Les Lois (trad. Cousin)/Livre dixième
Après ce qui vient d’être dit sur les voies de faits, portons cette loi générale contre toute espèce de violence. Que personne ne prenne ni n’emporte rien de ce qui est à autrui ; qu’on ne se serve d’aucun objet appartenant aux voisins, sans leur consentement exprès ; car tout dépend de cette loi dont l’infraction a donné, donne et donnera naissance à tous les maux dont nous avons parlé. A l’égard des autres désordres, les plus grands sont la licence et les excès de la jeunesse ; ils sont de la plus grande importance lorsqu’ils ont pour, objet les choses sacrées, et ils sont à leur comble, si ces choses sacrées intéressent l’État ou toute une tribu, ou quelque autre espèce de communauté. Au second rang, viennent les crimes qui attaquent le culte privé et domestique, et la sainteté des tombeaux. Au troisième rang, le manque de respect envers les parens, crime qu’il ne faut pas confondre avec les autres, dont on a parlé ci-dessus. Au quatrième, les offenses envers les magistrats, lorsque, sans égard pour leur caractère et sans avoir obtenu leur agrément, on prend, on emporte, on emploie à son usage ce qui leur appartient. Au cinquième, toute action qui blesse les droits des citoyens et demande réparation. Il est nécessaire de réprimer par une loi chacun de ces excès. Quant à l’enlèvement des choses sacrées, soit violent, soit clandestin, nous avons dit en général quelle peine il méritait. Il faut maintenant décider à quoi doit être condamné quiconque offense les dieux dans ses paroles ou dans ses actions après que nous aurons fait précéder la loi d une instruction que voici : Dès qu’un homme croit, comme les lois le lui enseignent, qu’il y a des dieux, jamais il ne se portera volontairement à commettre aucune action impie, ni à tenir aucun discours contraire aux lois. Ce désordre ne peut venir que d’une de ces trois causes, ou de ce qu’on ne croit pas, comme je viens de le dire, que les dieux existent, ou s’ils existent, qu’ils ne se mêlent pas des affaires humaines, ou enfin qu’il est aisé de les apaiser et de les gagner par des sacrifices et des prières.
Que faire et que dire à ceux qui sont dans de pareils sentimens ?
Mon cher ami, commençons d’abord par prêter l’oreille à ce que je devine qu’ils nous diront d’un ton railleur et insultant.
Que nous diront-ils donc ?
Ils nous parleront peut-être ainsi d’un air moqueur : Étrangers d’Athènes, de Lacédémone et de Cnosse, vous dites vrai. Parmi nous les uns croient qu’il n’y a point de dieux ; les autres qu’ils ne se mettent point en peine de ce qui nous touche ; d’autres enfin, qu’on les gagne par des prières, ainsi que vous le disiez tout à l’heure. Nous exigeons donc de vous que, selon la marche que vous avez suivie dans vos autres lois, avant de nous accabler de menaces dures, vous tentiez à notre égard la voie de la persuasion, en nous prouvant par de bonnes raisons qu’il existe des dieux, et qu’ils sont d’une nature trop excellente pour se laisser flatter par des présens et engager à des choses contraires à la justice ; car c’est là précisément ce que nous entendons dire, avec d’autres choses semblables, à des gens qui passent pour très capables, poètes, orateurs, devins, prêtres et à une infinité d’autres personnes, et ce qui, loin de nous détourner la plupart de l’injustice, n’a d’autre effet que de nous porter à remédier au mal après qu’il est commis. Nous avons droit d’attendre de législateurs qui se piquent de n’être point farouches, mais humains, qu’ils essaieront d’abord de nous persuader, nous tenant sur l’existence des dieux un discours, sinon plus beau, du moins plus vrai que les discours des autres : peut-être réussirez-vous à nous gagner. Si ce que nous vous proposons est raisonnable, tâchez d’y avoir égard.
Étranger, ne juges-tu pas qu’il est facile de donner des preuves certaines de l’existence des dieux ?
Comment cela ?
Premièrement, la terre, le soleil et tous les astres ; ce bel ordre qui règne entre les saisons ; ce partage des années et des mois : ensuite le consentement de tous les peuples Grecs et étrangers qui reconnaissent qu’il existe des dieux.
Mon cher ami, j’appréhende fort pour vous deux le mépris des méchans ; car de dire que j’en rougisse pour vous, c’est ce que je ne ferai jamais. Vous ne connaissez point ce qui les fait penser différemment des autres. Vous croyez que leurs âmes sont entraînées vers l’impiété par la seule force des passions et le penchant invincible vers le plaisir.
Quelle autre cause, Étranger, peut-on en donner, outre celle-là ?
Une cause que vous ne sauriez deviner, et qui vous doit être inconnue, à vous qui vivez séparés du reste des Grecs.
Mais encore quelle est-elle ?
Une ignorance affreuse qui leur paraît la plus haute sagesse.
Comment dis-tu ?
Nous avons en Grèce des ouvrages écrits les Uns en vers, les autres en prose, qui, à ce que j’entends dire, ne sont point connus chez vous, à cause de la bonté de votre gouvernement. Les plus anciens de ces ouvrages nous disent, au sujet des dieux, que la première chose qui ait existé est le ciel et les autres corps. A quelque distance de cette première origine ils placent la génération des dieux, nous racontent leur naissance, et les traitemens qu’ils se sont faits les uns autres. Que ces discours soient, à certains égards, de quelque utilité ou non pour ceux qui les entendent, c’est sur quoi il n’est point aisé de prononcer, et leur antiquité les protège. Toujours est-il que je ne dirai jamais à leur louange, qu’ils soient propres à inspirer les soins affectueux et le respect dus aux parens, ni que ce qu’ils contiennent sur ce point, soit bien dit. Laissons donc ces anciens écrits[1], et qu’on en dise ce qu’il plaira aux dieux. Venons aux écrits de nos sages modernes, et montrons par où ils sont une source de mal. Voici l’effet qu’ils produisent. Lorsque, pour prouver qu’il existe des dieux, nous en appelons, toi et moi, au soleil, à la lune, aux astres, à la terre, comme à autant de dieux et d’êtres divins, ceux qui se sont laissé séduire par la doctrine de ces nouveaux sages, nous répondent que tout cela n’est que de la terre et des pierres, incapables de prendre aucune part aux affaires humaines ; et ils savent envelopper leur opinion de raisons spécieuses.
Étranger, l’opinion que tu viens d’exposer serait pénible à entendre, ne fût-elle soutenue que par un seul ; combien plus doit-elle l’être, ayant pour elle un grand nombre de défenseurs !
Eh bien ! que dirons-nous, et que faut-il que nous fassions ? Supposerons-nous qu’un de ces hommes impies, attaqués par notre législation, nous accuse d’une entreprise inouïe, parce que nous donnons pour fondement à nos lois l’existence des dieux, et produirons-nous nos moyens de défense ; ou bien, négligeant de nous justifier, reprendrons-nous la suite de nos lois, pour ne point donner à ce préambule plus d’étendue qu’aux lois elles-mêmes ? Aussi bien nous faudrait-il entrer dans de très longues discussions, si nous entreprenions de démontrer, avec l’étendue convenable, aux partisans de l’impiété la vérité des points sur lesquels ils nous demandent des explications, et si ensuite nous ne portions la loi qu’après leur avoir imprimé une crainte salutaire et inspiré de l’aversion pour tout ce qui en mérite.
Étranger, nous avons dit plusieurs fois et à peu d’intervalle que dans le sujet que nous traitons il ne fallait pas préférer la brièveté à la longueur. Personne, comme on dit, ne nous presse et ne nous poursuit. Ce serait donc une chose également ridicule et blâmable de choisir ici le plus court en laissant le meilleur. Il est d’une importance extrême d’établir le plus solidement possible ce que nous avançons, savoir, qu’il y a des dieux, qu’ils sont bons, et qu’ils aiment la justice infiniment plus que les hommes. Ce serait là le plus beau et le plus parfait préambule que nous pussions mettre à la tête de toutes nos lois. Ainsi ne nous rebutons point, et sans nous presser, efforçons-nous de tout notre pouvoir de traiter cette matière à fond, mettant en œuvre tous les moyens que nous pouvons avoir pour opérer la conviction.
