chose même qu’il veut rendre et dont il est la représentation, il n’est pas possible de bien juger s’il a atteint son but, ou s’il l’a manqué.

CLINIAS.

Comment cela se pourrait-il ?

[668d] L’ATHÉNIEN.

Mais si on ne peut juger de la justesse et de la vérité d’un ouvrage, comment juger de sa beauté ? Je ne m’explique point assez clairement : peut-être me ferai-je mieux entendre de cette manière.

CLINIAS.

De quelle manière, s’il te plaît ?

L’ATHÉNIEN.
Il y a un nombre infini d’imitations qui s’adressent à la vue.
CLINIAS.

Oui.

L’ATHÉNIEN.

Si l’on ne connaît en aucune façon les objets que l’artiste a voulu rendre, peut-on bien juger de la justesse de son travail ; par exemple, si les proportions du corps sont reproduites telles qu’elles sont dans l’original ; si la position des parties [668e] et leur correspondance sont bien observées ; et de même pour les couleurs et les figures ; ou bien si tout cela a été manqué et confondu dans l’exécution ? Vous semble-t-il qu’on puisse prononcer là-dessus, si l’on n’a nulle idée de l’être que l’artiste s’est proposé d’imiter ?

CLINIAS.

Comment le pourrait-on ?

L’ATHÉNIEN.

Mais lorsqu’on sait que ce qu’il a voulu représenter sur la toile ou sur le marbre est un homme y et qu’il en a exprimé fidèlement toutes les parties, [669a] avec la couleur et la figure convenables, s’ensuit-il nécessairement qu’on soit en état de juger d’un coup d’œil de la beauté d’un ouvrage ou de ses défauts ?

CLINIAS.

En ce cas, nous nous connaîtrions tous en peinture.

L’ATHÉNIEN.

Tu as raison. En général, à l’égard de toute imitation, soit en peinture, soit en musique, soit en tout autre genre, ne faut-il pas, pour en être un juge éclairé, connaître ces trois choses : [669b] en premier lieu, l’objet imité ; en second lieu, si l’imitation est juste ; enfin si elle est belle, que cette imitation soit faite par la parole, ou par la mélodie, ou par la mesure ?

CLINIAS.

Il me paraît que oui.

L’ATHÉNIEN.

Voyons donc ce qui fait la difficulté de bien juger par rapport à la musique, et ne nous rebutons pas. Comme c’est de toutes les imitations la plus vantée, c’est aussi celle qui exige de l’artiste le plus de précaution. L’erreur ici serait très funeste, car elle s’étend jusque [669c] sur les mœurs ; et en même temps elle est très délicate à saisir, parce qu’il s’en faut bien que les poètes soient aussi habiles dans leur art que les Muses elles-mêmes. Jamais les Muses ne s’écarteraient du vrai, au point d’adapter à des paroles faites pour des hommes une figure et une mélodie qui ne peuvent convenir qu’à des femmes ; ou de joindre des mesures d’esclaves ou de personnes viles à une mélodie et à des figures d’hommes libres ; ou enfin d’accommoder à des figures et à des mesures pleines de noblesse une mélodie ou des paroles d’un caractère opposé. Jamais elles ne mêleraient ensemble des cris d’animaux, [669d] des voix humaines, et des sons d’instruments, ni n’emploieraient cette confusion de toutes sortes de sons pour exprimer une seule chose ; au lieu que nos poètes humains confondant et mêlant ensemble toutes ces choses, sans goût et sans principes, mériteraient d’être moqués de ceux qui, comme dit Orphée, ont reçu en partage un sentiment délicat[7]. A cette confusion, nos poètes ajoutent le défaut contraire, qui est de tout séparer, tantôt présentant [669e] des mesures, des figures et des vers sans mélodie, et tantôt sans paroles des mesures et des mélodies qu’ils exécutent sur le luth ou sur la flûte, de sorte qu’il est fort difficile de deviner ce que signifient ces mesures et cette mélodie dénuées de paroles, ni à quel genre d’imitation un peu raisonnable cela ressemble ; on ne peut au contraire s’empêcher de reconnaître qu’il y a dans tout cela une absence totale de goût, surtout dans cette affectation à accumuler des sons semblables à des cris d’animaux, avec une extrême rapidité et sans s’arrêter, et dans cette manie de jouer du luth [670a] ou de la flûte autrement que pour accompagner la danse et le chant. Cet emploi des instruments sans voix humaine est une barbarie et un vrai charlatanisme. Voilà ce que j’avais à dire sur ce sujet. Au reste, nous n’examinons pas ici quel genre de musique ne convient pas à nos citoyens, depuis l’âge de trente ans jusqu’au-delà de cinquante, mais quel est celui qui leur convient ; et ce qui me paraît résulter de ce discours, c’est que les vieillards quinquagénaires, [670b] qui seront dans le cas de chanter, doivent être beaucoup mieux instruits que personne de tout ce qui concerne la musique des chœurs, parce qu’ils ont besoin de discerner et de sentir avec la dernière délicatesse toutes les espèces de mesure et d’harmonie : sans quoi, comment connaîtront-ils la justesse d’une mélodie, quand il faut du dorien, et quand il n’en faut pas, et si la mesure que le musicien a accommodée à la mélodie y convient ou non ?

