Les Principes fondamentaux de la géométrie/2

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Traduction par Léonce Laugel.
Gauthier-Villars, imprimeur-libraire (p. 26-33).


CHAPITRE II.

LA NON-CONTRADICTION ET L’INDÉPENDANCE DES AXIOMES.




§ 9.

La non-contradiction des axiomes.


Les axiomes des cinq groupes d’axiomes dont nous avons parlé dans le Chapitre I ne sont pas en contradiction, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible d’en déduire par un raisonnement logique une proposition qui soit en contradiction avec un de ces axiomes. Pour le prouver il suffit d’assigner une géométrie où l’ensemble des cinq groupes soit vérifie.

À cet effet, considérons le domaine de tous les nombres algébriques qui prennent naissance, lorsque, partant du nombre t, l’on effectue un nombre fini de fois les quatre opérations, addition, soustraction, multiplication, division et une cinquième opération , où désigne chaque fois un nombre ayant déjà pris naissance par le moyen de ces cinq opérations.

Nous regarderons un couple de nombres (x, y) du domaine comme un point et le rapport (u : v : w) de trois nombres quelconques de , pourvu que u, v ne soient pas tous deux nuls, comme une droite ; enfin l’équation


exprimera que le point (x, y) est situé sur la droite (u' : v' : w). Alors, comme c’est facile à reconnaître, les axiomes I, 1-2 et III sont vérifiés. Les nombres du domaine sont tous réels ; si nous considérons que ces nombres peuvent être ranges par ordre de grandeur, nous pouvons aisément faire par rapport à nos points et droites des conventions telles que les axiomes de distribution II soient tous vérifiés. En effet, soient des points quelconques sur une droite, leur distribution sur la droite sera celle de l’ordre écrit ci-dessus, si les nombres ou les nombres sont ou bien tous décroissants, ou bien tous croissants dans l’ordre ci-dessus ; enfin pour vérifier la condition de l’axiome II, 5 il suffit de convenir que tous les points (x, y), tels que , soient respectivement situés ou bien d’un côté ou bien de l’autre de la droite (u : v : w).

On voit aisément que cette convention s’accorde avec celle qui la précédait et qui déterminait déjà l’ordre successif des points sur une droite.

Les déplacements des segments et des angles se feront suivant les méthodes connues de la Géométrie analytique. Une transformation de la forme


permet d’effectuer la translation des segments et des angles. Enfin, si l’on désigne le point (0, 0) par 0, le point (1, 0) par E et un point quelconque (a, b) par C (fig. 14), alors, au moyen d’une rotation


d’angle , O étant le centre de rotation, un point quelconque (x, y) se transformera en un point (x', y’) où}}

,
,

Maintenant, puisque le nombre


appartient au domaine , avec nos conventions, les axiomes de congruence IV sont aussi vérifiés et il en est évidemment de même de l’axiome d’Archimède V.

De tout cela on conclut que toute contradiction dans les conséquences tirées de nos axiomes devrait aussi apparaître dans l’arithmétique du domaine

Les considérations analogues relatives à la Géométrie de l’espace ne présenteraient aucune difficulté.

Dans les développements qui précèdent, si l’on choisissait, au lieu du domaine , le domaine de tous les nombres réels nous obtiendrions également une géométrie où l’ensemble des axiomes I-V serait aussi vérifié : mais pour notre démonstration il suffisait d’employer le domaine qui renferme seulement un ensemble dénumérable d’éléments.


§ 10.

Indépendance de l’axiome des parallèles (Géométrie non euclidienne).


Maintenant que l’on a reconnu la non-contradiction des axiomes, il est intéressant de rechercher s’ils sont tous indépendants.

Or, nous allons voir, en effet, qu’aucun des axiomes ne peut être déduit des autres au moyen de raisonnements logiques.

D’abord, en ce qui concerne les divers axiomes des groupes I, II et IV, il est facile de démontrer que les axiomes d’un même groupe sont tous indépendants([1]).

Ensuite, dans notre mode d’exposition, les axiomes des groupes I et II sont le fondement de tous les autres axiomes, en sorte qu’il suffira de démontrer que chacun des groupes III, IV et V est indépendant des autres.

