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Louis II de Bavière/Texte entier

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 3-TdM).


Il est peu de figures qui prêtent davantage à la légende et au roman que celle du malheureux roi de Bavière. À ne prendre que la France, il serait difficile de compter ce que lui doit la littérature. Il y a eu sur lui, à propos de lui ou autour de lui, des romans lyriques et des romans ironiques. Il y a eu le Roi Vierge, il y a eu le Roi Fou, et Jules Lemaître a pensé à la tragédie de Starnberg en écrivant ses Rois.

Une idéale apparition au milieu d’un siècle de fer, un martyr de l’art, un martyr de la foi, Louis II n’est pas moins que tout cela en quatorze vers d’un sonnet de Verlaine.

La Norvège aussi s’est intéressée à Louis II et elle n’a pas découvert chez lui moins de merveilles. Biôrnstierne Biôrnson a fait l’aveu qu’il avait longtemps rêvé d’écrire une pièce sur le roi de Bavière, d’être le Shakespeare de cet Hamlet.

M. Gabriel d’Annunzio devait écrire encore dans ses Vierges aux Rochers : « Ce Wittelsbach m’attire par l’immensité de son orgueil et de sa tristesse… Louis de Bavière est vraiment un roi, mais roi de lui-même et de son rêve. » Hélas ! roi de lui-même n’est qu’un mot, un mot lyrique. Et la vérité nous oblige à dire qu’on ne trouve rien de pareil, à l’analyse, dans la vie sans direction, dans les songeries à la dérive, du malheureux héritier des Wittelsbach.

Cette débauche de littérature aura certainement valu aux châteaux du roi de Bavière la visite de plus d’un voyageur séduit. Et la mémoire de Louis II n’aura pas à se plaindre : ce furent souvent des voyageurs de marque. Maurice Barrès, par exemple, se donna la peine de faire chez Louis II une promenade idéologique. Seulement Maurice Barrès, ayant vu, vit tout de suite juste. Il trouva bien médiocre la sensibilité du roi de Bavière. Il se détourna vite des « fumées de son imagination ». Avec une pitié désenchantée il parla dans l’Ennemi des lois de « l’âme naïve et trop sensible » du prince solitaire, et le montra succombant à la tâche d’accorder son rêve avec la réalité. Maurice Barrès mesura la vanité de cet effort en visitant les fameux châteaux qui en sont les témoins et qui lui parurent dignes d’un banquier parvenu. Toutefois, il voulait faire à Louis II l’aumône de cette formule : « Il ressentit, jusqu’à la démence, la difficulté d’accorder son moi avec le moi général », et il protesta « contre les conditions de la vie réelle ». D’où les amitiés passionnées de Louis II pour certaines grandes individualités grandes, du moins il les croyait telles. D’où encore son horreur de la foule.

Le roi de Bavière et sa vie tourmentée n’ont pas cessé de parler à l’imagination des hommes. Ses châteaux reçoivent toujours des visiteurs. Louis II n’a pas eu tort d’élever des palais où se fixe la curiosité. Sinon, sa cousine, la tragique Élisabeth d’Autriche, eût bien pu effacer son souvenir. Comme la sensibilité de l’Impératrice est plus douloureuse et plus profonde que la sienne ! Et quelle rivale pour notre artiste manqué ! Car la royale mélancolie de cette Wittelsbach eut le don de s’exprimer avec art et avec noblesse, tandis que les épanchements de Louis II on en trouvera plusieurs modèles dans sa bizarre correspondance sentimentale sont de la bien mauvaise littérature. Son bonheur voulut seulement que des noms illustres, des événements historiques fussent mêlés à sa vie. Il a eu Wagner. Il a traversé 1870 et la fin de la vieille Allemagne. C’est pourquoi toute une cour de romanciers et de poètes a pu broder une auréole au Néron bavarois. Louis II a-t-il vu très clair dans les théories wagnériennes ? S’y est-il même intéressé ? C’est bien douteux, mais peu importe. Quant à nous, nous prenons ici l’engagement de ne pas discuter un mot des doctrines qu’a professées l’homme de Bayreuth. Pour dire franchement notre pensée, nous n’avons même aucune espèce d’opinion sur le Drame musical. C’est pourquoi nous raconterons l’histoire de Louis II et de Wagner comme on raconterait Peau d’Âne, en espérant que le lecteur s’y divertira.


CHAPITRE PREMIER

UNE ÉDUCATION ROMANTIQUE


Louis II naquit le 25 août 1845 à Nymphenbourg, assez médiocre château de la couronne, élevé aux environs de Munich par un électeur de Bavière qui, selon la mode allemande du XVIIIe siècle, avait soigneusement imité le goût de Paris. Louis II venait au monde à une date où les princes d’Allemagne commençaient à ne plus rougir de leur origine germanique. Cependant, dès ses premiers jours, il était entouré des souvenirs d’une Bavière où avait régné, avec l’influence politique de notre pays, la civilisation française.

Le prince à qui était réservé un si étrange destin sortait d’une famille où l’on ne s’étonnait plus de voir des artistes, des originaux, des maniaques et des fous. Il serait d’ailleurs absurde de conclure à la dégénérescence royale. Le fait est que les Wittelsbach, si haut qu’on remonte dans leurs annales, paraissent comme une race mélancolique et raffinée, sujette aux enthousiasmes et aux dégoûts, mieux douée peut-être pour les arts et les travaux de l’esprit que pour les grandes ambitions de la politique.

La maison de Wittelsbach se vante d’être une des plus anciennes de l’Europe, plus vieille même que les Capétiens, à plus forte raison que les Hohenzollern.

Louis Ier, le grand-père de Louis II, fut un des excentriques royaux les plus notoires du XIXe siècle, et qui faillit bien compromettre la couronne tout fraîchement acquise par son père.

Louis Ier fut véritablement un roi artiste. Il avait passé sa jeunesse dans une société de peintres et de sculpteurs, avec lesquels il fit de longs séjours en Italie. Poète lui-même, il composait des vers, d’une gracieuse banalité. Dans son premier recueil, paru en 1829, il chantait Rome et la Grèce. Ses poésies amoureuses et sentimentales ne manquent pas d’un certain charme ; on imprime encore ses distiques sur les calendriers bleus que consultent les jeunes filles d’Allemagne. Mais on retrouve aussi chez lui l’inspiration religieuse et surtout guerrière. Ce prince dilettante était un fougueux patriote. Il appartenait à une nouvelle génération allemande, anti-française, celle qu’avaient formée les brutalités de l’occupation napoléonienne. Encore adolescent, Louis rougissait des faiblesses de son père pour Napoléon. Il reniait cette alliance honteuse. Il alla même jusqu’à conspirer, et un conseil de guerre français, instruit de ses desseins de trahison, le condamna à mort. L’empereur le fit remettre en liberté par mépris et se contenta de dire « Qui m’empêche de faire fusiller ce prince ? »

Devenu roi, Louis Ier put satisfaire sa manie de construction et d’imitation. C’est à lui que la Munich moderne doit d’être ce qu’elle est. « Je veux en faire, disait-il, une ville qui honore tellement l’Allemagne que personne ne puisse se vanter de connaître l’Allemagne sans avoir vu Munich. » Le résultat ne fut peut-être pas aussi brillant que le bon roi Louis l’avait espéré.

Depuis son règne, la capitale bavaroise est surnommée l’« Athènes de l’Isar ». Mais c’est une Athènes en carton-pâte, une suite de froides imitations de toutes les architectures célèbres. On y voit des Odéons grecs près d’un jardin du Palais-Royal, avec ses arcades et ses jets d’eau. L’église de la cour est copiée sur la Capella Palatina de Palerme ; la Galerie des Maréchaux sur la Loggia de Lanzi de Florence. De fausses Propylées s’élèvent au milieu d’une prairie. Le pédantisme ne manque même pas aux étiquettes de ce vaste musée de moulage la galerie de peintures s’appelle pompeusement Pinacothèque.

Cependant, le goût des beaux-arts valut à Louis une fâcheuse et retentissante mésaventure. Une danseuse, une aventurière, jolie femme et d’ailleurs femme d’esprit, Lola Montez, s’imposa au royal amateur et ne rêva rien de mieux que de renouveler à Munich le règne de la Pompadour. Tout de suite malveillante, la bourgeoisie bavaroise cria bientôt au scandale. Lola Montez déshonorait le trône et ruinait le Trésor. Elle allait « mettre en ballet l’histoire de Bavière ». L’indignation déborda lorsque la favorite prétendit obliger le Conseil d’État à l’anoblir. Et lorsque la comtesse de Landsfeld, entourée de cavaliers servants qui portaient ses couleurs et qu’on appelait les « Lolamontains » molestèrent les railleurs dans la rue, elle-même ne se faisant pas faute de distribuer des coups de cravache, ce fut une révolution.

L’effervescence qui courut l’Europe en 1848 vint se joindre à ce mécontentement contre la favorite. Des troubles éclatèrent d’abord à l’Université, et bientôt la rue s’en mêla. Pour éviter un conflit, Louis se résigna au sacrifice. Il se sépara de Lola. Il chassa Berk, le ministre de camarilla qu’elle avait fait nommer. Mais, quelques jours plus tard, le bruit se répandait que la favorite avait repris sa place au palais. Il y eut un commencement d’émeute. Alors, lassé de l’aveuglement et de l’ingratitude des foules, Louis Ier, dans un moment d’exaspération, abdiqua, le 19 mars 1848, en faveur de son fils aîné. Ni les prières de sa famille, ni celles des députations qui vinrent l’assurer de la fidélité de ses sujets ne purent le déterminer à reprendre sa parole. Sans doute, il s’estimait trop heureux d’avoir reconquis son indépendance. Il pourrait désormais vivre en artiste, à sa guise.

Il se hâta de se rendre à Rome, qui n’avait jamais cessé de l’attirer. La vie de société et de flânerie était délicieuse dans la Rome d’autrefois. Le bon roi en jouit à son aise. Il était aimé des Romains qui l’avaient surnommé le roi amant des beaux-arts. Il était le protecteur d’un groupe d’artistes au milieu desquels il vivait avec familiarité et qu’il appelait ses enfants. Sa Majesté s’oubliait parmi cette bohème. Quelquefois pourtant, il repassait les monts, il revenait en Allemagne — en Teutschland, comme il aimait à dire par un archaïsme nationaliste car le patriote de 1813 n’était jamais tout à fait mort en lui. La bonne ville de Munich, réconciliée, et dont il se proclamait dans une lettre « le plus heureux habitant », le recevait en triomphe comme un bienfaiteur public, protecteur des arts. Il était traité en roi, sans avoir les soucis du gouvernement. Et il souriait à ses émeutiers d’autrefois, auteurs involontaires de sa félicité. Il prolongea très tard cette vie d’amateur, s’occupant de la cathédrale de Cologne, dont l’achèvement était une « chose allemande » qui lui tenait à cœur, ou bien développant le musée germanique de Nuremberg, une de ses fondations préférées.

Il est incontestable que Louis II reproduira, en les exagérant et en les poussant au noir, presque tous les traits de caractère de cet original couronné.

Avec Maximilien, que l’abdication de son père avait fait roi en 1848, la Bavière fut encore gouvernée par un névropathe. Mais, cette fois, ce fut un névropathe du genre ennuyeux. Max voulait être la philosophie sur le trône. Il se proposait d’imiter Marc-Aurèle. À l’exemple du plus vertueux des empereurs, il écrivait de petits traités de morale, des Questions à mon cœur, des réflexions sur le Devoir et le Plaisir, auxquelles il ne manqua pas d’ajouter des Pensées. Schelling était son auteur préféré le roi entretint même avec lui une correspondance où il se montre rongé de mélancolie et de doutes métaphysiques. Cependant, il remplissait ses devoirs de roi avec tant d’application et de sérieux qu’on le surnommait « la conscience sur le trône ». Il semble même que Maximilien, devinant le mouvement qui se préparait en faveur de l’unité allemande, ait essayé de conserver l’indépendance de la Bavière. Il se méfiait des ambitions de la Prusse. Il les eût volontiers contrebalancées par l’influence de l’Autriche et de la France.

Si, de son père, Louis II tenait d’assez inquiétantes dispositions à la vie intérieure, sa mère, de son côté, lui apportait une hérédité mélangée. C’était une princesse de Prusse, et l’on pourrait relever quelques tares assez notables chez les Hohenzollern du XIXe siècle. Mais la reine Marie ne fit guère parler d’elle que par une tardive conversion au catholicisme qui, survenant en plein Culturkampf, irrita vivement Bismarck, et par sa radieuse beauté qui, dans sa jeunesse, l’avait fait surnommer l’Ange. Louis II tiendra d’elle ses traits délicats et réguliers et, jusqu’aux approches de l’âge mûr, une grâce de prince charmant.

On ne s’explique pas très bien que le roi Maximilien, qui avait la manie du professorat et de la science, qui raisonnait abondamment sur la pédagogie comme sur le reste, ait si longtemps négligé l’éducation du fils qui devait succéder à sa couronne. Quels étranges précepteurs reçut Louis II ! On semblait prendre plaisir à développer en lui l’imagination sans règle, la mélancolie sans cause, le penchant à la rêverie, en même temps qu’un dangereux et inconscient égoïsme. Les premiers mois de notre langue que lui enseigna sa gouvernante française furent « L’État c’est moi », et « Tel est notre bon plaisir ».

Sur d’autres points, cette éducation de prince surprend par sa sévérité. Le jeune Louis fut, sans raison, soumis à une réclusion presque monastique. C’est à peine s’il connut quelques compagnons de jeu : son frère Othon, son cadet de trois années, les fils de deux fonctionnaires de la cour. On dit que les médecins, l’ayant cru phtisique, l’entourèrent de soins exagérés. En tout cas, on prépara, avec une merveilleuse sollicitude, un terrain éminemment favorable au dégoût de l’activité et à la misanthropie.

Dans cette demi-solitude, deux penchants se développèrent chez le jeune prince. L’orgueil d’abord. La conscience que cet enfant avait de sa personnalité était étrangement forte. Le sentiment de la dignité royale revêt déjà chez lui des formes inquiétantes quand il refuse, par exemple, de se laisser toucher par personne, pas même par le médecin, et, pour se mettre à l’abri des potions, invoque, assez spirituellement, le crime de lèse-majesté.

Mais déjà l’adolescent prenait goût à la solitude et se plaisait à entretenir et à orner ses songeries. La vieille résidence de Munich où s’écoulait cette enfance montre sur sa façade l’emblème du roi soleil. Au dedans, ce ne sont que voûtes immenses, sombres corridors : rien des Tuileries ni du Louvre. Le luxe même de ces royautés aux listes civiles avaricieusement marchandées par des Chambres à l’esprit petit-bourgeois et paysan, est un luxe étriqué, souvent misérable. À ce point de vue, les souverains de Bavière n’étaient pas les mieux partagés, et leur résidence tenait à la fois du couvent et de la caserne. Salons d’audience, salles d’attente ou de fêtes déroulent, avec un dessin naïf et un coloris cru, l’histoire demi-légendaire de Charlemagne et de Barberousse et l’épopée sanglante des Nibelungen. Louis II grandit, obsédé par cette imagerie de théâtre qu’il retrouvait encore à Hohenschwangau — la « haute terre du cygne » — un modeste castel romantique et campagnard. Louis II s’y plut toujours, il y revint fidèlement, même lorsqu’il eut à la disposition de ses caprices des palais de féerie. Et elle est touchante par sa simplicité, par l’innocence de son mauvais goût, cette gentilhommière royale qui ne songe même pas à cacher sa date de 1830, où un mobilier d’acajou du plus pur style Louis-Philippe encadre des peintures dont chacune est une légende et une ballade. Car il y a, à Hohenschwangau comme à Munich, une égale débauche de fresques. Mais là, ces fresques sont de Maurice de Schwind, le peintre romantique par excellence, le peintre des enchantements, des dragons et des nains, celui qui mettait dans ses tableaux tout le bric-à-brac de ce moyen âge mystique et pieux qu’Henri Heine a tant raillé chez les poètes et les conteurs de la renaissance catholique allemande. On pressent déjà par l’effet de quelle suggestion Louis II sera saisi d’enthousiasme pour Lohengrin. Hohenschwangau, justement, revendique la légende du cygne. C’est d’un lac voisin, l’Alpsee, que le chevalier à la blanche armure serait venu au secours d’une Elsa bavaroise. C’est pourquoi le cygne, emblème de Hohenschwangau, se retrouve sous mille formes dans tous les coins du castel. Mais Louis II est du moins innocent des faïences et des porcelaines ailées dont M. Maurice Barrès lui a imputé le goût déplorable. C’est sa mère, la reine Marie, qui a fait collection de porte-bouquets et de salières à l’image de l’oiseau des lacs : naïve distraction de petite cour allemande, où les familles royales ont des mœurs bourgeoises. Plus tard, le faste de Louis II se ressentira cruellement de ces médiocres débuts et de cette éducation artistique vraiment un peu négligée. L’imagination seule s’était nourrie chez lui, et elle devait toujours rester puérile.

Cependant, l’adolescent s’abandonnait à une étrange apathie. On lui avait donné pour précepteur cet Ignace de Dœllinger que son essai de schisme devait rendre fameux. Dœllinger s’alarmait des longues rêveries, des heures vides et sans ennui dont il ne parvenait pas à tirer son élève qu’on ne voyait passionné ni aux jeux ni à la lecture. Ses escapades consistaient à s’en aller, au clair de lune, méditer dans un cimetière. La sensibilité se développait. La vie, l’énergie, ne s’affirmaient pas.

Maximilien, le roi philosophe, avait tracé de sa main un programme d’études pour l’héritier de la couronne. L’exemple que la monarchie bourgeoise avait donné en France se répandait à travers l’Europe. Louis-Philippe avait envoyé ses fils au lycée. Maximilien voulut que le sien reçût une bonne éducation de classe moyenne. Le jeune prince, d’une intelligence vive, mais capricieuse, bâillait à plus d’une leçon trop bien faite. Les sciences exactes le rebutèrent. On lui avait donné pour professeur le chimiste Liebig, un utilitaire pesant. Louis II dressé par Liebig : le contraste n’est pas sans comique. Comme Dœllinger, Liebig échoua complètement à faire de Louis II, selon le programme de Maximilien, un roi qui n’eût pas été que le premier fonctionnaire de l’État, un fonctionnaire appliqué, modeste, sans imagination.

Déjà, d’ailleurs, le jeune homme manifeste ses goûts, dont le plus impérieux est pour le théâtre. Il déclame des tragédies de Schiller, habitude qui lui restera chère. Enflammé par les Brigands et par Don Carlos, il rêve de libéralisme et d’humanité, il écrit même, dit-on, le plan d’un drame révolutionnaire, bien singulier pour un futur roi, où l’on voit un prince héritier qui soulève le peuple contre la tyrannie de son père. À ce point de vue-là, ses idées ne tarderont pas à changer.

En même temps aussi, et par bonheur, il lisait l’histoire avec un intérêt très vif. C’est à ces lectures qu’il dut, lui qui se tint toujours à l’écart du monde, de pouvoir porter sur les hommes un jugement généralement sûr. Chaque fois qu’il se mêla personnellement, et avec quelque décision, de politique, sa finesse et sa pénétration furent remarquables. Bismarck, qui l’avait étudié, qui connaissait les faiblesses de son caractère, était loin, d’ailleurs, de le tenir pour une intelligence négligeable. Dans les passes difficiles, il ne dédaigna pas de jouer fin avec le roi de Bavière et se garda surtout de blesser Louis II, à qui il savait le cœur fier et bien placé.

Louis avait certainement des dons très riches. Mais ses nerfs emportaient tout. Vite accablé par les émotions, irritable, sujet même à de violentes colères, surtout aux changements d’humeur les plus soudains et sans cause apparente, il était incapable de se gouverner lui-même. Dès l’enfance, il était sensible à la laideur physique à un degré qu’on n’imagine pas. Lorsqu’il rencontrait certain domestique de la Résidence, d’une physionomie particulièrement ingrate, Louis se tournait contre le mur en criant. Jamais il ne s’affranchit de ces aversions tyranniques. Il voulut plus tard, étant roi, retirer l’emploi de héraut, pour les fêtes des chevaliers de Saint-Georges, au gentilhomme qui en était le titulaire, sous le prétexte que son visage lui déplaisait. On représenta au souverain qu’une telle disgrâce risquait de blesser profondément, et sans cause, un fidèle serviteur de l’État. Louis s’inclina, mais non sans exiger qu’à la cérémonie prochaine on dissimulerait à sa vue le héraut sans beauté.

À dix ans, Louis II avait déjà une physionomie expressive, une tête de caractère : yeux rêveurs, front lumineux, visage finement ovale. Au seuil de la virilité, l’image montre encore ses traits réguliers et délicats, mais amaigris et comme brûlés par le feu de ses larges prunelles noires qu’il lève volontiers à la façon des inspirés. C’est un idéaliste, c’est un enthousiaste. Une flamme anime ce beau visage. Mais c’est une flamme qui dévore trop.

À ce moment, devinant peut-être un péril et d’ailleurs averti de l’approche de la mort, Maximilien voulut tirer son fils de la solitude et de la déprimante rêverie où il l’avait abandonné jusque-là.

Peut-être avait-il été effrayé par le rapport que le comte Larosée, gouverneur du prince royal, lui avait remis le 25 août 1863, jour de la dix-huitième année de son élève, déclaré majeur par la loi. En effet, le comte attirait surtout l’attention du roi sur la Phantasie, c’est-à-dire sur l’imagination rêveuse de Louis « poussée chez le prince, ajoutait le sage gouverneur, à un point qu’on trouve rarement dans le cœur d’un jeune homme ». Et, en outre, il signalait une opiniâtreté en toutes choses, « peut-être un héritage de son royal grand-père », qui serait difficile à vaincre. Inquiétants pronostics pour un jeune homme qui, dès le lendemain, pouvait être appelé au trône.

Le roi Max résolut alors d’envoyer son fils à l’Université de Gœttingue. Il y avait passé lui-même dans sa jeunesse, et il avait éprouvé que la vie d’étudiant n’était pas une si mauvaise école, même pour un futur monarque. Seulement, cette bonne résolution venait trop tard : Louis refusa obstinément de se rendre à Goettingue. C’était la dernière chance qui restât de lui donner quelque expérience du monde et au moins une idée de la vie pratique. Cette chance échappait. On raconte qu’à dix-huit ans, devenu majeur et capable de régner sur plusieurs millions de sujets, Louis ne savait même pas ce qu’on peut acheter avec quelques pièces d’or.

Il semble qu’on doive accuser Maximilien de négligence et de faiblesse, car il laissa venir l’avènement de Louis II sans avoir sérieusement préparé le jeune homme à son difficile métier de roi. Tout au plus avait-il pris le soin de l’initier aux affaires. Durant les quelques mois qui précédèrent sa mort, c’est à peine si le roi chargea le prince héritier de donner à sa place quelques audiences ou s’il le présenta à la foule et aux fonctionnaires à l’occasion de cérémonies publiques. Mais ces circonstances furent si rares que, huit mois plus tard, quand Louis II deviendra roi, Munich le connaîtra à peine. La Gazette universelle donnera son portrait comme celui d’un personnage inconnu en s’étonnant même que le nouveau roi ait « des traits si virils pour son âge ». Quant à son caractère, tout le monde l’ignorera. Et les Bavarois en feront sans enthousiasme la découverte.