Tes paroles semblent une prière, tant tu y mets d’ardeur et d’insistance ; nous ne pouvons donc différer plus long-temps. Dis-moi, comment peut-on, sans indignation, se voir réduit à prouver l’existence des dieux ? On ne saurait s’empêcher de voir avec colère, de haïr même ceux qui ont été, et sont encore aujourd’hui la cause qui nous y force. Quoi ! après s’être montrés dociles aux leçons religieuses que dans leur enfance, encore sur le sein qui les nourrissait, ils recueillirent de la bouche de leurs nourrices et de leurs mères ; leçons pleines d’enchantement qui leur étaient données tantôt en badinant, tantôt d’un ton sérieux ; après avoir assisté, au milieu de l’appareil des sacrifices, aux prières de leurs parens, après avoir vu et suivi avec le plaisir naturel à leur âge, les cérémonies dont les sacrifices sont accompagnés, lorsque leurs parens offraient des victimes aux dieux avec la plus ardente piété, pour eux-mêmes et pour leurs enfans, et que leurs vœux et leurs supplications s’adressaient à ces mêmes dieux, d’une manière qui montrait combien était intime en eux la persuasion de leur existence ; eux qui savent ou qui voient de leurs yeux que les Grecs et tous les étrangers se prosternent et adorent les dieux au lever et au coucher du soleil et de la lune, dans toutes les situations heureuses ou malheureuses de leur vie, ce qui montre combien, loin de nier l’existence des dieux j tous ces peuples en sont convaincus, combien ils sont même éloignés d’en douter ; et maintenant au mépris de tant de leçons, sans avoir un seul motif raisonnable au jugement de tous ceux qui ont le bon sens le plus borné ; ils nous forcent à tenir le langage que nous leur tenons ! Qui pourrait consentir à instruire doucement de pareilles gens, et recommencer à leur enseigner qu’il existe des dieux ? Il faut toutefois essayer de leur parler de sang-froid, afin qu’il ne soit pas dit que parmi nous autres hommes, tandis que l’ivresse des passions fait déraisonner les uns, les autres déraisonnent aussi par l’indignation dont ils sont animés contre les premiers. Adressons donc à ceux qui ont ainsi corrompu leur intelligence, cette instruction paisible ; prenons à part un d entre eux, et, étouffant tout mouvement de colère, disons-lui avec douceur : Mon fils, tu es jeune ; le progrès de l’âge changera pour toi bien des choses, et tu en jugeras bien autrement qu’aujourd’hui. Attends donc jusqu’à ce moment pour te faire juge sur une question si importante. Ce que tu regardes maintenant comme de nulle conséquence, est en effet ce qu’il y a de plus important pour l’homme, je veux dire d’avoir sur la divinité des idées justes, d’où dépend sa bonne ou sa mauvaise conduite. Et d’abord je ne crains point qu’on m’accuse de mensonge, lorsque je te dirai à ce sujet une chose digne de remarque : ni toi, ni tes amis, vous n’êtes les premiers à avoir cette opinion sur les dieux : dans tous les temps il y a eu tantôt plus, tantôt moins de personnes attaquées de cette maladie. Là dessus je te dirai ce qui est arrivé à plusieurs : aucun de ceux qui dans leur jeunesse ont cru qu’il n’y avait point de dieux, n’a persisté jusqu’à la vieillesse dans cette opinion. A l’égard des deux autres erreurs, savoir, qu’il y a des dieux, mais qu’ils ne se mêlent point des affaires humaines, ou qu’ils s’en mêlent, mais, qu’il est aisé de les fléchir par des prières et des sacrifices, si quelques uns y ont persévéré jusqu’à la fin, la plupart ne l’ont pas fait. Si donc tu m’en crois, tu suspendras ton jugement sur tout cela, examinant si la chose est telle que tu penses, ou autrement, et tu consulteras là-dessus les autres, le législateur surtout. Durant tout cet intervalle ne sois point assez hardi pour te livrer à aucun sentiment impie contre les dieux. Car il est du devoir du législateur d’essayer dès aujourd’hui et dans la suite de t’instruire sur ce qu’il y a de vrai à cet égard.
Jusqu’ici, Étranger, tout me paraît bien dit.
Cela est vrai, Mégille et Clinias. Mais nous nous sommes engagés, sans le savoir, dans une dispute d’une grande difficulté.
Quelle dispute ?
Il est question d’une opinion qui passe aux yeux de bien des gens pour la plus sage de toutes.
Développe-nous ceci davantage.
Quelques uns prétendent que toutes les choses qui existent, qui existeront ou qui ont existé, doivent leur origine, les unes à la nature, d’autres à l’art, d’autres au hasard.
N’ont-ils pas raison ?
Il est du moins vraisemblable que des sages ne se trompent point. Suivons-les cependant à la trace, et voyons où ils arrivent en partant de ce principe.
Je le veux bien.
Il y a toute apparence, disent-ils ^ que la nature et le hasard sont les auteurs de ce qu’il y a de plus grand et de plus beau dans l’univers, et que les objets inférieurs en grandeur et en beauté sont le produit de l’art, qui recevant des mains de la nature les premiers et les principaux ouvrages, s’en sert pour en former et fabriquer de moins parfaits, que nous nommons artificiels.
Comment dis-tu ?
Je vais m’expliquer encore plus clairement. Selon eux, le feu, l’eau, la terre et l’air sont les productions de la nature et du hasard, et l’art n’y a aucune part : c’est de ces élémens entièrement privés de vie qu’ont été formés ensuite ces autres grands corps, le globe terrestre, le soleil, la lune, tous les astres ; ces premiers élémens, poussés çà et là au hasard chacun selon ses propriétés, étant venus à se rencontrer et à s’arranger ensemble, conformément à leur nature, le chaud avec le froid, le sec avec l’humide, le mou avec le dur ; et en général les contraires s’étant mêlés au hasard suivant les lois de la nécessité, c’est de ce mélange que se sont formées toutes les choses que nous voyons, le ciel entier avec tous les corps célestes, les animaux et les plantes, avec l’ordre des saisons que cette combinaison a fait éclore : le tout, disent-ils, non en vertu d’une intelligence, ni d’aucune divinité, ni des règles de l’art, mais uniquement par nature et par hasard. Né tardivement de tout cela, fils d’êtres mortels et mortel lui-même, l’art a donné longtemps après naissance à ces vains jouets qui ont à peine quelques traits de la vérité, et ne sont que des simulacres n’ayant de ressemblance qu’avec eux-mêmes : tels que les ouvrages qu’enfantent la peinture, la musique, et les autres arts qui concourent au même but. S’il est certains arts dont les productions soient plus sérieuses, ce sont ceux qui joignent leur action à celle de la nature, comme la médecine, l’agriculture et la gymnastique. La politique elle-même a très peu de chose de commun avec la nature et tient presque tout de l’art ; par cette raison la législation ne vient pas de la nature, mais de l’art, dont les ouvrages n’ont rien de vrai.
Comment cela ?
Premièrement, mon cher ami, à l’égard des dieux, ils prétendent qu’ils n’existent point par nature, mais par art et en vertu de certaines lois, qu’ils sont différens dans les différens peuples, selon que chaque peuple s’est entendu avec lui-même en les établissant ; que le beau et le bien sont autres suivant la nature, et autres suivant la loi ; que pour ce qui est du juste, rien absolument n’est tel par nature ; mais que les hommes sont toujours partagés de sentimens et changent sans cesse d’idées à cet égard ; que ces nouvelles idées sont la mesure du juste à l’époque où elles apparaissent, tirant leur origine de l’art et des lois, et nullement de la nature. Telles sont, mes chers amis, les maximes que nos sages, soit dans la vie privée soit comme poètes, débitent à la jeunesse, soutenant que rien n’est plus juste que ce qu’on emporte par la force[2]. De là l’impiété se glisse dans le cœur des jeunes gens, lorsqu’ils viennent à se persuader qu’il n’existe point de dieux, tels que la loi prescrit d’en reconnaître. De là les séditions, chacun tendant de son côté vers l’état de vie conforme à la nature, lequel consiste au fond à se rendre supérieur aux autres par la force, et à secouer le joug de toute subordination établie par les lois.
Quelle doctrine, Étranger, tu viens de nous exposer ! Combien est funeste aux États et aux familles une jeunesse ainsi corrompue !
Tu dis vrai, Clinias. Que crois-tu donc que doive faire le législateur en présence d’ennemis ainsi préparés depuis long-temps à le recevoir ? Suffit-il que debout, au milieu de la cité, il menace tous les citoyens s’ils ne reconnaissent l’existence des dieux et ne se les représentent tels que la loi les représente ; qu’il tienne le même langage sur le juste, l’honnête, en un mot sur les objets les plus importans et sur tout ce qui a rapport à la vertu et au vice, déclarant qu’il faut s’en former l’idée que le législateur en a donnée dans ses lois et s’y conformer dans la pratique ; suffit-il, dis-je, qu’il menace, si l’on refuse d’obéir aux lois, l’un de la mort, l’autre du fouet et de la prison : celui-ci de l’ignominie, celui-là de l’indigence et de l’exil, sans joindre à ses discours, en même temps qu’il promulguera ses lois, rien d’insinuant et de persuasif pour adoucir les esprits autant qu’il est possible ?
Point du tout, Étranger. Au contraire, s’il est un moyen de faire entrer, quelque peu que ce soit, ces vérités dans les esprits, il n^ faut pas que le législateur, pour peu qu’il mérite ce nom, j se rebute le moins du monde ; mais plutôt il doit, ^ comme l’on dit, prendre toute sorte de voix pour venir au secours de la loi antique, en prouvant l’existence des dieux et les autres points que tu as parcourus, et pour prendre le parti de la loi elle-même et de l’art, en montrant qu’ils n’existent pas moins par nature que la nature même, ‘ s’il est vrai que ce sont des productions de l’intelligence, comme tu semblés le dire avec raison et comme je le pense avec toi maintenant.
Mais quoi, mon cher Clinias, malgré ton empressement, n’est-ce pas une entreprise épineuse d’accompagner ce qu’on destine ainsi à la multitude de raisonnemens qui d’ailleurs sont d’une longueur excessive ?
