Les Lois (trad. Cousin)/Livre quatrième
Dis-moi, je te prie, quelle idée faut-il nous faire de notre cité future ? Ne crois pas que je te demande ici quel est le nom qu’elle porte à présent, ni celui qu’on pourra lui donner dans la suite : elle le tirera sans doute, ou de sa fondation, ou de quelque lieu, de quelque fleuve, de quelque fontaine, ou enfin de quelque divinité adorée dans le [704b] pays. Ce que je veux savoir, ce que je demande, c’est si elle sera voisine de la mer, ou située bien avant dans les terres.
Étranger, la cité dont nous parlons doit être éloignée de la mer d’environ quatre-vingts stades.
Y a-t-il quelque port dans le voisinage, ou la côte est-elle absolument impraticable ?
La côte est partout d’un abord très commode et très facile.
Dieux ! que dis-tu là ? Et son territoire produit-il tout ce qui est nécessaire à la vie, ou manque-t-il de quelque chose ?
Il ne manque de presque rien.
Aura-t-elle quelque autre ville située assez près d’elle ?
Non, et c’est pour cette raison qu’on y envoie une colonie. Les habitants de cette contrée ont été jadis transplantés, ce qui l’a rendue déserte depuis un temps infini.
Quelle est la disposition du pays par rapport aux plaines, aux montagnes, aux forêts ?
La même absolument que dans le reste de la Crète.
C’est-à-dire qu’il y a beaucoup plus de montagnes que de plaines.
Oui.
Cela étant, il n’est pas tout-à-fait impossible que ses habitants soient vertueux : car si ce devait être une ville maritime qui eût de bons ports, et dont le sol ne produisît qu’une petite partie des choses nécessaires à la vie, il ne lui faudrait pas moins qu’une protection supérieure et des législateurs vraiment divins, pour empêcher que, dans une telle position, elle ne donnât entrée chez elle à toutes sortes de mœurs bigarrées et vicieuses. Ce qui me console, c’est qu’elle est éloignée de la mer de quatre-vingts stades : elle en est encore trop proche de beaucoup, [705a] la côte étant aussi abordable que tu dis ; mais enfin c’est toujours quelque chose. En effet, à ne faire attention qu’au moment présent, le voisinage de la mer est doux pour une ville ; mais à la longue il est véritablement amer. Il y introduit le commerce, le goût du gain, et des marchands forains de toute espèce, donne aux habitants un caractère double et frauduleux, et bannit la bonne foi et la cordialité des rapports qu’ils ont, soit entre eux, soit avec les étrangers. Nous avons une ressource [705b] contre cet inconvénient dans la bonté du sol qui produit toutes choses ; et comme d’ailleurs le terrain est inégal, il est évident qu’il ne peut pas tout produire et en même temps produire tout en abondance ; autrement, notre ville serait dans le cas de faire une exportation considérable de l’excèdent de ses produits, et par là elle se remplirait de numéraire d’or et d’argent, mal le plus funeste dans un État pour la générosité et la droiture, comme nous l’avons dit plus haut, s’il vous en souvient.
Nous nous en souvenons, et nous approuvons également ce que tu disais alors et ce que tu dis à présent.
Dis-moi encore ; ce pays fournit-il beaucoup de bois propre à la construction des vaisseaux ?
Le sapin n’y est pas beau ; le cyprès y est rare ; on y voit aussi peu de pins et de platanes, dont on est communément obligé de se servir pour l’intérieur des vaisseaux.
Ce n’est pas un malheur pour le pays qu’un pareil terrain.
Pourquoi donc ?
Il est avantageux à un État de ne pouvoir point [705d] facilement imiter ses ennemis en ce qu’ils ont de mauvais.
A quoi ceci a-t-il rapport de tout ce que nous avons dit jusqu’ici ?
Mon cher Clinias, suis-moi de près, ayant toujours les yeux sur ce qui a été dit au commencement touchant les lois de la Crète, qu’elles sont dirigées vers un seul et unique but. Vous prétendiez l’un et l’autre que ce but était la guerre ; je vous ai répondu que je ne pouvais qu’approuver ces lois en ce qu’elles se rapportaient à la vertu ; mais j’y trouvais à redire, qu’au lieu d’embrasser toutes les parties de la vertu, elles ne s’attachassent [705e] qu’à une seule. Maintenant, suivez-moi tous deux à votre tour dans le plan de lois que je vous trace, et observez bien s’il m’échappe quelque règlement qui ne tende point à la vertu, ou qui ne l’envisage que partiellement. Je suis en effet dans la persuasion qu’une loi n’est bonne qu’autant que, comme [706a] un bon archer, elle vise toujours au point qui comprend à lui seul tous les vrais biens, et qu’elle néglige tout le reste, les richesses et les autres avantages de cette nature, s’ils sont séparés de la vertu. Quant à ce que je disais qu’on imite ses ennemis en ce qu’ils ont de mauvais, c’est ce qui arrive d’ordinaire à un peuple voisin de la mer, et exposé par là aux insultes de ses ennemis. Par exemple, et n’allez pas croire que ce soit par rancune que je rapporte ce trait, Minos se servit autrefois des grandes forces qu’il avait sur mer pour obliger les habitants de l’Attique [706b] à lui payer un tribut très onéreux. Les Athéniens n’avaient point alors de vaisseaux de guerre comme ils en ont aujourd’hui, et le pays ne leur fournissant point de bois de construction, il ne leur était pas aisé d’équiper une flotte. Ils ne furent donc pas en état de repousser leurs ennemis en devenant tout-à-coup hommes de mer à leur exemple. Mais il leur eût été avantageux de perdre encore un grand nombre de fois sept garçons [706c] avant de se faire marins de soldats de terre et de pied ferme qu’ils étaient, avant de s’accoutumer à faire des descentes et des incursions fréquentes dans le pays ennemi, et à regagner ensuite promptement leurs vaisseaux, avant de se persuader qu’il n’y a point de honte à n’oser soutenir le choc de l’ennemi par peur de la mort, à avoir toujours tout prêts de spécieux prétextes pour se justifier d’avoir perdu leurs armes et d’avoir pris la fuite dans une circonstance qui n’a, dit-on, rien de déshonorant : car ces sortes de discours ne sont que trop ordinaires dans les combats de mer ; et loin qu’on doive tant les louer, [706d] ils méritent tout le contraire, parce qu’il ne faut point que les citoyens, surtout la classe la plus distinguée, prennent de mauvaises habitudes. Et que cette pratique n’ait effectivement rien d’honnête, c’est ce qu’on pouvait apprendre d’Homère[1]. Ulysse, chez Homère, fait des reproches à Agamemnon sur ce que, dans un moment où les Grecs étaient vivement pressés par les Troyens, il avait donné ordre de mettre les vaisseaux en mer. Il s’emporte contre lui, et lui dit :
[706e] Quoi ! tu veux qu’au plus fort de la mêlée
On mette en mer les vaisseaux, pour combler les vœux
Des Troyens déjà trop assurés de la victoire.
