Les Rétractations (Augustin)/I/I

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Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Poujoulat et Raulx, L. Guérin & Cie (p. 307-309).
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LES RÉTRACTATIONS





LIVRE PREMIER.

révision des livres écrits avant la promotion à l’épiscopat.


CHAPITRE PREMIER.

contre les académiciens — trois livres.


1. Lors donc que j’eus abandonné tout ce que j’avais acquis ou tout ce que je souhaitais d’acquérir des biens qu’on désire dans ce monde, et que je me fus entièrement voué aux libres loisirs de la vie chrétienne, bien que je ne fusse pas encore baptisé, j’écrivis d’abord contre ou sur les Académiciens. Leurs arguments inspirent à plusieurs le désespoir de la vérité ; ils éloignent le sage de donner son adhésion à aucune réalité, et de considérer quoi que ce soit comme certain et manifeste ; car d’après eux tout est incertitude et obscurité. J’avais été ébranlé par ces arguments et je voulais les détruire en leur opposant des raisons aussi fortes que possible. Par la miséricorde et l’assistance de Dieu, j’y parvins.

2. Mais dans ces trois livres, je regrette d’avoir si souvent nommé la Fortune[1] ; non pas sans doute que j’aie voulu par ce nom entendre quelque divinité, mais seulement le cours fortuit des événements se manifestant dans les biens et les maux, soit au dedans, soit au dehors de nous. De là en effet viennent ces mots : «par hasard, peut-être, accidentellement, d’aventure, fortuitement ; » mots dont nulle religion ne défend de se servir, mais qui tous doivent se rapporter à la Providence divine. Je ne m’en suis pas tu, du reste, puisque j’ai dit :

« Peut-être ce que nous appelons vulgairement la fortune est-il le gouvernement d’un ordre caché, et ce que nous nommons le hasard n’est-il autre chose que l’effet d’une cause secrète et d’une raison inconnue. » Je l’ai dit ; et pourtant je me repens d’avoir employé là le mot de fortune, quand je vois des hommes assujettis à la fâcheuse habitude de dire au lieu de : « Dieu l’a voulu, » « la fortune l’a voulu. » En cet autre passage : « Il a été établi soit par nos mérites, soit par une nécessité de nature, qu’une âme de création divine, mais attachée aux choses mortelles, ne pourrait jamais arriver au port de la philosophie[2] ; » je devais ou ne rien dire de l’une et de l’autre de ces deux alternatives, parce que sans cela le sens pouvait être complet ; ou bien me borner à dire : « par nos mérites, » ce qui est vrai de la misère qu’Adam nous a léguée ; et il ne fallait pas ajouter : « soit par une nécessité de nature, » puisque cette dure nécessité de notre nature vient à bon droit de l’iniquité antérieure et originelle. De même aussi dans cette phrase : « Il ne faut rendre aucun culte, il faut au contraire renoncer absolument à tout ce qui se voit par les regards mortels, à tout ce qui s’atteint par les sens[3], » j’aurais dû ajouter : « tout ce qui s’atteint par les sens de ce corps mortel ; » car il y a aussi un sens intérieur et spirituel. Mais je parlais alors à la manière de ceux qui n’appliquent le mot sens qu’au corps et qui ne jugent sensibles que les choses corporelles. Aussi partout où je me suis exprimé ainsi, l’équivoque n’a pas été assez évitée, excepté pour ceux qui sont habitués à cette locution. Ailleurs j’ai dit : « Ne pensez-vous pas que vivre heureusement, ce n’est rien autre que de vivre selon ce qu’il y a de meilleur dans l’homme ? » Et voulant expliquer ces paroles : « ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, » j’ai ajouté un peu plus loin : « Qui pourrait douter qu’il n’y a rien de meilleur dans l’homme que cette partie de son âme à la domination de laquelle il convient que tout ce qui est dans l’homme obéisse ? Or, cette partie, afin que vous n’en demandiez pas une autre définition, c’est l’esprit, la raison[4]. » Cela est vrai, car de tout ce qui appartient à la nature humaine, rien n’est meilleur en elle que la raison et l’esprit. Mais quiconque veut vivre heureusement, ne doit pas vivre seulement selon la raison ; car il vivrait selon l’homme, tandis que, pour pouvoir atteindre à la béatitude, c’est selon Dieu qu’il doit vivre. Pour arriver à cette béatitude, notre âme ne se doit pas contenter d’elle-même, elle se doit soumettre à Dieu. Répondant ensuite à mon interlocuteur, je lui disais : « Vous ne vous trompez pas absolument ici ; que ce soit d’un heureux présage pour la suite, je vous le souhaite volontiers[5]. » Quoique je me sois servi de ce terme, non pas sérieusement, mais en jouant, je ne voudrais pas en user. Car je ne sache pas avoir lu le mot de présage (omen) dans nos saintes Écritures[6] ni dans les œuvres d’aucun auteur ecclésiastique ; cependant c’est de là que vient le mot d’abomination qui se rencontre souvent dans les saintes Lettres.