Quoi donc, Étranger ! nous nous sommes soumis à la nécessité de nous étendre si fort au long sur les banquets et la musique, et nous ne le ferions pas lorsqu’il est question des dieux et d’autres objets semblables ? Outre cela, il n’est rien dont une sage législation puisse tirer un plus grand avantage ; car la vérité qu’on écrit dans des lois, avec cette confiance qu’elle s’expliquera et se justifiera toujours, reste tout-à-fait muette. Si donc cette discussion présente d’abord quelque difficulté à ceux qui l’entendront, ce n’est pas ce qui doit alarmer ; les moins pénétrans pourront y revenir et l’étudier à plusieurs reprises ; et quelque longue qu’elle puisse être, si elle est utile, il n’est pas du tout raisonnable, il ne me paraît permis à personne d’alléguer cette longueur pour se dispenser d’établir de tout son pouvoir des vérités de cette importance.
Il me semble, Étranger, que Clinias a raison.
Oui, certes, Mégille ; faisons donc ce qu’il dit. Si le système que j’ai exposé n’était pas, pour ainsi dire, dans la bouche de tout le monde, il ne serait pas besoin d’y opposer des preuves touchant l’existence des dieux ; mais aujourd’hui on ne peut s’en dispenser. A quel autre donc convient-il plutôt qu’au législateur de venir au secours des lois les plus importantes que des hommes pervers s’efforcent de renverser ?
A personne.
Réponds-moi donc encore, Clinias (car il faut que tu me secondes dans toute la suite de ce discours) : ne te semble-t-il pas que soutenir ce système, c’est soutenir en même temps que le feu, l’eau, la terre et l’air sont les choses premières, c’est leur donner le nom même de la nature, et prétendre que l’ame n’a existé qu’après eux et par eux ? Et non seulement il semble, mais c’est là en effet ce que ce système nous donne à entendre.
Sans contredit.
Au nom de Jupiter, ne venons-nous pas de découvrir la source de toutes les opinions insensées où sont tombés ceux qui jusqu’à ce jour ont fait des recherches sur la nature ? Examine la chose avec la plus grande attention ; car ce ne serait pas un petit avantage pour notre cause, si nous pouvions montrer que les auteurs de ces systèmes impies, à la suite desquels tant d’autres ont marché, n’ont point raisonné juste, mais d’une manière très peu conséquente ; or je crois que la chose est ainsi.
Tu as raison, mais explique-nous en quoi ils se sont trompés.
Nous allons, ce me semble, nous écarter de nos entretiens ordinaires.
Il n’y à point à balancer, Étranger. Je comprends que tu crains de t’écarter de notre sujet, qui est la législation, en entrant dans cette discussion ; mais s’il n’y a point d’autre moyen de justifier nos lois sur ce qu’elles disent des dieux, il faut bien, mon cher ami, en passer par là.
Je vais donc entrer, puisqu’il le faut, dans cette discussion peu ordinaire. Les systèmes qui ont donné naissance à l’impiété ont renversé l’ordre des choses, en ôtant la qualité de premier principe à la cause première de la génération et de la corruption de tous les êtres, et en mettant avant elle ce qui n’existe qu’après elle : de là viennent leurs erreurs sur la vraie nature des dieux.
Je ne te comprends pas encore.
Il me paraît, mon cher ami, que presque tous ces philosophes ont ignoré ce que c’est que l’ame et quelles sont ses propriétés. Ils n’ont pas vu qu’en tout le reste, et surtout quant à l’origine, elle est un des premiers êtres qui ait existé, qu’elle a été avant les corps, et qu’elle préside plus qu’aucune autre chose à leurs divers changemens et combinaisons. S’il en est ainsi, n’est-il pas nécessaire que tout ce qui a de l’affinité avec l’ame soit plus ancien que ce qui appartient au corps, l’ame elle-même étant antérieure au corps ?
Cela est nécessaire.
Par conséquent et l’opinion, et la prévoyance, et l’intelligence, et l’art, et la loi ont existé avant la dureté, la mollesse, la pesanteur, la légèreté ; et les grands, les premiers ouvrages, comme aussi les premières opérations appartiennent à l’art ; toutes les productions de la nature, et la nature elle-même, selon la fausse idée qu’ils attachent à ce terme, sont postérieures et subordonnées à l’art et à l’intelligence.
Explique-toi.
Je dis qu’ils ont tort d’entendre par le mot nature la génération des premiers êtres. Si l’on parvient à démontrer que l’ame est Je premier des êtres qui ont été engendrés, il suit que ce n’est ni le feu ni l’air ; or, on pourra dire avec toute sorte de raison que lame est au premier rang de l’être et que c’est là l’ordre établi par la nature, si on démontre que l’ame est antérieure au corps ; c’est là le point de la question.
Tu dis très vrai.
Mettons-nous donc en devoir de prouver cette vérité.
Sans doute.
Avant toutes choses, tenons-nous en garde contre certains sophismes trompeurs, qui, sous l’attrait de la nouveauté, pourraient nous séduire, nous autres vieillards, et, après s’être échappés de nos mains, nous couvriraient de ridicule, en nous faisant passer pour des téméraires qui tentent les plus hautes entreprises et succombent sous les plus petites. Voyez donc ce que nous avons à faire. S’il s’agissait, pour nous trois, de passer à gué un fleuve rapide, et qu’étant le plus jeune d’entre nous et ayant déjà passé plusieurs rivières semblables, je vous disse qu’il est à propos que, vous laissant en sûreté sur les bords, j’entre le premier dans l’eau, que je sonde s’il y a quelque endroit guéable pour des vieillards comme vous, que je voie, en un mot, ce qui en est, et que, si je juge que vous puissiez passer, je vous appelle et vous serve de guide à raison de mon expérience ; qu’au contraire, si le gué me paraît impraticable, je prenne sur moi le danger de l’essai : je ne vous proposerais rien que de raisonnable. Or, c’est le cas où nous sommes. La discussion qu’il s’agit d’instituer est entraînante, et peut-être n’êtes-vous pas assez forts pour vous y engager. Il est à craindre qu’elle ne vous fasse tourner la tête, et ne vous jette dans le plus grand embarras, avec un torrent d’interrogations auxquelles vous n’êtes point exercés à répondre, et que vous souffriez de cette situation pénible qui ne vous convient pas. Voici donc le parti que je crois devoir prendre. Je m’interrogerai d’abord moi-même et je répondrai : cependant vous écouterez en toute sûreté. Je poursuivrai toute cette dispute jusqu’à ce que je sois arrivé à ce que je veux démontrer, que l’ame est plus ancienne que le corps.
Je trouve cet expédient admirable : exécute la chose comme tu viens de dire.
Si jamais nous avons eu besoin d’invoquer la Divinité, c’est surtout en ce moment : implorons donc de toutes nos forces le secours des dieux pour en démontrer l’existence, et nous attachant à leur protection comme à une ancre sûre, embarquons-nous dans la dispute présente. Écoutez ce que je crois pouvoir répondre de plus solide aux questions suivantes. Si l’on me demande : Étranger, tout est-il en repos, et rien en mouvement ? ou bien, est-ce tout le contraire ? ou enfin les choses sont-elles les unes en mouvement, les autres en repos ? Je réponds qu’une partie est en mouvement, et l’autre partie en repos. Mais n’est-ce point dans quelque espace qu’elles sont les unes en repos, les autres en mouvement ? Sans doute. N’y a-t-il point des corps qui se meuvent sans changer de place, et d’autres qui en changent ? Apparemment, répondrons-nous, que par les corps qui se meuvent sans changer de place, tu entends ceux dont le centre demeure immobile, comme l’on dit de certains cercles qu’ils sont en repos, quoique leur circonférence tourne. Oui. Nous comprenons que dans cette révolution circulaire, le même mouvement fait tourner en même temps le plus grand cercle et le plus petit, se communiquant dans une certaine proportion aux grands et aux petits cercles, augmentant ou diminuant suivant le même rapport : ce qui est la source de plusieurs phénomènes merveilleux, la même force motrice imprimant en même temps aux grands cercles et aux petits une vitesse et une lenteur proportionnée, ce qu’on serait tenté de regarder comme impossible. Tu as raison. Par les corps qui changent de place en se mouvant, il me paraît que tu entends ceux qu’un mouvement de translation fait passer sans cesse d’un lieu à un autre, et qui tantôt n’ont qu’un même centre pour base de leur mouvement, tantôt en ont plusieurs, parce qu’ils roulent ça et là dans l’espace. Tu dis aussi que dans le choc des corps, ceux qui sont en mouvement se divisent en rencontrant ceux qui sont en repos ; qu’au contraire s’ils sont poussés l’un vers l’autre, partis de points opposés et tendant à un même point, ils s’unissent et ne font qu’un seul corps qui prend alors un mouvement composé. Je conviens que les choses sont en effet telles que tu dis. Tu conviens aussi que les corps s’augmentent par la composition et diminuent par la division, autant de temps qu’ils conservent leur forme constitutive, et qu’ils périssent par l’une et par l’autre lorsqu’ils viennent à perdre cette forme. A quel signe reconnaît-on la génération des corps ? Il est évident que c’est lorsqu’un élément ayant reçu une première augmentation, passe à une seconde, et de celle-là à une troisième, après laquelle il devient sensible pour ce qui est capable de sensation. C’est par ces sortes de transformations et de passages d’un mouvement à l’autre que tout se fait dans l’univers. Chaque chose existe véritablement, tant que sa forme primitive demeure ; et lorsqu’elle a passé à une autre forme, elle est entièrement corrompue. Ne venons-nous pas d’énumérer les points de vue généraux sous lesquels se présente le mouvement à l’exception de deux ?