Au mois de mars 1864, le roi Maximilien était tombé tout à coup malade, quelques jours après un grand bal en costumes historiques donné à la Résidence, et où la légende veut qu’ait apparu la dame blanche, la terrible comtesse Orlamonde, qui descendait de son cadre pour avertir les Électeurs de Bavière de leur fin prochaine. Atteint dans sa santé, le roi était encore tourmenté par les orages qu’il voyait monter sur la vieille Allemagne. Il était inquiet, non sans raison, sur le sort de la Bavière. Dans la partie qui commençait à se jouer entre les grandes puissances environnantes, — Prusse, France, Autriche, — il était clair que la Bavière ne pouvait servir que d’instrument, d’otage ou d’enjeu. Maximilien mourut le 7 mars 1864, pressentant des catastrophes. Il avait pu, avant d’expirer, faire ses dernières recommandations, remettre son testament politique à son successeur.

Et voilà ce jeune homme de dix-huit ans qui a la charge d’un royaume. C’est un enfant. Non seulement il n’a pas d’expérience, mais il ne possède ni les qualités ni les aptitudes qui font l’homme d’État. Il ignore les réalités et même il les méprise. Il n’a pas le goût de l’action. Un peu puéril, son désir ardent, sincère, d’accomplir de grandes choses, ne suffit pas. Pourtant, une idée chez lui est vigoureuse et sera salutaire. Il sait qu’une tâche lourde et difficile lui est échue. Il conçoit très sérieusement les grands intérêts du royaume. Et, là-dessus, son attention sera toujours en éveil, sa raison ne sera pas en défaut.

Les Mémoires de Bismarck contiennent un portrait fort curieux de Louis II dans l’année qui précéda son avènement. En 1863, le ministre prussien profita de ce qu’il se rendait de Gastein à Bade pour faire une halte à Munich et se rendre compte de ce qui se passait à la cour d’un des États moyens dont l’attitude importerait le plus au succès des plans qu’il avait déjà formés pour la réalisation de l’unité allemande. Le roi Max se trouvant alors à Francfort, à la Diète des princes allemands, ce fut la reine Marie qui reçut Bismarck. Celui-ci se hâta de noter les détails de ce qu’il avait vu pendant les repas donnés à Nymphenbourg en son honneur. Assis à côté de Louis, il l’observa de ce regard auquel rien n’échappait. Le jeune prince lui parut absorbé dans ses pensées. Il avait l’air « de n’être pas à table et ne se souvenait que de temps à autre de son intention de s’entretenir avec lui ». Dans la conversation d’ailleurs banale et qui ne sortit pas des propos de cour ordinaires, Bismarck remarqua pourtant « de la vivacité » il trouva le jeune homme « bien doué » et surtout il fut frappé de le trouver pénétré « du sentiment de son avenir ». Cependant, il était visible que ce repas officiel l’ennuyait. Bismarck nota que son jeune voisin buvait un peu plus de champagne que de raison, malgré les signes de sa mère à l’adresse des domestiques. « Ce fut, ajoute Bismarck, la seule fois que je rencontrai le roi Louis II. L’impression que j’emportai fut sympathique, quoique j’eusse le regret de n’avoir pas réussi à intéresser mon voisin de table. » Plus tard, Bismarck entretint avec Louis II une correspondance active et dont les Pensées et Souvenirs renferment quelques extraits assez curieux. Il est très remarquable que Bismarck, dans ses calculs politiques, n’ait pas cru devoir négliger cet idéaliste, et qu’il l’ait jugé, longtemps après sa déposition et sa mort, comme « un souverain clairvoyant en affaires ». L’éloge n’était pas médiocre sous la plume du chancelier, et c’est même certainement ce qu’on a jamais dit de plus flatteur à l’adresse du malheureux roi.

Châteaux de Herrenschiemsee et de Linderhof
Château de Herrenschiemsee et Château de Linderhof



CHAPITRE II

LE CAS WAGNER


Devenu roi à dix-huit ans et demi, Louis II sembla d’abord n’avoir d’autre souci que celui de sa lourde responsabilité. La foule fut émue par cet adolescent, si pâle et si beau, qui suivait le cercueil de son père, le front penché, comme s’il eût craint le poids de sa couronne. C’est le roi vierge, le roi jeune fille : le surnom lui en restera. Et une atmosphère de sentimentalité germanique un peu niaise l’entoure, à laquelle il serait sage de ne pas se fier.

Les proclamations et les discours auxquels il est tenu pour son avènement trahissent tous une incertitude et une angoisse bien légitimes. C’est la lune de miel des nouveaux règnes, et Louis II montre la bonne volonté souriante de tous les débuts. Il ne changera rien à la politique suivie par son père. Il conservera les ministres qui sont venus, suivant l’usage, déposer leur démission entre ses mains. Il semble, d’ailleurs, qu’il ne possède pas sur le gouvernement la moindre idée personnelle. Comment le pourrais-je ? disent ses hésitations. À peine y a-t-il six mois qu’on a commencé de m’initier aux affaires ! Il va laisser les choses suivre leur cours, « comptant pour remplir sa tâche difficile, sur les lumières et les forces que Dieu lui enverra », dit-il, le 30 mars, au Conseil d’État, après avoir prêté serment.

Le premier acte important du jeune roi ne fut pas politique. Et l’on se doute bien qu’en somme il devait en être ainsi.

Après avoir, obéissant au protocole, assisté à toutes les cérémonies nécessaires, reçu les serments de fidélité des fonctionnaires et les lettres de créance des ambassadeurs, rempli en conscience toutes les corvées de sa fonction, il se retira dans son château de Berg, près du lac de Starnberg, aux environs de Munich. Là, il continuerait de venir chercher le plaisir du rêve solitaire. Mais il est désormais son maître. Il a les moyens d’étonner le monde. Par quel acte rare, révélateur de ses idées, de ses goûts, de sa personnalité, fera-t-il ses débuts dans la carrière néronienne ? Des attitudes de théâtre, une pose d’art, sont sa faiblesse. Le quelque chose que fera Louis II signifiera « Moi aussi, je suis un artiste »

Le jour de ses seize ans, Louis II, à l’Opéra de Munich, avait vu Lohengrin. Ç’avait été un coup, une révélation, une date. Le chevalier au cygne, les légendes de Hohenschwangau, tout le roman au milieu duquel il avait vécu son enfance imaginative, il le retrouvait avec le décor de la scène : sur des nerfs trop bien préparés, la musique wagnérienne exerça tout de suite son enchantement. Wagner entrait chez lui en pleine crise de puberté le « vieux magicien » remporta une de ses victoires coutumières. Il n’était d’ailleurs pas besoin d’un bien grand sortilège pour hypnotiser Louis II.

Musicien, empressons-nous de le dire, Louis ne l’était à aucun degré. Ses professeurs n’étaient pas même arrivés à faire de lui un pianiste convenable, et ils perdaient à ce point leur temps et leurs peines que l’un d’eux, à la dernière leçon qu’il avait donnée au royal élève, s’était peu gracieusement écrié « Voilà le plus beau jour de ma vie ! » À plus forte raison est-il faux que Louis ait jamais composé la moindre œuvrette musicale, comme on l’a dit quelquefois. Privé même, bien probablement, de notions précises sur la musique, Wagner l’a conquis comme ce « séducteur de grand style » a séduit tant de jeunes hommes : par le système nerveux d’abord, et puis par la trouvaille incomparable de ce charlatan génial, qui sut affirmer qu’il représentait une « idée » et qu’à cette « idée » appartenait l’avenir. Le jour où Wagner baptisa sa musique « musique de l’avenir », le wagnérisme était fondé comme puissance sentimentale. Il ne manquait plus qu’un adolescent sur un trône pour lancer l’inventeur et la formule.

Louis II, dès son initiation, fut en proie à la fièvre wagnérienne, dont Nietzsche, sans penser au cas du petit prince, a si exactement décrit les effets « La première chose que nous offre son art, c’est un verre grossissant on regarde au travers, on ne se fie plus à ses yeux. Tout devient grand. Wagner lui-même devient un grand homme… » Telle est exactement l’histoire de Louis II. Depuis la représentation de Lohengrin à l’Opéra de Munich, non seulement il a voulu connaître, lire, tout ce qu’avait écrit Wagner, mais encore il s’intéresse à Wagner lui-même, il le suit dans ses tribulations d’exilé. Il souffre de le voir errant, sans foyer, presque misérable ; il s’indigne de l’échec de Tannhœuser à Paris. Il ne désire la couronne que pour venir en aide à son héros.

Il n’y avait guère plus d’un mois que le nouveau règne avait commencé, on était à la fin d’avril 1864, lorsque Louis II, exécutant un projet longuement caressé, chargea son secrétaire particulier, M. de Pfistermeister, de se mettre à la recherche de Wagner avec mission de demander au maître s’il consentirait à s’établir à Munich auprès du roi. Et ce roi était jeune, bien jeune ; il redoutait naïvement que le dieu se dérobât à son culte, que le fier exilé repoussât les avances d’un tyran. Au cas d’un refus, l’envoyé était chargé de rapporter au moins en souvenir, en relique, un objet qu’il solliciterait de la bonté du maître ; son porte-plume, son crayon… Mais Wagner ne se fit pas prier.

M. de Pfistermeister se mit en route, et l’histoire ne dit pas si le secrétaire de Sa Majesté, qui avait rang de conseiller d’État, fut bien flatté de sa mission de confiance. Wagner, en 1864, n’était qu’un musicien très discuté, qui menait une existence misérable, et qui, circonstance infiniment plus grave, était noté comme un révolutionnaire dangereux, banni à la suite de sa participation aux émeutes de 1848 à Dresde. Mais M. de Pfistermeister a négligé d’écrire ses impressions de voyage, et nous savons seulement qu’il ne trouva pas Wagner à Vienne, où il avait cru le rencontrer d’abord. Ayant appris que le musicien était venu à Mariafeld chez ses amis, les Wille, pour prendre quelque repos au bord du lac de Zurich, M. de Pfistermeister s’y rendit. Là, il apprit que, deux jours plus tôt, Wagner était rentré en Allemagne, décidé à violenter la fortune, puisque la fortune ne voulait pas se donner à lui.

Richard Wagner traversait alors la phase la plus critique de sa vie. Soucis d’argent, querelles de ménage, incertitudes sur l’avenir de son œuvre, tout l’accablait à la fois. En l’espace de quelques années, et à un âge où les déceptions retentissent d’autant plus profondément sur l’homme que l’espérance a pour lui des horizons moins larges, l’adversité lui avait ménagé deux coups d’une cruauté singulière. Ç’avait été une crise sentimentale, grave aux approches de la cinquantaine. Et cette aventure malheureuse avait été suivie d’un grand déboire : l’échec de son Tannhœnser à Paris. Plus d’un demi-siècle déjà pesait sur ses épaules, et, loin qu’il eût conquis la gloire, le succès ne se prononçait pas. Rienzi, Lohengrin, Tannhœuser, avaient été représentés sur la plupart des scènes d’Allemagne, mais sans rien rapporter à leur auteur de ce qu’il avait espéré. Il n’était regardé ni comme chef d’école, ni comme rénovateur de son art. Le public lui avait même fait un accueil si peu encourageant que les directeurs hésitaient à monter les œuvres nouvelles qu’il leur apportait au commencement de 1864, le « drame musical » se trouve, on peut le dire sans exagérer, en péril de mort.

L’appui d’un prince : Wagner n’imagine pas d’autre ressource, et il n’a même plus d’autre espérance. À défaut d’une protection royale, il entrevoit, pour la fin de sa vie, de noires années de misère où il devra, pour vivre, comme naguère à Paris, prendre le parti d’adapter de l’Offenbach ou de l’Auber. Ce qu’il ne veut pas, c’est exposer son œuvre maîtresse, celle qu’il termine et qui sera l’expression de son système, à paraître devant le public dans des conditions indignes d’elle et qui en trahissent l’esprit. Et il cherche, parmi les trente-huit princes et principicules souverains de l’Allemagne d’alors, celui qui pourrait avoir les idées assez larges et le goût assez sûr pour ne plus voir en Wagner l’exilé politique, mais le compositeur de génie.

Le roi de Prusse sera-t-il ce grand homme ? Liszt promet de le « sonder ». Le fidèle ami tentera encore quelque chose auprès du duc de Cobourg, mais « Berlin et Gotha exceptés, et peut-être aussi Weimar, il n’y a rien à espérer ». Or, le roi et les ducs dont on avait escompté la générosité firent la sourde oreille. Au moment où Wagner est le plus inquiet du sort de son Tristan, qu’il ne sait à quel Opéra confier, il a encore l’idée de se tourner vers le roi de Hanovre, qu’on dit « libéral et magnifique dans sa passion d’art ». Le pauvre Georges IV, sur son trône déjà branlant et que bientôt le Prussien allait renverser, resta indifférent à la requête du musicien. À peine y eut-il un moment d’espoir avec le grand-duc de Bade, qui se montrait disposé à appeler l’auteur de Lohengrin auprès de lui. Mais son entourage le dissuada de donner suite à son projet en assurant que « ce fou ruinerait le pays ».

Après ces échecs répétés, Wagner passa de sombres heures dans la villa de Mariafeld. Il traversait des crises de colère, suivies d’accès de désespoir et de morne abattement. Tout ressort moral était brisé en lui. Il vécut de longs mois dans une a léthargie absolue », traînant « des journées pâles, sans âme », dégoûté de tout au monde. « Le poisson sur le sable de la rive est la parfaite image de ce que je suis », écrivait-il à Mathilde Wesendonk. Il avait renoncé au travail, convaincu de l’inutilité de l’effort. Il s’abîmait dans un pessimisme qui, cette fois, n’était plus une attitude ni une simple vue de l’esprit. Ou bien, avec amertume, il se raillait lui-même, comme le prouve cette épitaphe satirique qu’il rimait à son propre usage « Ci-gît Wagner qui jamais ne fut rien — pas même chevalier de l’ordre le plus gueux… »

Son amie, la bonne et intelligente Mme Wille, s’efforçait de remonter son courage. Elle croyait à l’étoile de Wagner. Elle avait foi dans la puissance de son génie. Et, plus maternelle qu’amoureuse, elle apaisait ses révoltes contre les affronts du sort. Ses touchants Souvenirs nous font voir à quelle détresse, Wagner était tombé à cette époque.

« Je le vois encore, a-t-elle raconté, assis dans un fauteuil, près de la fenêtre, et m’écoutant avec impatience un soir que je lui parlais du magnifique avenir sur lequel il pouvait compter avec certitude… Wagner me dit :

« — Que m’entretenez-vous d’avenir, lorsque mes manuscrits restent enfermés dans mes tiroirs : Qui donc doit représenter ces drames, composés sous l’influence de bons génies, de telle façon que tout le monde sache que c’est bien ainsi que le Maître a vu et voulu son œuvre !

« Dans son agitation, il parcourait la chambre à grands pas. Soudain s’arrêtant devant moi, il s’écria : Sachez-le ! J’ai une organisation à part. J’ai des nerfs sensibles. Il me faut de la beauté, de l’éclat et de la lumière ! Le monde me doit ce dont j’ai besoin. Je ne suis pas homme à vivre d’une malheureuse place d’organiste comme votre maître Bach ! Est-ce donc une exigence inouïe que de demander un peu de luxe, moi qui vais donner au monde, sans compter, des jouissances inconnues ! »

Un jour, enfin, son énergie se ranime. Le silence et l’obscurité l’irritent plus que tout. À cinquante ans, Wagner est encore assez jeune pour courir à la conquête de la fortune et de la gloire. Il ne veut pas plus longtemps gémir en vain. Et ses derniers doutes, c’est la fidèle amie qui les dissipe par l’ardeur de sa conviction. Le récit de Mme Wille reprend :

« Un soir, me trouvant seule, Wagner me déclara avec une gravité solennelle :

— Mon amie, vous ne connaissez pas l’étendue de mes souffrances, la profondeur de ma détresse !

Ses paroles m’effrayèrent. Mais, pendant que je le regardais, je ne sais quelle idée m’envahit tout à coup et me fit dire avec conviction : Non, non, il n’y a pas devant vous que de la détresse. J’en suis sûre quelque événement va survenir qui vous sera favorable. Encore un peu de patience et vous connaîtrez le bonheur ! »

Le lendemain, Wagner quittait Mariafeld et se rendait à Stuttgart et à Carlsruhe pour demander encore une fois aux directeurs de théâtre de jouer ses œuvres, mais avec toute l’intelligence, tout le luxe, toute la mise en scène qu’elles exigeaient. C’était sa dernière carte. Il était décidé, dit-on, à partir pour l’Amérique si ce suprême espoir était déçu. La fortune vint le prendre par la main au milieu de ces angoisses. C’est à Stuttgart, le 2 mai, que le trouva M. de Pfistermeister. L’envoyé lui rendit compte de sa mission et l’invita à se rendre sur-le-champ auprès du roi, impatient de voir le grand homme…

Wagner put se dire qu’il avait calculé juste, puisque son appel aux têtes couronnées d’Allemagne n’était pas resté sans effet. Un souverain s’était trouvé pour le comprendre et pour le soutenir. Maintenant qu’il pourrait disposer de bons chanteurs, d’un orchestre choisi, d’un vaste théâtre et de riches décors, le succès de la « musique de l’avenir » était assuré. Il ne s’agissait plus que de garder la faveur de ce jeune prince, sur lequel les premières rumeurs du public et de la presse faisaient déjà planer du mystère.

Certes aussi, Wagner était tout prêt à reconnaître l’immense service qui lui était si généreusement rendu. Il y aura une part d’incontestable sincérité dans les remerciements qu’il adressera à Louis II, en dépit de la fâcheuse littérature dont il les entourera par mauvais goût personnel autant que par opportune courtisanerie. Cependant, ce serait mal connaître l’orgueil, légitime peut-être, et le robuste égoïsme du génie, si l’on s’imaginait que cette distinction royale l’eût ébloui ou même flatté un seul instant. Conscient de sa valeur, il sait ne recevoir que ce qui lui est dû.

L’accueil enthousiaste et charmant que lui réservait le roi avec la jeunesse de son cœur pouvait cependant émouvoir une nature plus fière encore que celle du poète-musicien. Dès qu’il fut arrivé à Munich, le roi donna l’ordre que son hôte fût conduit au château de Berg celui, où, vingt ans plus tard, prisonnier, Louis II méditera ses projets de fuite et de mort. C’est là qu’il attendait et qu’il reçut le musicien. Et sur les détails et le caractère de cette première entrevue, nous avons l’impression de Wagner lui-même qui, le 4 mai, écrit à son amie, Mme Wille :

« Mon amie, je serais le plus ingrat des hommes si, tout de suite, je ne vous faisais part de mon immense bonheur. Vous savez que le jeune roi de Bavière m’a fait demander. On m’a, aujourd’hui même, conduit chez lui. Il est si beau et si charmant, il est si riche de cœur et d’esprit que je crains de voir sa vie s’évanouir dans-ce monde de fer comme un divin rêve inconsistant. Il m’aime avec l’ardeur et la profondeur d’un premier amour : il sait tout de moi et me comprend aussi bien que moi-même. Il veut que je reste toujours auprès de lui pour travailler, me reposer, faire représenter mes œuvres. Il me donnera tout ce qui est nécessaire pour cela. Je dois achever l’Anneau de Nibelung pour faire jouer ensuite la Tétralogie comme il me conviendra. Je suis mon maître. J’ai un pouvoir illimité. Je ne suis plus un petit chef d’orchestre, mais rien que Moi et l’Ami du Roi. Mon amie, tout cela n’est-il pas inouï ? Tout cela n’est-il pas un rêve ?… Mon bonheur est si grand que j’en suis encore étourdi. Vous ne pouvez vous faire une idée du charme de son regard. Ah ! puisse-t-il seulement demeurer en ce monde ! Il y est une merveille si rare ! »

La surprise avait été vraiment agréable. Wagner avait compté tout au plus sur un commanditaire princier. Il rencontrait un admirateur qui jurait par ses paroles, qui s’éprenait pour lui d’une affection personnelle. Il pouvait considérer à bon droit que l’aventure sortait du commun. Son amour-propre d’auteur fut d’accord avec la sincérité de sa gratitude, non moins qu’avec son intérêt, pour prolonger aussi longtemps que possible cette situation un peu théâtrale.

S’il y avait dans l’enthousiasme de Wagner des feintes de vieil acteur, chez Louis II la fraîcheur du sentiment était irréprochable. C’est un idéalisme en fleur qu’il apportait à Richard Wagner. Fallait-il craindre une déception ? Ces élans de sympathie qu’inspirent à la jeunesse les œuvres d’un artiste, ces amitiés conçues à travers les livres ne résistent pas bien souvent au contact de l’homme. Mais Richard Wagner n’eut pas besoin de payer beaucoup de sa personne pour entretenir la fièvre d’admiration de Louis II. Pour le jeune prince, tout était fait « de la même matière que ses songes ». Son imagination, qui recevait peu d’aliments du dehors, ne risquait pas non plus d’être surprise par la découverte du réel. Si l’illusion est un voile, il attachait ce voile solidement et de sa propre main au-dessus des choses. Il savait écarter, de l’homme ou du spectacle qu’il avait choisis, les éléments capables de troubler son rêve, ou, en d’autres termes, son plaisir. Ainsi, pourra lui plaire un Trianon bizarrement élevé parmi les rochers et les neiges du Tyrol. Grand amateur de théâtre, il était de ceux qui, dans toutes les occasions de la vie, se jouent une pièce à eux-mêmes, et qui gardent, de leur enfance, le don de créer à chaque pas de l’irréalité. Quel que fût le caractère de Wagner, si peu de souplesse que lui laissât son âge, l’amitié du jeune souverain ne courait qu’un seul risque c’était que le caprice s’épuisât.

Nous n’avons guère de détails sur cette tumultueuse intimité. « Vous êtes protestant ? aurait demandé Louis II à Wagner dans leur première entrevue. C’est très bien ! Toujours libéral cela me plaît ! » Paroles mécaniques de bon élève royal et constitutionnel, accoutumé à trouver une formule conciliante pour toute présentation. Ensuite, il s’informa des projets de Wagner, de ses besoins. Il lui offrait son amitié, sa protection et le secours du trésor royal, ne demandant guère en échange que de la docilité à se rendre à tous ses appels et de la complaisance à se laisser interroger ou contempler à toute heure. Un peu de zèle pour la correspondance était encore une condition que l’usage imposa sans tarder.

