Lettres à Lucilius/Lettre 88
LETTRE LXXXVIII.
Tu désires savoir ce que je pense des arts libéraux. Pas un que j’estime, pas un que je mette au rang des bonnes choses ; c’est au lucre qu’ils visent. Industries mercenaires, elles n’ont d’utilité que si elles préparent l’intelligence, mais ne la captivent point. On peut s’y arrêter tant que l’âme n’est capable de rien de plus haut : ce sont des apprentissages, non des œuvres de maîtres. On les a nommés arts libéraux, tu le vois, comme étant dignes d’un homme libre. Mais il n’est qu’un art vraiment libéral : celui qui fait libre ; c’est la sagesse, cet art sublime, généreux, magnanime ; le reste n’est que petitesse, puérilités. Penses-tu qu’il y ait rien de bon dans ces arts qui ont, remarque-le, pour professeurs les plus ignobles et les plus dégradés des hommes ? Il faut, non pas les apprendre, mais les avoir appris.
On a cru devoir rechercher si les arts libéraux rendent l’homme vertueux. Ils ne le promettent même pas ; c’est une science où ils n’aspirent point. Le grammairien s’évertue à épurer le langage ; veut-il s’aventurer davantage, il va jusqu’aux abords de l’histoire, ou, reculât-il au plus loin ses limites, jusqu’à la versification. Qu’y a-t-il là qui aplanisse le chemin à la vertu ? Classification de syllabes, exacte appréciation des mots, traditions mythologiques, lois et variétés du mètre ? Qu’y a-t-il là qui bannisse la crainte, qui affranchisse de la cupidité, qui refrène l’incontinence ? Allons chez le géomètre et chez le musicien : trouveras-tu rien là qui te défende de craindre, qui te défende de désirer ? Hors ces deux points, nulle autre science ne sert.
Il s’agit de voir si ces professeurs enseignent la vertu ou non ; s’ils ne l’enseignent pas, ils ne peuvent l’inspirer ; s’ils l’enseignent, ce sont des philosophes. Veux-tu te convaincre que ce n’est pas pour enseigner la vertu qu’ils montent dans leurs chaires ? Regarde combien sont diverses les tendances de chacun d’eux ; or le but serait un si l’enseignement était le même. Mais peut-être voudront-ils te persuader qu’Homère était un philosophe, quand les preuves mêmes qu’ils en donnent les démentent. Car tantôt on fait de lui un stoïcien, n’admirant rien que la force d’âme, ayant horreur des voluptés et ne s’écartant pas de l’honnête, même au prix de l’immortalité ; tantôt c’est un épicurien, qui fait l’éloge d’une cité où règne la paix et où la vie s’écoule parmi les festins et les chants ; c’est encore un péripatéticien qui admet trois sortes de biens dans la vie ; c’est enfin un académicien qui dit que tout n’est qu’incertitude. La preuve qu’il n’est rien de tout cela, c’est qu’il est tout cela à la fois : systèmes entre eux incompatibles. Accordons-leur qu’Homère ait été philosophe. Nécessairement il le sera devenu avant d’avoir songé le moins du monde aux vers : étudions[1]donc cette sagesse qui a fait d’Homère son adepte. Quant à rechercher lequel fut antérieur à l’autre, d’Homère ou d’Hésiode, c’est chose aussi indifférente que de savoir si Hécube était plus jeune qu’Hélène, et pourquoi elle portait si mal son âge. Est-il bien important, dis-moi, de rechercher l’âge de Patrocle et d’Achille[2]? Veux-tu savoir sur quelles mers a erré Ulysse plutôt que de nous empêcher, nous, d’errer incessamment ? Je n’ai pas le loisir d’apprendre si c’est entre l’Italie et la Sicile ou en dehors du monde connu qu’il fut le jouet des tempêtes, car dans un cercle si étroit pouvait-on errer si longtemps ? Mais nous, les tempêtes de l’âme nous secouent chaque jour ; nos mauvaises passions nous poussent dans toutes les mésaventures d’Ulysse. Assez de beautés attirent nos regards, assez d’ennemis aussi ; d’une part des monstres implacables qui s’enivrent du sang des hommes ; de l’autre d’insidieux enchantements préparés pour l’oreille ; plus loin des naufrages et tant de fléaux variés. Enseigne-moi comment je dois aimer ma patrie, mon épouse, mon père, et voguer, au prix du naufrage, vers de si nobles affections. Que demandes-tu si Pénélope a été peu chaste, si elle en a imposé à son siècle, si, avant de l’apprendre, elle n’a pas deviné qu’elle revoyait Ulysse ? Enseigne-moi ce que c’est que la chasteté et tout le prix de cette vertu, si c’est dans le corps ou dans l’âme qu’elle réside.