Et pour nous livrer à une perte certaine ? Jamais les Grecs
Ne soutiendront les efforts de l’ennemi, lorsqu’ils verront qu’on appareille la flotte ;
Ils regarderont autour d’eux et perdront toute leur ardeur à combattre.
[707a] Tu connaîtras alors combien est funeste l’ordre que tu donnes.
Homère était donc persuadé aussi qu’il ne fallait pas que des troupes de terre eussent en mer des galères toutes prêtes, au moment où elles combattent. Des lions même qui en useraient de la sorte, s’accoutumeraient à fuir devant des cerfs. Outre cela, les États qui doivent leur puissance à la marine ne peuvent à la fois honorer ce qui les sauve et ce qui le mérite le mieux ; car lorsque ce qui les sauve, ce sont des pilotes, des chefs de rameurs et des rameurs eux-mêmes, [707b] tous gens ramassés de côté et d’autre, et qui ne valent pas grand’chose, il est impossible de faire une bonne distribution des honneurs ; et pourtant où cela manque, quel bon gouvernement pourrait-il y avoir ?
Cela est impossible. Nous disons néanmoins, nous autres Crétois, que ce qui sauva la Grèce fut le combat naval qui se donna entre les Grecs et les Barbares auprès de Salamine.
Et la plupart des Grecs et des Barbares [707c] disent la même chose ; mais, pour Mégille et moi, nous disons que la victoire remportée à Marathon commença le salut de la Grèce, et que celle de Platée le consomma ; que ces combats de terre servirent à rendre les Grecs meilleurs, et qu’il n’en fut pas ainsi des batailles navales ; et je le dis de celles même qui contribuèrent alors à notre délivrance, et je joins à celle de Salamine l’autre qui se donna auprès d’Artémise. [707d] Car c’est la vertu civique que nous avons ici en vue ; c’est relativement à elle que nous examinons et la nature du lieu où notre ville doit être située et les lois que nous lui destinons, convaincus que le point le plus important pour les hommes n’est pas, comme la plupart se l’imaginent, d’avoir la vie sauve et d’être simplement ; mais de devenir aussi vertueux qu’il est possible, et de l’être autant de temps qu’ils existeront. Nous avons déjà, ce semble, déclaré plus haut notre pensée là-dessus.
Cela est vrai.
Ne nous attachons donc qu’à ce point, si nous voulons marcher toujours dans la même voie, qui est sans contredit la meilleure par rapport à l’établissement et à la législation des États.
Tu as raison.
Dis-moi présentement, pour poursuivre nos recherches, quelle sera la population de votre nouvelle ville. Sera-t-elle composée de tous les Crétois qui voudront donner leur nom, au cas que, par exemple, le nombre des habitants soit devenu trop grand dans chaque ville pour que son territoire puisse les nourrir ? Apparemment que vous n’admettrez pas sans exception tous les Grecs qui se présenteront, quoique je voie en ce pays des gens d’Argos, d’Égine [708a] et de différents endroits de la Grèce. Dis-moi, maintenant, d’où tirerez-vous la nouvelle colonie ?
Je pense qu’on la tirera de toute la Crète : à l’égard des autres Grecs, il me paraît qu’on recevra par préférence ceux qui viendront du Péloponnèse ; car, comme tu viens de le dire, nous avons parmi nous des gens d’Argos ; et les habitant de Gortyne, venus d’une ville du Péloponnèse qui porte le même nom, sont les plus renommés d’entre les Crétois.
Les choses étant ainsi, nous ne trouverons pas dans l’établissement projeté les mêmes facilités que si la transplantation des colons se fût faite à la manière des essaims ; je veux dire si, tous, enfants du même pays, s’étaient séparés de leurs concitoyens de bonne grâce de part et d’autre, à cause des limites trop resserrées de leur terre natale, ou pour d’autres inconvénients semblables. Les divisions politiques produisent aussi quelquefois le même effet, et une partie des citoyens se voit réduite à aller s’établir ailleurs. Quelquefois aussi tous les habitants d’une ville, accablés dans une guerre par des forces supérieures, ont pris le parti de s’exiler de leur patrie. [708c] Dans tous ces cas, il est en partie plus aisé, en partie plus difficile de fonder une colonie et de lui donner des lois. D’un côté, comme les habitants sont de la même race, qu’ils parlent tous la même langue, qu’ils ont vécu sous les mêmes lois, qu’ils ont le même culte et s’accordent sur beaucoup d’autres objets de cette nature, tout cela forme entre eux une espèce d’union. D’un autre côté, ils ont peine à se soumettre à des lois et à un gouvernement différent de celui de leur patrie. Le fondateur [708d] et le législateur d’une colonie éprouve beaucoup d’obstacle et de résistance de la part de ceux qui, par la mauvaise constitution de leur gouvernement, ayant été les victimes d’une sédition, cherchent encore à se rengager par habitude sous les mêmes lois qui ont été la cause de leur malheur. Par la raison contraire, une multitude confuse, rassemblée de diverses contrées, sera plus disposée à recevoir de nouvelles lois ; mais lorsqu’il s’agira de les réunir tous dans les mêmes vues, et de diriger vers le même but tous leurs efforts, comme ceux d’un attelage, ce ne sera pas une chose facile ni l’ouvrage d’un jour. Cependant la législation et la fondation des villes sont encore ce qu’il y a de plus favorable pour rendre les hommes vertueux.
Je le crois. Je te prie cependant de m’expliquer plus clairement ce qui te fait parler de la sorte.
Mon cher Clinias, je me vois dans le cas de mêler des choses désavantageuses dans l’éloge et dans l’examen que je fais du législateur. Mais si je n’en dis rien qui ne soit à propos, je ne dois point appréhender de reproches. Après tout, pourquoi m’inquiéter à ce sujet ? C’est le sort de presque toutes les choses d’ici-bas.
Qui te fait tenir ce langage ?
J’étais sur le point de dire qu’à parler proprement, nul homme ne fait les lois, et qu’en toutes choses nos législateurs sont les circonstances et les divers évènements de la vie. Tantôt c’est une guerre violente qui renverse les États et introduit des changements dans leur constitution ; tantôt l’extrême pauvreté produit le même effet. Souvent aussi les maladies obligent à faire bien des innovations, comme lorsqu’il survient des pestes, ou que les saisons se dérangent pendant plusieurs années. En jetant les yeux sur tous les accidents semblables, on se sent poussé à dire, comme je viens de le faire, qu’aucune loi n’est l’ouvrage [709b] d’aucun mortel, et que presque toutes les affaires humaines sont entre les mains de la fortune. Il me paraît qu’on peut dire aussi la même chose, avec raison, de la navigation, du pilotage, de la médecine, de l’art de la guerre. Cependant, à l’égard de ces mêmes arts, on peut dire également et avec autant de raison ce qui suit.