3. Au second livre, c’est une fable ridicule et extravagante que celle de la philocalie et de la philosophie qui sont sœurs et nées d’un même père[7]. En effet, ou ce qu’on nomme philocalie ne s’entend que de pures bagatelles ; elle n’est, dès lors, en aucune façon sœur de la philosophie ; ou bien si ce mot a quelque valeur parce qu’il signifie traduit en latin « l’amour du beau, » et qu’il y a une vraie et suprême beauté dans la sagesse, la philocalie et la philosophie ne sont dans la sphère incorporelle et supérieure qu’une seule et même chose ; elles ne peuvent donc aucunement être deux sœurs.

Ailleurs, en traitant de l’âme, j’ai avancé « qu’elle doit retourner plus sûrement dans le ciel[8]. » Plus sûrement aussi aurais-je dû dire qu’elle doit aller plutôt que retourner ; et cela à cause de ceux qui pensent que les âmes humaines tombées on chassées du ciel par suite de leurs péchés, sont précipitées dans ces corps[9]. Mais je n’ai pas hésité à dire au ciel, comme si j’eusse dit à Dieu qui en est l’auteur et le créateur ; de même que saint Cyprien n’a pas balancé à écrire : « Notre corps étant de la terre et notre âme venant du ciel, nous sommes nous-mêmes terre et ciel[10]. » Aussi est-il écrit dans l’Ecclésiaste : « L’esprit retourne à Dieu qui l’a donné[11]. » Ce qui se doit entendre sans déroger à la parole de l’Apôtre : « Ceux qui ne sont pas encore nés n’ont rien « fait de bien ni de mal[12]. » Donc il ne peut y avoir de doute : Dieu lui-même est une certaine région originelle de la béatitude de l’âme ; Dieu qui l’a, non pas engendrée de lui-même, mais formée de rien comme il a formé le corps de terre. Quant à ce qui regarde l’origine de l’âme et la manière dont elle se trouve dans le corps, vient-elle de celui qui le premier a été créé et fait âme vivante ; en est-il créé une pour chaque homme ? Je l’ignorais alors et je ne le sais point encore aujourd’hui.

4. Dans le troisième livre j’ai dit : « Si vous me demandez mon sentiment, je crois que le souverain bien de l’homme est dans la raison[13].» J’aurais dit avec plus de vérité en Dieu. C’est de Dieu en effet que pour être heureuse la raison doit jouir comme de son souverain bien. Il me déplaît aussi d’avoir écrit : « On peut jurer par tout ce qui est divin[14]. » De même quand j’ai dit des Académiciens qu’ils « connaissaient la vérité et qu’ils donnaient à ce qui lui ressemble le nom de vraisemblance, » et que j’ai taxé de fausse cette vraisemblance à laquelle ils croyaient, j’ai eu tort et pour deux motifs : d’abord parce qu’il n’est pas exact que ce qui a quelque ressemblance avec le vrai soit faux, puisque c’est une vérité dans son genre ; ensuite parce que je leur attribuais de croire à ces faussetés qu’ils nommaient vraisemblances, tandis qu’ils n’y croyaient pas et qu’ils affirmaient au contraire que le sage n’y peut adhérer. Mais comme ils appelaient ces mêmes vraisemblances probabilités, c’est ce qui m’a fait m’exprimer de la sorte. J’ai loué aussi Platon et les Platoniciens ou les philosophes de l’Académie[15], et je les ai exaltés plus que ne doivent l’être des impies ; je m’en repens à bon droit ; surtout, quand je songe que c’est contre leurs profondes erreurs qu’il faut partout défendre la doctrine chrétienne. Quand également, en comparaison des arguments de Cicéron dans ses livres académiques, j’ai nommé bagatelles[16] ces raisonnements invincibles que j’ai opposés aux siens ; quoique j’aie dit cela en jouant et par manière d’ironie, j’ai eu tort, je ne le devais pas dire.

Cet ouvrage commence par : « Plût à Dieu, Romanien, qu’un homme. »

  1. Liv. I, C. I, n. 1 et 7.
  2. Ibid.
  3. Ibid. n. 3.
  4. Liv. I, C. II, n. 5.
  5. Ibid. C. IV, n. 11.
  6. Il y est cependant une fois au Livre III des Rois, xx, 33. Mais saint Augustin ne l’avait pas peut-être dans la version dont il se servait, ou bien, comme il est question des Païens, il pensait que l’usage d’un mot profane n’était pas digne d’approbation.
  7. Liv. II, C. III n. 7.
  8. Liv. II, C. IX, n. 22.
  9. ce sont les Platoniciens qui professaient cette doctrine, comme on le peut voir dans la Cité de Dieu, livre XCI, ch. 26.
  10. S. Cyp. liv. de l’Oraison dominicale.
  11. Eccl. XII, 7.
  12. Ép. aux Rom. C. IX, 11.
  13. Liv. III, C. XII, n. 27.
  14. Ibid. C. XVI, n. 35.
  15. Liv. III, C. XVII, n. 37.
  16. Ibid. C. XX, n. 45.