Je passe à la musique. Tu m’enseignes comment les voix du ton aigu s’accordent avec celles du ton grave ; comment des cordes qui rendent des sons différents produisent un accord parfait. Ah ! fais plutôt que mon âme s’accorde avec elle-même, et que dans mes résolutions il n’y ait point de dissonance. Tu me montres quels sont les modes plaintifs ; montre-moi plutôt à ne point exhaler de plainte au milieu de l’adversité.
La géométrie m’apprend à mesurer de vastes fonds de terre, qu’elle m’apprenne plutôt la juste mesure de ce qui suffit à l’homme. L’arithmétique m’apprend l’art de compter, de prêter mes doigts aux calculs de l’avarice ; qu’elle m’apprenne plutôt le néant de pareils calculs, qu’il n’en est pas plus heureux l’homme dont l’immense fortune lasse ses teneurs de livres, et que bien superflues sont des possessions dont le maître serait le plus à plaindre des hommes s’il devait par lui-même supputer tout son avoir. Que me sert de savoir régler le partage du plus petit champ, si je ne sais point partager avec un frère ? À quoi bon relever en expert jusqu’au dernier pied d’un arpent, et ressaisir une minime fraction échappée à la toise, si je me chagrine de ce qu’un voisin puissant écorne ma propriété ? L’arithmétique me donne le secret de ne rien perdre de mes limites ; et je voudrais, moi, qu’on me donnât celui de tout perdre avec sérénité. « Mais c’est du champ de mon père et de mon aïeul qu’on m’évince ! » Et avant ton aïeul quel en était le maître ? Peux-tu me dire nettement, non pas même à quel homme, mais à quel peuple il a appartenu ? Tu y es entré non comme maître, mais comme fermier. Fermier de qui ? De ton héritier, au cas le plus heureux pour toi. Au dire des jurisconsultes on ne prescrit point sur le domaine public ; tu n’es ici que l’occupant ; ce que tu dis être à toi est au public, que dis-je ? à tout le genre humain21. Que ton art est sublime ! Tu sais mesurer les corps ronds ; tu réduis au carré toutes les figures qu’on te présente, tu nous dis les distances des astres, il n’est rien qui ne soit soumis à ton compas. Homme si habile, mesure donc l’âme humaine, montre toute sa grandeur, montre toute sa petitesse. Tu sais ce que c’est qu’une ligne droite ; que t’en revient-il, si ce qui est droit en morale tu ne le sais pas ?
À toi maintenant qui fais gloire de connaître les corps célestes,
À quoi cette science me sera-t-elle bonne ? À me donner l’alarme chaque fois que Saturne et Mars seront en présence, ou quand Mercure, à son coucher sur l’horizon, sera regardé de Saturne ? J’aime bien mieux me persuader que, quelle que soit leur position, les astres sont propices et nullement sujets à changer. Mus par les destins dont l’ordre ne s’interrompt, dont le cours ne s’évite jamais, c’est par des périodes marquées que se font leurs retours. « Ils sont les moteurs ou les pronostics de tout événement ! » Eh bien, s’ils opèrent tout ce qui arrive, que gagne-t-on à connaître ce qu’on ne changera point ? S’ils ne font que l’annoncer, à quoi bon prévoir l’inévitable ? Que tu le saches ou non, la chose se fera[4].
J’ai songé de reste à bien m’assurer contre les surprises : tout lendemain n’est-il pas trompeur ? Ce que par avance on ignore trompe toujours. J’ignore ce qui sera, mais je sais bien ce qui peut être. Je ne me désespérerai de rien, je m’attends à tout : s’il m’est fait grâce de quelque chose, je le tiens pour gain. Le sort ne me trompe que s’il m’épargne, et même alors ne me trompe-t-il pas ; car comme je sais que tout accident est possible, je sais aussi que tous n’ont pas lieu infailliblement. Et j’attendrai les succès en homme préparé aux revers.
