Lettres à Lucilius/Lettre 100

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 353-355).
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LETTRE C.

Jugement sur les écrits du philosophe Fabianus.

Tu m’écris que tu as lu avec beaucoup d’empressement les livres de Fabianus Papirius sur les devoirs civils, mais qu’ils n’ont pas répondu à ton attente ; puis, oubliant qu’il s’agit d’un philosophe, tu blâmes sa construction oratoire. Admettons que tu dises vrai, qu’il laisse aller ses paroles et ne les travaille pas. D’abord cette manière a sa grâce, et un charme particulier s’attache à une composition facile et coulante. Car il est essentiel, je crois, de distinguer si elle tombe négligemment, ou si elle s’échappe avec aisance. Et ici même, comme je vais le dire, il y a une différence importante. Fabianus, ce me semble, ne presse pas sa diction, il l’épanche, tant elle abonde et se déroule avec calme, bien que l’entraînement s’y laisse sentir. Elle annonce et révèle clairement qu’on ne l’a ni façonnée ni longtemps tourmentée. Mais, croyons-le comme toi : il a fait de la morale, non du style ; il a écrit pour l’âme et point pour l’oreille. D’ailleurs, quand il discourait, tu n’aurais pas eu le temps de songer aux détails, tant l’ensemble t’aurait transporté ; et presque toujours ce qui plaît improvisé est d’un effet moindre sur le manuscrit. Mais c’est déjà beaucoup de captiver au premier abord l’attention, encore qu’un examen réfléchi doive trouver à reprendre. Mon avis, si tu le demandes, c’est qu’il est plus beau d’emporter les suffrages que de les mériter ; et je sais bien que les mériter est le plus sûr ; je sais qu’alors on compte plus hardiment sur l’avenir.

Un style trop circonspect ne sied point au philosophe. Quand sera-t-il énergique et ferme, quand risquera-t-il sa personne, s’il craint pour ses mots ? La diction de Fabianus ne sentait point la négligence, mais la sécurité. Aussi n’y trouveras-tu rien de bas : il choisit ses termes sans courir après ni les placer selon le goût du siècle, au rebours de l’ordre naturel. Ils ont de l’éclat, quoique pris de la langue ordinaire ; sa pensée, noble et magnifique, n’est point écourtée en sentence : elle se développe largement. Tu trouveras chez lui des manques de précision, des structures de phrase peu savantes ou qui n’ont pas notre poli moderne ; mais, l’œuvre entière bien considérée, on n’y voit rien d’étroit et de vide. Là sans doute, ni variétés de marbres, ni salons entrecoupés de canaux d’eaux vives, ni cabane du pauvre[1], ni tout ce qu’un luxe dédaigneux de la belle simplicité entasse de disparates ; mais, comme on dit, la maison est bien construite.

Ajoute qu’en fait de composition oratoire on n’est pas d’accord. Les uns lui veulent une nudité sauvage pour parure ; d’autres l’aiment raboteuse, au point que si le hasard leur amène une période un peu harmonieuse, ils la démembrent tout exprès, ils en brisent les cadences, de peur qu’elle ne réponde à l’attente de l’oreille. Lis Cicéron : sa composition est une ; souple et posée, molle sans être efféminée[2].

Asinius Pollion : style rocailleux et sautillant, qui laisse l’oreille au dépourvu où l’on y pense le moins. Cicéron n’a que d’heureuses désinences ; chez Pollion tout est cascade, sauf quelques phrases bien rares sorties d’un moule convenu et d’une structure uniforme.