Quels sont-ils ?
Ceux-là mêmes, mon cher ami, sur lesquels roule toute la discussion présente.
Parle plus clairement.
N’est-ce point l’ame qui en est le sujet ?
Oui.
Distinguons donc encore deux mouvemens : l’un des substances qui peuvent communiquer leur mouvement à d’autres, mais qui n’ont jamais la force de se mouvoir d’elles-mêmes ; l’autre des substances qui se meuvent toujours elles mêmes et ont la vertu de mettre en mouvement d’autres substances par la composition ou la division, l’augmentation ou la diminution, la génération ou la corruption.
J’y consens.
Ainsi nous compterons pour la neuvième espèce de mouvement, celui des substances qui communiquent sans cesse le mouvement à d’autres, et changent elles-mêmes par le mouvement qu’elles reçoivent d’ailleurs ; et pour la dixième espèce, celui des substances qui se meuvent elles-mêmes et les autres choses ; mouvement qui s’accommode également de l’état actif et de l’état passif, et qu’on peut véritablement appeler le principe de tous les changemens et de tous les mouvemens qu’il y a dans cet univers.
Sans contredit.
Laquelle de ces dix espèces de mouvemens devons-nous mettre au dessus de toutes les autres, comme étant incomparablement plus puissante et plus active ?
Il est incontestable que l’espèce qui tient d’elle-même la force de se mouvoir l’emporte infiniment, et que les autres sont bien loin derrière elle.
Tu as raison. Mais ne faut-il pas rectifier une ou deux choses que nous avons mal énoncées ?
Quelles choses ?
Nous nous sommes mal exprimés en disant que cette espèce est la dixième.
Pourquoi ?
La raison nous apprend qu’elle est avant toutes les autres pour l’existence et la puissance. Après celle-ci et au second rang vient celle que nous avons comptée mal à propos pour la neuvième.
Comment cela ?
Le voici. Lorsqu’une chose produit du changement dans une autre, celle-ci dans une troisième, et ainsi de suite, peut-on dire qu’il y a parmi ces choses un premier moteur ? Comment ce qui est mu par un autre serait-il le principe du changement ? Cela est impossible. Mais lorsqu’un moteur qui ne doit son mouvement qu’à lui-même, cause du changement dans une autre chose, celle-ci encore dans une autre, et que le mouvement se communique ainsi à une infinité de substances ; ont-ils un autre principe que le changement opéré dans cette substance qui a la faculté de se mouvoir elle-même ?
Très bien ; on ne peut se dispenser de convenir de tout cela.
Faisons-nous encore cette question-ci, et essayons d’y répondre comme aux précédentes. Si, comme l’osent avancer la plupart de ceux à qui nous avons affaire, toutes les choses existaient ensemble d’une manière quelconque dans un parfait repos, par où le mouvement devrait-il nécessairement commencer ?
Par ce qui se meut de soi-même, étant évident que rien ne peut les faire changer d’état avant ce moment, puisque avant son action il n’arrive aucun changement dans tout le reste.
Nous dirons donc que le principe de tous les mouvemens, soit passés dans ce qui est maintenant en repos, soit actuels dans ce qui se meut, le principe qui a la vertu de se mouvoir, appartient nécessairement au changement le plus ancien et le plus puissant de tous ; et nous mettrons au second rang le changement qui, ayant sa cause hors de soi, imprime le mouvement à d’autres choses.
Rien de plus vrai.
Puisque nous sommes parvenus à ce point, répondons à ceci.
A quoi ?
Si la première espèce de mouvement se rencontre dans une substance quelconque terrestre, aqueuse, ignée, simple ou composée, comment, dirons-nous que cette substance est affectée ?
Ne me demandes-tu pas si nous dirons de cette substance qu’elle est vivante, lorsqu’elle se meut ainsi d’elle-même ?
Oui.
Nous dirons qu’elle vit ; qui pourrait en douter ?
Mais quoi ? lorsque nous voyons des substances animées, ne faut-il pas reconnaître que le principe de la vie en elles est l’ame ?
Ce ne peut être autre chose.
Au nom de Jupiter, sois attentif : ne voudrais-tu pas concevoir trois choses à l’égard de chaque être ?
Comment dis-tu ?
L’une est sa substance ; l’autre la définition de sa substance ; la troisième son nom ; et sur chaque chose il y a deux questions à faire.
Comment, deux questions ?
Quelquefois on propose le nom de la chose, et on en demande la définition ; d’autres fois on en propose la définition, et on en veut savoir le nom. Vois si ce n’est point ceci que nous voulons dire.
Quoi ?
Le double se trouve en bien des choses, entre autres dans le nombre : en tant que nombre, son nom est pair ; et sa définition un nombre divisible en deux parties égales.
Oui.
C’est cela même que je veux dire. Or n’est-ce pas la même chose que nous désignons de deux manières, soit qu’on nous en demande la définition et que nous en disions le nom, ou qu’on nous en demande le nom et que nous en donnions la définition, le même nombre étant également désigné par son nom, qui est pair, et par sa définition qui est un nombre divisible en deux parties égales ?
Sans doute.
Quelle est maintenant la définition de ce qu’on appelle ame ? En est-il une autre que celle qu’on vient de donner ? Une substance qui a la faculté de se mouvoir elle-même.
Quoi ! tu dis que la définition de cette substance à qui nous donnons tous le nom d’ame, est de se mouvoir elle-même ?
Oui, je le soutiens ; et si cela est vrai, n’avons-nous pas pleinement démontré que l’ame est la même chose que le premier principe de la génération et du mouvement, de la corruption et du repos dans tous les êtres passés, présens et à venir, puisque nous avons vu qu’elle est la cause de tout changement et de tout mouvement en tout ce qui existe ? Désirons-nous quelque autre preuve ?
Non : il a été démontré très suffisamment que l’ame est le plus ancien de tous les êtres et le principe du mouvement.
N’est-il pas vrai que le mouvement produit par une cause étrangère dans une substance où l’on n’aperçoit rien qui se meuve de soi-même, ce mouvement n’étant autre chose que le changement d’un corps réellement inanimé, doit être mis au second degré, et même autant de degrés que l’on voudra au dessous du premier ?
J’en conviens.
Nous nous sommes donc exprimés avec exactitude et propriété comme avec une vérité parfaite, en disant que l’ame a existé avant le corps, qu’elle a autorité sur le corps qui vient après elle pour la dignité et l’ordre d’existence, et lui est naturellement soumis.
Rien de plus vrai.
Or, nous nous souvenons d’avoir accordé tout à l’heure, qu’une fois prouvé que l’ame est antérieure au corps y nous conclurions que ce qui appartient à lame est antérieur à ce qui appartient au corps.
Je m’en souviens.
Par conséquent les caractères, les mœurs, les volontés, les raisonnemens, les opinions vraies, la prévoyance et la mémoire ont existé avant la longueur, la largeur, la profondeur et la force des corps, puisque l’ame elle-même a existé avant le corps.
C’est une conséquence nécessaire.
N’est-ce pas une nécessité après cela d’avouer que l’ame est le principe du bien et du mal, de l’honnête et du déshonnête, du juste et de l’injuste, et de tous les autres contraires, si nous la reconnaissons pour la cause de tout ce qui existe ?
Assurément.
Ne faut-il pas convenir encore que l’ame qui habite en tout ce qui se meut et en gouverne les mouvemens, régit aussi le ciel ?
Oui.
Cette ame est-elle unique ou y en a-t-il plusieurs ? Je réponds pour vous deux qu’il y en a plus d’une : n’en mettons pas moins de deux, l’une bienfaisante, l’autre qui a le pouvoir de faire du mal.
C’est parfaitement bien dit.
Soit. L’ame gouverne donc tout ce qui est au ciel, sur la terre et dans la mer par les mouvemens qui lui sont propres, et que nous appelons volonté, attention, prévoyance, délibération, jugement vrai ou faux, joie, tristesse, confiance, crainte, aversion, amour, et par les autres mouvemens semblables qui sont les premières causes efficientes, et qui, dirigeant les mouvemens des corps comme autant de causes secondes, produisent en toutes choses l’accroissement ou la diminution, la composition ou la division, et les qualités qui en résultent comme le chaud, le froid, la pesanteur, la légèreté, la dureté, la mollesse, le blanc, le noir, l’âpre, le doux et l’amer. L’ame, qui est une divinité, appelant toujours à son secours une autre divinité, l’intelligence, pour opérer ces divers mouvemens, gouverne alors toutes choses avec sagesse, et les conduit au vrai bonheur ; mais le contraire arrive lorsqu’elle prend conseil de l’extravagance. Conviendrons-nous de la vérité de tout ceci ? ou douterons-nous encore si les choses ne se passent point autrement ?
Nullement.
Mais quelle ame pensons-nous qui gouverne le ciel, la terre et tout cet univers ? est-ce l’ame qui a la sagesse et la bonté, ou celle qui n’a ni l’une ni l’autre ? Voulez-vous que nous répondions à cette question de la manière suivante ?
Comment ?