Quoi ?
Dieu est le maître de tout, et avec Dieu la fortune et l’occasion gouvernent toutes les affaires humaines. Il est plus raisonnable néanmoins de prendre un troisième parti, [709c] et de dire qu’il faut faire entrer l’art pour quelque chose. Je compte en effet pour un grand avantage, lorsqu’on est accueilli d’une tempête, de pouvoir appeler à son secours la science du pilote. Qu’en penses-tu ?
Je suis de ton avis.
La même chose n’a-t-elle pas lieu dans toutes les autres occurrences ? et par rapport à la législation, ne faut-il pas avouer que, pour l’heureuse constitution d’un État, il est nécessaire qu’au concours de tous les autres avantages se joigne la rencontre d’un vrai législateur ?
Tu as raison.
Celui donc qui possède quelqu’un des arts dont on vient de parler, saurait-il bien que demander à la fortune pour n’avoir plus besoin que de son talent pour réussir ?
Certainement, il le saurait.
Et si nous engagions tous les autres que nous avons nommés à nous dire quel serait l’objet de leur souhait, ils ne seraient pas en peine de le faire ; n’est-ce pas ? ....
Non.
Le législateur ne serait pas plus embarrassé sans doute.
Je ne le pense pas.
Adressons-lui donc la parole : [709e] Législateur, dis-nous quelles conditions tu exiges, et dans quelle situation tu veux qu’on te remette un État pour pouvoir te promettre du reste que tu lui donneras de sages lois ? Que faut-il ajouter à cela ? Ferons-nous répondre le législateur ? le ferons-nous ?
Oui.
Voici ce qu’il dira. Donnez-moi un État gouverné par un tyran, que ce tyran soit jeune, qu’il ait de la mémoire, de la pénétration, du courage, de l’élévation dans les sentiments ; et afin que toutes ces qualités puissent être utiles, qu’il y joigne cette autre qualité qui, [710a] comme nous l’avons dit plus haut, doit accompagner toutes les parties de la vertu.
Il me semble, Mégille, que par cette qualité, qui doit marcher de compagnie avec les autres, l’étranger entend la tempérance, n’est-ce pas ?
Oui, la tempérance, mon cher Clinias, et dans son sens vulgaire et non pas dans le sens relevé et forcé de sagesse[2] ; cette tempérance qui se montre d’abord dans certains enfants et certains animaux, qui semble née avec eux, et rend les uns modérés dans l’usage des plaisirs, tandis que d’autres s’y livrent sans mesure ; [710b] cette tempérance, en un mot, dont nous avons dit que, séparée des autres biens, elle n’était d’aucun prix ; vous m’entendez ?
Oui.
Que le tyran joigne donc cette qualité aux autres, et alors il sera très-facile en peu de temps de donner à l’État dont il est maître une forme de gouvernement qui assurera son bonheur. Il n’y a point et il ne peut y avoir dans un État de disposition plus favorable à une bonne et prompte législation.
Étranger, comment et par quelles raisons nous convaincras-tu de la vérité de ce que tu dis ?
Il est aisé, Clinias, de comprendre qu’il en doit être ainsi naturellement.
Quoi ! il ne faut, selon toi, rien de plus pour cela qu’un tyran jeune, tempérant, doué de pénétration, de mémoire, de courage, de nobles sentiments ?
Ajoute, heureux en cela seul, que sous son règne il paraisse quelque grand législateur, et qu’un heureux hasard [710d] les réunisse. Lorsque cela arrive, Dieu a fait presque tout ce qu’il peut faire quand il veut rendre un État parfaitement heureux. La seconde chance d’une bonne législation est lorsqu’il se trouve deux chefs tels que celui que j’ai dépeint ; la troisième, lorsqu’il y en a trois ; en un mot, la difficulté de l’entreprise croît avec le nombre de ceux qui gouvernent ; et au contraire, plus ce nombre est petit, plus elle est facile.
Ainsi tu prétends que la plus favorable position d’un État pour passer à un gouvernement excellent, est la tyrannie, lorsque le tyran est modéré, et secondé par un législateur habile ; et que jamais passage ne peut être ni plus prompt ni plus facile ; [710e] qu’après celle-ci c’est l’oligarchie, et enfin la démocratie. N’est-ce pas ainsi que tu l’entends ?
Nullement. Mais je mets au premier rang la tyrannie ; au second, le gouvernement monarchique ; au troisième, une certaine espèce de démocratie ; au quatrième, l’oligarchie, qui de sa nature est la moins propre à donner naissance à ce gouvernement parfait, parce que c’est dans l’oligarchie qu’il y a le plus de maîtres. Ce changement en effet ne peut s’opérer qu’autant qu’il se rencontrera un vrai législateur, et qu’il exercera en commun l’autorité avec ceux qui peuvent tout dans l’État. [711a] Ainsi, quand l’autorité est rassemblée sur le plus petit nombre de têtes qu’il est possible, et qu’elle est par conséquent plus absolue, ce qui est le propre de la tyrannie, le changement ne peut être que très prompt et très facile.
Comment cela ? Nous ne comprenons pas ta pensée.
Je vous l’ai cependant expliquée, non pas une fois, mais plusieurs. Peut-être n’avez-vous jamais vu ce qui se passe dans un État gouverné par un tyran.
Non ; et je ne suis point curieux d’un pareil spectacle.
Tu y trouverais la preuve de ce que je viens d’avancer.
De quoi ?
Qu’un tyran qui veut changer les mœurs de tout un État, n’a besoin ni de beaucoup d’efforts ni de beaucoup de temps. Il n’a qu’à frayer lui-même la route par laquelle il veut que ses sujets marchent ; qu’il ait dessein de les porter à la vertu ou de les tourner au vice, il suffit qu’il leur trace dans sa conduite celle qu’ils ont à suivre, [711c] qu’il approuve, qu’il récompense certaines actions, qu’il en condamne d’autres, et qu’il couvre d’ignominie ceux qui refuseront de lui obéir.
Comment nous paraîtrait-il difficile, en quelque pays que ce soit, que les citoyens se conformassent en peu de temps aux volontés d’un homme qui a en main la puissance et la persuasion tout ensemble ?
Mes chers amis, que personne ne vous persuade que, quand il s’agit de changer les lois d’un État, il y ait une autre voie plus courte et plus facile que l’exemple de ceux qui sont revêtus de l’autorité, ni même qu’un pareil changement se fasse ou se puisse faire d’une autre manière. Ce n’est pas aussi de ce côté-là qu’est [711d] l’impossibilité ni même la difficulté. Mais ce qui ne peut arriver que difficilement, ce qui n’est arrivé que très rarement dans le long espace des temps, et ce qui, lorsqu’il arrive, est pour un État la source d’une infinité de biens, le voici.
Quoi donc ?