Il faut ici que tu me pardonnes de ne pas suivre les classifications reçues. On ne m’amènera pas à compter parmi les arts libéraux la peinture, non plus que l’art du statuaire, du marbrier et autres pourvoyeurs du luxe. Ainsi des lutteurs et de leur science toute pétrie d’huile et de poussière[6] : je les rejette en dehors des études relevées, ou bien j’y ferai entrer les parfumeurs et les cuisiniers, et quiconque met son industrie au service de nos voluptés. Car enfin, je te prie, qu’ont-ils de libéral ces hommes qui vomissent leur vin pris à jeun, corps appesantis de graisse, âmes appauvries et perdues de marasme ? Verrons-nous là une étude libérale pour cette jeunesse que nos pères obligeaient à s’exercer debout, à lancer le javelot, à ficher l’épieu, à dompter un coursier, à manier les armes ? Ils n’enseignaient rien à leurs enfants qu’ils pussent apprendre couchés. Mais ni ces exercices ni les arts dont je parle n’enseignent ou ne nourrissent la vertu. Que sert en effet de gouverner un cheval et de modérer sa course avec le mors, si les passions les plus effrénées nous emportent ? Que sert de triompher de mille rivaux à la lutte et au ceste, si la colère triomphe de nous ?
« Mais enfin, les arts libéraux n’auront-ils donc aucune utilité ? » Aucune pour la vertu, beaucoup pour d’autres choses. Les arts mécaniques, ces professions viles qui n’emploient que la main, quoique apportant beaucoup au matériel de la vie, ne se rattachent nullement à la vertu. Pourquoi donc instruisons-nous nos fils dans les études libérales ? Ce n’est pas qu’elles puissent donner la vertu, c’est qu’elles mettent l’âme en état de la recevoir. De même que cette première teinture des lettres, comme disaient nos pères, ces éléments qu’on enseigne à l’enfance ne sont pas les arts libéraux dont l’étude va suivre, mais leur préparent la place ; ainsi les arts libéraux ne mènent pas jusqu’à la vertu, mais en facilitent les voies.
Posidonius partage les arts en quatre classes : arts vulgaires et infimes, arts d’agrément, arts éducateurs, arts libéraux. Les premiers, attributs de l’artisan, purement manuels, s’occupent de fournir aux besoins de l’existence : là rien qui offre l’apparence du beau ni de l’honnête. Les arts d’agrément ont pour but le plaisir des yeux et des oreilles. À quoi l’on peut rattacher les conceptions du machiniste, ces échafaudages de théâtre qui surgissent comme par enchantement, ces décorations qui montent sans bruit dans les airs, et ces changements inattendus où des masses réunies se disjoignent, séparées se rapprochent spontanément, s’élèvent pour s’abaisser ensuite insensiblement sur elles-mêmes, choses dont s’éblouit une foule ignorante que tout effet soudain, dont elle ne connaît pas les causes, jette dans l’ébahissement. Les arts éducateurs, que les Grecs appellent encycliques, ont quelque ressemblance avec les arts libéraux dont ils portent le nom parmi nous. Toutefois il n’est d’arts libéraux, ou pour mieux dire, libres, que ceux qui ont pour objet la vertu.
« Mais, dit-on, tout comme il y a dans la philosophie la partie naturelle, la partie morale et la partie rationnelle, la classe des arts libéraux y réclame à son tour une place. Quand il s’agit de questions de physique, on s’appuie du témoignage de la géométrie. Elle fait donc, comme auxiliaire, partie de cette science. » Eh ! que d’auxiliaires nous avons, qui ne font point partie de nous-mêmes ? Je dis plus : s’ils en faisaient partie, ils ne seraient point auxiliaires. La nourriture est l’auxiliaire du corps et pourtant n’en fait point partie. La géométrie nous rend des services ; mais la philosophie n’a besoin d’elle que comme elle a besoin du mécanicien ; elle ne fait pas plus partie de la philosophie que le mécanicien de la géométrie. Ces deux sciences d’ailleurs ont chacune leurs limites. Le philosophe recherche et découvre les causes naturelles ; le géomètre s’applique à les supputer et par nombres et par mesures. Le principe constituant des corps célestes, leur action, leur nature, voilà la science du philosophe ; leurs cours, leurs retours, l’observation des lois spéciales suivant lesquelles ils descendent, s’élèvent et parfois semblent stationnaires, bien qu’ils ne puissent s’arrêter jamais, tout cela est recueilli par le . mathématicien. Le philosophe saura d’où vient qu’un miroir réfléchit les objets ; le géomètre pourra te dire à quelle distance de l’image doit se trouver le corps, et que telle forme de miroir renverra telle image. Le philosophe prouvera que le soleil est grand ; le mathématicien, combien il est grand ; le mathématicien procède par une certaine routine ou pratique ; mais, pour procéder, il faut qu’il ait acquis quelques principes philosophiques. Or ce n’est pas un art indépendant que celui dont la base est d’emprunt. La philosophie ne demande rien à d’autres : elle tire du sol même tout son édifice. Les mathématiques sont pour ainsi dire une science de surface ; elles bâtissent sur le fonds d’autrui : elles reçoivent les premiers matériaux et par ce moyen leur œuvre aboutit ; si elles allaient au vrai par elles-mêmes, si elles pouvaient complètement embrasser la nature de la création, je dirais qu’elles peuvent être d’un immense secours à nos âmes, car l’étude du monde céleste communique à l’âme une grandeur qu’elle semble puiser d’en haut.