S’il est vrai, dirons-nous, que les mouvemens et les révolutions du ciel et de tous les corps célestes ressemblent essentiellement au mouvement de l’intelligence, à ses procédés et à ses raisonnemens ; si c’est la même marche de part et d’autre, on en doit conclure évidemment que l’ame pleine de bonté gouverne cet univers, et que c’est elle qui le conduit comme elle le fait.
Fort bien.
Et qu’au contraire c’est la mauvaise, si dans ce monde tout porte un caractère de déraison et de désordre.
Cela est encore certain.
Quelle est donc la nature du mouvement de l’intelligence ? Cette question, mes chers amis, est difficile pour quiconque veut y répondre sagement. C’est pourquoi il est juste que je me joigne maintenant à vous pour en trouver la réponse.
Tu as raison.
Gardons-nous bien en répondant d’imiter ceux qui, pour avoir regardé fixement le soleil, sont au milieu des ténèbres en plein midi. Ne portons pas nos regards sur l’intelligence comme si nous pouvions la voir et la connaître parfaitement avec des yeux mortels ; il est plus sûr pour nous de les fixer sur son image.
De quelle image parles-tu ?
Prenons pour son image, parmi les dix mouvemens dont il a été fait mention, celui qui a de l’affinité avec le mouvement de l’intelligence. Je vais vous le rappeler, et puis je ferai la réponse pour nous tous.
Ce sera très bien.
De tout ce qui a été dit alors, nous avons retenu du moins ceci, que de tous les êtres de cet univers, les uns sont en mouvement, les autres en repos.
Oui.
Et qu’entre les corps qui se meuvent, les uns se meuvent sans changer de place, les autres passent d’un lieu à un autre.
Encore.
De ces deux mouvemens celui qui se fait dans la même place doit nécessairement tourner autour d’un centre, à l’imitation de ces cercles qu’on travaille sur le tour, et avoir toute l’affinité et la ressemblance possible avec le mouvement circulaire de l’intelligence.
Comment cela, je te prie ?
On ne nous accusera jamais de ne pas savoir faire dans nos discours de belles comparaisons propres à représenter les objets si nous disons que le mouvement de l’intelligence, et celui qui se fait dans une même place, semblables au mouvement d’une sphère sur le tour, s’exécutent selon les mêmes règles, de la même manière, dans le même lieu, gardant toujours les mêmes rapports tant à l’égard du centre que des parties environnantes, selon la même proportion et le même ordre.
A merveille.
Par la raison contraire, le mouvement qui ne se fait jamais de la même manière, suivant les mêmes règles, dans la même place ; qui n’a ni centre fixe, ni aucun rapport constant, avec les corps environnans, en un mot qui est sans règle, sans ordre, sans uniformité, ressemble très bien au mouvement de l’extravagance.
Rien n’est plus vrai.
A. présent il n’est pas difficile de répondre d’une manière précise que, puisque l’ame imprime à tout l’univers le mouvement circulaire, il faut dire de toute nécessité que les révolutions célestes sont conduites et réglées ou par la bonne ame ou par la mauvaise.
Étranger, sur ce qui vient d’être dit, je ne crois pas qu’il soit permis de penser autre chose, sinon qu’une ou plusieurs âmes possédant toutes les perfections président aux mouvemens du ciel.
Tu es fort bien entré dans ma pensée, mon cher Clinias. Donne encore quelque attention à ce qui suit.
De quoi s’agit-il ?
Si l’ame meut tout le ciel, n’est-elle pas le principe des révolutions du soleil, de la lune et de chaque astre en particulier ?
Sans doute.
Raisonnons sur un de ces astres, de manière que ce que nous en dirons puisse s’appliquer à tous les autres.
Sur lequel ?
Sur le soleil. Tout homme voit le corps de cet astre, mais personne n’en voit l’ame ; non plus que celle d’aucun animal vivant ou mort. Mais il y a toute raison de croire que cette espèce de substance est de nature à ne pouvoir être saisies par aucun de nos sens corporels, et qu’elle n’est visible qu’aux yeux de l’esprit. Essayons donc par la seule intelligence et la pensée de nous en former cette idée.
Quelle idée ?
Si c’est une ame qui dirige les mouvemens du soleil, nous ne pouvons guère nous tromper en assurant qu’elle le fait d’une de ces trois manières.
Quelles sont-elles ?
Ou bien elle est au dedans de ce corps rond que nous voyons, et elle le transporte partout, comme notre ame transporte notre corps : ou bien se donnant à elle-même un corps étranger, soit de feu, soit de quelque substance aérienne, ainsi que quelques uns le prétendent, elle se sert de ce corps pour pousser de force celui du soleil ; ou enfin dégagée elle-même de tout corps, elle dirige le soleil par d’autres pouvoirs tout-à-fait admirables.
Oui.
C’est une nécessité que l’ame gouverne l’univers, en s’y prenant d’une de ces trois manières. Mais cette ame supérieure au soleil, soit que le conduisant comme \m char, elle distribue la lumière aux hommes, soit qu’elle agisse sur lui par une impulsion extérieure, de quelque façon enfin et par quelque voie que cela se fasse, tout homme doit la regarder comme une divinité, n’est-il pas vrai ?
Sans contredit, à moins qu’on ne soit parvenu au comble de la folie.
Quel autre langage tiendrons-nous par rapport aux autres astres, à la lune, aux années, aux mois et aux saisons, sinon que, puisqu’une seule ame ou plusieurs, excellentes en tout genre de perfection, sont, comme nous l’avons vu, la cause de tout cela, il faut dire que ce sont autant de dieux, soit qu’elles habitent dans des corps, et que sous la forme d’animaux elles règlent tout ce qui se passe au ciel, soit qu’elles s’y prennent d’une autre façon ? Je vous le demande maintenant, peut-on convenir de ces choses et ne pas reconnaître que l’univers est plein de dieux ?
Non, Étranger, personne n’est assez insensé pour cela.
Terminons donc ici, Mégille et Clinias, notre dispute contre ceux qui jusqu’ici n’ont voulu admettre aucune divinité, après leur avoir marqué les bornes dans lesquelles ils doivent se tenir pour nous répondre.
Quelles bornes ?
Il faut qu’ils nous montrent que nous avons tort de dire que l’ame est le principe de la génération de toutes choses et qu’ils détruisent ainsi toutes les autres conséquences qui suivent de là : ou s’ils sont hors d’état de raisonner là-dessus mieux que nous, que se rendant à nos raisons ils vivent désormais persuadés de l’existence des dieux. Voyons donc si ce qui a été dit suffit pour réfuter ceux qui nient que les dieux existent, ou s’il y manque encore quelque chose.
Il n’y a rien absolument à désirer, Étranger.
Ainsi, demeurons-en là sur ce point. Venons à celui qui, en reconnaissant l’existence des dieux, s’imagine qu’ils ne prennent aucun intérêt à ce qui se passe ici-bas, et instruisons-le. O mon fils, lui dirons-nous, tu crois que les dieux existent parce qu’il y a peut-être entre leur nature et la tienne une parenté divine, qui te porte à les honorer et à les reconnaître. Mais tu te jettes dans l’impiété à la vue de la prospérité qui couronne les entreprises publiques et particulières des hommes injustes et méchans, prospérité qui dans le fond n’a rien de réel, mais que l’on s’exagère contre toute raison, et que les poètes et mille autres ont célébrée à l’envi dans leurs ouvrages. Peut-être encore qu’ayant vu des impies parvenir heureusement au terme de la vieillesse, laissant après eux les enfans de leurs enfans dans les postes les plus honorables, ce spectacle a jeté le trouble dans ton ame. Tu auras entendu parler, ou tu auras été spectateur d’un grand nombre d’actions impies et criminelles, qui ont servi à quelques uns de degrés pour s’élever de la plus basse condition jusqu’aux plus hautes dignités et même jusqu’à la tyrannie. Alors, je le vois bien, ne voulant pas, à cause de cette affinité qui t’unit aux dieux, les accuser d’être les auteurs de ces désordres, mais poussé par des raisonnemens insensés, comme tu ne pouvais exhaler ton indignation contre les dieux, tu en es venu à dire qu’à la vérité ils existent, mais qu’ils méprisent les affaires humaines et ne daignent pas s’en occuper. Pour empêcher que ce sentiment impie ne fasse en toi de plus grands progrès, dans le cas où nous pourrions les arrêter par la sainteté de nos discours, nous allons essayer de joindre les réflexions suivantes aux raisons par lesquelles nous avons prouvé l’existence des dieux à celui qui la niait. Quant à vous, Mégille et Clinias, vous vous ; chargerez de répondre pour le jeune homme, comme vous avez déjà fait ; et moi, s’il se présente quelque difficulté embarrassante, je vous prendrai, comme tout à l’heure, et vous passerai à l’autre bord.
Fort bien : fais ce que tu dis ; de notre côté, nous te seconderons de tout notre pouvoir.
Mais il ne sera peut-être pas difficile de montrer à notre adversaire que les soins des dieux ne s’étendent pas moins aux petites choses qu’aux plus grandes. Il a entendu, puisqu’il était avec nous, ce qui a été dit sur les dieux, qu’étant bons et éminens en tout genre de perfection, ils sont chargés d’une manière très spéciale du gouvernement de l’univers.