C’est lorsque les dieux inspirent l’amour d’une vie réglée par la tempérance et la justice à des chefs puissants, soit qu’ils règnent monarchiquement, soit que leur autorité repose sur leurs richesses ou [711e] leur noblesse ; ou lorsque quelqu’un fait revivre en soi le caractère de Nestor, qui surpassait, dit-on, tous les hommes en modération, plus encore qu’en éloquence. Ce prodige a paru, à ce qu’on rapporte, au temps du siège de Troie ; mais de nos jours on ne voit rien de semblable. Si donc il s’est trouvé, s’il doit se trouver dans la suite, ou s’il se trouve aujourd’hui sur la terre un homme de ce caractère, heureuse la vie qu’il mène, heureux encore ceux qui se montrent dociles aux leçons de modération qui découlent de ses lèvres. En général il est vrai de dire, à l’égard de quelque gouvernement que ce soit, [712a] que quand les lumières et la tempérance sont jointes dans le même homme avec le souverain pouvoir, c’est de là que prennent naissance la bonne police et les bonnes lois, et qu’elles ne peuvent avoir une autre origine. Ceci soit dit à la manière des oracles, comme une fable ; et qu’il demeure démontré qu’à certains égards il est difficile d’établir une bonne législation dans un État, et qu’à d’autres égards rien ne serait plus court ni plus aisé, dans la supposition que nous venons de faire.
Comment cela ?
Essayons de faire des lois en paroles, et de les appliquer à ta ville, à peu près comme des vieillards qui donneraient des leçons à un enfant.
Entrons en matière, et ne différons pas plus longtemps.
Invoquons Dieu pour l’heureux succès de notre législation ; qu’il daigne écouter nos prières, et qu’il vienne, plein de bonté et de bienveillance, nous aider à établir notre ville et nos lois.
Je joins mes vœux aux vôtres.
Quel gouvernement avons-nous dessein [712c] d’établir dans notre ville ?
Développe-moi davantage le sens de cette demande. Est-ce du gouvernement démocratique, de l’oligarchique, de l’aristocratique ou du monarchique que tu veux parler ? Car, pour ce qui est de la tyrannie, nous ne pouvons croire que tu l’aies en vue.
Voyons, quel est de vous deux celui qui voudra dire le premier auquel des gouvernements que l’on vient de nommer ressemble celui de son pays ?
N’est-ce point à moi, qui suis le plus âgé, de répondre le premier ?
Oui.
Étranger, lorsque je porte mes regards sur le gouvernement de Lacédémone, je ne sais quel nom je dois lui donner. Il me paraît tenir de la tyrannie, à raison du pouvoir des éphores, qui est vraiment tyrannique. Sous un autre aspect, il me semble que la démocratie s’y trouve autant qu’en aucun autre État. Il y aurait aussi de l’absurdité [712e] à lui refuser le titre d’aristocratie. Pour la royauté, elle est à vie chez nous ; et l’on convient à Sparte, comme partout ailleurs, que c’est le plus ancien des gouvernements. Ainsi il est impossible, comme je l’ai dit, de satisfaire sur-le-champ à ta demande, et de te dire précisément quelle est la constitution de notre État.
Je me trouve, Mégille, dans le même embarras que toi, et je ne puis déterminer au juste lequel de ces gouvernements est celui de Cnosse.
C’est, mes chers amis, que vos gouvernements sont de vrais gouvernements : ceux que nous avons nommés ne le sont pas ; ils ne sont qu’un assemblage de citoyens [713a] dont une partie est maîtresse et l’autre esclave ; et chacun d’eux prend son nom de la partie en qui réside l’autorité. Mais si c’est de là que la constitution de chaque État doit tirer son nom, il était plus juste qu’elle le tirât du dieu qui est le vrai maître de tous ceux qui font usage de leur raison.
Quel est ce dieu ?
Faudra-t-il encore un peu recourir à la fable pour expliquer convenablement ce que vous demandez ? Faudra-t-il le faire ?
Sans doute.
On raconte que, du temps de Saturne, bien des siècles avant que les gouvernements [713b] dont nous avons parlé fussent établis, il y eut un règne, une administration parfaite, dont le meilleur gouvernement d’aujourd’hui n’est qu’une imitation.
Dans ce cas, nous lui devons, ce semble, toute notre attention.
Je le pense, et c’est pour cela que je l’ai amenée au milieu de notre entretien.
Tu as fort bien fait, et tu ne feras pas moins bien de nous raconter toute la suite de [713c] cette fable, autant qu’elle se rapporte à notre sujet.
Il faut vous obéir. La tradition nous a transmis la mémoire de cet âge heureux, où tous les biens venaient d’eux-mêmes au-devant de nos désirs. Voici quelle en fut la cause, à ce qu’on dit. Saturne[3] reconnaissant que nul homme, comme nous l’avons remarqué plus haut, n’était capable de gouverner les hommes avec une autorité absolue, sans tomber dans la licence et l’injustice, établit dans les villes pour chefs [713d] et pour rois, non des hommes, mais des intelligences d’une nature plus excellente et plus divine que la nôtre, les démons, pour faire à notre égard ce que nous faisons nous-mêmes pour les troupeaux de petit et de gros bétail qui sont apprivoisés. En effet nous ne faisons point gouverner les bœufs par des bœufs ni les chèvres par des chèvres ; mais notre espèce, qui l’emporte de beaucoup sur la leur, prend elle-même ce soin. De même ce dieu plein de bonté pour les hommes préposa pour nous gouverner des êtres d’une espèce supérieure à la nôtre, les démons, qui, nous gouvernant avec une égale facilité [713e] de leur part et de la nôtre, firent régner sur la terre la paix, la pudeur, la liberté, la justice, et procurèrent à la race humaine des jours tranquilles et heureux. Ce récit ne sort point de la vérité, et encore aujourd’hui il nous enseigne qu’il n’est point de remède aux vices et aux maux des États qui n’auront pas des dieux, mais des hommes à leur tête ; que notre devoir est d’approcher le plus près possible du gouvernement de Saturne, de confier l’autorité sur toute notre vie publique [714a] et privée à la partie immortelle de notre être, et donnant le nom de lois aux préceptes de la raison, de les prendre pour guides dans l’administration des familles et des États. Au contraire, dans quelque gouvernement que ce soit, monarchique, oligarchique ou populaire, celui qui commande a-t-il l’âme asservie au plaisir et à des passions qu elle ne peut satisfaire, dévorant tout sans cesser d’être vide, consumée par un mal insatiable et sans remède, un pareil homme, qu’il commande à un particulier ou à un État, foulera aux pieds toutes les lois, et il est impossible, comme nous le disions tout à l’heure, d’espérer aucun bonheur sous un tel maître. C’est à nous de voir, [714b] mon cher Clinias, quel parti nous avons à prendre, et si nous profiterons des leçons que nous donne ce récit.
