Lettres parisiennes/Année 1836/03

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1836

LETTRE TROISIÈME.

L’obélisque de Louqsor.
27 octobre 1836.

Vraiment, c’était un beau spectacle que cette place immense remplie de monde, que cette longue terrasse des Tuileries couverte de monde, que cette longue allée des Champs-Elysées, peuplée de monde aussi ; et toute cette foule silencieuse et immobile, deux cent mille personnes, dit-on, et point de tumulte et point de bruit ! car ce n’était ni un peuple, ni une foule, c’était un public, un parterre de deux cent mille personnes, parfaitement bien composé. Les rangs des loges, c’étaient les deux terrasses des Tuileries ; les avant-scène, c’était l’hôtel de la marine, et les magnifiques hôtels qui lui servent de pendants. La famille royale occupait le pavillon de l’hôtel de la marine, le balcon qui donne sur le jardin des Tuileries ; la loge du roi était tendue en bleu ; la belle galerie de l’hôtel était occupée par le corps diplomatique, et parée des plus jolies femmes de la cour de Juillet. La terrasse qui termine l’hôtel était aussi garnie des parents et des amis des femmes de chambre et du portier de la maison ; c’était l’amphithéâtre de la salle. À une fenêtre de la rue Royale, on apercevait la comtesse de Lipano, qui se cachait comme dans une loge grillée ; nous n’avons reconnu personne dans le paradis. La représentation a duré quatre heures. Dans les entr’actes, un orchestre militaire se faisait entendre. Puis, dans la foule immobile, on apercevait un cercle d’hommes qui tournaient. Le cabestan ! le cabestan ! disaient toutes les voix, et l’obélisque recommençait à s’élever doucement.

Le dernier entr’acte fut le plus long ; on entendit des coups de marteau, comme on en entend derrière la toile lorsqu’on place une décoration importante à l’Opéra. Enfin la pièce a réussi. Elle a été vivement applaudie. Sérieusement tout le monde a battu des mains quand l’obélisque s’est assis sur sa base, et l’orchestre a joué le grand duo des Puritains ; c’était un bruit charmant à entendre que ces faibles applaudissements de deux cent mille personnes qui se perdaient dans l’immensité de la salle. Malgré ce brillant succès, les jeunes spectateurs à idées nouvelles parlaient toujours avec amertume des quatre millions de la mise en scène. Ils se demandaient si la vue du monolithe superbe valait cela. Les autres étaient plus indulgents, grâce à leurs souvenirs ; ils se rappelaient d’avoir vu, sur ce même théâtre, une représentation qui avait coûté plus cher à la France ; un drame sanglant et terrible dont l’image leur serrait le cœur. Il leur tardait que cet échafaud fût détruit, ils avouaient que depuis que cet appareil de machines attristait leurs yeux, ils ne pouvaient traverser la place Louis XV sans horreur ; et ils savaient bon gré à ce monument âgé de trois mille ans d’avoir quitté les sables de l’Égypte pour venir effacer leurs affreux souvenirs. Là nouvelle du jour était que le roi n’avait point été assassiné, et l’on disait cela devant la femme de Murat, la veuve du roi fusillé, et tout cela se disait sur la place de la Révolution, où tomba la tête du roi guillotiné ; et songeant à cela, nous qui ne sommes d’aucun parti, nous avons fait comme le peuple, nous avons crié Vive le roi ! car notre cœur est généreux, et nous avons pitié des trônes. La famille royale a été accueillie à son passage par les plus vives acclamations. Les princesses étaient dans le fond de la voiture, le roi des Français, le roi des Belges étaient sur le devant. M. le duc d’Orléans était entre eux deux ; il était assis de manière à laisser plus de place aux deux rois, mais de manière aussi à cacher presque entièrement son père. Il y avait beaucoup de grâce dans cette attitude du jeune prince, et en se rappelant la dernière tentative d’Alibaud, on ne pouvait le regarder sans attendrissement.

Quand le spectacle fut terminé, la foule se retira en silence. Alors la salle nous sembla un immense bassin rempli de peuple dont les flots divisés en quatre fleuves allaient se répandre dans toute la ville. Le premier fleuve s’écoula sur le pont Louis XVI ; l’autre déborda du côté de la rue de Rivoli. Un troisième, mais plus faible, ce n’était à vrai dire qu’un bras de rivière, se dirigea vers la rue des Champs-Elysées. Enfin, le quatrième, le plus imposant, le plus majestueux, s’épandit comme la Loire dans toute la rue Royale. Une sorte de petite émeute, ou plutôt une espèce de tourbillon, se manifesta au milieu du lac : c’était l’auteur que l’on avait reconnu, M. Lebas, que l’on reconduisait en triomphe. Enfin, tout s’est bien passé. Le temps était non pas beau, mais bon. Point de soleil, c’est ce qu’il fallait pour regarder longtemps la même chose. Le parterre était meilleur encore, puisqu’il est resté quatre heures sur ses pieds sans cabaler et sans se plaindre. Quand tout a été fini, deux hommes sont montés au sommet de l’obélisque pour hisser le drapeau final, sur lequel on remarquait une ancre, ce qui veut dire que la marine revendique la gloire de cette entreprise ; deux autres hommes sont allés planter sur la pointe de l’aiguille des branches de saule, c’est le laurier des maçons. Ces trophées valent bien les couronnes qu’on jette à mademoiselle Taglioni et à mademoiselle Essler.