Il n’est pour l’âme qu’une sorte de perfection, la science des principes fixes du bien et du mal, science qui relève de la philosophie seule : nul autre art ne s’occupe des biens ni des maux. Voulons-nous examiner les vertus une à une ? Le courage, c’est le mépris de ce que les hommes craignent : ces épouvantails, qui font tomber sous le joug notre indépendance, il les dédaigne, les provoque, les brise ; est-ce donc aux arts libéraux qu’il doit tant de vigueur ? La bonne foi, c’est le trésor le plus inviolable de la conscience humaine ; aucune nécessité ne la forcerait au parjure, aucune largesse ne la corrompt. « Vos lames ardentes, s’écrie-t-elle, vos verges, vos échafauds ne me feront point trahir mon secret ; plus la douleur tentera de me l’arracher, plus je le cacherai profondément. » Les arts libéraux font-ils de ces âmes héroïques ? La tempérance maîtrise les voluptés : elle déteste et repousse les unes ; elle fait la part des autres, elle les rappelle à une sage mesure et ne les recherche jamais pour elles-mêmes. Elle sait que la meilleure règle du désir est de ne s’y livrer qu’autant qu’on le doit, non autant qu’on le veut. Cette autre vertu qui nous humanise nous défend l’orgueil envers tout membre de la société ; elle nous défend d’être cupides ; dans ses paroles, ses actes, ses sentiments, elle se montre affable et facile à tous ; leurs maux deviennent les siens, et si elle s’applaudit du bien qui lui arrive, c’est surtout parce qu’il doit lui servir à faire quelque heureux. Les arts libéraux prescrivent-ils une pareille morale ? Non : pas plus qu’ils n’enseignent la sincérité, la modestie, la modération ; pas plus qu’ils n’inspirent la frugalité, l’économie, ou la clémence qui épargne le sang d’autrui comme si c’était le sien, et qui sait que l’homme ne doit pas être prodigue de la vie des hommes.
« On demande comment nous, qui disons que sans les arts libéraux on n’arrive point à la vertu, nous nions que ces arts lui soient d’aucune aide. » Il en est d’eux comme de la nourriture, sans laquelle on ne deviendrait pas vertueux, et qui pourtant n’a nul rapport avec la vertu. Un amas de bois ne fait pas par lui-même un vaisseau ; néanmoins un vaisseau ne se peut construire que de bois. En un mot, de ce qu’une chose ne peut se faire sans une autre, il ne s’ensuit pas qu’elle se fasse par son auxiliaire. On peut même dire qu’il n’est pas besoin d’arts libéraux pour arriver à la sagesse : car quoiqu’il faille apprendre la vertu, ce n’est point par eux qu’on l’apprend. Et pourquoi m’imaginerais-je qu’on ne peut devenir sage si l’on est illettré, puisque la sagesse ne réside pas dans les lettres ? Elle enseigne des choses, non des mots ; et je ne sais si la mémoire n’est pas plus sûre quand elle ne s’aide d’aucun secours extérieur. Grande et vaste science que la sagesse : il lui faut la place libre ; elle embrasse dans ses leçons les choses divines et humaines, le passé, l’avenir, le périssable, l’éternel, le temps qui à lui seul, tu le vois, soulève tant de questions. D’abord est-il quelque chose par lui-même ? ensuite quelque chose a-t-il existé avant lui et sans lui ? a-t-il commencé avec le monde, ou, même avant le monde, si quelque chose existait, le temps aussi existait-il ? Rien que sur l’âme les questions sont innombrables : D’où vient-elle ? Quelle est-elle ? Quand commence-t-elle à être ? Quelle est sa durée ? Passe-t-elle d’un lieu à un autre, et change-t-elle de domiciles, emprisonnée successivement sous la figure de tel ou tel être ; ou bien n’est-elle captive qu’une fois, avant d’avoir son essor libre au sein du grand tout ? Est-elle un corps ou non ? Que fera-t-elle quand elle cessera d’agir par nos sens ? Comment usera-t-elle de sa liberté, quand elle aura fui de son cachot ? Oublie-t-elle son premier état, et ne commence-t-elle à se connaître qu’après que, séparée du corps, elle s’est retirée dans les cieux ? Quelque partie que tu embrasses parmi les sciences divines et humaines, un énorme amas de problèmes et d’enseignements viendra t’accabler. Pour que tant et de si grands objets puissent y loger à l’aise, tu dois bannir de ton âme les inutilités qui la rétrécissent : la vertu n’y entrerait point ; à une grande chose il faut un large espace. Loin de toi ce qui n’est pas elle : que ton âme soit toute libre pour la recevoir.