Nous ne pouvons nous en dispenser.
As-tu fait réflexion que quelques uns prétendent qu’il y a autant d’espèces différentes de lois que de gouvernements ? Nous venons d’examiner les diverses formes reçues de gouvernement. Pour la question qui se présente ici, ne crois pas qu’elle soit de petite conséquence ; elle est au contraire très importante, et elle nous ramène de nouveau à la grande question de la nature du juste et de l’injuste. Les lois, disent-ils, ne doivent avoir pour objet ni la guerre, ni la vertu prise [714c] en son entier, mais l’intérêt du gouvernement établi, quel qu’il soit, le maintien de sa puissance ; et voici selon eux la véritable définition de la justice, puisée dans la nature même.
Quelle définition ?
L’intérêt du plus fort.
Explique-toi plus clairement.
N’est-il pas vrai, disent-ils, que, dans chaque État, c’est le plus fort qui fait les lois ?
Cela est vrai.
Or crois-tu, poursuivent-ils, que jamais démocratie, si elle dominait, ou tout autre gouvernement, ou enfin un tyran, se proposeront volontairement dans leurs lois une autre fin que leur intérêt, le maintien de leur autorité ?
Non, sans doute.
Et celui qui a fait ces lois les appellera justes, et punira quiconque osera les violer, comme coupable d’une injustice.
Il y a toute apparence.
Telle est, concluent-ils, et sera toujours la nature de la justice.
Oui, s’il faut les en croire.
Et c’est aussi une des maximes sur lesquelles se fonde le droit de commander.
Quelles maximes ?
Celles dont nous avons parlé, lorsque nous examinions qui doit commander et qui doit obéir. Nous avons jugé que les pères devaient commander à leurs enfants, les vieillards aux jeunes gens, les hommes d’une naissance illustre à ceux d’une condition obscure. Il y avait, s’il vous en souvient, beaucoup d’autres maximes, et qui se combattaient les unes les autres, parmi lesquelles se trouvait celle [715a] dont nous parlons, et ici nous avons dit que Pindare représente la force comme la justice selon la nature.
C’est en effet ce que nous avons dit.
Parmi tant de prétendants, vois à qui nous confierons notre ville ; car voici ce qui est arrivé une infinité de fois dans plusieurs États.
Quoi ?
Que l’autorité y étant disputée, les vainqueurs se sont tellement emparés de toutes les affaires, qu’ils n’ont laissé aucune part dans le gouvernement aux vaincus ni à leurs descendants, et qu’ils ont passé leur vie dans une défiance continuelle, [715b] appréhendant toujours que si quelqu’un du parti vaincu venait à dominer à son tour, le ressentiment de ses maux passés ne le portât à des actes de vengeance. Or nous n’hésitons pas à déclarer ici que de pareils gouvernements sont indignes de ce nom, et qu’il n’y a de lois véritables que celles qui tendent au bien universel de l’État ; que les lois dont le seul but est l’avantage de quelques uns, appartiennent à des partis et non pas à des gouvernements ; et que ce qu’on y appelle justice n’est qu’un mot. Tout ce que nous disons ici est pour nous affermir dans la résolution où nous sommes de ne conférer dans notre ville [715c] les charges publiques, ni aux richesses, ni à la naissance, ni à la force et à la haute taille, ni à aucun des avantages extérieurs ; mais celui qui se montrera docile envers les lois établies, et qui l’emportera en ce point sur le reste des citoyens, c’est celui-là qu’il faut faire le premier serviteur des lois. Au second rang, il faut placer celui qui s’est ensuite le plus distingué en ce genre ; et ainsi selon le même ordre et dans la même proportion. Au reste, si j’ai appelé [715d] ceux qui commandent serviteurs des lois, ce n’est pas pour introduire une expression nouvelle ; c’est que je suis persuadé que le salut d’un État dépend principalement de là, et que le contraire cause infailliblement sa perte ; c’est que je vois très prochaine la ruine d’un État où la loi est sans force et soumise à ceux qui gouvernent ; et que partout où la loi est souveraine, et où ceux qui gouvernent en sont esclaves, avec le salut public, je vois l’assemblage de tous les biens que les Dieux ont jamais versés sur les États.
Oui, par Jupiter, tu as bien raison étranger ; et vraiment tu as la vue bien perçante, comme il convient à ton âge.
L’œil du jeune homme est faible [715e] sur de pareils objets, celui du vieillard les aperçoit distinctement.
Cela est vrai.
Ne supposerons-nous pas à présent que nos citoyens ont pris place dans leur nouvel établissement, qu’ils sont assemblés devant nous, et que désormais tout ce que nous allons dire va s’adresser à eux ?
Sans contredit.
Citoyens, leur dirons-nous, Dieu, suivant l’ancienne tradition[4], est le commencement, le milieu [716a] et la fin de tous les êtres ; il marche toujours en ligne droite, conformément à sa nature, en même temps qu’il embrasse le monde ; la justice le suit, vengeresse des infractions faites à la loi divine. Quiconque veut être heureux doit s’attacher à la justice, marchant humblement et modestement sur ses pas. Mais pour celui qui se laisse enfler par l’orgueil, les richesses, les honneurs, la beauté du corps, qui, jeune et insensé, livre son cœur au feu des passions, s’imagine n’avoir besoin ni de maître ni de guide, et se croit en état de conduire les autres, [716b] Dieu l’abandonne à lui-même ; ainsi délaissé, il se joint à d’autres présomptueux comme lui, il secoue toute dépendance, il met le trouble partout, et pendant quelque temps il parait quelque chose aux yeux du vulgaire ; mais il ne tarde pas à payer la dette à l’inexorable justice, et finit par se perdre, lui, sa famille et sa patrie. Puisque tel est l’ordre immuable des choses, que doit penser, que doit faire le sage ?
Évidemment tout homme sensé pensera qu’il faut être de ceux qui s’attachent à Dieu.