CLINIAS.

Il est évident qu’ils ne le pourront pas sans cela.

L’ATHÉNIEN.

En vérité la plupart des spectateurs sont bien ridicules de s’imaginer qu’ils sont capables de juger de la mesure et de l’harmonie, parce qu’ils ont appris par contrainte à chanter et à danser ; ils ne songent pas [670c] qu’ils font cela par routine et sans principes. Toute mélodie est juste et bonne quand elle a le caractère qui lui convient ; elle est manquée dès qu’elle en sort.

CLINIAS.

Cela est certain.

L’ATHÉNIEN.

Celui qui ne connaît point la nature d’une chose, pourra-t-il jamais, à ce compte, juger de sa bonté ?

CLINIAS.

Le moyen ?

L’ATHÉNIEN.

Voici donc ce que nous trouvons pour la seconde fois, c’est qu’il faut que ceux que nous invitons ici à chanter, et à qui nous faisons pour cela [670d] une douce violence, soient du moins assez instruits dans le chant pour pouvoir suivre les cadences des mesures et les différents tons d’une mélodie, afin que, connaissant toutes les espèces d’harmonies et de mesures, ils puissent en choisir de convenables à des gens de leur âge et de leur caractère ; et qu’ainsi se prêtant au chant de bonne grâce, ils goûtent d’abord eux-mêmes un plaisir innocent, et par leur exemple apprennent [670e] à la jeunesse à embrasser tout ce qui est propre en ce genre à former ses mœurs. S’ils ont l’habileté que nous supposons ici, ils auront nécessairement des lumières supérieures à celles que donne l’éducation commune, et à celles des poètes eux-mêmes ; car il n’est nullement nécessaire que le poète connaisse si son imitation est belle ou non, ce qui est le troisième point qui achève le juge éclairé, tandis qu’il ne peut se dispenser de posséder ce qui regarde la mesure et l’harmonie ; mais nos vieillards doivent avoir une connaissance égale des trois points en question, afin de pouvoir choisir ce qu’il y a de plus excellent et ce qui en approche davantage ; autrement, [671a] jamais ils ne seront propres à faire goûter aux jeunes gens le charme de la vertu.

Nous avons expliqué selon notre pouvoir, comme nous nous l’étions proposé d’abord, les moyens de remédier aux inconvénients du chœur de Bacchus. Voyons si nous y avons réussi. C’est une nécessité que le tumulte règne dans une pareille assemblée, et qu’il y croisse à mesure que l’on continuera à boire : inconvénient qui dès le commencement nous a paru inévitable dans les banquets d’aujourd’hui, de la manière dont les choses [671b] s’y passent.

CLINIAS.

Il est inévitable, en effet.

L’ATHÉNIEN.

Dans ces moments on se trouve plus vif, plus gai, plus libre et plus hardi qu’à l’ordinaire : on ne sait ce que c’est que d’écouter personne ; on se croit capable de gouverner et soi-même et les autres.

CLINIAS.

Il est vrai.

L’ATHÉNIEN.

C’est alors, disions-nous, que les âmes des buveurs, échauffées par le vin comme le fer par le feu, deviennent plus molles et plus jeunes, en quelque sorte ; de façon qu’elles seraient aussi dociles et aussi flexibles [671c] que celles des enfants entre les mains d’un homme qui aurait l’autorité et la capacité requises pour les dresser et les former. Cet homme est précisément le même que l’excellent législateur : l’effet de ses lois touchant les banquets doit être de faire passer à une disposition tout opposée ce buveur plein de confiance et de hardiesse, qui pousse l’impudence au-delà de toutes bornes, incapable de s’assujettir à l’ordre, de parler, de se taire, de boire et de chanter à son rang ; il faut qu’elles introduisent discrètement en son cœur, pour s’y opposer à l’invasion de l’impudence, [671d] la plus belle des craintes, cette crainte divine que nous avons appelée du nom de honte et de pudeur.

CLINIAS.

Soit.

L’ATHÉNIEN.