Louis II s’empressa d’acquérir pour Wagner une villa sur le lac de Starnberg, afin de le rendre voisin de son modeste et gracieux château, qui se cache là, tout blanc parmi des frondaisons admirables. En dix minutes, une voiture conduit le favori près du roi. Et le roi, une fois, deux fois par jour ou par nuit, éprouve le besoin de voir son génial ami, plus rarement de le faire asseoir au piano. « Je vole à ces rendez-vous comme à ceux d’une maîtresse, écrit Wagner à Mme Wille. Nous restons là des heures entières à nous contempler, ses yeux perdus dans mes yeux. »

Pourtant, un mois plus tard, il y a au moins une nuance de lassitude dans ces mots : « Avec ce jeune roi, il faut toujours planer sur les cimes. » Le lyrisme prolongé ennuie. Wagner s’en aperçoit, mais Louis II demeure insatiable. Son culte pour le demi-dieu ne se dément pas. Wagner écrira encore à Mme Wille, le 9 septembre : « Le jeune roi m’aime vraiment avec un enthousiasme dont vous ne pouvez vous faire une idée. Il me dit qu’il ne peut croire que je sois véritablement auprès de lui. Personne ne peut lire les lettres qu’il m’adresse sans être étonné et ravi. »

Le ravissement n’est peut-être plus tout à fait le même, mais l’étonnement a été durable, car cette correspondance, lorsqu’elle fut publiée pour la première fois, a dû être regardée comme un des plus curieux monuments du wagnérisme. Les premières lettres de Louis II sont exaltées, enthousiastes, mais d’un ton assez simple encore. À mesure que l’influence de Wagner s’établit, l’enflure, la recherche, les bizarreries se développent. Ce ne sont plus des lettres ni des billets. Ce sont des morceaux littéraires et des fragments lyriques où s’essayent tantôt un Siegfried et tantôt un Parsifal.

Voici la première de ces épîtres, véritable devoir de jeune homme, on peut dire même de collégien enthousiaste, écrit avec une appréciable et un peu scolaire simplicité, et qui fait, comme on le verra, un singulier contraste avec la suite de la correspondance. On voit que la fréquentation et l’influence de Wagner n’ont pas encore agi.

« Mon seul, mon cher ami,

Comme le soleil majestueux dissipe les sombres nuées angoissantes et répand au loin, avec sa lumière la chaleur et une douce volupté, ainsi m’est apparue aujourd’hui votre chère lettre m’apprenant, mon ami, que vos souffrances ont enfin cessé de vous torturer et que votre guérison approche. Penser à vous m’allège le fardeau de la royauté. Tant que vous vivrez, la vie sera pour moi belle et pleine de bonheur. 0 mon aimé ! Mon Wotan ne doit pas mourir. Il faut qu’il vive pour se réjouir encore des héros qu’il a créés !

J’ai lu avec un vif intérêt votre introduction manuscrite au Vaisseau Fantôme ; merci de me l’avoir envoyée. Le plaisir de la représentation sera double pour moi, puisque je serai en état de compléter par la pensée ce qui peut rester inexprimé. Avez-vous écrit quelque chose de semblable pour les principaux artistes de vos autres œuvres ? Dans ce cas, puis-je vous prier de me le remettre ? Ce serait pour moi d’un grand intérêt, comme tout ce qui vous touche, vous et vos œuvres. Comme je me réjouis de voir approcher le temps où mon ami chéri m’initiera aux secrets et aux merveilles de son art, qui vont me fortifier et vraiment me béatifier ! — Ici, dans mon cher Hohenschwangau, je passe mon temps en toute tranquillité et en toute joie. Un repos bienfaisant règne en ces lieux. Je trouve plus de loisir pour la lecture. En ce moment, je relis Shakespeare et le Faust de Gœthe. L’air des montagnes exerce sur moi une salutaire influence. Presque chaque jour, je fais une promenade à cheval. À ce que j’apprends, la première représentation du Vaisseau Fantôme pourra avoir lieu le 2 courant. Je n’y assisterai pas car c’est seulement après qu’ils ont plusieurs fois joué une pièce que les acteurs arrivent à plus de sûreté dans leur jeu et parviennent à se délivrer de certains défauts en sorte que l’auditeur a une jouissance artistique plus relevée. — J’ai l’intention, par l’exécution des œuvres importantes et sérieuses de Shakespeare, Calderon, Mozart, Gluck, Weber, de détacher le public munichois des pièces frivoles, d’éclairer son goût et de le préparer aux merveilles de vos œuvres, de lui en faciliter l’intelligence, en lui jouant d’abord les œuvres d’autres grands maîtres. Car tout doit être pénétré de la gravité de l’art. Je vous envoie, mon très cher ami, ma photographie peinte…, parce que je crois, je suis sûr que, de tous les hommes qui me connaissent, c’est vous qui m’aimez le mieux. Puissiez-vous penser, en la regardant, que celui qui vous l’envoie vous a voué un amour qui durera éternellement, qu’il vous aime avec feu, aussi fort qu’un homme peut aimer. »

« Éternellement, votre »
« Louis. »


Nous avons omis beaucoup de détails sur les chanteurs et leurs qualités, sur la manière dont il convient de jouer et d’interpréter les œuvres du maître. C’est l’artiste, chez Wagner, qui intéresse le roi. Mais, bientôt, ce ne sera plus que l’homme. Un événement transformera cette admiration et cette amitié du jeune amateur de théâtre et d’art en un amour contrarié. On voudra contraindre Louis II à se séparer de Wagner. Du jour où la curiosité du public déflorera cette intimité, où les exigences de l’opinion menaceront de la détruire, Louis II sentira naître en son cœur la haine du vulgaire, à qui il ne reconnaîtra pas le droit d’intervenir dans sa vie privée. Et, de toute son âme, il s’attachera à son ami, à l’Unique, selon le mot dont ses lettres désespérées feront alors un si désolant abus.

En effet, les commencements de cette amitié n’avaient pas, en Bavière, éveillé l’attention. On n’avait pas accordé d’importance à l’arrivée du favori, quoique Wagner fût loin d’être alors un inconnu. Le 7 mai, le Journal universel d’Augsbourg enregistre simplement cette nouvelle : « Depuis quelques jours, M. Richard Wagner est arrivé dans notre ville au Théâtre Royal, on va mettre à l’étude son opéra Le Vaisseau Fantôme. » Le lendemain, on annonce que le musicien se fixera à Munich, la « munificence » de Sa Majesté lui assurant désormais « une paisible vie d’artiste ».

Il y eut d’abord, à Munich, dans le monde et chez les personnes qui approchaient plus ou moins la cour, un véritable déchaînement d’enthousiasme wagnérien. Sans doute, il n’y entrait qu’une faible sincérité on connaît ces snobismes compliqués de courtisanerie. Il en fut à la cour de Louis II comme à la cour de ce roi qui boitait : tout le monde se piqua de wagnérisme. C’était à qui baptiserait les enfants Elsa, Yseult ou Siegfried. Les modes furent wagnériennes et wagnériens les emblèmes. Sur les consoles et sur les cheminées voguaient des escadres de cygnes. Dans les concerts comme aux revues militaires, dans les salons comme dans les brasseries et beuveries de bière, on n’entendait que motifs wagnériens. Sans vouloir rechercher ce que cette admiration avait de superficiel et de factice, Louis était heureux ; il croyait vivre dans une atmosphère de poésie, de rêve et d’art. Il pouvait aussi se féliciter que Munich, grâce à lui, fût devenue la capitale de la musique allemande, comme son aïeul Louis Ier en avait fait une grande ville d’art. Et si, en effet, Munich attire aujourd’hui tant d’étrangers à ses séries musicales d’été, si l’opéra wagnérien est aussi bien acclimaté à Munich qu’à Bayreuth, il n’est guère douteux que l’origine de ce succès ne soit là. Qui pourrait nier encore que l’appui donné par Louis II à la conception nationale du drame lyrique telle que l’apportait Wagner n’ait été pour quelque chose dans le mouvement intellectuel de l’Allemagne vers son unité ? Cependant, avant que cette justice lui fût rendue, Louis II devait connaître les amertumes de l’impopularité. Le petit bourgeois allemand n’a pas les idées très promptes ni très larges. Il a sur l’esthétique des vues un peu courtes. Dans un temps surtout où la vie était médiocre et l’horizon borné, il ne tarda pas à s’alarmer des dépenses du jeune souverain, de son entourage d’artistes, de ses plaisirs dont l’originalité l’inquiétait et le froissait aussi un peu.

Un des familiers de Louis II, le prince de Tour et Taxis, de même âge et de mêmes goûts que le roi, partageait ses penchants romanesques. Comme lui, c’était un wagnérien outré. Il avait une voix agréable et surtout la manie du costume et du théâtre. Il entraîna Louis II à certaines excentricités qui eurent un fâcheux retentissement. Quelque temps après l’arrivée de Wagner, Tour et Taxis organisa à Hohenschwangau une fête de nuit en l’honneur du maître. Lui-même, debout dans une barque dorée conduite par un cygne d’opéra et mue du rivage par un treuil, chanta sur le lac le rôle de Lohengrin. Plus tard, à Starnberg, Louis ordonna plusieurs de ces représentations nocturnes en plein air.

Le bruit de ces divertissements extraordinaires ne tarda pas, comme on le pense, à se répandre dans le public. On ne se fit pas faute non plus d’exagérer. Déjà circulaient sur le roi des rumeurs absurdes. Par exemple, le 29 juillet, le Journal universel devait démentir une nouvelle colportée à travers la presse étrangère et d’acres laquelle le roi, dégoûté du pouvoir, aurait eu l’intention de voyager en Europe pendant plusieurs années et, ce temps durant, eût remis la régence à l’un des princes de sa famille. À son tour, la Gazette de Bavière, organe à peu près officiel, était obligée de nier encore plus formellement. Mais l’opinion n’en était pas moins troublée, et mille questions assiégeaient la curiosité publique. Dès ce moment, le bourgeois de Munich, quand il s’agissait du roi, commençait à parler d’esprit faible et de folie.

Cependant, Louis II est loin de donner prise à des inquiétudes aussi graves. Il n’est pas encore le misanthrope, l’ennemi de la foule, le farouche solitaire qu’il deviendra plus tard. Au contraire, il reçoit souvent. Il est aimable : les diplomates, les hommes politiques le disent. Il figure sans contrariété à toutes les cérémonies publiques où sa place est marquée : par exemple, suivant la coutume, à la procession de la Fête-Dieu, où « la bonne mine de Sa Majesté réjouit ses fidèles sujets », comme dirent les gazettes le jour suivant. En juin, il s’est rendu aux eaux de Kissingen, où se sont rencontrés plusieurs souverains allemands. Et, — grâce à sa cousine l’impératrice Elisabeth d’Autriche, pour laquelle il éprouva toujours la plus vive, la plus fraternelle sympathie, grâce aussi peut-être, nous le verrons, à des fiançailles ébauchées, — il s’est plu dans cette société de princes qu’il évitera, par la suite, avec tant de soin. Car, étant allé, le 30 juin, à Aschaftenbourg avec son grand-père Louis Ier pour les fêtes anniversaires de la réunion de cette ville à la Bavière, il est retourné à Kissingen, où il a passé quinze jours encore.

Il met le plus grand zèle à remplir ses devoirs de chef d’État. Chaque ministre a, dans la semaine, un jour marqué pour lui faire son rapport. Et voici, d’après les journaux, l’emploi du temps de Louis II : le matin, il expédie les affaires courantes l’après-midi, il donne audience. Ensuite, il a le louable courage d’entendre un ministre ou un conseiller d’État chargé de compléter l’éducation politique de Sa Majesté et qui lui donne une leçon de droit administratif ou international. Consciencieux, assidu, Louis II est le modèle des souverains. Et c’est tout juste s’il trouve le temps d’aller au théâtre, son grand plaisir. Le roi n’apparaît guère dans sa loge plus de deux fois par semaine. Et il se plaint dans ses lettres à Wagner d’être accablé par ses occupations et de ne pouvoir se trouver aussi souvent qu’il le désire avec son ami. Le jeune monarque travaille donc de son mieux. Et les choses ne marchent pas plus mal dans le royaume que sous le règne de Maximilien.

Néanmoins, les inquiétudes de l’opinion persistaient. Elles furent aggravées par l’imprudence que commit Louis II d’entreprendre, au mois d’août, un voyage hors de Bavière, sans avoir prévenu ses sujets. Rien n’émeut un peuple comme un roi qui, secrètement, saute le mur, passe la frontière. Les rois sont des fonctionnaires qui doivent prendre des permissions. Louis II a été reconnu dans la cathédrale de Cologne, l’œuvre de Louis Ier. Aussitôt, circule avec plus d’activité le bruit de son renoncement au trône. En même temps, on commence à s’occuper beaucoup de Wagner. À l’indifférence du début, ont succédé, à l’égard du favori, toutes sortes de soupçons. C’est à lui, à sa pernicieuse influence qu’on attribue les bizarreries que l’on découvre dans le caractère de Louis II. Dès ce moment, on le regarde comme « le mauvais génie du roi ». On parle de débauches où le musicien dépravé entraîne le jeune prince innocent. D’ailleurs, les bourgeois rangés voient avec peine cette intimité de leur monarque et d’un artiste, — c’est-à-dire d’un homme qui s’est mis hors la société, à peu près hors la loi, et dont les mœurs sont certainement impures.

Le mécontentement s’aggrave de jour en jour. Wagner en est averti. Il commence à sentir le sol peu sûr sous ses pieds, bien qu’il possède encore toute la faveur du roi. Le 4 décembre, le vif succès du Vaisseau Fantôme, à l’Opéra, vient à point pour le rassurer. Néanmoins, ses inquiétudes ne cessent plus, et il les exprime dans ses lettres à Mme Wille. Quant à son influence politique, elle est nulle. Louis est très ombrageux sur le sujet réservé des affaires d’État. Wagner lui-même raconte à demi plaisamment que, s’étant hasardé à causer des événements du jour avec le roi, celui-ci, au lieu de répondre, s’est mis à siffler d’un air distrait. Notons d’ailleurs qu’en politique, très renfermé, très méfiant, très prudent, Louis II ne laissera jamais personne prendre d’empire sur lui. Wagner, de son côté, n’insista pas, ne tenant nullement à compromettre son amitié avec le prince pour la sotte vanité de jouer un rôle dans l’État. On regardait pourtant le favori comme bien puissant, puisque, comme il le raconte, la famille d’une empoisonneuse s’adressait à lui pour obtenir la grâce de la condamnée. De même, nous voyons Lassalle, dans l’été de 1864, qui vient lui demander un grand service. On connaît le roman d’amour qui devait coûter la vie au célèbre agitateur socialiste. Il comptait sur Wagner pour se faire accorder, par la haute intervention de Louis II, l’entrée de la maison d’Hélène de Doellinger. Wagner refusa net en déclarant « s’être posé comme un principe de ne jamais intervenir auprès de Sa Majesté que pour les choses d’ordre artistique ». D’ailleurs, Louis II, les premiers feux de l’enthousiasme apaisés, la « lune de miel » finie, s’était un peu détaché de Wagner. Son hôte avait failli devenir sa victime : il le laissait respirer. C’est tout au plus si, vers l’automne, l’« Ami » et « l’Unique » se rencontrent une fois par semaine. Néanmoins, les griefs de l’opinion contre Wagner se précisent. Quelques incidents malheureux augmentent son impopularité. Ainsi, à la suite d’une discussion où il injuria le chef de gare de Munich, il fut condamné à 25 florins d’amende. Malencontreuse mésaventure.

Toutefois, le scandale n’éclata que lorsque les Munichois craignirent que le wagnérisme mît leur bourse en péril. Non seulement l’étranger, le bohème, le révolutionnaire de Dresde vivait aux frais de la nation mais voici qu’il allait entraîner le roi dans de bien plus vastes dépenses. En effet, après avoir décidé la création d’un nouveau Conservatoire, Louis II, sur le désir de Wagner, projetait de construire un théâtre spécial pour y jouer les œuvres du Maître. Le monument, dont l’architecte Semper fut chargé de dresser les plans, devait s’élever sur la rive droite de l’Isar. On construirait un pont monumental ; et une large voie, semblable et perpendiculaire à la plus belle rue de Munich, la rue Louis, serait percée à travers les faubourgs populeux de cette partie de la cité. C’eût été une superbe route triomphale vers la maison sacrée de l’art wagnérien. C’eût été aussi une lourde charge pour l’État et pour la ville, en frais de construction et d’expropriations.

Le projet avait enchanté Louis II. Ce monument, dans son idée, devait rester comme le symbole de son règne. Son grand-père avait construit des musées. Lui, il dresserait un temple à la musique. Ce serait de plus le sceau de son amitié pour Wagner : par là, leurs deux noms resteraient indissolublement liés. Le roi et le musicien passeraient à l’immortalité de compagnie… Aussi, quelle ardeur, quel enthousiasme il apporte à la réalisation prochaine de cette idée. Déjà, avec sa bouillante impatience d’adolescent, il voudrait voir s’élever comme par magie le monument wagnérien. Il en parle dans chacune de ses lettres à son ami. Il en fait sa chose personnelle, la grande pensée de son règne. Le projet de théâtre déchaîna l’indignation générale. Et les journaux, qui avaient longtemps hésité avant d’intervenir, en devinrent les interprètes. Au mois de février 1865, toutes sortes de bruits commencent à courir dans la presse sur Wagner. Un jour même, on annonce sa disgrâce, et le roi s’empresse d’écrire au favori une lettre bien dangereusement exaltée :

« 0 Tristan ! — 0 Siegfried ! Misérables et aveugles gens qui osent parler de disgrâce, qui n’ont pas, qui ne peuvent avoir l’idée de ce que c’est que notre amour. — Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! — Ils ne savent pas que vous êtes, que vous avez toujours été et que vous serez toujours tout pour moi, jusqu’à la mort que je vous ai aimé avant de vous voir mais je sais que mon ami me connaît et que sa foi en moi ne se laissera jamais ébranler Oh ! écrivez-moi encore !

J’espère vous voir bientôt. En amour sincère, ardent et éternel, »

« Louis de Bavière. »

Fort de l’appui du roi, Wagner crut pouvoir utilement démentir les nouvelles de sa disgrâce, répandues par la presse. Il était trop tard, et ses ennemis s’apprêtaient à lui porter un coup décisif. Le 19 février, l’important et grave Journal universel d’Augsbourg, sorte de Temps de la Bavière, publiait un article anonyme intitulé Richard Wagner et l’opinion publique. La rédaction, dans un préambule hypocrite, assurait que cette lettre exprimait la pensée d’un « homme impartial ». C’était un petit pamphlet assez bien tourné et qui résumait les rancunes de la bourgeoisie contre Wagner… Certes, on lui reconnaît tout le talent du monde ce n’est pas sa musique qui est en cause. Mais on l’accuse de mener aux frais du roi — c’est-à-dire aux frais de la nation — « une vie de sybarite telle, qu’un pacha oriental ne refuserait pas d’habiter la maison de la rue de Brienne et de s’asseoir à la table du compositeur ». Que le roi, qui agit par excès de bonté, prenne garde : Wagner est un ingrat. Le roi de Saxe s’en est aperçu à Dresde, en 1848. Louis II pourrait bien se repentir un jour de ses bienfaits. En attendant, Wagner regarde les Munichois du haut de sa grandeur et, pour peu qu’ils applaudissent la musique d’Auber, les traite de barbares, de philistins et d’imbéciles. L’auteur terminait en adjurant le roi, non pas de renoncer à des relations d’amitié, mais de mettre un terme aux ruineuses exigences financières de l’illustre musicien.

Wagner répondit le lendemain par une lettre d’un ton aigre et impertinent qui ne pouvait produire qu’une impression mauvaise. Car, bien des passages de l’article accusateur, malgré leur évidente exagération, portaient juste. Satisfaisant ses goûts de luxe, attribut du génie, le bohème de la veille vivait largement aux frais de l’État. On sait que Wagner aimait à s’habiller de riches costumes. Que de fois ses ennemis se sont égayés de sa correspondance avec sa couturière !

L’effet de cet article du Journal universel avait été si grand que l’officieuse Gazette de Bavière intervint, le 25 février, et voulut remettre les choses au point. Elle insistait sur le caractère purement « idéal » et artistique des relations du roi et de Wagner : « À ce que nous savons, et nous croyons être bien informés, l’influence si étendue que l’on a attribuée au célèbre compositeur est, en fait, très limitée. Elle consiste simplement dans l’impression que les œuvres de Wagner, par leur charme poétique, ont pu exercer sur une nature artiste, sans dépasser cet étroit domaine. » La question était, selon la formule consacrée, posée devant l’opinion. Une crise était ouverte. Elle devint tout de suite grave par la passion qu’apporta Louis II à se défendre contre l’injustice de la foule et à protéger son favori. Les lettres qu’il écrivit à Wagner à partir de ce moment prennent même un caractère déjà bien inquiétant pour l’équilibre intellectuel de leur auteur. Voici un fragment sans doute contemporain de la campagne contre le roi et contre Wagner :

«… Ô mon ami, si terrible et si difficile qu’on nous fasse la position, je ne veux pourtant pas me plaindre. Car je L’ai, l’Ami, l’Unique. Ne nous plaignons pas bravons les caprices et les perfidies du jour, et, pour ne permettre à personne d’agir sur nous, retirons-nous du monde extérieur : il ne nous comprend pas…

« Je vous en prie, je vous en conjure, mon bien cher, dites-moi quelle calomnie on trame contre moi. Oh ! sombre monde chargé de vices ! Rien ne lui est donc sacré ! Mais penser à vous me réconforte toujours. Jamais je n’abandonnerai l’Unique. On peut se déchaîner tant qu’on voudra contre nous : nous demeurerons fidèles l’un à l’autre. Le ciel est dans cette pensée.

Maintenant, je veux être avec vous dans la forêt de Siegfried et me rafraîchir l’âme au chant de l’oiseau. Oubliez notre grossier entourage frappé d’aveuglement, rampant dans l’obscurité. Que notre amour brille, éclatant…

Fidèle jusque dans la mort. »

« L. »

C’est plus qu’une contrariété, c’est une blessure. L’exaltation même de ces pauvres lettres révèle, à travers leur débauche de littérature, un cœur et, déjà peut-être, un cerveau touchés. Il est remarquable qu’un sensible changement dans la vie et dans le caractère du roi ait coïncidé avec les manifestations du mécontentement public contre Wagner. C’est à ce moment que Louis II commença ses longues traites dans la solitude. Plus de réceptions, plus de promenades à travers Munich. La société lui pèse, et, quant à la foule, il la fuit. Il refusa même d’assister aux fêtes traditionnelles des chevaliers de Saint-Georges, ordre dont le roi de Bavière est le grand maître. Et, comme on dit en style de gazette, son absence fut remarquée.

La campagne qui était menée contre le favori n’avait d’ailleurs servi qu’à réchauffer l’amitié et l’admiration du roi. Comme pour montrer qu’il ne cédait pas à la pression populaire, Louis II ordonna que Tristan et Yseult, regardé jusquelà comme injouable, fût mis à l’étude. Le 11 mai, une première répétition d’ensemble en fut donnée. Wagner y convia ses amis. Et, à cette occasion, il prononça quelques mots de remerciements pour son royal protecteur et parla des haines soulevées contre lui-même. Mais, maintenant que son vœu était exaucé, une de ses pièces de prédilection arrivée à la scène, il allait se retirer de Munich, il espérait que l’on oublierait l’homme pour ne se souvenir que de l’œuvre. Paroles pleines de sagesse. S’il les a vraiment prononcées, telles que le lendemain les publia la presse, il eut le tort de ne pas les suivre. Fut-ce Louis II qui l’empêcha de partir ? L’hypothèse est encore plausible, car l’enthousiasme du jeune souverain pour Wagner retrouvait l’ardeur des premiers jours. Ce n’est plus le roi qui protège l’artiste c’est l’humble admirateur, heureux d’obtenir parfois quelques faveurs du Maître à qui il se dévoue corps et âme.

La lettre suivante est un bon témoin de la marche ascendante de cette exaltation :

« Un et tout !