La première affirmation de l’énoncé de l’axiome des parallèles peut être démontrée au moyen des axiomes des groupes I, II, IV. À cet effet, joignons le point A donné à un point quelconque B de la droite a. Soit ensuite C un autre point quelconque de cette droite. Par le point A menons dans le plan α et du cote de la droite AB, où n’est pas situé le point C, une droite formant avec AD un angle congruent à . Je dis que cette ligne passant par A ne coupera pas la droite a. En effet, supposons qu’elle coupe cette droite a au point D et supposons que B soit situé entre D et C, nous pourrions alors trouver sur a un point D' tel que B fût situé entre D et D' et qu’on eût en outre

.

De la congruence des triangles ABD et BAD' résulterait la congruence

,


et comme les angles ABD' et ABD sont supplémentaires, l’on voit, en se reportant au théorème XII, que les angles BAD, BAD' devraient l’être aussi ; or en vertu du théorème I il ne peut en être ainsi.

La deuxième affirmation renfermée dans l’axiome des parallèles III est indépendante des autres axiomes ; on le démontre de la manière connue et le plus simplement comme il suit : On choisira, comme éléments individuels d’une Géométrie de l’espace, les points, droites et plans de la Géométrie ordinaire construite au § 9, en ne considérant que ce qui est renfermé dans une sphère fixe ; on définira alors les congruences de cette Géométrie au moyen des transformations linéaires de la Géométrie ordinaire qui transforment en elle-même la sphère fixe.

En faisant des conventions convenables, on reconnait que, dans cette « Géométrie non euclidienne », tous les axiomes sont vérifiés hormis l’axiome euclidien III ; et comme la possibilité de la Géométrie ordinaire a été démontrée au § 9, celle de la Géométrie non euclidienne en résulte immédiatement.


§ 11.

Indépendance des axiomes de congruence.


Nous reconnaîtrons l’indépendance des axiomes de congruence en démontrant que l’axiome IV, 6, ou encore, car cela revient au même, que le premier théorème de congruence des triangles, c’est-à-dire le théorème X, ne peut être déduit des axiomes restant au moyen de raisonnements logiques.

Nous choisirons encore comme éléments de la nouvelle Géométrie de l’espace les points, droites et plans de la Géométrie ordinaire ; nous définirons aussi le déplacement des angles comme dans la Géométrie ordinaire ainsi qu’il a été exposé au § 9, par exemple. Mais au contraire, le transport des segments, nous le définirons d’une autre façon. Soient deux points qui, dans la Géométrie ordinaire, ont pour coordonnées nous nommerons alors longueur du segment la valeur positive de l’expression

et nous dirons alors que deux segments quelconques et sont congruents lorsqu’ils ont même longueur au sens que l’on vient de définir.

Il est clair que dans la Géométrie de l’espace, ainsi définie, les axiomes I, II, III, IV, 1-2, 4-5, V sont vérifiés.

Pour démontrer qu’il en est de même de l’axiome IV, 3 prenons une droite quelconque a et sur cette droite trois points tels que soit situé entre . Supposons les points x, y, z de la droite a donnés par les équations

,
,
,


désignent certaines constantes et t un paramètre. Si sont les valeurs du paramètre qui correspondent aux points nous aurons pour longueurs des trois segments les expressions respectives

,
,
,


et par suite la somme des longueurs des segments et égale à la longueur du segment . Or ce fait est précisément condition pour que l’axiome IV, 3 soit vérifié.

Mais l’axiome IV, 6 ou plutôt le premier théorème de congruence des triangles n’est pas toujours vérifié dans cette Géométrie.

Considérons, en effet, dans le plan z = 0 les quatre points

O ayant pour coordonnées…… , ,
A ______»______» , ,
B ______»______» , ,
C ______»______» , .

Dans les deux triangles (rectangles) OAC et OBC (fig. 15) les angles en C et les côtés BC et AC sont respectivement congruents


puisque le côté OC est commun et que les segments AC et BC ont pour même longueur ½. Au contraire, les troisièmes côtés OA et OB ont pour longueurs respectives 1 et et, par suite, ne sont pas congruents.

Il ne serait pas difficile d’ailleurs de trouver, dans cette Géométrie, deux triangles pour lesquels l’axiome IV, 6 lui-même ne serait pas vérifié.


§ 12.