Il faut encore que ces mêmes lois aient pour gardiens et pour coopérateurs des ennemis du tumulte, et que des hommes sobres président à la troupe des buveurs ; parce que sans de tels chefs, il est plus difficile de combattre la débauche, que de défaire l’ennemi sans un général qui ait du sang-froid ; il faut enfin qu’il y ait un égal ou même un plus grand déshonneur à désobéir à [671e] ces chefs et aux commandants de Bacchus, vieillards plus que sexagénaires, qu’à désobéir aux commandants de Mars.

CLINIAS.

Fort bien.

L’ATHÉNIEN.

Si tout se passait de la sorte dans les banquets et dans ces assemblées d’allégresse ; si les buveurs se conformaient en tout aux lois et à la volonté de ceux qui sont sobres ; n’est-il pas vrai que les convives en tireraient de grands avantages, et qu’au lieu d’en sortir, [672a] comme aujourd’hui, ennemis les uns des autres, ils se quitteraient meilleurs amis qu’auparavant ?

CLINIAS.

J’en conviens, pourvu qu’on y observe un jour les règlements que tu viens de marquer.

L’ATHÉNIEN.

Ne condamnons donc plus sans restriction cet usage des présents de Bacchus, comme s’il était absolument mauvais, et qu’on dût le proscrire de tous les États. Il y aurait même encore bien des choses à dire en sa faveur, et je n’oserais parler à la foule du plus grand bien que ce Dieu procure, parce que les hommes s’en forment une idée peu juste, [672b] et prennent mal ce qu’on en dit.

CLINIAS.

De quoi s’agit-il ?

L’ATHÉNIEN.

C’est une opinion et un bruit vulgaire que Junon, la marâtre de Bacchus, lui a ôté[8] la raison ; que, pour se venger d’elle, il a inventé les orgies et toutes ces danses extravagantes ; et que c’est dans cette vue qu’il nous a fait présent du vin. Pour moi, je laisse ce langage à ceux qui croient pouvoir dire en sûreté de pareilles choses des Dieux ; [672c] ce que je sais, c’est qu’aucun homme ne vient au monde avec toute la raison qu’il doit avoir un jour, lorsqu’il sera parvenu à l’âge de maturité : que dans cet intervalle, où il n’a point encore acquis toute la sagesse qui convient à sa nature, il est dans un état de folie, il crie sans aucune règle et saute de même, aussitôt qu’il se met en mouvement. Rappelons-nous que c’est de là, comme nous avons dit, qu’ont pris naissance la musique et la gymnastique.

CLINIAS.

Nous nous en souvenons.

L’ATHÉNIEN.

Et que c’est de là aussi qu’est né [672d] dans l’espèce humaine le sentiment de la mesure et de l’harmonie, sous les auspices d’Apollon, des Muses et de Bacchus.

CLINIAS.

Sans doute.

L’ATHÉNIEN.

Selon les préjugés vulgaires, le vin a été donné aux hommes par un effet de la vengeance de Bacchus, pour troubler leur raison : mais le discours présent nous montre au contraire que les hommes l’ont reçu comme un spécifique dont la vertu est d’inspirer à l’ame la pudeur, et d’entretenir la santé et les forces au corps.

CLINIAS.

Étranger, voilà un résumé exact de ce qui a été dit plus haut.

[672e] L’ATHÉNIEN.

Nous avons expliqué la moitié de ce qui compose la chorée, expliquerons-nous l’autre moitié, ou la laisserons-nous ?

CLINIAS.

Quelle est cette autre moitié, et comment conçois-tu cette division ?

L’ATHÉNIEN.

La chorée prise en entier embrasse, selon nous, l’éducation prise aussi en entier. Une de ses parties comprend la mesure et l’harmonie qui servent à régler la voix.

CLINIAS.

Fort bien.

L’ATHÉNIEN.

L’autre partie, dont l’objet est le mouvement du corps, a de commun avec le mouvement de la voix, la mesure ; et elle a de propre la figure, [673a] comme le mouvement de la voix a de propre la mélodie.

CLINIAS.

Cela est vrai.

L’ATHÉNIEN.

Nous avons donné, par je ne sais quelle raison, le nom de musique à l’art qui, réglant la voix, passe jusqu’à l’âme et lui inspire le goût de la vertu.

CLINIAS.

Et on l’a très bien nommé.

L’ATHÉNIEN.

Quant aux mouvements du corps, que nous appelons la danse, lorsqu’ils se proposent pour but le perfectionnement du corps, nous nommons gymnastique l’art qui conduit à ce but.

CLINIAS.

Oui.

[673b] L’ATHÉNIEN.

Je disais donc, et je le répète, que nous avons traité suffisamment de cette moitié de la chorée qu’on nomme musique. Pour ce qui est de l’autre moitié, en parlerons-nous ? Voyez ce que nous avons à faire.

CLINIAS.