« Synthèse de ma félicité !

« Journée pleine de délices ! — Tristan ! — Oh ! comme je me réjouis à l’idée de cette soirée ! Puisse-t-elle ne pas tarder à venir ! Quand le jour fera-t-il place à la nuit ? Quand le flambeau céleste s’éteindra-î-il ? Quand la demeure sera-t-elle plongée dans la nuit ? — Aujourd’hui ! Aujourd’hui ! Est-ce croyable ? Pourquoi me louer et me célébrer ? C’est lui qui a accompli l’Acte. C’est Lui qui est la merveille du monde. Et que suis-je sans Lui ? — Pourquoi, je vous en conjure, pourquoi ne trouvez-vous pas de repos ? Pourquoi toujours torturé de souffrances ? — Pas de volupté sans douleur. Oh comment faire fleurir pour lui, sur la terre, le repos, une paix éternelle et une incorruptible joie ? Pourquoi toujours tant de tristesse à côté de tant de bonheur ? Cause profondément mystérieuse : qui viendra l’expliquer au monde ?

« Mon amour, ai-je besoin de le redire ? vous restera toujours : Fidèle jusqu’à la mort. — Voici que je commence à mieux aller. Tristan me rétablira malgré ma fatigue. L’air printanier de Berg, où je vais me rendre, fera le reste. J’espère revoir bientôt mon Unique. Quelle joie me causent les plans de Semper : espérons qu’on ne nous fera pas trop attendre. Il faut que tout s’accomplisse. Je n’abandonnerai pas la partie. Il faut que le plus audacieux des rêves se réalise.

« Né pour toi ! Elu pour toi ! Telle est ma mission. Je salue vos amis : ce sont les miens.

« Pourquoi êtes-vous triste ? Ecrivez-moi, je vous en conjure.

« Votre fidèle L. »
Jour de Tristan

Il y a quelque chose de véritablement charnel dans ces lettres passionnées, et l’on croit y retrouver comme des leitmotive de Tristan le plus propre de tous les drames wagnériens à ébranler le système nerveux, à remuer la sensualité. En sortant de la première représentation, Louis écrivait :

« … Et, n’est-ce pas, mon cher ami, vous n’allez pas perdre courage pour de nouvelles créations ? Ne renoncez pas à votre art, je vous en prie, au nom de ceux à qui vous donnez des jouissances que Dieu seul pourrait dispenser.

« Vous et Dieu.

« Jusque dans la Mort, jusque dans le Royaume des Ténèbres, je reste

« Votre cher
« Louis. »

« Vous et Dieu ! » Le philtre musical de Tristan suffisait-il pour porter Louis II à ces excès d’idolâtrie ? Mais la correspondance se poursuit toujours plus active et plus fougueuse. Voici une lettre que nous abrégeons et qui n’est qu’un crescendo d’amitié et de délire aussi.

« Unique et bien cher ami,

« … Vous m’exprimez votre chagrin de ce que chacune de nos dernières rencontres ne m’a causé, à ce que vous croyez, que douleur et souci. Dois-je rappeler à mon ami les paroles de Brûnhilde : « Ce n’est pas seulement dans la joie et le plaisir, mais aussi dans la souffrance que l’amour rend heureux ? Le Seigneur vous donnera force et courage pour supporter cette rude épreuve. Il couronna le martyr.

« … Je dois m’apercevoir de plus en plus que nos intentions, nos efforts ne sont compris que d’un petit monde d’élus. Les nouveaux projets du ministre des Cultes me le prouvent de nouveau. C’est la plus monstrueuse sottise qu’ait jamais élaborée un cerveau humain. Non, cela ne peut aller de la sorte il faut prendre une autre route, si nous voulons arriver au salut. Il faut séparer complètement le Conservatoire du Ministère et mettre les frais à la charge de la liste civile. C’est une œuvre qui doit réussir, entrer en pratique. Cher ! tout sera accompli. Chacun de nos désirs sera exaucé. Le feu de l’enthousiasme, qui brûle en mon cœur, plus violent de jour en jour, ne se sera pas vainement enflammé. — Le fruit doit mûrir et venir à point. — Salut à toi ! Salut à l’Art ! Dieu fasse que le séjour dans les montagnes, la vie dans la libre nature, parmi nos antiques forêts allemandes, apportent la santé à l’Unique, le tiennent joyeux et serein, le rendent ardent à créer. Et, quand nous aurons disparu tous deux depuis longtemps déjà, notre œuvre sera encore là pour servir de brillant modèle à la postérité et pour exalter les siècles et les cœurs brûleront d’enthousiasme pour l’Art, l’Art enfant de Dieu, éternellement vivant !

« Quand mon ami songera-t-il à partir pour l’air vivifiant de la forêt ? Si cet endroit ne lui convenait pas, je prie le bien cher de se choisir un autre de mes pavillons dans la montagne. Ce qui est à moi est à lui.

« L’impatience, le désir, ne me laissent pas de repos : quand je songe à Lohengrin, à mon Tristan, quand je pense que l’esprit qui a rendu possibles ces délices ne peut être dépassé que par lui-même que, dans des milliers d’années, après d’innombrables générations, il ne se trouvera personne encore pour ravir le monde à son égal, quand je pense à ce miracle, alors je ne puis me taire, alors je ne puis retenir l’impulsion de mon cœur ! il faut que je pleure, que je t’adjure ! Ne te laisse pas décourager ! Ta force créatrice, ne la perds jamais ! Songe à la postérité. Pour ce qui dépend de moi, je ferai tout loyalement.

« … En ce moment, me voici de nouveau dans la solitude des montagnes, baigné dans l’air frais des Alpes, joyeux d’être dans la libre nature et de penser à l’étoile qui brille dans ma vie, de penser à l’Unique. Oh ! si je pouvais le savoir heureux, l’âme en joie, si je pouvais contribuer à son repos, à sa félicité ! Salut à Lui ! Bénis-le, Seigneur Dieu, donne-lui la paix dont il a besoin, arrache-le aux yeux profanes du monde vide et vain, et par Lui guéris les hommes de l’aveuglement où ils sont tombés !

« A toi, je suis tout dévoué Vivre pour Toi, pour Toi seul !

« Jusque dans la mort, tout à vous.

« Votre fidèle
« Louis. »

« Je veux braver la stupide humanité ! » écrit-il une autre fois. Il n’y a sans doute pas beaucoup de correspondances de roi où une formule si excessive et si imprudente se trouve exprimée. Mais on n’a pas reçu impunément une bonne éducation de prince. Louis II laissa ses menaces sur le papier, et, peu de temps après cette déclaration de guerre à la foule profane, il revenait au sérieux de son métier de roi. C’était au moment même où Wagner, après l’alerte du printemps, recommençait à envisager l’avenir avec le plus de confiance.

« Le sentiment du rêve ne m’abandonne pas, écrivait-il le 26 septembre 1865. Je m’étonne toujours davantage qu’il soit possible de vivre des choses pareilles. » Quelques jours plus tard, la chute n’en fut, pour Wagner, que plus rude. Mais, du moins, dans cette rupture, n’y eut-il, de la part de Louis II, ni lâcheté ni trahison.

Il ne fallut pas moins qu’un commencement d’émeute dans la rue et la menace d’une révolution pour amener le roi à céder. Au mois d’octobre, chaque année, c’est grande fête à Munich pour la fin des travaux des champs. Les paysans des campagnes voisines viennent à la ville pour leurs affaires. Et ce sont de vastes ripailles, des engloutissements de bière. Chacun des trois dimanches que dure cette sorte de foire géante, un bœuf entier est rôti sur la prairie où Louis Ier a élevé des Propylées avec une galerie de statues dédiées aux grands hommes de toute l’Allemagne, que garde une colossale Bavaria. Il est de tradition que le roi et la cour viennent inaugurer ces divertissements, cette pantagruélique célébration de l’automne. Le roi s’abstint cette année-là. Son absence fut-elle la cause ou le prétexte de l’irritation populaire ? Il est en tout cas certain que, de la bourgeoisie, l’inquiétude s’était étendue à toute la population au sujet de l’affaire Wagner. Et, depuis quelque temps, on remarquait à Munich une agitation anormale. Étaient-ce, comme on l’a cru à bon droit, des agents provocateurs prussiens qui entretenaient le désordre et qui répandaient sur le roi des nouvelles alarmantes et calomnieuses ? Le fait est que, jusqu’à la guerre de 1866, il ne se passera guère de mois sans que Munich, à l’occasion de fêtes publiques ou d’une simple dispute de brasserie, soit le théâtre de tumultes et de conflits avec la police. L’échauffourée de la fête d’octobre commença par l’arrestation d’un voleur pour lequel la foule prit parti contre les gendarmes. Il fallut faire sortir les troupes des casernes. Quelques détachements de cavalerie se heurtèrent à des bandes de tapageurs et durent dégainer. Il y eut plusieurs blessés, et l’opinion publique n’en fut disposée que plus mal.

Les troubles de la rue étaient à peine calmés quand un journal libéral entama une campagne violente contre Wagner et aussi, chose nouvelle, contre le roi. Non contentes du départ de M. de Neumayer, ministre de l’Intérieur, sur qui on avait fait tomber la responsabilité des désordres d’octobre, et qui avait été remplacé par M. de Koch, les Dernières Nouvelles de Munich se plaignent, le 16 novembre, de la manière dont le roi comprend les devoirs de sa charge. Toujours absent de la capitale, résidant à Berg ou à Hohenschwangau, il ne reçoit plus « que peu ou pas du tout ses ministres ». Il donne toute sa confiance à ses « secrétaires de cabinet », Lutz, Pfistermeister et Leinfelder, qui, seuls, l’entourent et le conseillent, le gouvernent en réalité. Or, ces secrétaires, à la différence des ministres, sont irresponsables il est donc dangereux de leur laisser le pouvoir. Et, si respectueuse que soit la Bavière de la volonté royale, elle ne peut s’y abandonner sans contrôle, étant donné surtout a ce que le pays a appris sur le caractère de Sa Majesté ».

Dix jours après, le 29 novembre, le même journal reprit ses arguments en les précisant. Il n’insistait plus seulement sur le rôle illégal des secrétaires de cabinet, mais sur l’influence toujours grandissante de Wagner. On sait, aujourd’hui, disaient les Dernières Nouvelles, que cette amitié n’est plus une simple « fantaisie de jeune homme ». Elle a pris de telles proportions que le musicien est assez fort pour obtenir du roi tout ce qu’il souhaite l’argent ou le pouvoir. La population, à la fin, s’alarme de tant d’irrégularités. Pour la rassurer, il suffira d’éloigner les deux ou trois personnes qui tiennent le roi sous leur funeste domination.

Louis II avait été effrayé par les désordres de la rue. Il connaissait la turbulence et l’entêtement de ses sujets. Déjà, sous Maximilien II, des manifestations bruyantes avaient causé le départ d’un directeur des théâtres royaux qui déplaisait. Et puis, il y avait surtout l’exemple salutaire de Louis et de Lola Montez. De l’art, de la comédie, des intrigues de coulisses étaient au fond de toutes ces petites révolutions bavaroises. L’histoire de Bavière se passait entre les frises et la rampe… Louis ne voulut pas sacrifier son trône à la « musique de l’avenir ». Il céda.

Pourtant, il eut encore quelques hésitations. Il lui était cruel de se séparer de Wagner, de renoncer aux rêves formés, aux projets ébauchés. Enfin la sagesse, l’esprit du devoir royal et politique, l’emportèrent. « La décision m’est pénible, dit-il au baron Schrenk, un de ses ministres. Mais, au-dessus de tout, je mets la confiance de mon pays. Je veux vivre en paix avec mon peuple. » En même temps, il écrivait à Richard Wagner cette lettre d’excuses timides et d’adieu :

« Mon cher ami,

« Si douloureux que ce coup soit pour moi, je dois vous demander de vous rendre au désir que je vous ai fait exprimer hier par mon secrétaire. Croyez-moi j’ai été obligé d’agir comme j’ai fait. Mon amour pour vous durera éternellement aussi, je vous en prie, donnez-moi une preuve de votre amitié. Je puis vous dire, en pleine conscience, que je suis digne de vous. — Et qui donc serait capable de nous séparer ?

« Je le sais vous sympathisez pleinement avec moi. Vous pouvez mesurer la profondeur de ma souffrance. Soyez-en convaincu je ne pouvais agir autrement ne doutez pas de la fidélité de votre meilleur ami.

« Mais cela n’est pas pour toujours !

« Jusqu’à la mort, votre fidèle

« Louis. »

Le lendemain, le Journal universel annonçait « l’exil de Richard Wagner ». La Gazette de Bavière insérait, le même jour, une note d’après laquelle Sa Majesté, après avoir consulté des personnes impartiales et fidèlement attachées à la couronne, avait « décidé d’exprimer à M. Wagner son désir de le voir absent du royaume pendant quelques mois ».

L’opinion publique était satisfaite. Il est fâcheux que, dans son triomphe, elle ait été si peu généreuse pour le vaincu. On prétendit que l’ingratitude du favori avait à la fin révolté le prince et que Wagner avait été chassé de la cour. Ces calomnies indignèrent Louis II, au point qu’il fit insérer, le 10 décembre, dans la Gazette de Bavière, une importante rectification : Wagner n’a pas été « congédié », ainsi qu’on l’a affirmé. Le roi lui a seulement demandé « de vouloir bien voyager pendant quelques mois ». Bizarre exil, en effet, que celui où le proscrit est reconduit par le souverain, en train spécial, jusqu’à la frontière ! Car telle fut l’attention suprême que Louis voulut avoir pour « l’Unique ».

Cependant on comptait bien que ces quelques mois déguisaient un bannissement définitif, que le « mauvais génie du roi » ne reviendrait plus. Et, par une maladresse insigne, pour exprimer leur satisfaction, les Munichois envoyèrent à Louis II une adresse de remerciements. On devine de quelle humeur il la reçut ! Il n’était pas homme à se soumettre au populaire. Son amitié contrariée s’exalta. Et, dès lors, il ne rêva plus qu’expéditions secrètes pour revoir l’ami idolâtré, sacrifié par raison d’État. Wagner s’était retiré à Triebschen, près de Lucerne. C’est là que, pour lui prouver qu’il ne l’oubliait pas, le roi continua de lui envoyer des cadeaux. À plusieurs reprises, il réussit même à le rejoindre dans son ermitage.

Une première fois, le 22 mai 1866, moins de six mois après la séparation, il accomplit cette imprudente équipée avec un compagnon qui était probablement le prince de Tour et Taxis. Tous deux firent en voiture la route jusqu’à Lucerne. De là, à cheval, on gagna la retraite du musicien. Au domestique qui vint à la rencontre des visiteurs, le roi dit : « Annoncez le chevalier Walther Stolzing et son écuyer ! » Ils revinrent à Hohensehwangau, croyant que rien n’avait transpiré de l’aventure. Ils se trompaient. Sur le lac des Quatre-Cantons, à bord d’un bateau de touristes, le roi avait été reconnu. Sa démarche imposante et puis son costume original cape romantique, chapeau extravagant, n’étaient pas propres au respect de l’incognito. Ce pèlerinage à Triebschen resta si peu secret que le malicieux Georges Herwegh en fit le sujet d’une petite poésie satirique. Et, de nouveau, les gens de Munich se fâchèrent. Déjà, au mois de mars, le bruit du retour de Wagner s’étant répandu, l’émeute avait failli recommencer. Après le voyage de Lucerne, le mécontentements’exprima d’une autre manière. Le prince de Hohenlohe rapporte, dans ses Mémoires, que, le jour de l’ouverture de la Diète, Louis II, traversant les rues de sa capitale, n’a recueilli aucun vivat, et seulement de rares saluts. On alla même en quelques endroits jusqu’à proférer des injures à son adresse. Le roi, irrité, déplaça le préfet de police. « Comme si, note Hohenlohe avec son aigre ironie, la police pouvait quelque chose sur l’opinion du public. » Ces désagréments n’empêchèrent d’ailleurs pas Louis II de recommencer, quelques mois plus tard, le pèlerinage de Triebschen.

Tout s’oublie. Munich, sur qui la guerre avec la Prusse allait faire passer d’autres émotions, ne songea bientôt plus à Wagner. Mais Louis II pensait toujours à son ami. Il y pensait même si visiblement que les partis politiques et les ambitieux se servirent de cette affection comme d’un moyen de s’emparer de l’esprit du roi. Hohenlohe ne cache même pas que c’est par là qu’il réussit à parvenir au ministère, qu’il avait une première fois manqué, au début du règne. L’habile politique fit en sorte que Louis II apprit que Hohenlohe, une fois au pouvoir, ne mettrait pas d’obstacle au retour de Wagner à Munich. Aussi, quand parut le décret royal qui lui confiait le pouvoir, Hohenlohe ne se fit-il pas prier un seul instant. Et, deux mois plus tard, Wagner était revenu à Munich, parlant haut, donnant son avis, se posant en protecteur du ministère libéral. Hohenlohe a rapporté une conversation que Wagner était venu lui demander dans son cabinet, et où la patience faillit bien manquer au premier ministre, agacé par les airs de supériorité du musicien. Il est curieux, en tout cas, de constater que Wagner et Hohenlohe avaient la même pensée sur le rôle de la Bavière dans l’œuvre très prochaine de l’unité allemande et que l’effort intellectuel et artistique de l’un, politique de l’autre, tendait pareillement à faciliter l’œuvre d’absorption de la Prusse.

Avec le ministère libéral recommença donc, pour le musicien, une ère de faveur, mais, cette fois, de faveur officielle. Et, lorsqu’on s’occupa de monter à l’Opéra de la cour les Maîtres Chanteurs, au printemps de 1868, Wagner put, au grand jour, surveiller les répétitions. La première eut lieu le 12 juin. Ce fut une des belles journées de la vie de Louis II. On le vit dans sa loge, « l’enthousiasme peint sur ses traits, la bouche entr’ouverte d’admiration, ses grands yeux perdus dans l’extase », dit une spectatrice. Près de lui, en apercevait le profil aigu de Wagner, « les lèvres serrées, fixant sur la scène son regard critique ». Bülow dirigeait l’orchestre. Sa baguette semblait électrisée : de toute son âme, il se donnait à l’œuvre de son ami. Le rideau tombé, des applaudissements enthousiastes éditèrent dans la salle. On réclama l’auteur, et Louis poussa Wagner sur le devant de la loge. C’est de là, qu’affirmant hautement la protection et l’amitié du roi, Wagner salua ce public qui lui avait été si longtemps hostile.

Cependant, Louis II n’avait pas renoncé à son vaste projet de théâtre wagnérien. Il voulut profiter de la présence du cabinet libéral pour le reprendre. Les plans de Semper le séduisaient toujours, et, sous l’impulsion de Wagner sans doute, il essaya de les réaliser définitivement. Il ne manquait plus qu’un détail, c’était l’argent : la banque Rothschild, à qui le roi fit demander une avance par son secrétaire, M. Düflip, refusa, en alléguant que le crédit du roi de Bavière était bien ébranlé par les récentes défaites de 1866. Louis II se résigna donc à solliciter du Parlement la somme nécessaire à la somptueuse construction rêvée. Mais ce fut, parmi la population tout entière, le réveil d’une indignation si violente qu’il fallut se hâter de déclarer que le projet de théâtre monumental était abandonné à jamais. Décidément, les gens de Munich ne consentaient pas à desserrer les cordons de leur bourse. C’est alors que Wagner résolut de chercher dans une autre direction. Les habitants de Bayreuth, mieux avisés que les Munichois, offrirent au musicien le terrain nécessaire à la scène grandiose qu’il avait conçue. Ils n’eurent pas à s’en repentir : on connaît la gloire et la prospérité qu’ont valu à la petite ville les célèbres représentations wagnériennes.

Louis II donna 300.000 marks pour aider à construire « le Temple du Saint-Graal », comme on disait entre initiés du wagnérisme. Le 22 mai 1872, la première pierre fut posée. Le roi envoya à Wagner un télégramme expressif et chaleureux.

Ce fut toutefois le 6 août 1876 seulement que Louis II parut à Bayreuth pour une représentation de l’Or du Rhin. La ville sainte du wagnérisme lui fit un accueil enthousiaste. Deux jours plus tard, il regagnait Munich en hâte, ne voulant sans doute pas, dans sa misanthropie croissante, se rencontrer avec les empereurs d’Allemagne et du Brésil et le prince Constantin de Russie, qui devaient arriver bientôt, suivis de la foule cosmopolite que commençait d’attirer Bayreuth. Quand le cortège des princes se fut éloigné, Louis II consentit à revenir. Et cette fois, en plein théâtre, le public des amateurs, instruit de la part qu’il avait prise au succès définitif de Wagner, fit au roi une ovation splendide. Louis en avait, dit-on, les yeux remplis de larmes.

Dans la suite, ses relations avec Richard Wagner restèrent amicales, mais l’intimité était rompue. Chaque fois que le musicien passait à Munich, il était reçu par le roi. Le 21 avril 1882, il fut encore invité ainsi que sa femme à assister à une représentation particulière de Lohengrin. Au dernier passage de Wagner à Munich, à la fin de cette même année, le roi, plus assombri, plus solitaire que jamais, ne reçut pas son grand ami. Enfin, lorsque Wagner mourut à Venise, dans le palais Vendramin, le 13 février 1883, le souvenir de sa jeunesse, de ses enthousiasmes, de son ardeur au dévouement et à l’amitié, revint-il à l’esprit de Louis II ? On ne sait. D’étranges visions commençaient d’emplir sa tête. Cependant, il n’avait pas oublié. Il chargea un des officiers de sa maison de le représenter aux obsèques.

Cette amitié historique fut aussi riche en conséquences pour le favori que pour le protecteur. Mais, n’est-il pas déjà évident qu’elle leur rendit, à l’un et à l’autre, des services inégaux ?

Tout fut profit pour Wagner dans cette sorte d’aventure passionnelle. Personne ne met en doute le service que l’intervention de Louis II lui rendit. Plus que les autres, les novateurs, les révolutionnaires en art comme en politique, ont besoin, pour s’imposer à leurs contemporains, de s’appuyer sur une force constituée et respectée. L’enthousiasme du roi de Bavière pour le Drame musical fut un coup de fortune pareil et d’une égale importance dans la destinée du wagnérisme. Wagner le reconnaissait lorsqu’il appelait Louis II, avec quelque emphase et dans son jargon ordinaire, son « co-créateur ». Un mot, sans doute, mais où il y a du vrai. C’est un collaborateur, tout au moins, que celui qui « lance » le livre, l’idée, le talent d’un autre. Ce rôle-là, Louis II l’a rempli pour Wagner.

En prose, en vers, c’est une justice à lui rendre, Wagner n’a pas marchandé la gratitude à son bienfaiteur. Il la lui a exprimée dans plusieurs poèmes, notamment celui qui accompagne la célèbre dédicace de la Valkyrie à « l’ami royal ».

La sincérité de l’adolescence et le cœur réellement chaleureux qui animaient alors Louis II étaient faits, d’ailleurs, pour rendre agréables à Wagner les rapports avec son protecteur. Louis II, en continuant les traditions des petites cours allemandes du XVIIIe siècle, refuge des arts et des lettres au milieu d’un peuple inculte, y mettait un charme que nos philosophes n’avaient jamais rencontré auprès du grand Frédéric. Voltaire ou La Mettrie avaient fait partie de la domesticité royale. Wagner fut traité d’une autre sorte. Il le comprit, et cette gratitude aussi lui fait honneur. En somme, l’aventure de Munich, où il ne perdit pas même un atome de l’indépendance de sa pensée, ne comporta que des avantages pour Wagner. En peut-on dire autant de Louis II ?