Mais quelle est la conduite agréable à Dieu ? Une seule, fondée sur ce principe ancien, que le semblable plaît à son semblable quand l’un et l’autre sont dans le juste milieu ; car toutes les choses qui sortent de ce milieu ne peuvent ni se plaire les unes aux autres, ni à celles qui ne s’en écartent point. Or Dieu est pour nous la juste mesure de toute chose, beaucoup plus qu’aucun homme ne peut l’être, comme on le prétend[5]. Dieu donc étant ainsi, il n’est point d’autre moyen de s’en faire aimer que de travailler de tout son pouvoir à être ainsi soi-même. [716d] Suivant ce principe, l’homme tempérant est ami de Dieu, car il lui ressemble ; au contraire, l’homme intempérant, loin de lui ressembler, lui est entièrement opposé ; et par là même il est injuste. Il en faut dire autant des autres vertus et des autres vices. Ce principe nous conduit à un autre, le plus beau et le plus vrai de tous : savoir, que de la part de l’homme vertueux, c’est une action louable, excellente, qui contribue infiniment au bonheur de sa vie, et qui est tout-à-fait dans l’ordre, de faire aux Dieux des sacrifices, et de communiquer avec eux par des prières, [716e] des offrandes et un culte assidu ; mais qu’à l’égard du méchant, c’est tout le contraire, parce que l’âme du méchant est impure, au lieu que celle du juste est pure. [717a] Or il ne convient pas à un homme de bien, encore moins à Dieu, de recevoir les dons que lui présente une main souillée de crimes. Tous les soins que les méchants se donnent pour gagner la bienveillance des Dieux sont donc inutiles, tandis que ceux de l’homme juste sont favorablement accueillis. Tel est le but auquel nous devons viser. Mais quels sont, si j’ose ainsi parler, les traits qu’il nous y faut adresser, et quelle est la voie la plus droite pour y atteindre ? Il me semble d’abord qu’après les honneurs dus aux dieux habitants de l’Olympe et aux dieux protecteurs de l’État, on atteindra le but de la vraie piété en immolant aux dieux souterrains des victimes du second ordre en nombre pair et les parties de ces victimes qui sont à gauche, [717b] réservant pour les dieux célestes les victimes du premier ordre en nombre impair et les parties qui sont à droite[6]. Après les Dieux, le sage rendra un culte convenable aux démons, puis aux héros. Les dieux de chaque famille auront aussi des autels particuliers, avec un culte prescrit par la loi. Ensuite il faut honorer les auteurs de nos jours pendant leur vie ; c’est la première, la plus grande, la plus indispensable de toutes les dettes ; on doit se persuader que tous les biens que l’on possède appartiennent à ceux de qui on a reçu [717c] la naissance et l’éducation, et qu’il convient de les consacrer sans réserve à leur service, en commençant par les biens de la fortune, en venant de là à ceux du corps, et enfin à ceux de l’âme, leur rendant ainsi avec usure les soins, les peines et les travaux que notre enfance leur a coûtés autrefois, et redoublant nos attentions pour eux à mesure que les infirmités de l’âge les leur rendent plus nécessaires. Parlons constamment à nos parent avec un respect religieux, [717d] car aux paroles, cette chose légère, est attachée une lourde peine ; et Némésis, messagère de Dicée, veille sur ces manquements. Ainsi il faut céder à leur colère, laisser un libre cours à leur ressentiment, qu’ils le témoignent par des paroles ou par des actions, et les excuser, dans la pensée qu’un père qui se croit offensé par son fils a un droit légitime de se courroucer contre lui. Après leur mort, la tombe la plus modeste est la plus belle. Il ne faut ni excéder la grandeur ordinaire des monuments de ce genre, ni rester [717e] au-dessous de ce que nos ancêtres ont fait pour leurs propres parents. Ne négligeons pas non plus les cérémonies annuelles instituées pour honorer la mémoire des morts ; [718a] mais appliquons-nous à la rendre, s’il se peut, immortelle, par la fidélité de nos hommages, et en consacrant à un si juste objet une partie des biens que nous avons reçus de la fortune. Une pareille conduite nous fera obtenir la protection des Dieux et des êtres d’une nature plus parfaite que la nôtre, qui nous récompenseront de notre piété en nous faisant passer la plus grande partie de la vie en de douces espérances. Quant à nos devoirs envers nos enfants, nos proches, nos amis, nos concitoyens, à l’hospitalité recommandée par les Dieux, et aux autres devoirs de la société, [718b] qui, étant remplis selon les vues de la loi, doivent ajouter à l’agrément de notre vie, c’est aux lois que le détail en appartient ; c’est à elles de nous les faire observer par la persuasion, ou d’employer la force et les châtiments pour ramener à l’ordre ceux qui résisteraient à la persuasion, et de contribuer ainsi, avec l’assistance des Dieux, à la parfaite félicité de l’État.
Il est encore bien d’autres objets dont le législateur ne peut se dispenser de parler, si du moins il pense comme moi ; mais comme il ne conviendrait pas de les présenter d’abord en forme de lois, il me paraît plus à propos qu’il commence par des considérations générales sur tous ces objets, [718c] et pour lui et pour ceux à qui ses lois sont destinées, ne laissant rien échapper autant qu’il se pourra ; et qu’ensuite seulement il songe à faire des lois. Mais à quelle vue générale ramener tant d’objets différents ? Il n’est pas très aisé de les réunir tous sous une seule idée, comme en un modèle ; essayons cependant de trouver quelque point fixe auquel nous puissions nous arrêter.
Parle.
Je voudrais que nos citoyens se portassent avec toute la docilité possible à la pratique de la vertu ; et il est évident que c’est à quoi le législateur tâchera de les amener dans toute la suite de ses lois.
Sans contredit.
Il me parait que ce langage, s’il s’adresse à une âme qui n’est pas tout-à-fait sauvage, peut la rendre plus douce et plus docile aux leçons qu’il renferme ; et ce serait toujours un grand avantage, si nous réussissions à être écoutés, sinon avec beaucoup, du moins avec un peu de bienveillance et par conséquent de docilité. On trouve en effet bien peu de personnes qui tendent à la vertu par la voie la plus directe et de tout l’effort de leur âme ; [718e] la plupart tiennent Hésiode pour un sage, en ce qu’il a dit que le chemin qui conduit au vice est uni, qu’on y marche sans sueurs, et qu’on est bientôt arrivé au terme ; qu’au contraire
Les Dieux immortels ont placé les sueurs en avant de la vertu ;
Le sentier qui y mène est long, escarpé
[719a] Et raboteux dès l’abord ; mais lorsqu’on est parvenu au haut,
Il devient aisé de rude qu’il était auparavant[7].
Il me semble que le poète a raison.
J’en conviens ; mais je veux vous mettre sous les yeux l’effet que j’ai voulu produire par mon discours précédent.
Fais.
Adressons pour ce sujet la parole au législateur lui-même : Législateur, [719b] n’est-il pas vrai que si tu savais ce qu’il nous convient de dire et de faire, tu ne balancerais pas à nous le communiquer ?
Cela est certain.
N’avons-nous pas entendu de ta bouche, un peu plus haut, qu’il ne fallait pas laisser aux poètes la liberté de dire tout ce qu’il leur plaît, parce que, faute de connaître ce que leurs discours peuvent avoir de contraire aux lois, ils pourraient causer de très grands maux à l’État ?
Rien de plus vrai.
Si donc nous lui tenions au nom des poètes le langage suivant, lui dirions-nous rien que de raisonnable ?
Quel langage ?