Oui, il l’a entendu avec beaucoup d’attention.
Maintenant que nos adversaires examinent avec nous de quelles perfections nous prétendons parler lorsque nous reconnaissons que les dieux sont parfaits. Réponds-moi : la tempérance, l’intelligence ne les attribuons-nous pas à la vertu, et les qualités contraires au vice ?
Sans doute.
Et le courage à la vertu, et la lâcheté au vice ?
Oui.
De ces qualités, les unes ne sont-elles pas déshonnêtes et les autres honnêtes ?
Nécessairement.
Ne conviendrons-nous pas aussi que ces vices sont l’apanage particulier de notre nature, mais qu’ils ne sauraient être en aucune manière le partage des dieux ?
Il n’est personne qui n’en tombe d’accord.
Mais quoi ! mettrons-nous au nombre des vertus de l’ame, la négligence, la paresse, la mollesse ? Qu’en dis-tu ?
Comment le pourrait-on ?
Les rangerons-nous plutôt parmi les vices ?
Oui.
Nous mettrons donc les qualités contraires dans le rang contraire.
Certainement.
Celui qui se laisse aller à la mollesse, à la négligence, à la paresse, ne serait-il pas aux yeux de nous tous tel que celui que le poète compare très bien aux frelons oisifs[3] ?
La comparaison est juste.
Gardons-nous donc de dire que Dieu a des qualités qu’il ne peut s’empêcher de haïr ; et ne souffrons pas qu’on tienne un pareil langage.
Non, certes ; et quel moyen de le souffrir ?
Mais si quelqu’un, à qui la conduite et l’administration de certaines affaires convient plus qu’à tout autre, ne donnait ses soins qu’aux grandes et négligeait les petites, quelle raison pourrions-nous alléguer qui nous autorisât à l’approuver ? Examinons la chose de cette manière. N’est-il pas vrai que quiconque agirait de la sorte, homme ou dieu, ne pourrait avoir que l’un de ces deux motifs ?
Quels motifs ?
Ou bien il serait dans la persuasion que la négligence des petites choses n’intéresse en rien la bonne administration générale, ou convaincu des suites fâcheuses de cette négligence, il s’y laisserait aller par indolence et par mollesse. La négligence peut-elle avoir une autre cause ? Car lorsqu’il y a une véritable impuissance de pourvoir à tout, on n’appelle point alors du nom de négligence le manque de soin pour quelques affaires que ce soit, grandes ou petites, de la part d’un dieu ou d’un homme qui ne saurait y suffire.
Non, sans doute.
A présent, que les deux adversaires qui nous restent, et qui tout en reconnaissant l’existence des dieux prétendent, l’un qu’il est aisé de les fléchir, l’autre qu’ils négligent les petites choses, répondent à ce que nous leur proposons tous trois. Premièrement, avouez-vous que les dieux connaissent, voient, entendent tout, et que rien de ce qui tombe sous les sens ou sous l’intelligence ne peut leur échapper ? La chose est-elle ainsi, selon vous ? parlez.
Oui.
Avouez-vous en outre qu’ils réunissent en eux toute la puissance des êtres mortels et immortels ?
Comment se refuseraient-ils à un tel aveu ?
Nous sommes d’ailleurs convenus tous cinq que les dieux sont bons et parfaits de leur nature.
Oui, certes.
Mais s’ils sont tels que nous les reconnaissons, n’est-il point absurde de dire après cela qu’ils font quoi que ce soit avec indolence et avec mollesse ? Car la paresse naît en nous de la lâcheté, et l’indolence de la paresse et de la mollesse.
Tu dis la vérité.
Donc aucun dieu n’est négligent par paresse et par indolence, puisque nul dieu n’est susceptible de lâcheté.
On ne peut parler mieux.
S’il est vrai par conséquent que, dans le gouvernement de cet univers, les dieux négligent les petites choses, il faut supposer, qu’ils croyent qu’il n’est aucunement besoin qu’ils s’en mêlent, ou bien il faut dire qu’ils sont persuadés du contraire : il n’y a point de milieu.
Non.
Eh bien, mon cher ami, aimes-tu mieux dire que les dieux ignorent que leurs soins doivent s’étendre à tout, et que leur négligence a sa source dans cette ignorance ; ou que, connaissant que leurs soins sont nécessaires à tout, ils refusent de les donner, semblables à ces hommes méprisables qui, sachant qu’il y a quelque chose de mieux à faire que ce qu’ils font, ne le font pas par amour du plaisir et par crainte de la douleur ?
Comment cela pourrait-il être ?
Les affaires humaines ne se rapportent-elles point à la nature animée, et l’homme n’est-il pas celui de tous les êtres animés qui honore davantage la divinité ?
Il paraît que oui.
Or, nous soutenons que tous les êtres mortels n’appartiennent pas moins aux dieux que l’univers entier.
Assurément.
Qu’on dise après cela tant qu’on voudra que «os affaires sont petites ou grandes aux yeux des dieux ; il serait contre toute vraisemblance, dans l’un et l’autre cas, que nos maîtres, étant très attentifs et très parfaits, ne prissent aucun soin de nous. Car faisons encore une autre réflexion.
Sur quoi ?
Par rapport à l’exercice de nos sens et de nos facultés, n’avez-vous pas remarqué que ce qui est aisé ou difficile pour les sens est tout le contraire pour les facultés.
Que veux-tu dire ?
Je veux dire qu’il est plus difficile de voir les petits objets, d’entendre les petits sons que les grands ; et qu’au contraire il est plus aisé pour tout homme de porter, d’embrasser, d’administrer de petites choses et en petit nombre, que de grandes et beaucoup.
Sans comparaison.
Si un médecin, chargé spécialement de traiter un malade qu’il peut et veut guérir, s’appliquait à la guérison des grandes douleurs sans se mettre en peine des douleurs partielles et légères, réussirait-il à lui rendre la santé ?
Non.
Il en est de même à l’égard des pilotes, des généraux d’armée, des économes, des hommes d’état, en un mot de tous ceux qui sont chargés d’une administration quelconque ; ils ne sauraient négliger les objets qui sont petits et en petit nombre sans faire tort aux plus importans ; car, comme disent les architectes, les grandes pierres ne s’arrangent jamais bien sans les petites.
Cela est vrai.
Ne faisons donc pas cette injure à Dieu de le mettre au dessous des ouvriers mortels ; et tandis que ceux-ci, ‘ à proportion qu’ils excellent dans leur art, s’appliquent aussi davantage à finir et à perfectionner, par les seuls moyens de cet art^ toutes les parties de leurs ouvrages, soit grandes soit petites ; ne disons pas que Dieu, qui est très sage, qui veut et peut prendre soin de tout, néglige les petites choses auxquelles il lui est plus aisé de pourvoir, comme pourrait faire un ouvrier indolent ou lâche, rebuté par le travail, et qu’il ne donne son attention qu’aux grandes.
N’adoptons jamais, Étranger, de pareils jugemens sur les dieux : de telles pensées ne sont pas moins impies que contraires à la vérité.
Il me semble que nous avons poussé assez loin la dispute contre celui qui se plaît à accuser les dieux de négligence.
Oui.
En le contraignant par nos raisons de reconnaître qu’il a tort de tenir un tel langage. Mais il me paraît qu’il est encore besoin d’employer certains discours propres à gagner son cœur.
Quels discours, s’il te plaît ?
Persuadons à ce jeune homme que celui qui prend soin de toutes choses, les a disposées pour la conservation et le bien de l’ensemble ; que chaque partie n’éprouve ou ne fait que ce qu’il lui convient de faire ou d’éprouver ; qu’il a commis des êtres pour veiller sans cesse sur chaque individu jusqu’à la moindre de ses actions ou de ses affections, et porter la perfection jusque dans les derniers détails. Toi-même, chétif mortel, tout petit que tu es, tu entres pour quelque chose dans l’ordre général, et tu t’y rapportes sans cesse. Mais tu ne vois pas que toute génération se fait en vue du tout, afin qu’il vive d’une vie heureuse ; que l’univers n’existe pas pour toi, mais que tu existes toi-même pour l’univers. Tout médecin, tout artiste habile dirige toutes ses opérations vers un tout et tend à la plus grande perfection du tout ; il fait la partie à cause du tout, et non le tout à cause de la partie ; et si tu murmures c’est faute de savoir comment ton bien propre se rapporte à la fois et à toi-même et au tout, selon les lois de l’existence universelle. Comme ensuite la même ame est toujours assignée tantôt à un corps, tantôt à un autre, et qu’elle éprouve toutes sortes de changemens ou par elle-même ou par une autre a me ; il ne reste au joueur de dés qu’à mettre ce qui est devenu meilleur dans une meilleure place, et dans une pire ce qui est empiré, traitant chacun selon ses œuvres, afin que tous éprouvent le sort qu’ils méritent.
Comment l’en tends-tu ?
Il me paraît que je choisis l’arrangement le plus commode aux dieux, pour la providence générale. En effet, si l’ouvrier faute de regarder toujours le tout, fesait, dans la formation de chaque ouvrage, changer à chaque fois toutes choses de figure, que du feu, par exemple, il fît de l’eau animée, et plusieurs choses d’une seule ou une de plusieurs, en les faisant passer par une première, une seconde et même une troisième génération ; les combinaisons varieraient à l’infini dans cette transposition de l’ordre : au lieu que dans mon système tout est merveilleusement facile à arranger pour le maître de l’univers.