Indépendance de l’axiome de la continuité V.
(Géométrie non archimédienne.)


Pour démontrer l’indépendance de l’axiome V dit d’Archimède, il nous faut construire une Géométrie où seront vérifiés tous les axiomes à l’exception de cet axiome en question ([2]).

À cet effet, construisons le domaine de toutes les fonctions algébriques de t, qui proviennent de t au moyen des quatre opérations addition, soustraction, multiplication, division, et de la cinquième opération , où désigne une fonction quelconque, déjà obtenue au moyen de ces cinq opérations. L’ensemble des éléments de de même qu’il en était précédemment de — est un ensemble dénombrable. Les cinq opérations peuvent être toutes effectuées d’une manière univoque et réelle. Le domaine ne renferme donc que des fonctions de t univoques et réelles.

Soit c une fonction quelconque du domaine  ; la fonction c étant une fonction algébrique de t ne peut jamais s’annuler que pour un nombre fini de valeurs de t, et, par suite, la fonction c sera, pour des valeurs positives suffisamment grandes de t ou bien toujours positive, ou bien toujours négative.

Nous regarderons maintenant les fonctions du domaine comme une certaine espèce de nombres complexes ; dans le système numérique complexe ainsi défini, il est clair que les règles usuelles de calcul sont toutes vérifiées. Enfin a, b désignant deux nombres différents quelconques de ce système, nous dirons que le nombre a est plus grand ou plus petit que b — ce qui s’écrira a > b ou a < b — suivant que la différence c = a - b, regardée comme fonction de t, prend pour des valeurs suffisamment grandes de t une valeur, ou bien toujours positive ou bien toujours négative. En adoptant cette convention, il est possible de ranger par ordre de grandeur les nombres de notre système numérique complexe, suivant une distribution analogue à celle que l’on emploie pour les nombres réels ; on reconnaît aisément aussi que les théorèmes qui consistent à dire que les inégalités subsistent, lorsque à chacun de leurs membres on ajoute un même nombre ou lorsqu’on y multiplie chaque membre par un même nombre > 0, sont également vérifiés dans notre système numérique complexe.

Maintenant, si l’on désigne par n un nombre entier positif rationnel quelconque, il est clair que pour les deux nombres n et t du domaine l’inégalité n < t sera vérifiée, car la différence n - t regardée comme fonction de t sera toujours négative pour des valeurs positives de t suffisamment grandes. Nous exprimerons ce fait comme il suit : Les deux nombres 1 et t du domaine , qui tous deux sont > 0, jouissent de la propriété qu’un multiple quelconque du premier sera toujours plus petit que le second de ces nombres.

Ceci posé, au moyen des nombres complexes du domaine nous édifierons une Géométrie, absolument comme nous l’avons fait au § 9, où nous avons pris pour base les nombres algébriques du domaine . Nous regarderons un système de trois nombres (x, y, z) du domaine ) comme un point, et les rapports (u : v : w : r) de quatre nombres quelconques du domaine , tant que u, v, w, r ne sont pas tous nuls, comme un plan ; enfin l’équation ·


exprimera que le point (x, y, z) est situé dam le plan (u : v : w : r), et la droite sera l’ensemble de tous les points situés dans deux plans à la fois. Si nous adoptons alors relativement à la distribution des éléments ainsi qu’aux déplacements des segments et des angles des conventions tout à fait analogues à celles du § 9, nous obtiendrons une Géométrie non archimédienne, où, comme le font voir les propriétés que nous venons d’exposer du système numérique complexe , tous les axiomes sont vérifiés, hormis l’axiome d’Archimède. En effet, sur le segment t nous pouvons porter le segment 1 en le faisant glisser bout à bout un nombre infini de fois sans jamais arriver à atteindre l’extrémité du segment t ; or, cela est en contradiction avec l’axiome d’Archimède.




  1. Comparer mon Cours sur la Géométrie euclidienne (semestre d’hiver 1898-1899), autographié pour mes auditeurs, d’après la rédaction de M. le Dr von Schaper.
  2. Dans son Livre d’une portée si profonde (Grundzäge der Geometrie, traduction A. Schepp, Leipzig ; 1894), M. G. Veronese a aussi fait des recherches relatives à l’édification d’une Géométrie indépendante de l’axiome d’Archimède.
    D. Hilbert