Législateur, c’est un discours qui de tout temps a été dans notre bouche à nous autres poètes, et sur lequel tout le monde est d’accord avec nous, que quand un poète est assis sur le trépied de la Muse, il n’est plus maître de lui-même[8] ; que, semblable à une fontaine, il laisse couler tout ce qui lui vient à l’esprit, et que son art n’étant qu’une imitation, lorsqu’il peint les hommes dans des situations opposées, il est souvent obligé de dire le contraire de ce qu’il a dit, sans savoir [719d] de quel côté est la vérité. Mais le législateur ne peut dans ses lois tenir deux langages différents sur la même chose, et n’en doit avoir qu’un seul. Juges-en par ce que tu as dit il n’y a qu’un instant au sujet des sépultures. Quoiqu’il y en ait de trois sortes, une somptueuse, une pauvre, et une autre qui tient le milieu entre la première et la seconde, tu t’es arrêté à cette dernière pour la prescrire et l’approuver. Pour moi, si j’introduisais dans mes vers une femme opulente qui ordonnât l’appareil de ses funérailles, [719e] je la ferais parler d’une sépulture magnifique ; si c’était un homme pauvre et économe, il choisirait la sépulture pauvre ; enfin celui dont la fortune ainsi que les désirs seraient modérés, s’en tiendrait à la sépulture médiocre. Toi, tu ne veux qu’une sépulture médiocre, mais ce n’est pas l’expliquer suffisamment : il faut dire ce que tu entends par là et quelles bornes précises tu y mets. Autrement ne crois pas qu’une pareille maxime puisse être regardée comme une loi.
Ce que tu dis là est très vrai.
Notre législateur ne mettra-t-il point quelque préambule semblable à la tête de chaque loi, ou se bornera-t-il à marquer ce qu’on doit faire ou éviter ? Et après avoir menacé d’une peine les contrevenants, passera-t-il tout de suite à [720a] une autre loi, sans ajouter aucun motif propre à persuader ses concitoyens, et à leur adoucir le joug de l’obéissance ? Et comme les médecins traitent les maladies, celui-ci d’une façon, celui-là d’une autre... Mais avant d’achever cette comparaison, rappelons-nous l’une et l’autre manière de traiter les malades ; ensuite nous ferons au législateur la même prière que feraient des enfants à un médecin, d’employer pour leur guérison les remèdes les plus doux. Que veux-je dire ? Vous savez qu’il y a deux sortes de médecins, les médecins proprement dits, et des gens à leur service à qui l’usage donne aussi le nom de médecins.
Oui.
Ceux-ci, soit qu’ils soient libres ou esclaves, n’apprennent leur art que par routine, en exécutant les ordres de leurs maîtres et en les voyant faire, et non par vocation naturelle, comme les hommes libres apprennent un art et comme ils l’enseignent à leurs enfants. Reconnais-tu ces deux espèces de médecins ?
Qui ne le ferait ?
Les malades dans les villes sont libres, ou esclaves ; [720c] or as-tu remarqué que les esclaves se font traiter ordinairement par leurs pareils, qui font la médecine en courant par la ville et en restant dans la boutique de leurs maîtres ? ces sortes de médecins n’entrent dans aucun raisonnement avec le malade au sujet de son mal, et ne souffrent pas qu’il en raisonne ; et après avoir prescrit en vrais tyrans, et avec toute la suffisance de gens habiles, ce que la routine leur suggère, ils le quittent brusquement pour aller à un autre esclave malade, déchargeant ainsi leurs maîtres d’une partie [720d] des soins de leur profession. Au contraire le vrai médecin ne visite et ne traite guère que les malades de condition libre comme lui ; il s’informe, ou d’eux-mêmes ou de leurs amis, de l’origine et du progrès du mal ; il demande au malade toute sorte d’éclaircissemens, l’instruit à son tour, autant qu’il est en son pouvoir, ne lui prescrit point de remèdes qu’il ne l’ait auparavant déterminé par de bonnes raisons à les prendre ; et c’est toujours par la persuasion et la douceur [720e] qu’il tâche ainsi de le rendre peu à peu à la santé. Quel est à ton avis le meilleur de ces deux médecins ? et j’en dis autant des maîtres de gymnase ; quel est le meilleur, ou de celui qui emploie deux moyens pour arriver à son but, ou de celui qui ne se sert que d’un seul, et encore du moins bon et du plus dur ?
Celui qui sait à la fois commander et persuader l’emporte de beaucoup sur l’autre.
Veux-tu que nous considérions l’usage de ces deux méthodes, l’une double, l’autre simple, par rapport à la législation ?
Très volontiers.
Au nom des Dieux, dis-moi quelle est la première loi que portera le législateur ? Ne commencera-t-il pas par régler le point qui, suivant l’ordre de la nature, [721a] est le fondement et le principe de la société politique ?
Sans doute.
D’où les États tirent-ils leur origine et leur naissance ? N’est-ce pas des mariages et de l’union des deux sexes ?
Oui.
Ainsi, dans tout État, c’est par les lois qui concernent le mariage qu’il est bon de commencer.
Tout-à-fait.
Soyons d’abord quelle est la méthode simple que le législateur peut employer : la voici à peu près. [721b] On se mariera depuis l’âge de trente ans jusqu’à trente-cinq[9], sinon, on sera puni dans ses biens et dans son honneur ; on paiera telle et telle amende, on subira telle et telle ignominie. Telle est la méthode simple dans la législation du mariage : passons à celle qui est double. On se mariera depuis l’âge de trente ans jusqu’à trente-cinq. Chacun fera réflexion que la nature humaine participe en un certain sens de l’immortalité, à laquelle tout homme [721c] aspire naturellement ; car c’est là le fond de l’amour de la gloire et du désir de ne pas demeurer dans l’oubli après sa mort. Le genre humain est contemporain des siècles ; l’homme accompagne et accompagnera le temps dans sa course ; il trompe la mort en laissant après lui des enfants qui en laissent à leur tour et rendent l’espèce immortelle, une et identique à elle-même, par la succession perpétuelle des générations. C’est donc un crime à tout homme de se priver volontairement de cet avantage ; et c’est consentir à s’en priver, que de refuser de prendre une femme et d’avoir des enfants. [721d] Ainsi celui qui se conformera à la loi n’aura rien à craindre pour soi ; mais quiconque y sera rebelle, et n’aura point encore pris d’engagement à l’âge de trente cinq ans, paiera chaque année telle ou telle somme, afin qu’il ne s’imagine pas que le célibat soit un état commode et avantageux ; et il n’aura non plus aucune part aux honneurs que la jeunesse rend chez nous à ceux d’un âge plus avancé. Sur ce modèle, on peut juger s’il vaut mieux s’attacher à la méthode double, [721e] en proposant le plus brièvement qu’il sera possible les motifs de persuasion et les menaces, ou à la méthode simple et plus courte, en se bornant à la seule intimation.
Étranger, le Lacédémonien préfère d’ordinaire en tout la brièveté ; cependant, si on me laissait le choix de ces deux formes de loi touchant l’âge prescrit pour le mariage, et qu’on me consultât sur celle que je voudrais qu’on employât à mon égard, [722a] je choisirais la plus longue ; et j’en ferais de même à l’égard de toute autre loi, si elle m’était présentée sous l’une et l’autre forme. Mais il est nécessaire que là-dessus Clinias soit du même avis, d’autant plus que c’est à l’usage de sa ville que ces lois sont destinées.