« Mais il y a du charme à connaître un grand nombre d’arts. » N’en retenons donc que l’indispensable. Tu jugeras répréhensible l’homme qui fait provision de superfluités pour en déployer dans sa maison le coûteux étalage ; et tu ne blâmeras point celui qui s’occupe à entasser un inutile bagage littéraire ? Vouloir apprendre plus que de besoin est une sorte d’intempérance. Et puis cette manie d’arts libéraux fait des importuns, de grands parleurs, des fâcheux, des esprits amoureux d’eux-mêmes, d’autant moins portés à apprendre le nécessaire qu’ils se sont farcis de bagatelles. Le grammairien Didyme[7] a écrit quatre mille volumes : homme à plaindre, n’eût-il fait qu’en lire un pareil nombre d’inutiles. Dans ces livres il recherche quelle fut la patrie d’Homère ; la véritable mère d’Énée ; ce qu’Anacréon aima le mieux, du vin ou des femmes ; si Sapho se livrait au public, et mille autres fadaises que je voudrais désapprendre, si je les savais. Qu’on vienne dire maintenant que la vie est trop peu longue ! Et dans notre école même, viens, je te montrerai de nombreux abatis à faire. Il faut trop dépenser de temps, trop blesser de jalouses oreilles pour entendre de soi cet éloge : Le savant homme ! Contentons-nous du titre plus modeste d’homme de bien. Eh quoi ! je compulserai autant d’annales qu’il y a eu de peuples ; je leur demanderai qui fit les premiers vers ; je supputerai, sans avoir de fastes, combien d’années séparent Orphée d’Homère ; je contrôlerai une à une les impertinences dont Aristarque a hérissé les poëmes d’autrui, et j’userai ma vie sur des syllabes22 ! Quoi ! que je demeure cloué sur la poussière du géomètre[8] ? Aurais-je à ce point oublié le salutaire précepte : Sois ménager du temps ? Moi, savoir de telles choses ! Que m’est-il donc permis d’ignorer ?
Appion le grammairien qui, sous Caligula, courut en charlatan toute la Grèce et y fut accueilli de ville en ville comme un second Homère, prétendait « que ce n’était qu’après avoir fini ses deux poèmes, l’Iliade et l’Odyssée, qu’Homère avait ajouté le début de celui qui contient la guerre de Troie ; » et il en apportait pour preuve « que deux lettres[9] placées à dessein en tête du premier vers indiquaient le nombre de livres des deux poèmes. » Voilà ce qu’il faut savoir, quand on ne veut que savoir beaucoup.
Ne songeras-tu pas, ô homme ! combien de temps te dérobent et les maladies, et les affaires publiques, et tes affaires privées, et les soins journaliers de la vie, et le sommeil ? Mesure la durée de tes jours : elle n’a point place pour tant de choses.
Je parle des arts libéraux : et chez les philosophes, que de choses inapplicables et de nul usage ! Eux aussi sont descendus à des discussions de syllabes, aux propriétés des conjonctions et des prépositions ; ils ont empiété sur le grammairien, empiété sur le géomètre. Tout ce que ceux-ci avaient dans leur domaine de plus inutile, les philosophes l’ont transplanté dans le leur. De là est venu qu’ils savent mieux l’art de bien dire que l’art de bien faire. Écoute combien le trop de subtilité fait de mal, et quel obstacle c’est à la vérité ! Protagoras dit qu’on peut soutenir le pour et le contre sur toute question, à commencer par celle-ci : le pour et le contre sont-ils également soutenables en toute chose ? Nausiphane prétend que de ce qui semble être, il n’y a rien dont l’être soit plus constant que le non être. Parménide affirme que de tout ce que nous voyons rien n’existe en dehors de l’unité. Zénon23 d’Élée nous débarrasse de tout embarras : il dit que rien n’existe. Les Pyrrhoniens tournent à peu près dans le même cercle avec les Mégariques, les Érétriens et les Académiciens, ces introducteurs d’une science nouvelle, ne rien savoir24.
