Lettres à Lucilius/Lettre 40

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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LETTRE XL.

Le vrai philosophe parle autrement que le rhéteur.

Je te sais gré de m’écrire fréquemment, car c’est la seule manière dont tu puisses te montrer à moi. Jamais je ne reçois de tes lettres qu’à l’instant même nous ne soyons réunis. Si les portraits de nos amis absents nous intéressent par les souvenirs qu’ils renouvellent, si cette consolation vaine et illusoire adoucit les regrets de la séparation, combien une lettre nous charme davantage en nous apportant de si loin des traces vivantes d’un être chéri, des caractères qui respirent en effet ! Ce que leur présence avait de plus doux se retrouve et se reconnaît sur ces feuilles où une main amie s’est empreinte45.

Tu m’écris que tu as entendu le philosophe Sérapion, lorsqu’il aborda dans tes parages ; que sa manière consiste en un rapide torrent de paroles ; que ses expressions ne se succèdent pas, mais se poussent et se précipitent, et qu’elles lui viennent en trop grand nombre pour qu’un seul gosier y suffise. Je n’approuve pas cela dans un philosophe, dont le parler même, comme la conduite, doit être mesuré, ce qui ne va point avec une précipitation trop hâtive. Aussi ces paroles pressées qui s’épanchent ininterrompues comme des flocons de neige sont par Homère attribuées à l’orateur ; mais l’éloquence du vieux Nestor coule avec lenteur et plus douce que le miel. Tiens pour certain que cette véhémence si prompte et si abondante sied mieux à un déclamateur ambulant qu’à un homme qui traite une œuvre grande et sérieuse, qu’à un professeur de sagesse. J’aime aussi peu les phrases qui filtrent goutte à goutte que celles qui vont au pas de course ; l’oreille ne veut ni attendre, ni être assourdie. La disette et la maigreur du débit rendent l’auditeur moins attentif, ennuyé qu’il est d’une lenteur brisée encore par des repos : toutefois ce qu’il faut attendre s’imprime plus aisément que ce qui ne fait qu’effleurer. Enfin, le maître, comme on dit, transmet ses préceptes aux disciples : on ne transmet pas ce qui fuit. Ajoute que l’éloquence qui se consacre à la vérité doit être simple et sans apprêt, tandis que la faconde populaire n’a rien de vrai. Elle veut remuer la foule, et entraîner tout d’un élan un auditoire sans expérience : elle ne se laisse pas examiner, elle est déjà loin. Or comment modérer les autres, quand on ne peut se modérer ? D’ailleurs le discours qui s’emploie à la guérison des âmes doit pénétrer tout l’homme : les remèdes ne profitent que s’ils séjournent quelque temps. Et que de vide et de néant dans ces phrases ! plus de son que de poids. Apprivoisez les monstres qui m’épouvantent, calmez les passions qui m’irritent, dissipez mes erreurs, refrénez mon luxe, gourmandez ma cupidité. Rien de tout cela peut-il se faire à la course ? Un médecin peut-il guérir ses malades en passant ? Et puis, on ne trouve même aucun plaisir dans ce cliquetis de mots précipités sans choix. Comme la plupart des tours de force qu’on croirait ne pouvoir se faire et qu’il suffit de voir une fois, c’est bien assez d’entendre un moment ces baladins de la parole. Car que voudrait-on apprendre ou imiter d’eux ? Que juger de leur âme quand leur discours désordonné s’emporte jusqu’à ne plus pouvoir s’arrêter ? L’homme qui court sur une pente rapide ne se retient pas où il veut ; entraîné par sa vitesse et le poids de son corps, il dépasse le point qu’il s’était marqué. Ainsi cette volubilité de diction n’est plus maîtresse d’elle-même ni assez digne du philosophe qui doit placer ses paroles, non les jeter au vent, qui doit s’avancer pas à pas. « Quoi donc ! ne devra-t-il jamais s’élever ? » Pourquoi non ? mais que ce soit sans compromettre sa dignité morale, que lui ferait perdre cette violente exagération de force. Sa force sera grande, et modérée toutefois, comme un fleuve au cours continu, non comme un torrent. À peine permettrai-je à un orateur une telle vélocité de langue dont on ne saurait ni rappeler ni régler l’essor. Comment en effet le juge, souvent inhabile et novice, le suivrait-il ? L’orateur, fût-il emporté par le besoin de faire effet, ou par[1] une émotion qu’il ne maîtrise plus, ne doit décocher dans sa course que ce que l’oreille peut recueillir.