Il est bien certain qu’une très grande part d’enfantillage entrait dans le zèle wagnérien du jeune roi. C’était un musicien médiocre, nous l’avons vu. C’était aussi un connaisseur douteux. Sa correspondance avec Wagner agite-t-elle les questions que soulevait l’esthétique du maître ? À aucun moment. Et Louis II ne semble pas même en avoir soupçonné l’existence. On a remarqué qu’il fuyait le concert et que, seule, la mise en scène : l’attirait ce n’est pas que Wagner pût s’en plaindre, puisque le « drame musical » comporte l’étroite coopération de l’orchestre, de l’action tragique et de la décoration. Mais Louis recherchait un peu trop uniquement son plaisir aux dépens même de la réputation de Wagner et de son honneur de maestro. Catulle Mendès racontait, à ce propos, une anecdote assez significative. Le 1er septembre 1868, on devait jouer à Munich l’Or du Rhin. Mais le décor était si misérable et la mauvaise marche de l’ensemble risquait de jeter un tel discrédit sur l’œuvre, que les amis de Wagner, indignés, voulurent l’avertir par dépêche du danger qui menaçait sa pièce et son nom. Le musicien accourut à Munich. Il supplia le roi de différer de quelques jours la représentation afin qu’il eût le temps d’améliorer la mise en scène. Louis II, impatient de jouir du spectacle qu’il s’était promis, refusa. Alors, au nom des droits sacrés de l’Art, la lutte fut entamée contre le caprice du souverain. On convainquit l’excellent chef d’orchestre Hans Richter qu’il ne pouvait prêter sa baguette à ce crime de lèse-Wagner : le bon Richter quitta son poste. Mais la direction de l’Opéra ne tarda guère à trouver un remplaçant. Alors, les conjurés s’adressèrent au chanteur Betz, le meilleur de la troupe, et ils lui firent honte de sa complicité dans l’assassinat d’une si grande œuvre. Betz se, laissa persuader et Catulle Mendès racontait que, le jour même où devait être donné le spectacle, il avait conduit Betz à la gare et l’avait embarqué sous ses yeux pour Berlin. L’art triomphait. Le soir, à la grande colère du roi, l’Or du Rhin ne put être joué. Louis dut attendre trois semaines, le temps de peindre des décors honnêtes et de faire venir des machinistes adroits. Et, sans doute, cette impatience royale honore l’amateur enthousiaste. Elle n’est pas à l’éloge de l’amateur éclairé.

Reste un sujet plus délicat.

On a prétendu que Wagner était à l’origine de la folie de Louis II. Voilà bien de l’exagération. Oh ! sans doute, il y a, chez Wagner, des excitations bien dangereuses pour la raison. On y trouve même, non pas l’éloge ironique comme dans Erasme, mais l’apothéose mystique de la folie avec ce « pur dément » qui sauve l’honneur des chevaliers du Graal, comme Louis II a sauvé « la musique de l’avenir » menacée par un siècle grossier. On se répète encore qu’avant la première de Parsifal, à Bayreuth, le « vieux magicien » disait aux fidèles de la villa Wahnfried : « Si demain vous n’avez pas tous perdu la raison, mon ouvrage a manqué son but. » Boutade, assurément, et dont il ne faudrait pas tirer des conclusions excessives en ce qui regarde Louis II. Toutefois, il semble qu’on puisse souscrire au jugement que formulèrent, en 1886, trois « psychiâtres » — comme dit le pédantisme d’Allemagne — consultés, après la mort tragique de Louis II, sur le point de savoir s’il fallait attribuer à l’influence de Wagner et au goût exagéré de ses œuvres la démence du roi : « Sur un tempérament aussi accessible à toutes les extravagances dans le domaine intellectuel que celui de Sa Majesté, répondit la Faculté, toute personnalité marquante pouvait exercer une influence, non seulement sympathique, mais même aussi dominante. Si, au moment où Richard Wagner se trouvait auprès du roi, il y avait eu à sa place un esprit tourné vers les choses religieuses, par exemple, et si, avec ses convictions exagérées, il était entré dans le cercle des idées du prince, il est très vraisemblable qu’une dégénérescence maladive et de l’exaltation se fussent produites dans ce sens. » C’est le bon sens même, à la condition toutefois de ne pas oublier cette éducation imprudente, ce romantisme ambiant qui prédisposaient Louis II à bien des aventures et qui, nous l’avons vu, s’adaptèrent si parfaitement aux légendes nourricières du Drame musical.

Moins grave, le mal que le wagnérisme a fait à Louis II est pourtant certain. « L’adhésion à Wagner se paye cher », disait Nietzsche. Louis II l’a payée de la manière que Nietzsche a décrite, par une perversion du goût dont la manie du théâtre et de tout ce qui touche au théâtre fut l’expression. La « théâtrocratie », la croyance à la préséance de l’art dramatique sur les autres formes d’art, telle est, selon Nietzsche, la grande tare que le wagnérisme inflige à ses initiés. Et comme le diagnostic est juste dans le cas de Louis II ! Jusqu’à la fin, le roi esthète ne connaîtra de plaisir que celui du spectacle. Sa vie sera truquée comme un opéra. Théâtre, ses châteaux. Théâtre, le personnage qu’il se jouera à lui-même. Théâtre, cette passion du costume et de la machinerie qui lui vaudra le surnom de « roi Lohengrin ». En art, en littérature, ses émotions ne lui viendront que du théâtre encore, — de son vice. Tel est le sort que lui avait jeté Wagner, « le vieil enchanteur », « le séducteur de grand style »…

Mais il est juste aussi de reconnaître que Louis II doit à Wagner un bien qui n’est pas à négliger la gloire.

Calcula-t-il qu’en s’associant au sort de l’œuvre wagnérienne, il rehausserait l’éclat de sa modeste couronne ? Nous avons vu combien cette formule, la « musique de l’avenir », était faite pour séduire un jeune homme ambitieux. Mais, en 1864, le bénéfice de l’opération était bien hypothétique. Dira-t-on que, dès l’origine, Louis II avait revendiqué sa part d’immortalité ? « Quand nous aurons disparu tous deux depuis longtemps déjà, écrivait-il, notre œuvre sera là encore pour ravir les siècles… » notre œuvre ! c’est presque une hypothèque en garantie de ses bienfaits. Mais, à ce mot près, Louis II fut un créancier si peu avide qu’on peut bien croire à son désintéressement. Et ce désintéressement fut bien placé. Le souvenir du quatrième roi de Bavière n’eût certes pas mérité de vivre par les succès politiques de son règne. Ses tristes fantaisies de solitaire et sa fin tragique n’eussent servi qu’à le faire plaindre. Par Wagner il s’est associé à un grand chapitre de l’histoire des idées et de l’art au XIXe siècle. Quoi qu’il doive rester du wagnérisme, Louis II en sera. Par là aussi, plus que par son dévouement douteux à l’Unité et à l’Empire, il aura mieux que sa place, il aura sa page dans les annales de l’Allemagne nouvelle dont la transformation et la résurrection politique furent précédées par le réveil de l’esprit national. Ce réveil, l’art de Wagner, qui triompha par la suite avec la force germanique, avait contribué à le préparer. Telle est l’oeuvre dont sciemment ou non, Louis II s’est fait le collaborateur. Sans Wagner il fût resté une obscure victime de Bismarck, le comparse d’une puissante tragédie. Il n’eût intéressé ni le roman, ni la poésie, ni la légende, ni l’histoire…

Cela fait que, tout bien compté, Richard Wagner est quitte envers son royal bienfaiteur.


CHAPITRE III

MISANTHROPIE ET MERVEILLEUX


Les exemples de misanthropie irréductible, hors de la littérature, ne sont pas très fréquents. La misanthropie native est plus rare encore, et un Timon, un Alceste, sont justifiés par leur expérience du genre humain. Être Timon ou Alceste à vingt-cinq ans, monter sur le trône et rester réfractaire à toute sociabilité, voilà le cas probablement sans précédent que Louis II présenta au monde, entre 1871 et 1886.

« L’homme ne me plaît pas, et la femme non plus », dit Hamlet. Cette devise d’un prince de théâtre, devenue celle d’un monarque véritable, devait entraîner une situation d’une originalité unique et développer des conséquences imprévues. Ce pasteur d’hommes, méprisant les hommes, fut obligé de se protéger avec un soin jaloux contre le contact de l’espèce humaine. Lorsque les grands, les ministres, les secrétaires d’État se présentaient devant lui, il ne voyait pas la dignité de leur rang ou de leur charge ; il lisait dans leur cœur, pénétrait leurs calculs, riait du dédain qu’il découvrait dans leurs yeux pour son idéalisme. Dispositions qui eussent convenu à un philosophe, à un auteur satirique ou dramatique, mais qui étaient singulièrement dangereuses chez un chef de gouvernement. Louis II céda vite aux exigences de sa misanthropie. Avec un esprit de suite d’ailieurs remarquable et une rare précocité dans le mépris de l’opinion publique, il s’occupa de se construire un monde à part, aussi loin que possible du réel. Pendant quinze années, où il se passa fort bien de la compagnie de ses semblables, l’intelligence de Louis II ne s’appliqua plus à un autre objet. Il conçut la vie comme un spectacle dont il prétendit régler les détails à son gré, devant en être l’unique spectateur. Beau monstre d’égoïsme, si l’on veut, mais enfin monstre pourtant.

L’aventure wagnérienne, la restriction de sa souveraineté après 1871, avaient été pour Louis II, il faut le reconnaître, deux pénibles écoles. L’indifférence des gens de Munich à ses conceptions d’art, la rudesse de la politique prussienne, devaient-elles pourtant avoir pour conséquence inévitable une retraite au désert ? Il est bien difficile de le penser. En vérité, Louis II était venu au monde insociable, n’ayant de goût que pour ses rêveries. S’il est exact de dire que, non seulement l’amour, mais que l’amitié même est égoïste, Louis II porta au plus haut point l’art de ne penser qu’à soi jusque dans ses rares accès de dévouement à autrui.

C’est au chapitre des femmes que se jugent les hommes. Ce chapitre, dans la vie de Louis II, fut court. Et il montre sous un jour cruel l’inaptitude du roi de Bavière à la vie sentimentale.

Louis II, durant les premières années de son règne, avait une réputation de beauté que l’image, il faut l’avouer, ne soutient guère. Des traits fins, un ovale délicat, des yeux noyés de rêverie, un front découvert et lumineux, sont gâtés, sur les portraits de sa jeunesse, par un air d’enthousiasme immodéré et par une chevelure excessive aux boucles brunes étagées qui lui donnent un aspect « jeune Allemagne » ou étudiant de Heidelberg, fort agaçant. Si sa dentition était mauvaise, — comme celle de Louis XIV, — il avait fort grand air. Tel quel, il plaisait aux femmes. Les paysannes du Tyrol, les dames de la Cour et celles de la ville le trouvaient également à leur goût.

La femme avait été absente de ses imaginations de jeune homme. L’adolescent mélancolique qui se promenait seul, « les cheveux et la pensée au vent », sous les sombres sapinières de Hohenschwangau ou le long des rives molles du lac de Starnberg, élaborait des théories, du reste sans fraîcheur, telles que l’universelle puissance et la souveraine domination de l’Art, la beauté des temps passés et la laideur des temps présents, la supériorité du rêve sur l’action il n’y avait pas une figure vivante qui vînt effacer dans son esprit ces pauvretés romantiques auxquelles on ne peut pas donner le nom d’idées.

Il n’aimait personne, et il avait déjà une conception de l’amour. Il s’y tint sa vie durant chose plus rare, et qui fut une de ses plus notoires originalités.

Car si Louis II a, trop souvent, cruellement outragé l’Art qu’il prétendait servir, il professait une sorte de respect mystique pour le plus profané des sentiments. Il voulait une scrupuleuse élection du sujet chéri, selon de secrètes affinités, en faisant abstraction des sens, du sexe et même de la beauté physique. Véritables amours de tête où l’on verra se succéder des personnages bien divers. Qu’il s’agisse d’un musicien de génie, d’une gracieuse princesse, d’un acteur élégant et bien disant, ou d’une impératrice, déjà dans sa maturité, mais d’une qualité d’âme si rare, la nature de l’affection de Louis II pour ses « élus » restera la même.

Stendhal croit que c’est une particularité allemande que le don de vivre et d’aimer par l’imagination. Louis II, en ce cas, aura été singulièrement germanique. Il ne se contentait pas d’embellir l’objet de son amour, ce qui est le propre de la passion. Il lui construisait une personnalité de toutes pièces. On a vu, par le ton de ses lettres, jusqu’où il allait dans cette sorte de divinisation. Il fallait être un homme de théâtre aussi expert que l’inventeur du drame musical pour savoir entretenir les illusions du royal rêveur. Moins habiles, d’autres briseront d’un geste leur propre figurine.

Il n’y avait pas, à la cour de Munich, de courtiers entreprenants comme on en trouvait au XVIIIe siècle à la cour de France. Le jeune roi de Bavière n’eut pas, comme Louis XV, un bachelier pour le déniaiser. Et puis, il eût peut-être découragé tous les bacheliers du monde. Exposé aux tentations, le farouche idéaliste se défendit contre le plaisir avec une énergie nuancée d’ailleurs d’un sérieux dédain.

La série de ses expériences sentimentales avait commencé presque avec son règne. En juin 1864, Louis était venu aux eaux de Kissingen, rendez-vous d’un grand nombre de têtes couronnées. Il y rencontra l’empereur Alexandre et sa fille, la princesse Marie-Alexandrowna. Louis, qui devait passer quelques jours seulement à Kissingen, y demeura trois semaines entières dans l’intimité des souverains russes, qu’il alla même rejoindre, la saison finie, à Schwalbach, près de Wiesbade. Le bruit de la flatteuse alliance de Louis II avec la fille d’un tsar se répandait à travers le royaume lorsque le roi revint soudainement à Munich. En même temps, la jeune princesse retournait en Russie. Louis II ne la revit jamais, et nul ne sut s’il y avait eu autre chose qu’un caprice dans ces fiançailles ébauchées.

Vint la période de la passion wagnérienne. La famille royale, la mère, l’oncle de Louis II, les ministres, les conseillers de la couronne, alarmés, eurent l’idée d’assagir le jeune souverain par le mariage. Il eût été difficile de faire accepter à Louis II une combinaison politique et diplomatique. Par une circonstance heureuse, ce roi pouvait trouver une femme sans passer par le protocole. Sa cousine, la princesse Sophie, sœur de l’impératrice Élisabeth d’Autriche, avait eu le don de lui plaire. Les fiançailles eurent lieu en janvier 1867.

Ce fut une éclaircie après les défaites que venait de subir la Bavière. La jeune princesse était populaire. Sans posséder la royale beauté de sa sœur, elle était douée d’un charme incomparable. De son côté, Louis II, malgré la fronde des antiwagnériens et les dififcultés des derniers mois, gardait l’affection de son peuple. Ce projet de mariage jetait de la joie et de la clarté sur la Bavière humiliée et vaincue. En Europe, dans les cours, on regardait avec sympathie cette idylle royale, car déjà la renommée de Louis II, idéaliste, rêveur, artiste, passait à l’état de légende. L’impératrice Eugénie, traversant Munich pour se rendre à Vienne, s’arrêtait à dessein pour connaître le prince charmant. On dit même qu’en dépit de l’étiquette elle embrassa sur les deux joues le jeune souverain, qui pensa mourir de confusion.

Le mariage princier fit, un mois durant, l’amusement de l’Europe, sur qui planaient alors tant d’inquiétudes. Ce couple semblait d’heureux augure. On voulait voir partout des gages de tranquillité et de paix. On en trouvait un dans la fraîcheur de ces fiançailles.

Cependant, un vieillard, qui connaissait sa race et son sang, hochait la tête, prévoyant et incrédule. C’était Louis Ier, qui continuait à se consoler de la perte de son trône par une vie de voyageur et d’artiste. Il était à Pompéi lorsqu’il apprit le mariage de son petit-fils. Et, devant une fresque dont l’Adonis ressemblait étrangement à Louis II, le vieil amateur détrôné composa un sonnet dont la chute était un doute : « Puisse le monde ne point gâter ton bonheur. Puisse-t-on ne jamais dire Leur amour est mort ! »

Le sonnet eut à peine le temps de venir du pays où fleurit l’oranger que son quatorzième vers se trouva avoir été une prédiction trop juste.

Tout était prêt pour les réjouissances et pour les fêtes. Déjà, la future reine avait formé sa cour et, à la Résidence, ses appartements étaient aménagés. On avait arrêté les détails de la cérémonie, distribué les cadeaux, officiellement annoncé le mariage pour le 12 octobre et même répandu dans le royaume des médailles commémoratives, quand, au dernier moment, des rumeurs étranges se répandirent. Le mariage du roi est différé, annonçaient les uns, et les autres, qui avaient raison, disaient : il est rompu. On ne tarda pas à apprendre de source certaine que le roi, après un terrible accès de colère pendant lequel il avait brûlé tous les souvenirs de sa fiancée, et même jeté par les fenêtres de la Résidence son buste et ses portraits, s’était dégagé de sa promesse.

Il y a un curieux petit roman de Stendhal, Armance, où l’on voit un amoureux hésiter, temporiser, laisser échapper toutes les occasions pour des raisons mystérieuses. À la fin, le secret se découvre, c’est un secret physiologique. Louis II fut-il retenu par une appréhension de la même nature ? On l’a beaucoup affirmé. Pareil au personnage d’Armance, il aurait, à plusieurs reprises, demandé que le mariage fût différé, et c’est le père de la princesse Sophie, alarmé, qui aurait pris l’initiative de la rupture. Cependant, des fantaisies plus bizarres encore avaient pu jeter l’inquiétude dans la famille du duc Maximilien. Il passait par le cerveau de Louis II de trop étranges caprices. S’adonnant déjà à des habitudes de vie nocturne, il ne reculait pas devant l’idée de faire porter, à l’heure où dort le commun des mortels, des fleurs ou un bijou à sa fiancée. Et ce n’était pas tout si l’aide de camp chargé de cette mission de confiance ne rapportait pas une lettre de remerciements, c’était un manque d’égards dont se froissait le roi. Et supposons que ces billets fussent du style de ceux que recevait Wagner : l’homme de Bayreuth ne s’étonnait pas du lyrisme d’autrui, et il n’était guère embarrassé pour répondre de la même encre. La pauvre petite princesse, qui n’était pas une enthousiaste de profession, n’avait pas les moyens de se tenir à volonté sur les sommets romantiques. Est-ce d’elle que vint la déception de Louis ? Est-ce Louis II qui fit douter de l’équilibre de son esprit ? Clairvoyance d’une part ou bien imagination de l’autre, le beau roman princier finit mal. Heureusement, il n’était pas trop tard.

Dès lors, le chapitre des femmes fut fermé pour le beau ténébreux à qui s’offraient tant de cœurs et qui eût pu séduire ceux qui ne s’offraient pas. Il resta sur le trône comme un Hippolyte farouche, pareil aussi, pour prendre dans la mythologie wagnérienne une comparaison qui s’impose, à ce Siegfried en qui il aimait à se reconnaître, et qui, après avoir bravé tous les dangers, « connaît la peur » en découvrant la Valkyrie Brunhilde. Mais Louis II ne surmonta jamais la peur du héros.

Plus misogyne encore que misanthrope, acceptant plus volontiers un compagnon qu’une compagne, il fut le « roi vierge », et il le resta sans effort, sans regret. Tempérament ? Mystère physiologique ? On l’ignore. Mais le fait est certain. Le chevalier de Haufingen, dans une biographie parue peu de temps après la mort du roi, a recueilli le singulier certificat que le premier valet de chambre de Louis Il donnait, non sans quelque solennité, à son maître. « Le roi, disait ce vertueux serviteur, le roi — et j’étais à même d’en juger, ne quittant pas ses appartements — n’a jamais eu de maîtresse. Jamais il n’a reçu de dame dans sa chambre. Il a toujours observé la plus ascétique chasteté et ne s’en est jamais départi. Tout ce qu’on a raconté de ses amours et de ses passions n’est que mensonge et calomnie. » Et il ajoutait en style d’épitaphe : « Le roi Louis est descendu dans la tombe non pas seulement célibataire, mais comme le plus pur des jeunes hommes. »

Louis II, libertin, n’eût rencontré que de rares résistances. Sa froideur intrigua les femmes et les attira vers lui. Il dut les repousser quelquefois avec rudesse et avec ce souverain mépris dont il avait le secret. Il découragea vite les partis qui entreprenaient de le mettre sous leur influence par l’entremise d’une maîtresse. Et ce furent parfois des scènes tristement comiques où Sa Majesté devait écarter des avances indiscrètes. Qu’on lise plutôt le spirituel récit qu’a fait M. Ferdinand Bac de l’aventure de Mlle Schefsky, chanteuse :

Quelle est l’histoire de cette femme qui voulut se noyer dans le bassin des poissons rouges ? — Cela s’est encore passé à Linderhof dans la grotte d’azur. Là, le roi avait fait creuser une petite pièce d’eau de deux pieds de profondeur, juste ce qu’il fallait pour y faire circuler un magnifique bateau en forme de cygne. Le cygne blanc nageait, et, comme Sa Majesté avait beaucoup d’imagination, elle rêvait là-dedans en écoutant de la musique, cachée derrière un rideau de fleurs. Or, un jour, une grande dame cantatrice qu’on appelait la Diva demanda au roi, dont elle se disait littéralement folle, la permission de monter dans le cygne et de lui chanter l’air d’Elsa. Mon maitre accepta sans songer à mal et se mit tranquillement près du bord, dans le jardin d’hiver. De là, il pouvait tout voir de loin dans un éclairage bleu qu’il avait fait confectionner par des savants et qui, sensément, devait représenter le Surnaturel. Alors la Diva, qui avait déjà montré auparavant quelques symptômes de sentiments exagérés, — peut-être aussi avait-elle bu trop de champagne, — se pencha soudain d’un côté au beau milieu d’une tirade, et se laissa tomber dans l’eau en s’écriant « Sauvez-moi, mon bien-aimé !»

Nicodème, sans ajouter un mot, s’arrêta. Puis il se mit à ricaner comme un gros malin. Mais Pascal, qui voulut savoir la fin de ce plaisant récit, demanda : « Et alors ? »

Alors le roi leva l’index et appela un valet de pied. Quand celui-ci vint, il lui dit d’une voix très douce qu’on ne lui connaissait pas : « Sortez cette dame, je vous prie, et faites la sécher ».

Des actrices, des aventurières de tous les étages, qui s’étaient juré de triompher du roi, ne furent pas plus heureuses. Louis II opposait à ces entreprises un dédaigneux noli me tangere. « Ne touchez pas à la Majesté », fut le mot dont il écarta un jour une dame indiscrète. Mais rien ne décourageait les prétendantes, et il en venait de partout. La célèbre Cora Pearl eut l’idée qu’elle pourrait jouer en Bavière un rôle au moins aussi brillant que celui de Lola Montez. Elle posa sa candidature avec portraits et documents à l’appui on ne lui fit même pas l’honneur d’une réponse. Cora Pearl eut pour consolation de se dire que d’autres porteurs de sceptre avaient été moins inaccessibles.