Comment cela encore ?
Le roi du monde ayant remarqué que toutes nos opérations viennent de l’ame, et qu’elles sont mélangées de vertu et de vice ; que l’ame et le corps, quoiqu’ils ne soient point éternels, comme les vrais dieux, ne doivent néanmoins jamais périr ; car si le corps ou l’ame venait à périr, toute génération d’êtres animés cesserait ; et qu’il est dans la nature du bien, en tant qu’il vient de l’ame, d’être toujours utile, tandis que le mal est toujours funeste ; le roi du monde, dis-je, ayant vu tout cela, a imaginé dans la distribution de chaque partie le système qu’il a jugé le plus facile et le meilleur, afin que le bien eût le dessus et le mal le dessous dans l’univers. C’est par rapport à cette vue du tout qu’il a fait la combinaison générale des places et des lieux que chaque être doit prendre et occuper d’après ses qualités distinctives. Mais il a laissé à la disposition de nos volontés les causes d’où dépendent les qualités de chacun de nous : car chaque homme est ordinairement tel qu’il lui plaît d’être, suivant les inclinations auxquelles il s’abandonne et le caractère de son ame.
H y a toute apparence.
Ainsi tous les êtres animés sont sujets à divers changemens, dont le principe est au dedans d’eux-mêmes ; et en conséquence de ces changemens, chacun se trouve dans l’ordre et la place marqués par le destin. Ceux dont la conduite n’a subi que de légères altérations s’éloignent moins de la surface de la région intermédiaire ; pour ceux dont l’ame change davantage et devient plus méchante, ils s’enfoncent dans l’abîme et dans ces demeures souterraines appelées du nom d’enfer et d’autres noms semblables ; sans cesse ils sont troublés par des frayeurs et des songes funestes pendant leur vie et après qu’ils sont séparés de leur corps. Et lorsqu’une ame a fait des progrès marqués soit dans le mal, soit dans le bien, par une volonté ferme et par des habitudes constantes ; si elle s’est unie intimement à la vertu, jusqu’à devenir divine comme elle à un degré supérieur ; alors du lieu qu’elle occupait elle passe dans une autre demeure toute sainte et plus heureuse : si elle a vécu dans le vice, elle va habiter une demeure conforme à son état.
Telle est la justice des habitans de l’Olympe[4],
Mon cher fils, qui te crois négligé des dieux. Si l’on se pervertit, on est transporté au séjour des âmes criminelles ; si Ton change de bien en mieux, on va se joindre aux âmes saintes : en un mot dans la vie, et dans toutes les morts qu’on éprouve successivement, les semblables font à leurs semblables et en reçoivent tout ce qu’ils doivent naturellement en attendre. Ni toi, ni qui que ce soit, ne pourrez l’emporter sur les dieux, en vous soustrayant à cet ordre qu’ils ont établi pour être observé plus inviolablement qu’aucun autre, et qu’il faut infiniment respecter. Tu ne lui échapperas jamais quand tu serais assez petit pour pénétrer dans les profondeurs de la terre ^ ni quand tu serais assez grand pour t’élever jusqu’au ciel ; mais tu porteras la peine qu’ils ont arrêtée, soit sur cette terre, soit aux enfers, soit dans quelque autre demeure encore plus affreuse. Nous te dirons la même chose de ceux que tu as vus, après des impiétés ou d’autres crimes, devenir grands de petits qu’ils étaient, et que tu as cru pour cela être devenus fort heureux, ce qui t’a donné cette illusion que tu voyais dans leurs actions, comme dans un miroir, que les dieux ne se mêlent point des choses d’ici-bas, et cela parce que tu ne connaissais pas le tribut que ces hommes si heureux doivent un jour payer à l’ordre général. Et comment, jeune présomptueux, peux-tu te persuader que cette connaissance n’est pas nécessaire, puisque, faute de l’avoir, on ne pourrait jamais se former une idée générale de la vie, ni rendre compte de ce qui en fait le bonheur ou le malheur ? Si nous réussissons, Clinias, et nous autres vieillards, à te convaincre qu’en parlant des dieux comme tu fais, tu ne sais ce que tu dis, ce ne peut être que par un bienfait de Dieu même. Si tu désires quelque chose de plus, pour peu que tu aies de bon sens, écoute ce que nous allons dire à notre troisième adversaire. Je pense n’avoir point tout-à-fait mal démontré qu’il y a des dieux, et que leur providence s’étend sur les hommes. Quant à ce qu’on dit, que ces mêmes dieux deviennent propices aux méchans en faveur des présens qu’ils en reçoivent, c’est ce que nous ne devons accorder à personne, et ce qu’il nous faut combattre de toutes nos forces et par toute sorte d’argumens.
Tu as raison : faisons comme tu dis.
Au nom de ces mêmes dieux, s’il est vrai qu’ils soient faciles à gagner, qu’on nous apprenne comment cela se peut faire ; qu’on nous dise ce qu’ils sont et à quoi ils ressemblent. Sans doute que, gouvernant sans interruption cet univers, on ne peut leur refuser le titre de maîtres des hommes.
On ne le peut.
Mais à quels maîtres ressemblent-ils, ou plutôt quels maîtres leur ressemblent, afin de s’en servir comme de type de comparaison du petit au grand ? Doit-on les comparer aux conducteurs des. chars qui courent dans la carrière, ou aux pilotes ? On pourrait aussi leur trouver des traits de ressemblance avec les généraux d’armée ; on peut les comparer encore aux médecins toujours en garde contre la guerre que nous font les maladies, aux laboureurs qui attendent en tremblant le retour de certaines saisons nuisibles à la production des plantes, ou enfin aux gardiens des troupeaux. En effet, puisque nous sommes demeurés d’accord que l’univers était plein de biens et de maux en sorte que la somme des maux surpasse celle des biens, il doit y avoir entre les uns et les autres une guerre immortelle qui exige une vigilance étonnante. Nous avons pour nous les dieux et les génies, auxquels nous appartenons. L’injustice, la licence et l’imprudence nous perdent : la justice, la tempérance et la prudence nous sauvent. La demeure de ces vertus est dans l’ame des dieux ; on en trouve néanmoins quelques faibles vestiges sur la terre. Il est évident que certaines âmes qui habitent ici-bas, et qui ont reçu l’injustice en partage, flattent bassement, malgré leur férocité, les âmes des gardiens, soit chiens, soit bergers, soit même les premiers maîtres du monde, pour en obtenir par leurs adulations, et par certaines prières d’un charme irrésistible (elles sont du moins telles dans l’esprit des méchans), le droit d’avoir plus que les autres hommes sans qu’il leur en arrive aucun mal. Je dis encore que ce vice que je viens d’appeler désir insatiable d’avoir plus que les autres, est ce qu’on appelle maladie dans les corps ■de chair, peste dans les saisons de l’année, et qui changeant de nom, est connu sous celui d’injustice dans les sociétés et les gouvernemens.
Cela est vrai.
Or, voici nécessairement comment il faut que parle celui qui soutient que les dieux sont toujours disposés à pardonner aux méchans leurs injustices passées et présentes, pourvu que ceux-ci leur fassent quelque part du fruit de leurs crimes. C’est comme s’il disait que les loups donnent aux chiens une petite partie de leur proie, et que les chiens gagnés par cette largesse leur abandonnent le troupeau pour le ravager impunément. N’est-ce pas là le langage de ceux qui disent que les dieux sont faciles à apaiser ?
Oui.
En ce cas, est-il personne qui puisse, sans se couvrir de ridicule, mettre les dieux en parallèle avec aucun des gardiens que nous avons nommés ? Les comparera-1-on à des pilotes qui se laisseraient gagner par des libations et la graisse des victimes, jusqu’à submerger le vaisseau et les nautoniers ?
Nullement.
Ils ne ressembleront pas davantage à des conducteurs de chars disputant le prix du combat, qui-gagnés par des présens abandonneraient à d’autres l’honneur de la victoire.
Ce serait là une comparaison bien révoltante.
On ne les comparera pas non plus à des généraux d’armée, ni à des médecins, ni à des laboureurs, ni à des pâtres, ni à des chiens séduits par les caresses des loups.
Parle avec plus de respect. Comment cela viendrait-il à la pensée ?
Les dieux ne sont-ils pas les plus grands de tous les gardiens, et occupés des plus grandes choses ?
Sans aucune comparaison.
Les mettrons-nous donc ces dieux qui veillent sur ce qu’il y a de plus beau dans la nature, et à la vigilance desquels rien n’est comparable, au dessous des chiens et des hommes d’une médiocre venu, qui ne consentiraient jamais à trahir la justice, en acceptant les coupables présens que les méchans leur offriraient dans cette vue ?
Point du tout : un tel langage n’est pas supportable, et parmi tous les genres d’impiété celui qui a cette opinion des dieux, doit passer avec très grande raison pour le plus pervers et le plus impie de tous les impies.
Nous pouvons donc nous flatter d’avoir prouvé^ suffisamment les trois points en question, savoir, l’existence des dieux, leur providence, et leur inflexible équité.
Oui, certes, et les preuves ont pour elles notre suffrage.