Que crois-tu, étranger, que doivent répondre à une pareille demande des Crétois et des Lacédémoniens, lorsque après les avoir entretenus longtemps sur la musique, on ne leur a point encore parlé de la gymnastique ?

L’ATHÉNIEN.

Tu m’as répondu clairement en m’interrogeant [673c] de la sorte ; et je vois que cette interrogation est non seulement une réponse à ma question, mais encore un ordre de parler de la gymnastique.

CLINIAS.

Tu es parfaitement entré dans mes intentions, et je te prie d’y avoir égard.

L’ATHÉNIEN.

Je le ferai d’autant plus volontiers, qu’ayant à traiter une matière qui vous est connue, il me sera moins difficile de me faire entendre : car vous avez l’un et l’autre beaucoup plus d’expérience de la gymnastique que de la musique.

CLINIAS.

Tu as raison.

L’ATHÉNIEN.

Ce divertissement a pris son origine [673d] dans la nature, qui apprend à tout animal à sauter. L’homme seul, entre tous les animaux, ayant, comme nous avons dit, le sentiment de la mesure, s’en est servi pour inventer et former la danse. Ensuite la mélodie réveillant en lui le souvenir de la mesure, de leur union s’est formée la chorée et tous les jeux de cette nature.

CLINIAS.

Cela est très vrai.

L’ATHÉNIEN.

Nous avons déjà expliqué une de ces deux choses ; nous tâcherons dans la suite d’expliquer l’autre.

CLINIAS.

Soit.

L’ATHÉNIEN.

Mais avant de passer outre, faisons, [673e] si vous le trouvez bon, un dernier règlement sur l’usage des banquets.

CLINIAS.

Quel règlement, je te prie ?

L’ATHÉNIEN.

Dans tout État où, regardant l’usage des banquets comme d’une grande importance, on s’y comportera selon les lois et les règles, où l’on en fera un exercice et un apprentissage de la tempérance ; où l’on se permettra, de la même manière et en gardant les mêmes bornes, l’usage des autres plaisirs, dans le dessein de s’exercer à les vaincre, une pareille pratique ne saurait être trop autorisée. Mais si l’on n’en use que comme d’un divertissement, s’il est permis à chacun de boire [674a] quand il voudra, avec ceux qu’il voudra, sans garder d’autre règle que celle qui lui plaira, jamais je n’autoriserai par mon suffrage l’usage des banquets à l’égard de tout particulier et de tout État qui sera dans ces dispositions : au contraire, je préférerais en ce cas, à ce qui se pratique en Crète et à Lacédémone, la loi établie chez les Carthaginois, qui interdit le vin à tous ceux qui portent les armes, et les oblige à ne boire que de l’eau pendant tout le temps que dure la guerre, qui, dans l’enceinte des murs, enjoint la même chose aux esclaves de l’un et l’autre sexe, aux magistrats [674b] pendant l’année qu’ils sont en charge, aux pilotes et aux juges dans l’exercice de leurs fonctions, et à tous ceux qui doivent assister à une assemblée pour y délibérer sur quelque objet important ; faisant en outre la même défense à tous d’en boire pendant le jour, si ce n’est à raison de maladie ou pour réparer leurs forces, et pendant la nuit aux gens mariés, lorsqu’ils auront dessein de faire des enfants. On pourrait encore assigner mille autres circonstances où le bon sens et les lois doivent interdire [674c] l’usage du vin. Sur ce pied-là, il faudrait très peu de vignobles à une cité, quelque grande qu’on la suppose, et dans la distribution des terres pour la culture des autres denrées et de tout ce qui sert aux besoins de la vie, la plus petite portion serait celle qu’on destinerait aux vignes. Tel est le règlement par lequel je voulais terminer notre entretien sur cette matière.

CLINIAS.

Il est très beau, et nous y donnons les mains.

______


Notes[modifier]

  1. Platon dérive Χορὸς, chœur, de Χαρὰ, joie.
  2. Elle était très fréquente dans la musique ancienne; et même une de ses parties fondamentales s’appelait Chromatique. Nous avons conservé le mot et la chose dans la musique moderne. Voyez, pour les détails, Suidas, Χρῶμα, Athen. interpp. Schweigh, t. VII, p. 483.
  3. Vers de Tyrtée, comme ceux qui suivent et qui ont été déjà cités pages 14 et 16.
  4. Vers de Tyrtée.
  5. Voyez l’Alcibiade et le Gorgias.
  6. Cadmus. Voyez Hygin, fab’’. 178, et Ovide, III, 1, sqq.
  7. Cette citation orphique manque dans les fragments connus, et dans la collection d’Hermann.
  8. Euripide, le Cyclope’', 3 ; Apollodore, III, 5, avec les observations de Heyne.