Tu feras donc sagement de ne pas voir ces hommes qui cherchent à dire beaucoup, non à bien dire, et d’aimer mieux, à la rigueur, entendre même un P. Vinicius[2]. Quel Vinicius ? distu. — Celui dont on demandait comment il portait la parole : « Il la traîne ; » répondit Asellius. Géminus Varius disait en effet de lui : « Vous lui trouvez du talent, je ne sais pourquoi, il ne peut coudre trois mots ensemble. » Oui, si tu dois parler, parle plutôt comme Vinicius, dût-il arriver quelque impertinent pareil à celui qui l’entendant arracher ses mots l’un après l’autre, comme s’il dictait au lieu de disserter, lui cria : « Parle ou tais-toi une fois pour toutes. » Quant à la précipitation de Q. Hatérius46, orateur en son temps très-célèbre, je veux qu’un homme sensé s’en garde le plus qu’il pourra. Hatérius n’hésitait jamais, jamais ne s’interrompait ; il commençait et finissait tout d’une traite.

Je suis d’avis pourtant que, selon les nations, certaines méthodes conviennent plus ou moins. Ce que je blâme se passerait aux Grecs ; nous, même en écrivant, nous avons l’habitude de séparer nos mots. Notre Cicéron lui-même, de qui l’éloquence romaine reçut son élan, eut pour allure le pas. Nos orateurs s’observent mieux que les autres, ils sentent ce qu’ils valent et donnent le temps de le sentir. Fabianus[3], aussi distingué par ses vertus et son savoir que par son éloquence, mérite qui vient en troisième ordre, discutait avec aisance plutôt qu’avec promptitude ; c’était facilité, pouvait-on dire, ce n’était pas volubilité ; voilà ce que j’admets dans un sage. Je n’exige pas que ses périodes sortent de sa bouche sans nul embarras : j’aimerais mieux même un peu d’effort qu’un jet spontané. Je voudrais d’autant plus te faire peur du travers dont je parle qu’il ne se gagne point sans qu’on ait perdu le respect de soi-même. Il faut pour cela se faire un front d’airain et ne pas s’écouter : car dans cette course irréfléchie, que de choses on voudrait ressaisir ! Non, te dis-je, on n’obtient ce triste avantage qu’aux dépens de sa dignité. D’ailleurs il est besoin pour cela qu’on s’exerce tous les jours, et que des choses on transporte son étude aux mots. Or, quand les mots te viendraient d’eux-mêmes et couleraient de source, et sans nul travail de ta part, tu dois néanmoins en régler le cours, et comme une démarche modeste sied à l’homme sage, il lui faut un langage concis, point aventureux. Ainsi, pour conclusion dernière, je te recommande d’être lent à parler.


LETTRE XL.

45.

Quoi que vous écriviez ou d’heureux ou de triste,
Pour nous avoir écrit vous vous ferez bénir ;
Écrire à ses amis c’est s’en ressouvenir.
Ah ! si le vain portrait de celui que l’on aime
Émeut en son absence et n’est pas sans douceur,
L’épître d’un ami c’est cet ami lui-même :
Les lettres, Abailard, sont le portrait du cœur.

(Lett. d’Héloïse, trad. par de Lesser.)

46. Voir sur Hatérius, Tacit., Ann.,IV, LXI, et Cic, Brutus,XXII. « Seul de tous les Romains que j’ai connus de mon temps, il a transporté dans la langue latine la facilité grecque. Il avait une telle vélocité de discours qu’elle arrivait à être un défaut. Aussi Auguste dit-il fort justement : « Ce cher Hatérius a besoin d’être enrayé.» (Sénèque Rhét., Controv. excerpt., liv. IV, Préf.)

  1. Au lieu de: affectus impetus sui, je lis, avec Muret et Gruter: impotens sui, tantum… d'une seule et même phrase.
  2. Déclamateur de profession, comme Asellius et Gémin. Varius. Ne pas le confondre avec L. Vinicius son frère dont Auguste disait: Il a de l'esprit argent comptant. « Ingenium in numerato habet »
  3. Sur Fabianus, voir Lettre C et note.