On imagine à combien de romans et de légendes cet isolement farouche a pu donner naissance. Du vivant même de Louis II, cent fables coururent, plus merveilleuses les unes que les autres. Et il est vrai que les courtisanes n’étaient pas les seules que tentât le mystère royal. Il y avait celles qui croyaient à l’orgueil, et celles qui croyaient à la timidité. Il y avait celles que la pureté ravissait et celles qui voulaient deviner une douleur dont elles eussent été les consolatrices. Chaste ou dédaigneux, Louis eut le privilège d’attirer le dévouement et le culte des femmes. Ce sont des femmes qui ont le plus héroïquement défendu sa mémoire. C’est à une femme, l’impératrice Elisabeth d’Autriche, qu’alla sa dernière amitié. Et si les contes bleus qu’on fait encore en Bavière sont sujets à caution, Louis II n’en a pas moins, peut-être, emporté le secret d’une liaison plus spirituelle que sentimentale dont quelques fragments de correspondance donnent une plus juste idée que tous les mauvais romans qu’on a pu construire sur de faibles indices. Mais il faut respecter ce qui a voulu le mystère. Est-il même tellement certain que Louis II ait été un ennemi des femmes, qu’il n’ait pas, jusqu’au dernier jour, espéré qu’il rencontrerait une épouse d’élection ? Paysannes ou grandes dames, les Bavaroises n’avaient peut-être pas tort de le regarder comme un perpétuel Prince Charmant et comme un cœur à conquérir. Au château de Neuschwanstein, une de ses plus importantes imaginations d’architecture, et qui occupa tout son règne, un étage entier est resté vide et nu. Et les guides disent que ces appartements étaient destinés à « la reine ». Cette reine, qui n’est jamais venue, qui ne fut ni la princesse russe de Kissingen, ni la cousine de Bavière, Louis II l’a peut-être désirée, attendue jusqu’à son dernier jour…

Ce furent vingt ans de solitude soigneusement entretenue pendant lesquels ce prince spirituel, pénétrant, fait pour briller dans la société des rois, organisa à son usage une extraordinaire existence d’ermite couronné. Richard Wagner, le « vieux magicien », lui avait laissé, comme un poison, la manie de théâtre dont parle Nietzsche. La vie de Louis ne fut plus qu’une longue représentation, une féerie machinée, une suite de drames montés et joués pour lui-même et dont l’unique spectateur devint le figurant et même, à la fin, le principal personnage et le héros. Désintéressé des vivants, le spectacle fut la seule occupation de son esprit. Se passant du monde, et n’ayant sans doute pas assez de richesse dans sa pensée pour se créer un monde à lui-même, il planta autour de sa vie des décors.

L’amusement qu’il prenait, étant jeune homme, au théâtre, n’était pas devenu avec les années un goût de lettré ou d’amateur. C’est aux événements mêmes qui se déroulaient entre les frises et la rampe que continuait de s’attacher son intérêt. C’est pourquoi la présence de la foule, le bruit des spectateurs, les lorgnettes braquées sur la loge royale, étaient des détails odieux qui l’irritaient, qui troublaient son illusion plus encore que son plaisir. Aussi ne tarda-t-il pas à concevoir l’idée de faire jouer des pièces pour lui seul : ce furent ces représentations privées qui établirent en Europe la réputation d’originalité et de néronisme de Louis II.

Il avait commencé par assister aux répétitions du théâtre de Munich. La salle vide et sombre, la solitude, voilà ce qui devait lui plaire. Le roi en vint très vite à ne pouvoir admettre le spectacle dans d’autres conditions. Désormais, les acteurs durent jouer pour lui seul, les portes étant rigoureusement condamnées, et les rares personnes qu’il honorât d’une invitation priées de se dissimuler et de se taire. L’orchestre était caché selon les préceptes de Bayreuth. Défense aux musiciens de montrer la tête. Le théâtre est attenant à la Résidence, et le roi avait accès directement dans sa loge. Il assistait immobile à ces représentations, glaçant quelquefois les comédiens, habitués au contact, à la sympathie du public, et qui n’étaient pas loin — les femmes surtout — de considérer Louis II comme un bourreau plus encore que comme un maniaque. Quoique souvent il récompensât avec générosité pour le plaisir qu’il avait pris, la passion du roi ne rencontra pas de faveur dans le monde des théâtres. Plusieurs artistes soulagèrent même leur rancune en faisant des récits manifestement outrés des fêtes néroniennes que Louis II organisait à Munich.

C’était un Néron naïf et un peu puéril. Il voulait que le théâtre lui donnât, non l’illusion, mais l’image de la réalité. Il surveillait avec un soin enfantin la mise en scène. Marc Twain, l’humoriste américain — car la renommée de Louis II a passé jusque dans cette littérature — s’est amusé à raconter que, dans une pièce où un orage avait un rôle, le roi n’avait pas voulu qu’on se contentât d’imiter le bruit de l’averse et de la foudre. Il avait exigé une vraie pluie comme accessoire, et les acteurs, trempés et grelottants, avaient donné satisfaction au réalisme du royal spectateur. Cette plaisanterie américaine a au moins un point de départ juste. Bien souvent, Louis II fit régler des divertissements qui n’étaient pas d’un goût différent. Si la pluie ne mouillait pas les personnages, elle tombait cependant des frises en mince rideau. Par le même principe, le roi ordonnait que les reconstitutions historiques et archéologiques fussent soigneusement surveillées. Et il consultait son Académie sur les détails des costumes et des mœurs, demandant, par exemple, qu’on recherchât la manière de jouer aux cartes au XVIIe siècle, à propos de la Jeunesse de Louis XIV de Dumas père, ou bien, pour une représentation de Guillaume Tell de Schiller, faisant relever et rétablir, détail par détail, le célèbre chemin creux de Küssnacht. D’ailleurs grand amateur de Mémoires historiques, l’anachronisme l’irritait au plus haut point. « Vous gâtez tout mon plaisir », disait-il à l’auteur ou au metteur en scène coupable. Et les régisseurs redoutaient de ne pas le satisfaire, habitués à de royales colères pour le moindre oubli.

Telle était la conception que se formait Louis II de l’art dramatique ; Scribe et Guilbert de Pixérécourt étaient ainsi pour lui des auteurs aussi estimables que Racine ou Shakespeare. L’important pour cet imaginatif et ce solitaire, c’était d’obtenir une image même grossière des âges abolis, afin d’échapper à son propre temps. Le roman, la peinture, le mélodrame, pouvaient être de la dernière vulgarité. Il en était content s’il en tirait quelques heures de rêverie, de délivrance des hommes et de lui-même. Ce fumeur d’opium ne recherchait que l’ivresse, l’oubli, une sorte de sommeil enchanté, et non pas un plaisir esthétique. L’admirable, c’est qu’il ait gardé si longtemps la fraîcheur de sensibilité, la jeunesse d’imagination, qui font participer le spectateur de quinze ans à l’action de la scène.

Deux périodes, deux cycles, partageaient sa prédilection. C’était d’une part la vieille littérature nationale allemande, celle que le romantisme avait remise en honneur, les fables de la mythologie germanique où Wagner avait puisé. Et c’était aussi, par un contraste bien singulier, le XVIIe et le XVIIIe siècle français. Tannhæsuser, Siegfried, alternaient avec Louis XIV, Brunhilde avec Mme de Pompadour. Hors de là, il ne manifestait qu’indifférence. Si, parfois, l’idée lui vint de faire un voyage romanesque en Espagne ou d’étudier la mythologie hellénique, ce ne furent que des velléités sans lendemain. La Grèce, Rome, l’Orient, l’Italie, il dédaigna tout ce qui attire le lettré et l’artiste. Il ne sortit pas de son troubadourisme wagnérien et de son culte pour ce qu’il appelait la « sainte trinité des trois lys de France », Louis XIV, Louis XV et Louis XVI.

Lohengrin et le roi-soleil devinrent de la sorte les personnages de rechange dans lesquels il entrait à volonté, se jouant à lui-même une perpétuelle comédie. Il devenait un autre lui-même dès que le caprice l’en prenait, de même que son favori d’un moment, l’acteur Joseph Kainz, n’était plus, à ses yeux, Kainz, mais le Didier du rôle de Marion Delorme, dans lequel il l’avait vu pour la première fois. Ainsi sa vie de tous les jours se transforma peu à peu en une représentation qui fut bientôt à grand spectacle. Pour compléter ses illusions, il entreprit de leur donner un milieu approprié. Telle fut l’origine de ses châteaux merveilleux, forteresses destinées à défendre sa rêverie et sa solitude contre les assauts du vulgaire, vastes scènes aussi où il pourrait jouer les héros légendaires et les grands rois absolus.

La manie de la décoration avait d’abord, chez Louis II, été assez innocente. À la Résidence de Munich, il avait commencé par meubler ses appartements avec un goût naïf et une modestie qui convenait au train économe des cours allemandes. Mais déjà son pavillon privé, réduit fermé aux indiscrets et où n’avaient accès que de rares privilégiés, n’était qu’une collection de souvenirs wagnériens, pêle-mêle avec des évocations des rois de France. C’étaient des Lohengrin, et c’étaient des Siegfried, voisinant avec des Louis XIV et des Marie-Antoinette, des escadres de cygnes sur les consoles, voguant, ailes déployées, au milieu d’éventails et de tabatières.

Même confusion à ce château de Berg, si gai, si blanc, qui dresse ses tourelles à créneaux parmi les sapins sombres et la clarté de vertes prairies, au bord des eaux transparentes du lac de Starnberg, en face du Tyrol neigeux et voilé. Louis II aimait ce pavillon qui porte bien sa date romantique. C’était là pourtant qu’un jour on le conduirait prisonnier, là qu’il trouverait la mort. Dans ce beau lac tyrolien, tantôt d’un azur profond, tantôt nuancé comme l’opale, il devait se noyer par une soirée sombre et maussade…

Il avait fait son premier musée, un musée de jeune homme, de cette villa presque bourgeoise. Elle n’a plus été habitée depuis sa mort, et on la trouve aujourd’hui telle qu’il l’avait ornée. Étrange collection de pauvres choses qui, à force d’être naïves et laides, en deviennent touchantes. Ce n’est pas avec ces bustes de stuc et ces imageries communes que Louis Il eût endetté la Couronne ! L’obsession de Wagner et du grand siècle ne coûtait pas cher alors au Trésor bavarois, Il y avait même à Berg un jeu de poupées wagnériennes qui a été acquis par le musée de Strasbourg quand le prince-régent voulut combler les dettes de son neveu par la vente de ses souvenirs. Louis il s’était d’abord contenté de vivre au milieu des héros de la Tétralogie et de ceux du Saint-Graal figurés par des marionnettes. Son rêve, alors, n’avait pas d’exigences.

Bientôt, et Berg, et Hohenschwangau, le petit castel romantique de son enfance, parurent mesquins à Louis II. Il lui fallut un monument plus vaste, plus luxueux, plus grandiose, pour abriter sa passion wagnérienne. Il y avait, près de Hohenschwangau, — terre du cygne, lieu où était apparu Lohengrin, — une hauteur où, selon la tradition, s’était jadis dressé le burg des seigneurs de Schwanstein. De bonne heure, Louis II avait rêvé de reconstruire là un grand château féodal. Il avait visité l’Exposition de 1867, invité par Napoléon III avec les princes de l’Europe entière, et de son rapide voyage — la mort de son oncle Othon, le roi exilé de Grèce, l’ayant rappelé en Bavière au bout de quelques jours — il avait surtout rapporté l’impression que la reconstitution de Viollet-le-Duc à Pierrefonds lui avait produite. Il n’avait plus cessé d’envier ce grand jouet en pierre de taille. À Eisenach, à la Wartbourg, l’Allemagne possède des châteaux forts historiques. Louis II les visita, évoquant le souvenir du landgrave de Thuringe au milieu des Minnesinger et des chevaliers-chanteurs. Il eut un moment l’idée de relever les ruines de Trausnitz, parce que la légende prétend qu’un Wittelsbach y avait hébergé Tannhsuser. Mais c’est au projet de Neuschwanstein, — la nouvelle pierre du cygne, — à l’endroit d’élection de son culte pour l’oiseau de Lohengrin, qu’il revint et qu’il se fixa.

L’endroit choisi était romantique à souhait : un décor pour les Burgraves. Des masses géantes de granit, d’obscures sapinières escaladant des pentes abruptes, un torrent impétueux : la nature avait fourni tous les accessoires. Les architectes n’eurent qu’à travailler sur ces données favorables. Entre tous les projets qui lui furent soumis, le roi s’arrêta à celui de Jank : chose à noter, ce Jank était décorateur de l’Opéra royal. Sa conception théâtrale s’était tout de suite rencontrée avec le goût de Louis II.

Le 15 septembre 1869, la première pierre de Neuschwanstein était posée. Les plans étaient si hardis et si complexes, qu’à la mort du roi, en 1886, le château n’était pas encore terminé. C’est aussi que l’on avait eu de prodigieux obstacles à vaincre. Louis II, comme s’il eût voulu se mesurer avec les difficultés naturelles, avait fait choix du rocher le plus escarpé pour y construire son burg. Il avait fallu, aux endroits où la roche était peu sûre, élever des murs de soutien difficiles et coûteux. Seul, une espèce de donjon avait été rapidement édifié. Louis s’y réfugiait pour y suivre les progrès de son œuvre. Comme Louis XIV, il prenait goût à la construction. Mais Louis XIV n’aurait pas eu l’idée de refaire Montlhéry ou le château de Coucy et de jouer au seigneur moyenâgeux.

Tel qu’il est aujourd’hui, quand, au sortir d’un défilé des Alpes tyroliennes, il frappe soudain la vue, le château de Neuschwanstein est une surprenante apparition. Avec sa profusion de mâchicoulis, d’échauguettes, de créneaux, de tourelles vertigineuses et de toits en éteignoir, Neuschwanstein a l’apparence de ces castels fantastiques et mystérieux que jetait, au sommet de montagnes sourcilleuses, le crayon de Gustave Doré.

La première impression du voyageur qui pénètre dans Neuschwanstein est celle d’un étonnement sans bornes. Quel est l’original qui a pu vouloir, pour y vivre seul, ces immenses galeries, ces salles démesurées ? Des fresques monotones y règnent, du genre le plus faux, où le tour de main académique est mis au service des poncifs romantiques. Mais l’ensemble révèle une obsession, une manie, et nullement un souci d’art : Wagner, encore et toujours Wagner, les motifs wagneriens, les grandes scènes wagnériennes, se répètent sans trêve. Dans une « Salle des chanteurs » imitée de la Wartbourg, c’est toute une vie de Parsifal exécutée par Spiess, un médiocre élève de Maurice de Schwind, qui déroule ses épisodes au milieu d’une débauche ornementale de monstres fabuleux, où la faune et la flore se mêlent, dragons finissant en végétaux gigantesques, oiseaux dont le col se fleurit d’un calice. Bien habile qui pénétrerait cette symbolique conforme aux propres indications du roi.

Peu importait à Louis II que ses artistes ordinaires fussent médiocres, leur peinture pauvre et sans idée. Il lui suffisait que la légende fût exactement et fidèlement rendue et que les costumes fussent strictement de l’époque. Il veillait, par exemple, à ce que l’on peignit Lohengrin dormant dans son canot, car il est dit par les anciennes épopées que le héros pouvait, durant sa traversée, se livrer sans crainte au sommeil. Souvent, il communiquait à ses entrepreneurs de fresques des notes sur les armures et le harnachement des chevaliers du moyen âge.

Dès que son burg romantique et wagnérien se fut élevé de terre, le roi y fit de iongs séjours. Il errait, pendant ses nuits sans sommeil, à travers les galeries à fresques. Et là il était à volonté Siegfried ou Parsifal, ou bien quelque landgrave artiste du temps des Minnesinger. Un officier d’ordonnance, un secrétaire de cabinet, dont les fonctions n’étaient pas des sinécures et qui devaient se soumettre aux fantaisies du roi, formaient toute sa suite. Sans contact avec âme au monde, Louis II passait ses jours dans ses palais artificiels, ses jours ou plutôt ses nuits, car des jets d’eau lumineux, de feux de Bengale, des embrasements de Neuschwanstein étaient ses plus chères distractions nocturnes. D’un léger pont de fer, hardiment jeté au-dessus du torrent, il regardait son beau château enflammé de pièces d’artifice. « J’aime idéaliser encore la beauté de la nature », disait-il un jour au peintre Spiess, invité par rare privilège à l’un de ces spectacles. Voilà ce que ce « dégénéré supérieur », comme on l’a défini, appelait « idéaliser ».

Il idéalisait d’une autre sorte lorsqu’il s’entretenait avec les morts ou avec les personnages légendaires qu’il préférait à la société des vivants. « Parsifal est mon héros, disait-il. Autrefois, j’avais choisi Siegfried mais celui-ci, dans sa force indomptée, triomphe de tout, tandis que Parsifal s’incline devant une puissance supérieure. Il raisonnait ainsi ses phantasmes. Et, le plus souvent, il dédaignait de fournir des explications. Il ne dit jamais pourquoi il rendait une sorte de culte à une statue exécutée sur ses indications. On la voit encore à Neuschwanstein c’est un dragon qui rampe au pied d’un palmier et qui s’efforce vainement d’atteindre les fruits qu’il convoite. Là, du moins, il y a une allégorie dont on peut surprendre le sens. Mais nul ne sut pourquoi il vénérait certaines colonnes, pourquoi il saluait certains arbres. Fétiches ? Compagnons muets et inanimés qu’il préférait à l’espèce humaine ? Il n’a pas livré son secret, mais ses ennemis en abusèrent lorsque, pour le perdre, ils eurent besoin de faire croire à son incurable folie…

Neuschwanstein est imposant et dispendieux. Louis avait de plus modestes retraites où il satisfaisait sa manie wagnérienne. Tout près de son château de Linderhof, cette fantaisie à la façon de Versailles égarée dans le Tyrol, au milieu d’un parc dont l’ordonnance paraît réglée par Lenôtre, une porte mystérieuse se dissimule parmi les rochers. On la pousse, on entre et l’on se trouve dans une grotte assez vaste, copiée sur celle de Capri, avec tout ce qu’il faut, en fait de stalactites, à une caverne qui se respecte. À la lueur d’un jeu de lampes électriques, on distingue, à l’extrémité d’un bassin où flotte encore la barque de Lohengrin, un grand panneau qui représente le Venusberg. Entouré des trois Grâces, d’innombrables Cupidons et de tous les personnages au corps de ballet qui figurent au premier acte de l’opéra fameux, Tannhseuser est couché aux pieds de la déesse. Ce bizarre ermitage ne servait d’ailleurs pas, comme des voyageurs pourraient l’imaginer, à de royales débauches. Louis II avait fait du Venusberg sa salle à manger d’été. Devant les délices de ce mortel aimé d’une déesse, il déjeunait de son bel appétit, assis sur un rocher romantique — le rocher de la Lorelei — avec une branche de faux corail pour table.

Un autre ermitage wagnérien lui servait de cabinet de lecture et, à l’occasion, de chambre à coucher rustique. Non loin de Linderhof encore et de son luxe, à deux pas de la frontière autrichienne, on rencontre, en pleine forêt, une hutte construite de poutres grossières. C’est un pur décor de théâtre, la demeure de Hunding au premier acte de la Valkyrie. Des peaux de bêtes sont jetées sur la terre battue. Au milieu de l’habitation, le frêne énorme sur lequel elle s’appuie, porte, enfoncé jusqu’à la garde, le glaive symbolique que viendra arracher le héros. Armes, cornes à boire, ramures de cerfs, têtes d’aurochs empaillées rien ne manque des barbares accessoires auxquels la Tétralogie a habitué les Opéras. Louis II avait un goût particulier pour cette décoration de théâtre plantée au milieu des bois. Il eut l’idée d’y faire jouer la Valkyrie. Lui qui redoutait si peu les railleries, il renonça pourtant à son projet de crainte d’irriter encore ses ennemis, les bourgeois de Munich. Peut-être aussi avait-il besoin de ménager le crédit public, étant à court d’argent. Mais il en faisait le plaintif aveu à Joseph Kainz, son favori d’un moment : « Cela m’afflige toujours de voir mes innocentes fantaisies ébruitées et méchamment critiquées. Que d’heures pénibles on m’a déjà fait passer ainsi ! Pourquoi donc veut-un me refuser des distractions qui ne font de tort à personne ? J’avais projeté aussi de faire représenter le premier acte de Tannhauser dans la grotte de Vénus. Mais il fallait des chœurs, un corps de ballet… en un mot, un personnel trop considérable. On m’aurait reproché avec plus de raison ces dépenses. Aussi, n’y ai-je plus pensé. »

Au promeneur qui visite Linderhof, on ne manque pas non plus de montrer une troisième retraite de Louis II. C’est la cabane du pieux solitaire Trevrezent. Croix de bois, foyer de pierre, lit de pénitence, rien ne manque de la description donnée par le poème de Wolfram d’Eschenbach.

Il est d’ailleurs probable que, s’il s’était contenté de ces imitations de la vie érémitique, qui avaient l’avantage de ne pas être dispendieuses, le roi de Bavière aurait eu une fin moins triste et moins rapide. Ce furent ses prodigalités qui servirent plus tard de prétexte à ses ennemis pour le priver de sa liberté et de son trône. Son crime fut de ne pas prendre assez souvent l’avis de la Cour des Comptes. Son erreur, d’avoir cru que le peuple de Bavière lui passerait, comme le peuple de France les avait passées à Louis XIV, les « trop grandes dépenses » dont le bâtisseur de Versailles et de Marly s’accusait à son lit de mort.

L’Allemagne, à la fin du XVIIe siècle et pendant tout le XVIIIe, avait été remplie de ces petits princes dont parle le fabuliste et qui voulaient avoir, non seulement des ambassadeurs, mais des palais à l’image de ceux du grand roi. En ce temps où l’Europe entière était française de goûts, de mœurs, de langage, les Allemands s’exténuaient avec plus de zèle encore que les autres peuples à copier notre luxe. 1813, le romantisme, la naissance du sentiment national en Allemagne, avait fait reculer, presque disparaître, cette idée de la supériorité de la France. Les victoires de 1870 venaient de porter le coup de grâce à notre influence dans les pays germaniques. Ce fut le moment que choisit Louis II pour se mettre au culte et à l’imitation de l’art français.

Depuis longtemps, comme nous l’avons dit, le roi avait mis les Bourbons de France au nombre des héros de son culte privé. Mais, dans cet ordre d’idées, il n’avait guère dépassé la manie du bibelot lorsque, le goût de la grande construction lui étant venu, il entreprit, bien que le château féodal de Neuschwanstein ne fût pas à moitié sorti de terre, d’élever un nouveau bâtiment dont il était allé chercher le modèle et l’inspiration à Versailles.