Je suis tout-à-fait de ton avis, Mégille.
Au reste, je pense que c’est une grande puérilité de s’embarrasser du plus ou moins de longueur d’un discours. Ce n’est ni ce qui est long, [722b] ni ce qui est court, mais ce qui est bon qu’il faut préférer. Il est évident que des deux formules de lois que je viens de proposer, l’une a sur l’autre un avantage plus que double pour l’utilité qu’on a droit d’en attendre ; et la comparaison que j’ai apportée des deux espèces de médecins est tout-à-fait juste. Jusqu’à présent aucun législateur ne semble y avoir pensé ; de deux moyens qu’ils peuvent employer pour faire observer les lois, la persuasion et la force, ils n’emploient jamais que le dernier envers la multitude ignorante : [722c] ils ne savent point mêler dans leurs lois la persuasion à la contrainte, et la force est le seul ressort qu’ils font jouer. Pour moi, mes amis, je vois qu’il est encore nécessaire d’employer, à l’égard des lois, un troisième moyen dont on ne se sert point aujourd’hui.
De quoi parles-tu ?
D’une chose à laquelle, par je ne sais quel bonheur, notre entretien a donné naissance. En effet cette conversation sur les lois a commencé dès le matin ; il est déjà midi, et nous voilà arrivés au lieu délicieux si propre à nous délasser, sans avoir parlé d’autre chose que des lois ; et [722d] cependant nous n’avons entamé la matière à proprement parler que depuis un instant, et tout ce qui a précédé ne doit être regardé que comme un prélude. Qu’entends-je par là ? Je veux dire que dans tous les discours, et généralement partout où la voix intervient, il y a des préludes, et comme des exercices préparatoires où l’on s’essaye, selon les règles de l’art, à exécuter ce qui doit suivre. Nous voyons que, pour les airs qu’on joue sur le luth, et auxquels on donne le nom de lois[10], ainsi que pour toute espèce de musique, [722e] il y a de ces sortes de préludes composés merveilleusement. Et pour les vraies lois, qui sont, selon nous, les lois politiques, personne ne leur a encore mis de prélude ; personne n’en a encore composé et fait paraître au jour, comme si de leur nature elles n’en devaient point avoir. Pourtant, si je ne me trompe, tout ce que nous avons dit jusqu’à présent est une preuve qu’elles en ont ; et cette formule de loi, que nous avons appelée double, contient, à la bien prendre, deux choses très distinctes : savoir, la loi, et le prélude de la loi. La prescription tyrannique, que nous avons comparée aux prescriptions de ces [723a] esclaves qui exercent la médecine, est, à proprement parler, la loi pure ; ce qui la précède, et qui est destiné à produire la persuasion dans les esprits, la produit en effet, et fait l’office de prélude ; car tout ce préambule où le législateur essaie de persuader, ne me paraît avoir d’autre but que de disposer celui auquel la loi s’adresse, à recevoir avec bienveillance, et par conséquent avec docilité, la prescription, qui est la loi ; voilà pourquoi ce préambule serait plus convenablement appelé, selon moi, le prélude que la raison de la loi.
Après ce [723b] que je viens de dire, ne reste-t-il plus rien à ajouter ? Oui, ajoutons que le législateur ne doit jamais faire aucune loi sans prélude, en sorte que ces deux choses soient aussi distinctes dans son ouvrage, que le sont entre elles les deux méthodes législatives que nous avons citées.
C’est ainsi seulement que doit faire, à mon avis, celui qui se mêle de législation.
Il me paraît, Clinias, que tu as raison, si tu veux dire seulement que chaque loi a son prélude, et que, dans tout travail de législation, il faut mettre à la tête de toute loi le prélude qui lui convient, d’autant que ce qui doit suivre n’est point de petite conséquence, et qu’il n’est pas peu important que l’exposition en soit claire ou obscure. Cependant nous aurions tort d’exiger des préludes à toutes les lois, grandes et petites ; aussi bien n’en doit-on pas mettre à tous les chants [723d] ni à tous les discours ; ce n’est pas que chacune de ces choses n’ait le sien ; mais il n’en faut pas donner à toutes ; et il faut s’en remettre à l’orateur, au musicien et au législateur.
Tout cela me paraît très vrai ; mais ne différons pas plus longtemps, étranger, à entrer en matière. Revenons à notre sujet, et commençons, si tu le trouves bon, par ce dont tu parlais tout à l’heure, sans te douter que c’était là un prélude. Recommençons, comme [723e] disent les joueurs, pour amener mieux, et entamons cette fois, non pas un discours quelconque, comme tout à l’heure, mais un vrai prélude, après être convenus que ce qui va suivre en est un. Ce qui a été dit sur le culte des Dieux, sur le respect dû aux parents, et en ce moment sur les mariages, est suffisant ; essayons maintenant d’expliquer ce qui vient après, jusqu’à ce que tout ce prélude te paraisse épuisé ; après quoi tu entreras dans le détail des lois proprement dites.
Nous avons donc, à ce que tu dis, traité suffisamment de ce qu’on doit aux Dieux, aux démons, et à nos parents pendant leur vie et après leur mort, et tu m’exhortes à mettre en quelque sorte au jour ce qui manque à ce prélude.
Oui.
Hé bien, ce qu’il est à propos maintenant d’examiner, c’est le plus ou moins de soin que l’on doit prendre de son âme, de son corps, et des biens de la fortune ; [724b] c’est là la recherche que nous devons faire en commun, moi en parlant, vous en écoutant, pour parvenir, selon notre pouvoir, à la vraie éducation. Tel est désormais le champ ouvert à notre conversation.
Fort bien.
Notes
[modifier]- ↑ Iliad., XIV, 96, sq.
- ↑ Allusion à la confusion fréquente de φρονεῖν et συμφρονεῖν.
- ↑ Sur le règne de Saturne, voyez l ’Hipparque, le Gorgias et le Politique.
- ↑ La tradition Orphique. Voyez le Scholiaste et les Orphica d’Hermann, p. 451. L’antiquité a bien souvent cité ce passage.
- ↑ L’école de Protagoras. Voyez le Théétète, t. II.
- ↑ Pratique pythagoricienne. Voyez Plutarque, Vie de Numa; Porphyre, Vie de Pythagore ; et Meursius, Denarius Pythagoricus.
- ↑ Hésiode, les Œuvres et les Jours, v. 286 sqq.
- ↑ Voyez l’lonet le Phèdre.
- ↑ Sur l’âge où il convient de se marier, voyez le livre VI. la République, V, et Aristote, Polit. VII, 16.
- ↑ Voyez livre III, p. 195.