Pour Fabianus, il va, dis-tu, terre à terre et s’élève peu : je ne crois pas que tel soit son défaut. Il n’y a pas chez lui manque de grandeur ; c’est du calme, c’est le reflet d’une âme habituellement paisible et tempérée ; il est uni, mais sans bassesse. Il n’a pas cette vigueur oratoire, ces aiguillons que tu demandes, ces sentences frappantes et soudaines76 ; mais vois le corps tout entier : bien que sans apprêt[3], il a sa beauté. La dignité, son discours ne l’a pas, elle est au fond de sa doctrine. Montre-moi qui tu pourrais préférer à Fabianus. Je te passe Cicéron, dont les œuvres philosophiques sont presque aussi nombreuses que les siennes ; mais s’ensuit-il qu’on soit un nain dès qu’on n’a pas la taille du géant ? Je te passe Asinius Pollion et je dis : « En si haute matière, c’est exceller que d’être le troisième. » Nomme Tite-Live enfin : car il a écrit aussi des dialogues[4] qu’on peut rattacher à la philosophie autant qu’à l’histoire, et des traités de philosophie pure. Je lui ferai place encore : mais vois que de rivaux on dépasse quand on n’a que trois vainqueurs, et tous trois des plus éloquents77 !

Mais Fabianus n’a pas tous les mérites : son style est sans nerf, bien qu’il ait de l’élévation ; il n’est point rapide ni impétueux, malgré son ampleur ; il n’est pas limpide, il n’est que pur. « Tu voudrais, dis-tu, l’entendre malmener le vice, mettre les périls au défi, apostropher la Fortune, humilier l’ambition ; tu voudrais que le luxe fût gourmandé, la débauche stigmatisée, la violence désarmée, que l’art oratoire parfois lui prêtât ses foudres, la tragédie son grandiose, le comique sa finesse. » Veux-tu donc qu’il s’amuse à la plus petite des choses, aux mots ? Il s’est voué à la science, son sublime objet ; et l’éloquence le suit comme son ombre, sans qu’il y prenne garde78. Non, sans doute, il ne s’observera point à chaque pas, ramassant sa phrase sur elle-même, aiguisant chaque parole en trait qui réveille et qui perce, beaucoup, je l’avoue, tomberont sans porter coup, et par moments son discours glissera sur nous sans agir ; mais partout règnera une grande lumière ; mais, si long qu’il soit, le chemin sera sans ennui. Bref, il te laissera convaincu qu’il a écrit comme il sentait. Tu reconnaîtras qu’il a tout fait pour t’instruire de ses idées, non pour flatter les tiennes. Tout chez lui tend au progrès, à la sagesse ; rien ne vise aux applaudissements.

Je ne doute pas que tels ne soient ses écrits, bien que j’en juge plutôt par réminiscence que sur le livre même, et que leur caractère m’apparaisse moins comme l’impression familière d’un commerce récent que comme les traits généraux d’une lointaine connaissance. Tel il me semblait du moins quand je pouvais l’entendre : non substantiel, mais plein, fait pour enthousiasmer les jeunes âmes bien nées et les enflammer d’un zèle imitateur, de l’espoir même de le vaincre, exhortation, selon moi, la plus efficace : car on décourage si en donnant le désir d’imiter on en ôte l’espoir. Au reste il avait l’abondance du style ; sans que tel ou tel passage ressortît, l’ensemble était magnifique.



LETTRE C.

76. « Il lui manquait le nerf oratoire, le glaive acéré du combat ; mais la richesse du style venait comme d’elle-même embellir ses faciles compositions. Parlait-il, son visage serein réfléchissait le calme d’une âme paisible : nul effort de poumons, nul apprêt dans le maintien ; les mots semblaient couler de ses lèvres sans qu’il y prit part…» Et tout le reste du portrait de Fabianus. (Sénèque le père, Controv. ii, Préface, trad. inédite.)

77. Prima sequentem honestum est in secundis tertiisve consistere. (Cic, Orat., I.)

On peut avec honneur remplir le second rang. (Voltaire.)

78. Tanquam inseparabilem famulam, etiam non vocatam sequi eloquentiam. (Saint Augustin, de Doctrin. christ., IV, vi.)

« Démosthène ne cherche-point le beau, il le fait sans y penser…il se sert de la parole comme un homme modeste de son habit, pour se couvrir. » (Fénelon, Lettres sur l’Éloquence.)

  1. Voy. Consolation à Helvia, XII. Lettre XVIII et la note.
  2. Voy. Lettres XL (gradarius fuit il allait au pas), et CXIV
  3. Je lis, avec Gruter: quanquam sit incomptum
  4. Ces Dialogues ont péri, ainsi que ses Traités.