Tout cela est à reléguer parmi le stérile fatras des arts libéraux. L’un m’offre une science qui ne me servira de rien ; l’autre m’enlève l’espoir d’arriver à une science quelconque : encore vaut-il mieux savoir du superflu que rien. Ici l’on ne me présente pas le flambeau qui pourrait me conduire à la vérité ; là on prétend me crever les yeux. Si j’en crois Protagoras, il n’y a que doute sur toutes choses ; si Nausiphane, la seule chose certaine c’est que rien n’est certain ; selon Parménide il n’y a au monde qu’une chose ; selon Zénon cette chose même n’est pas. Que sommes-nous donc, nous et cette nature qui nous environne, qui nous alimente, qui nous porte ? L’univers n’est donc qu’une ombre sans corps, ou dont le vrai corps nous échappe ? J’aurais peine à dire qui me fâche le plus, de ceux qui nous interdisent de savoir quoi que ce soit, ou de ceux qui ne nous laissent pas même l’avantage de ne rien savoir.
20. On a comparé cette lettre à la déclamation de J. J. Rousseau contre les sciences et les arts ; elle nous semble avoir plus d’analogie avec la controverse qui s’est élevée de nos jours entre les partisans des sciences et ceux des lettres.
21. Voir Consol. à Marcia, x, et Lettre lxxii, et Horace, Sat. , l. II. Un homme dit fièrement : «J’ai une belle maison. – Quelle maison ? — Celle que mon père m’a laissée. — D’où l’avait-il eue ? — De notre aïeul. » Qu’on remonte plus loin , qu’on épuise les noms de bisaïeul et de trisaïeul, les termes manquent ; on ne sait plus qui nommer. N’es-tu pas effrayé en songeant combien de personnes ont passé par cette maison, sans que nul de ceux qui l’habitèrent l’ait emportée avec lui ? Ton père l’a laissée ici : il a passé par elle, tu passeras de même. Si donc tu ne fais que passer par ta maison, regarde-la comme une hôtellerie où l’on s’arrête quelques moments, plutôt que comme une habitation où l’on séjourne.» (Saint Augutin, in Psalm., cxxi, § 8.)
22. On connaît l’épitaphe de Beauzée par Rivarol : Ci-gît qui passa sa vie entre le supin et le gérondif.
23. Isocrate, Plutarque, Sénèque représentent Zenon d’Éléê comme un sophiste dont l’unique but est de trouver des objections contre toute doctrine sans en établir aucune. Ils ne réfléchissent pas que si Zénon n’établit aucune doctrine, c’est qu’il n’en avait pas besoin, celle de son maître Parménide étant là, et que tout son effort devait être de réfuter les adversaires de Parménide. Platon, dans un dialogue dont les personnages sont précisément Parménide et Zénon, montre le disciple imbu de la même doctrine que le maître, du même dogmatisme, et du dogmatisme le plus absolu. » (Cousin, Fragments philosophiques.)
24. Nihil scire. Je croirais que Sénèque a écrit : nihilsciri, que l’on ne sait rien ; ce serait plus exact. D’après ses habitudes de style, il n’aurait pas sitôt après, dans un autre sens, répété ce nihil scire.
- ↑ Il faut lire avec les Mss. discamus. Lemaire: dicamus.
- ↑ Voy. sur cette manie de recherches, Brièveté de la vie, xiii etxiv
- ↑ Géorg., I, 336. Delille.
- ↑ Voy. Lettres XIII, XVI, LXXVII. Quest. nat., II, xxxv et xxxvii.
- ↑ Géorgiq., I, 424. Delille.
- ↑ Voy. Lettre LVII et la note.
- ↑ Grammairien grec, sous Auguste. Ses écrits sont perdus.
- ↑ Voy. Lettre LXXIV et la note.
- ↑ M et H, les deux premières du premier mot, numériquement 48.