L’opiniâtre indocilité des méchans m’a engagé à^ parler avec plus de véhémence qu’à l’ordinaire et je me suis échauffé ainsi, mon cher Clinias, dans la crainte que ces impies, s’attribuant la victoire sur nous ne se croyent permis tout ce qu’ils veulent, d’après l’opinion qu’ils se forment des dieux. Voilà ce qui nous a fait parler avec plus de feu que n’en permet notre âge. Pour peu que nous ayons réussi à persuader nos adversaires, à leur inspirer de l’horreur pour eux-mêmes et du goût pour les vertus contraires à leurs vices, ce préambule de nos lois contre l’impiété aura été bien employé.
Nous avons tout lieu de l’espérer, et si cela n’arrive pas, du moins ce discours est de nature à ne point faire de déshonneur au législateur.
Ce préambule fini, il serait temps d’en venir à l’énoncé de la loi, en commençant par inviter tous les impies à renoncer à leur impiété et à prendre des sentimens plus religieux ; en cas de refus, voici la loi générale sur l’impiété : Si quelqu’un se rend coupable d’impiété, soit en parole, soit en action, celui qui se trouvera présent le dénoncera aux magistrats pour le faire punir ; les premiers informés d’entre eux citeront, aux termes de la loi, le coupable devant le tribunal établi pour prononcer sur ces sortes de crimes. Si un magistrat instruit du fait ne fait point ce qu’on vient de dire, il sera permis à quiconque de l’accuser lui-même d’impiété, et de venger la loi. Si quelqu’un est convaincu, le tribunal portera une peine particulière pour chaque cas d’impiété. La peine générale sera la prison. Or, il y a dans la cité trois prisons, une auprès de la place publique, dépôt général pour s’assurer de la personne de ceux qui y sont mis ; un autre à l’endroit où certains magistrats s’assemblent pendant la nuit, et qu’on appelle Sophronistère[5] ; une troisième enfin située au milieu de la contrée, dans un endroit désert et le plus sauvage qu’on pourra trouver : on la nommera la prison du supplice. D’autre part, il y a en matière d’impiété trois sortes de délits, qui sont ceux que nous venons d’exposer, lesquels se divisant chacun en deux espèces, font six en tout. Il faut que les juges apportent beaucoup d’attention au discernement des fautes qui ont les dieux pour objet, parce qu’elles ne doivent point être punies également ni de la même manière. Il se trouve en effet des hommes qui ne reconnaissent point de dieux, mais qui ayant d’ailleurs un caractère naturellement ami de l’équité, ont de la haine pour les méchans, et par une certaine horreur de l’injustice sont incapables de se porter à des actions criminelles, fuient la compagnie des hommes pervers et s’attachent aux gens de bien. Il en est d’autres qui, à la persuasion que l’univers est entièrement vide de dieux, joignent des passions ardentes qu’ils sont incapables de modérer, une mémoire excellente, et une grande pénétration d’esprit. Leur maladie commune est de ne point croire aux dieux ; mais les premiers sont bien moins nuisibles à la société que les seconds. A la vérité, les premiers parleront des dieux avec beaucoup de licence, aussi bien que des sacrifices et des sermens ; et comme ils raillent la piété des autres, ils pourraient peut-être se faire des disciples s’ils n’étaient arrêtés par aucun châtiment. Les seconds sont dans les mêmes sentimens ; et de plus ils ont la réputation d’hommes d’esprit et emploient la ruse et l’artifice pour séduire ; c’est d’eux que sortent les devins et tous les faiseurs de prestiges ; quelquefois aussi les tirans, les orateurs, les généraux d’armée, ceux qui tendent des pièges à la crédulité publique par des cérémonies secrètes, et les sophistes avec leurs raisonnemens captieux. Ces deux classes d’impies ont des variétés sans nombre. Des lois sont nécessaires contre les uns et les autres. Les derniers qui feignent une religion qu’ils n’ont pas, mériteraient plusieurs morts ; pour les premiers, il suffit d’employer la réprimande et la prison. Pareillement ceux qui pensent que les dieux négligent les affaires humaines, sont de deux sortes, et aussi ceux qui croient que les dieux sont aisés à fléchir. Cette distinction faite, les juges condamneront, suivant la loi, à passer cinq ans au moins dans le Sophronistère quiconque se sera laissé aller à ces opinions par défaut de jugement, et non par des passions et des mœurs corrompues. Pendant tout ce temps aucun citoyen n’aura de commerce avec lui, si ce n’est les magistrats du conseil nocturne qui iront l’entretenir pour son instruction et le bien de son ame. Lorsque le terme de sa prison sera expiré, s’il parait qu’il soit devenu plus sage, il rentrera dans le commerce des citoyens vertueux ; s’il ne s’amende point, et qu’il soit convaincu de nouveau du même crime, il sera puni de mort. A l’égard des autres qui, devenus semblables à des bêtes féroces, non seulement ne reconnaîtraient point l’existence des dieux ni leur providence ni l’inflexibilité de leur justice, mais dans leur mépris pour les hommes et par leurs séductions feraient accroire à beaucoup de vivans qu’ils savent évoquer les âmes des morts, les assurant qu’il est en leur pouvoir de fléchir les dieux, comme s’ils avaient le secret de les charmer par des sacrifices, des prières et des enchantemens, et entreprendraient ainsi de renverser de fond en comble les fortunes des particuliers et des États pour satisfaire leur avarice : quiconque aura été accusé et convaincu de ces crimes sera condamné par les juges, en vertu de la loi, à la prison située au milieu des terres ; aucune personne libre ne l’abordera en quelque temps que ce soit ; il recevra de la main des esclaves ce que les gardiens des lois auront réglé pour sa nourriture ; et après sa mort, ‘ son cadavre sera jeté sans sépulture hors des limites du territoire : toute personne libre qui entreprendra de l’ensevelir, pourra être poursuivie en justice comme coupable d’impiété. S’il a des enfans capables de rendre un jour service à l’État, les magistrats tuteurs des orphelins en prendront soin comme de véritables orphelins, à commencer du jour même où leur père aura été condamné en justice. Il est encore à propos de porter une loi générale, qui fasse faire au peuple moins de fautes envers ses dieux soit en paroles soit en actions, et qui diminue l’extravagance de la superstition, en défendant tout autre sacrifice que ceux qui sont permis par les lois. La voici ; elle regarde tous les citoyens sans exception : Que personne n’ait chez soi de chapelle particulière ; mais lorsqu’on aura dessein de sacrifier, qu’on aille le faire aux temples publics ; qu’on remette les victimes entre les mains des prêtres et des prêtresses, chargés spécialement de la pureté des sacrifices ; qu’on prie avec eux et soi-même et ceux des assistans qui voudront y joindre leurs prières. Les raisons qui nous déterminent à porter cette loi sont qu’il n’est point aisé d’ériger des autels aux dieux, et que pour réussir dans une telle entreprise il faut des lumières supérieures. Or, c’est une chose ordinaire aux femmes surtout, à ceux qui sont malades, ou qui courent quelque danger, ou qui sont dans quelque circonstance critique, ou au contraire à qui il est survenu quelque bonne fortune, de consacrer tout ce qui se présente à eux, de faire vœu d’offrir des sacrifices, d’ériger des chapelles aux dieux, aux génies, aux enfans des dieux. Il en est de même des personnes effrayées de jour ou de nuit par des spectres, et qui, se rappelant les visions qu’elles ont eues en songe, croient remédier à tout cela en érigeant des chapelles et des autels dont elles remplissent toutes les maisons, tous les bourgs, tous les lieux en un mot, qu’ils soient purifiés ou non. Pour obvier à ces inconvéniens, on observera la loi que je viens de prescrire. Elle a encore un autre but qui est d’interdire aux impies ces mêmes pratiques secrètes, dans la crainte que construisant dans leurs maisons des chapelles et des autels aux dieux, et croyant les apaiser par des sacrifices et des prières, tandis qu’ils ouvrent par là une carrière plus libre à leurs injustices, ils n’accumulent la colère des dieux, tant sur leur tête que sur celle des magistrats qui les laissent faire, et qui sont plus honnêtes gens qu’eux, et que de cette sorte l’État ne soit comme justement puni pour les impiétés de quelques hommes. Du moins Dieu n’aura point sujet de s’en prendre au législateur, car voici la loi qui défend d’avoir des chapelles domestiques. Si l’on découvre que quelqu’un en a une, et qu’il sacrifie ailleurs que dans les temples publics ; au cas que le coupable, homme ou femme, ne soit pas noté pour ses crimes et ses impiétés, quiconque s’en sera aperçu le dénoncera aux gardiens des lois, qui lui donneront ordre de transporter sa chapelle dans les temples consacrés à l’usage public : s’il refuse de le faire, il sera mis à l’amende jusqu’à ce qu’il ait obéi. Si l’on surprend quelqu’un de ceux qui ont commis non des péchés d’enfant, mais des crimes du premier ordre, sacrifiant en secret chez soi, ou même en public, à quelque divinité que ce soit, il sera puni de mort, comme ayant sacrifié avec un cœur impur. Ce sera aux gardiens des lois à juger si les fautes dont il est coupable sont ou ne sont pas des péchés d’enfant, et à le traduire ensuite devant le tribunal, pour lui faire subir la peine due à son impiété.
Notes
[modifier]