En juillet 1874, se faisant violence à lui-même, car les instants qu’il consacrait au protocole et à la vie de cour devenaient de plus en plus rares, Louis II avait donné quelques réceptions à Munich en l’honneur de l’empereur Guillaume. Le public avait été frappé du contraste que formait le « vieux monsieur » de Berlin, encore droit, robuste, alerte, avec le jeune souverain bavarois, dont la personne exprimait l’hésitation, la lassitude et surtout l’ennui. Le séjour de Guillaume Ier à Munich avait été abrégé, à la grande satisfaction de Louis II, moins disposé que jamais à pardonner à son oncle et à ses cousins de Prusse, par la nouvelle de l’attentat commis par Kullmann contre Bismarck. Quelques semaines plus tard, Louis II disparaissait mystérieusement. Des notes communiquées à la presse disaient bien que le roi avait quitté Munich pour le château de Berg et qu’il avait l’intention d’achever l’été dans ses pavillons de chasse du Tyrol. En réalité, il était parti en secret, le 20 août, pour Paris, accompagné du fidèle Holnstein.

Louis II était descendu tout droit à l’ambassade de la rue de Lille, qui était occupée alors par le prince de Hohenlohe. Car déjà l’ancien ministre de Bavière commençait à recevoir, avec les plus beaux postes du nouvel Empire allemand, la récompense du concours qu’il avait apporté à l’œuvre de Bismarck. Louis II prouvait qu’il ne gardait pas de rancune contre celui qui avait été l’artisan le plus actif de l’unité allemande, en choisissant Hohenlohe pour hôte et pour confident de son escapade. L’ambassadeur d’Allemagne s’empressa d’ailleurs de faire connaitre au Gouvernement français l’identité du voyageur de marque qui se cachait sous le nom de comte de Berg. On était encore si près de la guerre qu’il fallait craindre les plus regrettables incidents au cas où un hasard ferait tomber l’incognito du roi.

Hohenlohe, dans son Journal, a noté l’emploi du temps de Louis II pendant ce qu’il appelait, au retour, les « belles heures » de son voyage. Musées, théâtres et même marchands de curiosités dont il mettait les richesses à sac, rien cependant ne l’attirait comme Versailles. Versailles était pour lui comme le but d’un pèlerinage. Il y passa de longs moments, fit jouer les grandes eaux pour lui tout seul, eut même un entretien avec le duc Decazes, ministre des Affaires étrangères. Il regagna son royaume avec l’idée arrêtée de créer son Versailles, comme l’avait fait le grand roi.

Linderhof était aussi un pavillon de chasse des plus modestes, lorsque Louis II décida d’y élever une demeure somptueuse et royale. On a souvent dit que Versailles, son canal, ses eaux, étaient un défi à la nature. À Linderhof, le défi est plus frappant encore. Dans un coin du Tyrol, entre de hautes murailles de roches sauvages, parmi le triste sapin, à une altitude où la neige couvre le sol près de six mois de l’année, que peuvent faire un Trianon, un jardin tiré au cordeau et des nymphes qui frissonnent au milieu des ifs taillés ? Linderhof, avec ce contraste violent et recherché, fut pour Louis II une manifestation de volonté et de puissance. C’est pourquoi il décida même que, par un jeu de mots d’un orgueil puéril, Linderhof serait débaptisé et, du village voisin d’Ettal, recevrait le nom de « Meicost-Ettal », anagramme de « l’État c’est moi ».

Linderhof — car l’ancienne appellation a prévalu — n’est encore qu’un modeste essai de reconstitution d’un palais à la française. Avec ses proportions restreintes, c’est une luxueuse fantaisie d’ameublement et de décoration à l’usage d’un amateur de nos grands styles classiques qui aurait beaucoup pratiqué les livres des frères de Goncourt sur le XVIIIe siècle. Un cabinet jaune est dédié aux maîtresses de Louis XV : Mme de Châteauroux et ses sœurs, Mme de Pompadour, la Du Barry, en pastels qui ne sont pas de La Tour, s’y regardent. Un salon voisin est consacré aux ministres Choiseul, Chauvelin, Maupeou. Des copies de Watteau ou de Boucher, de Le Brun ou de Van der Meulen, s’appliquent aux plafonds et aux murs, parmi les ors prodigués. Et de ces pastiches si patiemment poursuivis se lève une atmosphère indéfinissable de solitude et d’écrasement. L’homme qui dicta ce choix de meubles brillants, de tentures éclatantes, n’était pas un voluptueux insouciant, avide ou curieux de plaisir. Ce décor de luxe et de fêtes ne servait qu’aux débauches d’une imagination meurtrie. Sur cette sorte de musée intime où Louis II passait les nuits à des rêves inexpliqués, un morne mystère persiste à s’appesantir. Et Linderhof, qui donne d’abord l’impression d’une fantaisie historique assez médiocre, laisse au visiteur l’angoisse d’avoir approché des lieux témoins d’une douleur ou d’une folie. Sur Louis II, « dégénéré supérieur », égoïste de génie, artiste manqué ou cœur incompris, nous avouons qu’après enquête et réflexion notre jugement hésite encore. Des étranges salons mauves et bouton d’or de Linderhof ne se dégage que la certitude d’un secret. Ce trouble et ce charme qu’il répandait, cette sensibilité, ce pudendum dont il n’a pas dit le mot, continuent de flotter sur les lieux où il s’est le plus complaisamment attardé.

Cependant, l’obsession du grandiose ne le quittait pas. Versailles, — où il était revenu sans doute, car ses fuites dans la montagne pouvaient dissimuler bien des voyages rapides ou même prolongés, — Versailles le hantait. Mais il lui fallait le palais lui-même, avec sa noble façade et la perspective des jardins et du grand canal. Plus de ces réductions dont se contentaient les menus princes allemands de l’autre siècle. C’est Versailles intégral que Louis II se donna pour tâche de reconstituer en Bavière.

Le site qu’il avait désigné était admirable. Une île aride et nue au milieu d’un lac mélancolique, le Chiemsee, un paysage vaste et désert, un large horizon, et surtout des eaux qui semblent protéger la majesté royale contre les approches du vulgaire, refont une originalité à ce Versailles transporté comme par magie aux environs de Munich. Mais que de peine il en a coûté ! Si Louis XIV s’est plu à faire violence aux difficultés, que dira-t-on de Louis II ? La petite île d’Herrenwœrth, du domaine de la Couronne, était tout juste assez solide pour supporter le poids d’une pareille construction. Les courants qui traversent le lac rongent ses bords. Les déboisements qu’il a fallu faire en ont encore compromis la solidité, peut-être même la stabilité. Herrenwœrth n’était que sable et marécages, et, quelques précautions que les architectes aient prises, on peut redouter qu’un jour le palais ne glisse dans la vase. Déjà, l’on raconte dans le pays qu’en des temps reculés un château fut englouti par les eaux du lac. Le même sort menace peut-être la création qui tint le plus au cœur de Louis II, le dernier grand rêve de sa vie.

Ce n’est qu’en 1878 que les fondations d’Herrenchiemsee purent être entreprises. Louis II commençait de succomber aux embarras d’argent, et il entreprenait une œuvre plus coûteuse encore que les autres. Linderhof inachevé, l’énorme Neuschwanstein interminable, engloutissaient chaque année de grosses sommes. Des idées nouvelles, des fantaisies imprévues, dont le roi exigeait la réalisation immédiate, rendaient même toute prévision de dépenses impossible. Le roi de Bavière, outre ses revenus personnels, d’ailleurs assez médiocres, avait droit à une liste civile d’environ cinq millions de francs. En eût-il reçu dix fois plus que Louis II eût encore trouvé le moyen de s’endetter. La manie de la construction coûte cher. Et si les admonestations de Colbert étaient restées sans effet sur Louis XIV, on juge si Louis II, qui était loin de posséder au même degré que son modèle la notion des devoirs du souverain envers l’État, restait insensibie aux avis de ses ministres.

Le Versailles du Chiemsee fut un gouffre. Ce prodigieux pastiche coûta aussi cher que l’original. Mais la Bavière ne possède ni les ressources ni la générosité de la France. Et puis, le Versailles de Louis XIV répondait à une politique, à la formation d’une cour et d’une société, proclamait l’indiscutable souveraineté du monarque sur tous les gentilshommes du royaume, attestait la victoire de la monarchie absolue sur la puissance féodale et sur les puissances d’argent, était une réponse au faste du financier Fouquet. Versailles recueillait l’admiration de tous les mondes, celui des lettres, celui des arts, celui de la noblesse, celui de la bourgeoisie. À l’étranger, ce palais était devenu le signe éclatant du prestige conquis par la monarchie française. Herrenchiemsee n’avait aucune de ces excuses. Le vaste palais désert, où s’entassaient les richesses, ne servait qu’aux mornes rêveries solitaires d’un prince sans cour, sans admirateurs, sans poètes, sans maîtresses. C’est pourquoi les énormes dépenses où Louis II était entraîné par ce caprice qui passait la mesure firent murmurer les bourgeois de Munich plus fort qu’au temps même où Wagner était le favori : Versailles devait causer la perte de Louis II.

À vingt ans, il avait écouté l’opinion publique, il s’était séparé de Wagner. Maintenant, il opposait un mépris glacial aux reproches de la presse et aux voix de la foule. Un vertige d’orgueil l’avait saisi. Il avait voulu que son palais dépassât, par quelques côtés, celui des rois de France, que sa Galerie des Glaces dépassât la vraie de quelques pieds, que sa chambre de parade fût la plus imposante des chambres de roi. Dans le grand vestibule d’Herrenchiemsee, un paon merveilleux, dressé sur un piédestal isolé, représente allégoriquement, suivant le procédé qui lui était cher, la pensée dominante de l’œuvre. Comme ailleurs il avait mis le cygne romantique, il a voulu, à l’entrée d’Herrenchiemsee, poser l’oiseau orgueilleux.

Ces actes d’autorité alternaient avec des visites à Versailles, à Reims, sanctuaire, disait-il, du « plus haut idéal monarchique ». Et, avec le temps, à mesure d’ailleurs que Louis II s’éloignait de la vie politique de son royaume et qu’il laissait aller avec un dédain croissant la machine parlementaire et constitutionnelle, il adoptait des goûts et surtout des formules d’un absolutisme plus accusé. Il prit l’habitude de commencer ses lettres par « Moi, le Roi, je veux. » et de terminer ses ordres par un « amen » impératif. Plagiant Charles-Quint et Philippe II après Louis XIV, il signait sur les registres des auberges de montagne, d’une écriture hiératique : Yo el Rey.

Dans un tel état d’esprit, on imagine avec quelle impatience Louis II supportait sa dépendance vis-à-vis des gens de Berlin. En cette année 1875, où il avait donné déjà plusieurs preuves d’un renouveau d’énergie et de volonté, il s’avisa d’une manifestation de son pouvoir souverain tout à fait significative au point de vue de ses rapports avec la famille impériale.

Le 20 août, les troupes bavaroises avaient fini leurs manœuvres d’été, et, l’inspection d’usage accomplie par le prince Frédéric de Prusse, elles étaient déjà pour la plupart rentrées dans leurs quartiers, lorsque survint l’ordre d’organiser une grande revue que passerait le roi en personne. Le public, accoutumé aux absences, aux disparitions du souverain, accueillit d’abord avec incrédulité la nouvelle. Il fallut se rendre à l’évidence lorsque arrivèrent à Munich des détachements des diverses garnisons.

C’est que Louis II avait été péniblement froissé de l’accueil enthousiaste que la foule, cette année-là, comme les autres, avait fait à « notre Fritz ». C’était le prince prussien de Hohenzollern, le suzerain, qui était le plus salué et le plus acclamé. « Quant à moi, on m’honore seulement dans mes couleurs », disait amèrement le roi. Il n’avait pas désarmé envers celui qu’il regardait comme son rival et son ennemi. Il y avait entre eux une haine d’homme à homme.

Cette revue militaire tirait de là toute son importance aux yeux de Louis II. Il s’agissait pour lui d’affirmer qu’il était le seul chef de l’armée bavaroise, qu’il entendait conserver sa liberté d’action, indépendamment des inspections annuelles de Frédéric. Louis II fut accueilli avec enthousiasme par la foule, chez qui le loyalisme était toujours vif et qui conservait l’esprit particulariste à fleur de peau. Mais il se contenta de cette manifestation, en somme platonique. Il n’osa, ou plutôt ne put aller plus loin. Deux jours après il partait secrètement pour Reims, dont la cathédrale, avec les souvenirs du sacre, attirait à ce moment ses rêveries historiques.

Au retour, il reprit sa vie négligente et solitaire. Il n’avait eu qu’une velléité de reconquérir son royaume. Le contact même avec la population, qu’il avait retrouvé un instant, il le reperdit aussitôt. Au mois d’octobre, on inaugurait une statue de son père, le roi philosophe Maximilien. La cérémonie s’acheva sans que Louis II eût paru. C’était fini. Il avait donné son dernier effort. Il se retrancha désormais du monde des vivants, et il devait poursuivre son règne loin des hommes dans la fantasmagorie et le spleen, avant de l’achever par une tragédie atroce.


CHAPITRE IV

L’ÉNIGME


Il y avait quelques mois à peine que régnait Louis II lorsque le bruit commença de se répandre en Bavière et en Europe que la raison du roi était atteinte. Calomnie ? Jugement précipité ? En tout cas, la nouvelle fit son chemin dans le monde. Louis II dédaigna, ne tenta même pas de démentir et de rassurer par un autre arrangement de son existence.

Quiconque ne vit pas, ne pense pas de la même façon que ses contemporains, risque de passer pour fou. Louis II s’était trop largement donné le plaisir de se comporter selon sa fantaisie et sans consulter la mode et les usages pour ne pas payer cette rançon. Nous avons vu que, dès 1865, au moment de la crise déterminée par la présence de Wagner à la cour, les journaux, à mots à peine couverts, avaient émis des doutes sur la raison du roi. Le prince « amant des clairs de lune », était déjà regardé comme un esprit dérangé. Les cours, les chancelleries le considéraient pareillement comme une sorte d’Hamlet inoffensif. Quelques-unes de ses aventures, et, en premier lieu, la rupture de ses fiançailles avec la princesse Sophie, ne furent pas sans confirmer dans leur opinion aussi bien le petit public des familles régnantes et des diplomates que le grand public renseigné par les journaux.

À Munich, on s’était d’abord imaginé que Wagner était le mauvais génie du roi, et que, Wagner parti, Louis II romprait avec ses habitudes de solitaire. Mais le renvoi du favori ne réussit qu’à l’assombrir, à lui faire prendre en haine la foule, les hommes politiques, sa famille même. Il n’était pas jusqu’à sa mère qu’il ne tint à l’écart. Le « colonel du troisième d’artillerie » comme il disait plaisamment par allusion à un titre honorifique de la reine, avait essayé de combattre ses fantaisies et ses goûts. Il ne pardonnait pas ces atteintes portées à sa liberté. Et, cependant, la princesse que, dans la fraîcheur de ses vingt ans, on avait surnommée l’ange, n’était ni un cœur sec ni une imagination bornée. Prussienne et luthérienne, elle devait, en 1874, se convertir au catholicisme, au vif mécontentement de l’empereur Guillaume et de Bismarck, alors en pleine ardeur de Culturkampf et de lutte contre l’Eglise. Peut-être, par sa conversion, avait-elle espéré supprimer une barrière entre elle et son fils. En ce cas, elle s’était trompée. Louis II, qui, jusqu’alors, avait passé plusieurs semaines d’été auprès d’elle à Hohenschwangau, l’abandonnait, avait pris en horreur les habitudes de la royauté bourgeoise et parcimonieuse, à la façon de Louis-Philippe ou des Hohenzollern, ne séjournait plus que dans ses châteaux fastueux. Pourtant, un soir de l’automne de 1885, la reine eut la surprise de recevoir la visite de son fils. Était-ce un retour de tendresse ? Il fallut en douter, puisque le roi lui-même raconta qu’il avait voulu imiter Louis XIV allant surprendre Anne d’Autriche pour un anniversaire.

D’ailleurs ce n’étaient pas les tentatives qui avaient manqué autour de Louis II pour le faire rentrer dans la vie de famille comme dans la pratique régulière de son métier de souverain. Quelquefois, il avait cédé aux conseils. Pendant les premiers mois de 1868, il avait même donné quelques réceptions à la Résidence, tenu cercle à des bals de cour. Les gens de Munich se réjouissaient d’avoir enfin un roi « comme un autre ». L’illusion ne dura guère, et, peu à peu, le grand soupçon regagna du terrain. En octobre 1869, le roi Charles de Wurtemberg, très hostile à l’idée de l’unité allemande et qui s’efforçait de grouper les princes du Sud dans une sorte de ligue d’opposition, essaya de convaincre son jeune confrère de la nécessité de se rendre populaire dans son royaume, et, à cet effet, de vivre moins loin de ses sujets, moins loin aussi des chefs d’État, des hommes politiques, des diplomates. Les objurgations du Wurtembergeois furent perdues. Louis II venait de se dérober successivement à la visite du prince Napoléon et à celle du prince héritier d’Italie, qui avaient traversé Munich. Sa réputation d’insociabilité était désormais établie.

Il la confirma par des algarades d’année en année plus retentissantes, ne reculant pas quelquefois devant de formelles impolitesses. Il suffisait qu’un personnage de marque ou de sang royal annonçât sa visite pour que le roi se sauvât dans la montagne ou courût se cacher au fond d’un de ses châteaux. Y avait-il quelque chose de maladif dans cette sorte d’horreur nerveuse que certaines physionomies lui inspiraient ? On serait tenté de le croire, et l’anecdote suivante appuierait l’hypothèse. Louis II avait trente ans déjà, il avait passé l’âge des timidités, lorsque, prenant part à Hohenschwangau à un dîner de famille où, par exception, il se montrait enjoué, un courrier vint annoncer qu’un des cousins du roi, grand-duc autrichien, qui chassait aux environs, se présenterait au château le soir même. À cette nouvelle, cependant peu terrible, on vit le roi pâlir. Sa gaieté tomba soudain. Il se leva de table, donna l’ordre d’atteler et s’en fut passer la nuit à Steingaden. Il revint à Hohenschwangau quand une dépêche l’eut prévenu que son cousin était reparti, et il se félicita, comme d’un succès, d’avoir esquivé la visite et le visiteur. Après dix ans d’exercice du métier de roi, où la représentation et les réceptions composent le programme quotidien et quelquefois même toute la réalité du labeur constitutionnel, ces caprices, ces mouvements d’humeur, cette incapacité de dissimuler les antipathies, apparaissaient comme de véritables extravagances. Un aliéniste n’eût pas manqué de murmurer déjà le terrible mot de « phobie ».

Mais il est bien certain que la phobie eût paru mille fois moins grave, qu’on l’eût même regardée comme inoffensive, si Louis II n’eût été roi.

Louis II, misanthrope et esthète, haïssait la foule. Il haissait surtout la sottise, même couronnée, et la vulgarité, même lorsqu’elle se cache sous des quartiers de noblesse. Beaucoup d’honnêtes gens sont dans ce cas, et on leur en fait déjà un grief. À plus forte raison, la société ne pardonne-t-elle pas à l’homme qui dédaigne ses lois, lorsqu’il se trouve tout à fait à la tête de la vie sociale. Malheur aux souverains qui naissent avec un cœur délicat et trop de répugnance aux corvées officielles.

Louis II ne faisait pas de distinction entre la cour et la ville. Les contraintes sociales l’irritaient partout. Sans doute, il supportait rarement, et avec une visible impatience, les défilés populaires, les fêtes publiques, les cérémonies. De même qu’il lui fallait des représentations privées, la présence de la foule gâtait, n’importe où, son plaisir. Retournant un jour, à l’heure des entrées, dans une exposition du Palais de Cristal qu’il avait d’abord visitée seul, il observa désappointé : « L’impression poétique se transforme en irréparable prose. On ne descend pas impunément du banquet des dieux dans le monde des mortels. » Mais son dégoût n’était pas moins vif lorsqu’il devait présider quelque dîner de gala. Courtisans, ministres, diplomates, c’était une foule d’un degré plus bas encore que celle de la rue car Louis ne comptait pas y rencontrer ces naïvetés et ces droitures qu’il appréciait chez un paysan, chez un simple domestique. Aussi faisait-il placer devant ses yeux de véritables buissons de fleurs, afin d’apercevoir aussi peu qu’il se pourrait le visage de ses convives. Ni dans la Carrière, ni dans les Cours on ne trouva le procédé plaisant. Et pendant vingt ans, à travers l’Allemagne et l’Europe, mille voix affirmèrent entre haut et bas, et plutôt haut que bas, que la malheureuse Bavière avait pour roi un fou.

Un complot se dessina ainsi de bonne heure contre Louis II. Il n’en rendit l’exécution que trop facile. Et il est juste de reconnaître qu’il donna beau jeu à ses adversaires. Les avertissements ne lui avaient pourtant pas manqué. « Ce goût funeste de la solitude menace le pays de quelque malheur », écrivait en 1873 un apologiste de l’unité allemande encore toute fraîche. Il était évident que la folie du roi serait un jour un excellent prétexte pour enchaîner d’un peu plus près la Bavière.

Fou, au sens de la pathologie et de la clinique, qui saura jamais dire si Louis II l’a été vraiment ?

Un peintre, lorsqu’il a l’intuition de la personne humaine lorsqu’il sait pénétrer le secret d’une âme, et l’exprimer par son pinceau, un peintre accuse ou innocente le modèle. Un beau portrait est un témoin. On peut étudier Louis II d’après la toile qu’a signée Lenbach et qu’on voit à l’Hôtel de Ville de Munich. L’artiste, que la plénitude et la vigueur du Titien ont toujours hanté, a représenté le roi aux environs de sa trentième année, debout, revêtu d’un sombre costume de style Renaissance, la rapière au côté, le visage éclairé par la fraise où s’emprisonne le cou. Ce n’est plus le bel adolescent romantique de la passion wagnérienne, le roi jeune fille aux paupières battantes. Le front si pur est encore serein. Mais les yeux ont un éclat dur. Entre les sourcils très noirs se creuse un pli révélateur. Angoisse ou lutte, doute, inquiétude ou souffrance, un drame intérieur se reflète sur ce visage. Mais le peintre n’a pas trahi Louis II : sous ce masque tourmenté continue de veiller une pensée ardente.

Personne n’a osé tenir pour folle cette Élisabeth d’Autriche que Maurice Barrès a nommée « l’Impératrice de la solitude ». On a conclu à la folie de Louis II pour une conception de la vie qui n’était pas différente de celle que sa cousine a magnifiquement exprimée. Unies par le sang, ces deux rares natures avaient encore des affinités spirituelles. La châtelaine sans cour de l’Achilleion de Corfou, la voyageuse errante de l’Adriatique et de la mer Egée ne recommençait-elle pas la vie du roi de Bavière, enfermée dans ses châteaux merveilleux ou bien courant en traîneau ses montagnes tyroliennes ? Elle aussi préférait d’humbles confidents à la société des rois. Elle possédait un don que n’eut pas Louis II celui de revêtir ses pensées de belles images littéraires. Mais ces pensées, elle les partageait avec son cousin. Elle disait « La solitude est une forte nourriture. » Et il l’aurait dit avec elle. Elle disait encore : « Après mes retraites, je m’aperçois que l’on sent davantage le poids de l’existence quand on revient en contact avec les hommes. La mer et les forêts nous enlèvent tout ce que nous avons de terrestre nous sentons l’infini entrer en nous. Fréquenter la société humaine, c’est nous éloigner de ce progrès, car le sentiment de notre propre individualité, qui y souffre toujours, s’y exaspère. » Et si Louis II avait su donner de pareilles raisons à sa misanthropie, sans doute les hommes la lui eussent plus facilement pardonnée. Mais Elisabeth d’Autriche a parlé pour lui. Elle lui a prêté son génie éloquent. C’est à Louis II qu’elle pensait lorsqu’elle disait devant une statue d’Achille mourant : « Je l’aime parce qu’il a méprisé les foules et parce qu’il les croyait bonnes, tout au plus, à être abattues par la mort comme des brins de chaume. Il n’a tenu pour sacrée que sa volonté propre. Il n’a vécu que pour ses rêves. Et plus précieuse que la vie même lui était sa tristesse. » Tels étaient les propos qu’elle tenait à ses confidents, comme l’étudiant Christomanos, devant qui elle ouvrait une âme dont elle cachait le mystère aux rois en cela encore semblable à Louis II. Or nul n’a songé à faire soigner Elisabeth d’Autriche par des médecins aliénistes.

D’ailleurs, ces deux contempteurs du genre humain s’étaient rapprochés et compris. Le roi de Bavière et l’impératrice d’Autriche échangeaient une correspondance dont le secret n’a pas encore été livré. La crédulité germanique, qui a tant travaillé à composer la légende de Louis II, prétend qu’au chalet de l’île des Roses, au milieu du lac de Starnberg, il y avait un secrétaire dont les deux cousins possédaient chacun une clef. Ils y déposaient leurs lettres et venaient y chercher les réponses, par mépris, sans doute, de la poste. On dit aussi qu’après la mort de Louis II on trouva dans le meuble de l’île des Roses une missive adressée par la « Colombe » à « l’Aigle ». Rien de tout cela ne serait invraisemblable, en somme, car les deux cousins étaient à égalité pour le culte du romanesque. C’est pourquoi il importe de n’être pas plus sévère pour l’un qu’on ne l’est pour l’autre. La question qui se pose dans le cas de Louis II est de savoir s’il s’agissait de folie pure ou d’ironie supérieure. Imaginez qu’au lieu d’être issu d’une souche royale, il eût été tout simplement un homme riche, de bonne famille. Il eût fait un grand seigneur excentrique comme on en rencontre en Angleterre. De bonne heure, ses oncles ou ses neveux auraient obtenu son interdiction, placé son patrimoine à l’abri de ses excentricités et de ses gaspillages. Et il aurait pu, jusqu’à un âge avancé, poursuivre le cours de ses manies innocentes en laissant la réputation d’un original très spirituel. Mais il possédait un trône…

Au point de vue physiologique, ses habitudes de vie nocturne avaient certainement exercé sur sa santé une fâcheuse influence. Il se plaignait souvent de névralgies torturantes : c’était un gros mangeur, un trop gros mangeur qui aurait eu besoin d’un régime sévère. Il combattait ses douleurs par des nuits entières passées en plein air : on le voyait parfois couché sur le sol, dans les bois ou bien au flanc de ses montagnes tyroliennes, roulé dans des couvertures. Ou bien il ressentait la nécessité de dépenser l’excès de ses forces par des exercices violents, de calmer ses nerfs par des déplacements précipités : de là ces raids où il fatiguait plusieurs chevaux, méprisant tout danger, sautant avec témérité les obstacles  ; de là ces fantastiques promenades en traîneau, devenues légendaires. Sa neurasthénie avait aussi des manifestations plus graves. Il eut quelquefois des hallucinations, que surprirent ses domestiques. Mais il restait assez clairvoyant pour les observer lui-même. « En vérité, dit-il un certain jour en français, sa langue préférée, il y a de certains moments où je ne jurerais pas que tu n’es pas fou. » Ah ! Sire, quelle imprudence qu’une parole semblable quand on n’est parfaitement sûr ni de son valet de chambre, ni de son coiffeur, ni de son cocher !

Il se rendait parfaitement compte aussi des défaillances de sa volonté. « Les journaux manquent de tact et voudraient que je fusse toujours gracieux, disait-il encore ; mais tout ce qui continue sans arrêt me fatigue. » Et puis, il était brusque, sujet à de violentes colères, exigeant avec ses serviteurs, avec ses secrétaires de cabinet eux-mêmes. Mais le roi se rendait compte aussi de ses exigences. Et il lui arrivait de dire avec bonhomie : « Pour rien au monde, je ne voudrais être mon propre chef de cabinet. » M. de Ziegler, l’un de ses secrétaires, n’a raconté qu’une extravagance un peu notable : un jour, pendant la lecture du fastidieux rapport, Louis II prit sur sa table un revolver et visa son secrétaire, qui ne prit pas la chose au tragique. « Votre Majesté n’aurait pas le courage de tirer », dit-il. Louis II, en effet, ne tira pas. Pourtant, il s’emportait quelquefois contre l’insupportable Ziegler, qui prêchait économies, devoirs envers l’État, et qui continua d’ailleurs à prêcher vainement, même après cette scène de menaces pour rire.

Mais ce qu’on reprocha le plus vivement à Louis II, dans la dernière période de sa vie, ce fut les amis dont il s’engoua. À seize années de distance, la passion qu’il avait eue pour Richard Wagner se renouvelait. Cette fois, son amitié exaltée s’adressait plus bas : c’était encore à un homme de théâtre, car la séduction des planches restait toujours puissante santé sur lui. Mais, au lieu d’un musicien, c’était d’un acteur que Louis II faisait son favori.

L’aventure fit scandale, et, en somme, pas beaucoup plus que celle de Wagner.

La préférence accordée par le roi à un comédien sur les personnages officiels et décoratifs dont il fuyait la fréquentation était peut-être humiliante pour les messieurs et pour les dames de Munich. Mais elle n’était pas aussi déshonorante qu’on l’a prétendu. Joseph Kainz, la dernière amitié du roi de Bavière, était un juif qui manquait, à coup sûr, de tact et d’éducation. Ce n’était pourtant pas un sot. Il est mort en 1910, et ç’a été l’acteur de langue allemande le plus illustre de son temps, le Talma, le Frédérik Lemaître de Vienne. Tout de suite, Louis II reconnut une personnalité chez le jeune acteur. Il le protégea avec la même générosité qu’il avait mise à protéger Wagner.

Au mois d’avril 1881, on jouait Marion Delorme au théâtre de Munich. C’était une de ces représentations privées dont Louis II n’avait pas perdu le goût. Il remarqua dans le personnage de Didier un artiste qu’il n’avait encore jamais vu. Joseph Kainz avait vingt-trois ans, et il menait une vie de comédien errante et sans gloire. Sa physionomie sémite, mais fine, était attirante et expressive. Ardent, élégant, son jeu en dehors, pittoresque, son panache romantique, enchantèrent Louis II, qui, aussitôt la pièce achevée, envoya au jeune acteur quelques mots de félicitations accompagnés d’une bague de prix. Joseph Kainz a raconté lui-même tous les détails, et sans faire grâce d’aucun, de la fortune foudroyante qui le tirait de l’obscurité. Deux fois, en mai, Louis II voulut revoir Kainz dans le même spectacle. Le mois d’après, faveur insigne, il accordait au comédien l’entrée d’un de ses châteaux mystérieux et impénétrables, celui de Linderhof.

En quelques jours, une étroite amitié se noua entre l’acteur et le souverain. Louis II montra à Joseph Kainz ces refuges de son rêve où, jusque-là, il n’avait admis personne. Il lui révéla la grotte de Tannhœuser, la hutte de Hunding et l’ermitage de Trevrezent. Il partageait avec lui sa voiture pendant ses promenades nocturnes. Et, tout à la joie de sa nouvelle affection, retrouvant les excès de son affection de jeune homme pour Wagner, et comme si, après tant de solitude, il eût eu besoin de se livrer, le roi de Bavière tutoyait le petit acteur juif, l’accablait de prévenances. Joseph Kainz était, d’ailleurs, tout à fait à l’aise dans ce nouveau rôle de favori.

Nous savons, par ses propres soins, les incidents de cette amitié de quelques mois. Kainz, comme nous l’avons dit, n’était pas incapable de soutenir la conversation avec Louis II. L’art du théâtre et la grande question de la sincérité de l’artiste en faisaient le fonds. Louis II réfutait le Paradoxe sur le comédien. Il ne voulait pas que l’acteur se séparât du rôle. Joseph Kainz était et restait Didier. Louis II ne l’appelait pas d’un autre nom. Et, un jour qu’il reparlait de Marion Delorme, Kainz ayant fait observer froidement, en homme de la partie, qu’il y a, dans le drame d’Hugo, des détails invraisemblables, comme l’escalade du balcon, Louis II développa avec vivacité son esthétique :

« Cela peut être vrai, dit-il. Mais, quant à moi, j’ai toujours soin de ménager mon idéal. Je n’aime pas à remarquer ces petites faiblesses dont l’harmonie générale de l’œuvre aurait à souffrir si on les examinait de trop près. Il en est de même pour moi de l’acteur. Je ne vois en lui que le personnage qu’il représente. Aussi, celui qui est chargé d’un rôle noble est-il un être noble à mes yeux.

— Mais, objecta Kainz, si je jouais Franz Moor, des Brigands, me prendriez-vous pour un coquin ?

— Jamais, répondit le roi vivement, jamais vous ne jouerez un rôle pareil ! »

Louis II approchait de la quarantaine, et l’on voit qu’il avait conservé la jeunesse et la fraîcheur de son imagination. Il n’avait pas cessé de croire à l’illusion de la scène. Le Paradoxe de Diderot fait horreur aux adolescents, et surtout aux adolescentes, qui n’admettent pas un instant que le jeune premier puisse ne pas jouer avec toute son âme, ne pas ressentir toutes les passions de son rôle. L’idée que Louis II se faisait du théâtre et du métier d’acteur était restée aussi virginale. C’est pourquoi Joseph Kainz n’était pas, à ses yeux, un petit acteur juif, mais le personnage de Marion Delorme sous lequel il lui était apparu pour la première fois. Et jamais il ne l’appela d’un autre nom que celui de Didier.

Si l’imagination de Louis II ne s’était pas éteinte, son cœur, dans la solitude, n’avait pas vieilli davantage. On est surpris de retrouver son amitié pour Kainz aussi vivace, aussi fougueuse que l’avait été autrefois sa passion pour Wagner. Mêmes tête-à-tête, prolongés jusqu’à l’impatience de l’ami, trop chéri à son gré. Même programme de plaisirs interminables lectures, séances de déclamation sans trêve au milieu des familiarités de la vie en commun. Et, chose curieuse, même susceptibilité du roi dès qu’il s’agit de sa dignité et des affaires de l’Etat. Louis II brisait net la conversation lorsque Wagner se permettait de parler politique. Un jour qu’il se plaignait à Joseph Kainz du poids de la couronne, le jeune comédien s’enhardit à donner le conseil d’abdiquer, de remettre la tâche en d’autres mains. Louis II le regarda avec sévérité, le pria de parler d’autre chose. L’imprudent favori avait touché, sans le vouloir, au sujet réservé. Louis II, comme tous ses collègues couronnés, se retrouvait roi au milieu même de ses abandons.

Et ce fut, pendant cinq mois, une orgie de littérature. Louis II écrivait à Kainz des lettres fiévreuses, du style qu’il avait employé avec Wagner. Le comédien n’a d’ailleurs pas manqué de les publier de son vivant. C’est un rappel de toutes les satisfactions que les ouvrages récités en commun ont causées au roi, des remerciements lyriques pour l’acteur à la voix vibrante, mêlés d’effusions idéalistes. Par exemple : « Relisant à l’instant le drame délicieux de Grillparzer, La Vie est un rêve, et les vers de Roustan que, durant ces jours sublimes, vous avez dits à Linderhof avec une ardeur si persuasive, je sentis de nouveau l’inoubliable charme de votre voix divine ! » Un autre fragment d’une lettre de Louis II mérite d’être cité. Le roi dut expliquer à son ami pourquoi il ne voulait le voir en scène que dans les représentations privées. Joseph Kainz, jouant au théâtre de la Cour, à l’occasion d’une cérémonie, s’était flatté de réussir à faire paraître le roi en public ce soir-là. C’eût été, en effet, pour le jeune acteur, un succès personnel, car il y avait des années que Munich n’avait pu voir le roi dans sa loge. Louis II se donna la peine d’exposer tout au long les motifs de son refus. Kainz ne crut pas à ses raisons ou ne les comprit pas. Il commençait, d’ailleurs, à se tenir pour le camarade du roi, et ses familiarités le rendirent bientôt insupportable. Louis II n’était tout de même pas descendu aussi bas qu’on l’affirma plus tard. Les auteurs du rapport parlementaire lui ont reproché ses fréquentations dégradantes : Louis II sut pourtant, jusqu’à la fin, se faire respecter.

L’été venu, il avait décidé de faire un voyage romanesque en compagnie de son favori. Il avait songé d’abord à l’Espagne. Il choisit la Suisse, plus prochaine, le lac des Quatre-Cantons où le souvenir des équipées wagneriennes de sa vingtième année le ramenait. L’amour-propre de Joseph Kainz souffrit dans l’intimité du voyage. Louis II ne consultait assez ni ses goûts ni ses forces, lui imposait des veillées et même des jeûnes extraordinaires. Lorsqu’on était dans un livre, le roi oubliait, et pour lui et pour les autres, l’heure du dîner. L’estomac de Kainz était à l’épreuve en même temps que son orgueil. Tout cela devait finir mal. Louis II eut, un soir, la fantaisie pendant une promenade sur le lac, d’aborder au Rütli, d’y passer la nuit à réciter du Schiller. Il était tard ; Kainz était : las il refusa avec humeur de se mettre aux exercices de déclamation. Louis II, avec cette moquerie dédaigneuse dont il avait le privilège, n’insista pas, souhaita bonne nuit à l’acteur et, regagnant sa barque, abandonna Kainz à ses méditations et à ses remords. Le lendemain, honteux et confus, le comédien se présentait devant son protecteur, qui lui accorda son pardon. Mais le charme était rompu. De retour à Munich, Louis II donnait congé à Kainz, sans aigreur du reste. « Soyez béni de tous les esprits du bien. C’est le vœu cordial de votre bien affectionné », lui écrivait-il en guise d’adieu. Et, par la suite, Joseph Kainz reçut encore quelques lettres d’un enthousiasme chaleureux, mais ni plus ni moins déraisonnable que celui dont Wagner avait eu les prémices.

Comme à Wagner aussi, l’amitié du roi devait porter bonheur à Joseph Kainz. L’homme du drame musical avait été sauvé d’un naufrage presque certain par la faveur du roi de Bavière. La même faveur tira de la médiocrité l’obscur comédien judéo-hongrois, qui poursuivit sa carrière avec le prestige de son aventure de Munich. Et il dut une part de ses succès de théâtre au mystère et à la légende de Louis II.

Le roi, après cette passade, reprit sa vie coutumière. Son secrétaire, son valet de chambre, son coiffeur, ses piqueurs, les simples et loyaux paysans tyroliens qu’il retrouvait dans ses interminables courses à travers la montagne firent désormais son unique société, jusqu’à celle du médecin aliéniste que lui imposa la sollicitude de son oncle Luitpold.

« A partir de 1883, dit M. de Neumayer dans le rapport de la célèbre Commission qui justifia l’internement de Louis II, Sa Majesté cessa de fréquenter des hommes cultivés. » Est-ce bien un signe de folie ? Il reste permis d’en douter. Si Louis II estimait que les « hommes cultivés » sont plus ennuyeux, plus stériles, moins sincères que les natures incultes, de quel droit lui faire ce procès de tendances, le condamner pour une opinion, pour un simple goût ? L’Allemagne, avec cela, est le pays où abondent les « Philistins de la culture », plus redoutables que le Philistin vulgaire, parce qu’ils prétendent au bel esprit. Mais Louis II, dira-t-on, n’était-il pas aussi, dans son genre, un « Philistin de la culture », par le zèle artistique si naïf de ses châteaux, par sa fâcheuse tendance à concevoir la vie comme une suite d’attitudes littéraires ?… Mon Dieu, il y eut de cela sans doute dans le cas de ce prince. Mais nous préférons voir en lui un de ces aspirants malheureux à la civilisation, un de ces impétrants à l’humanité supérieure, rougissant de leur barbarie germanique et touchés par la grâce du génie latin et du style français, que l’Allemagne a toujours produits, même aux époques où elle était victorieuse et le plus sûre d’elle-même.

Pourtant, les « hommes cultivés » de Munich et des environs ne pardonnaient pas à Louis II de se passer si volontiers de leur compagnie. Ils se sont vengés par de terribles médisances. Le roi vivait familièrement avec quelques-uns de ses domestiques. Il se prenait d’affection pour des inconnus. Il faisait assister à ses représentations privées des soldats qu’il avait remarqués pour leur bonne tenue, et il leur montrait son jardin d’hiver ou ces châteaux dont il fermait la porte aux princes et aux archiducs. Il s’amusait parfois à faire revêtir à des paysans des costumes orientaux, à les traiter en pachas tout le long d’une journée. Ou bien il les conduisait dans la hutte de Hunding et leur faisait boire de l’hydromel dans des cornes, à la façon des anciens Germains. Et il s’amusait de leurs mines, des réponses qu’ils trouvaient à ses questions. Il ne faisait guère que raffiner sur le plaisir bien connu de l’intellectuel qui interroge les gens de la terre ou les gens de métier, s’intéresse à leur vie, découvre chez eux des sentiments insoupçonnés, se plaît à leur langage dont la verdeur le réveille Taine a écrit quelque part qu’il préférait la conversation du plombier qui vient réparer une fuite d’eau, à celle du Monsieur qui dîne en ville. Louis II ne faisait pas autre chose. Mais on est allé chercher des explications bien plus frappantes pour l’imagination. On lui a attribué des vices infâmes. Et ce n’est pas seulement dans les libelles ignobles qui s’impriment à Amsterdam ou au Caire, c’est dans de pesants traités de pathologie et sous la signature de « psychiâtres » éminents que ces accusations ont été lancées contre Louis II, sans preuve sérieuse d’ailleurs. Telle a été la vengeance des « hommes cultivés ». Ils ont su tirer parti des apparences autant que des imprudences littéraires et épistolaires du roi.

Louis II fut-il vraiment fou, enfin, parce que, vivant solitaire, il parlait seul et, fidèle à sa manie de théâtre, dialoguait avec des personnages absents ? Certes, le symptôme est grave. Mais tout dépend aussi de la façon dont les choses se passaient. Il arrivait qu’au lieu de lire pendant son repas, — il lisait souvent de bons livres français, — il fit la conversation — en français toujours — avec Louis XIV et Marie-Antoinette, priant le maître d’hôtel de se souvenir qu’il avait à sa table d’augustes personnages. Mais lui-même n’était pas dupe du jeu, ajoutait avec un sourire : Louis XIV et Marie-Antoinette sont les plus agréables des hôtes ils s’en vont dès que j’ai le désir qu’ils s’en aillent. » Reste à savoir s’il est encore permis, à quarante ans, de jouer de cette façon-là, même avec de l’ironie.

Et il ironisait toujours, mais terriblement, quand il abusait de son privilège royal pour tout dire, la vérité à ses ministres, leur secrète pensée aux solliciteurs et aux courtisans : et cela non plus ne lui fut pas pardonné. On l’accusa d’avoir tué un de ses domestiques parce que, dans un mouvement de colère, il avait violemment, — et involontairement peut-être, — serré le malheureux entre deux portes. Et il ordonnait aussi à l’un de ses valets de chambre de ne paraître devant lui qu’avec un masque afin de cacher sa laideur, laideur morale sans doute, plutôt que physique. Un autre devait porter sur son front un cachet de cire en signe qu’il avait l’entendement fermé : jeux de prince shakespearien encore.

Et dans toutes les extravagances des dernières années, qui ressemblaient d’ailleurs parfaitement aux simples excentricités des débuts et qui servirent néanmoins à conclure à la démence, on doit se demander aussi quelle était la part de la plaisanterie. Quand Louis II ordonnait qu’on jetât un ministre, un secrétaire ou un valet aux oubliettes, n’était-ce pas de la raillerie glacée ? On reste libre de le croire, puisque jamais Louis II ne s’étonna de revoir ses condamnés, ne s’enquit du lieu, de l’heure, du détail de l’exécution. Pareillement, lorsqu’il déclarait qu’il finirait par établir chez lui l’étiquette de la cour de Chine, est-on bien sûr qu’il ne s’agissait pas d’une moquerie ?

Mais ce sont peut-être les fantaisies de sa garde-robe qui lui ont fait le plus grand tort. Il y a une façon très sûre de passer pour dément aux yeux du commun : c’est de ne pas s’habiller comme tout le monde. Depuis longtemps, Louis II avait fâcheusement attiré l’attention par l’irrégularité de son costume. Son chapeau de haute forme rehaussé d’une aigrette, sa toque de velours bleu ornée d’un diamant, étaient depuis longtemps considérés comme des détails de toilette très choquants pour le bon sens. Le public de Bavière et même d’autres lieux était tout disposé à admettre qu’un prince qui se coiffait d’une façon si contraire aux usages fût capable de tout.

En somme, au moment où approchait le drame, les manies de Louis II, ses habitudes de misanthrope et de solitaire pouvaient s’être aggravées. On peut noter aussi des troubles nerveux, des hallucinations qui avaient pris un certain développement. Il est exact encore qu’il se croyait quelquefois persécuté. Mais aucun de ces symptômes n’était nouveau. Son impatience, son imagination, gardaient, comme l’a observé un témoin assez pénétrant, M. de Heigel, un caractère beaucoup plus enfantin que maladif. Si Louis II était fou, il l’avait toujours été, et il ne l’était guère plus en 1886 qu’en 1864.

Tout bien pesé, on est en droit de conclure qu’il y a doute. Et que le doute profite donc à Louis II. Son cas reste une énigme, comme tant de cas humains. Il aura eu le dédain suprême de ne pas en donner le mot à la postérité ; plus fort que Néron qui, avant de mourir, découvrit son mystère. Il est seulement fâcheux pour la supériorité du Wittelsbach que Munich ne soit pas une aussi belle scène que Rome.

Il y avait déjà longtemps que la déchéance de Louis II était demandée à Lutz, le ministre libéral qu’il avait de tout temps soutenu contre la droite et qui devait pourtant, à la fin, prêter les mains à l’exécution. Lutz répondait qu’en réalité il n’y avait rien à reprocher au roi, qui continuait à régner en respectant la Constitution. Il ne semble pas, en effet, que la Bavière ait eu à souffrir de l’étrange existence que menait le roi. À partir de 1883, il s’éloigna davantage du détail des affaires : la Constitution ne s’en plaignit pas. À part l’ennui, pour les secrétaires et les courriers, d’aller chercher le roi dans des résidences lointaines et changeantes, quand il s’agissait d’une signature importante à donner, il n’y avait aucun trouble dans le royaume du fait de la folie réelle ou présumée du monarque.

Il y avait seulement une inquiétude ; la question d’argent. De nouveau, la bourgeoisie se tourmentait à Munich, comme au temps de Wagner, parce que le roi dépensait sans compter, parce qu’il avait des dettes, parce qu’on lui attribuait le projet de commencer d’autres constructions, des châteaux encore plus luxueux et plus coûteux que les autres. Louis II, pour une de ses représentations privées, venait de faire monter la Théodora de Sardou avec un luxe de décors et de costumes inconnu dans la petite capitale et qui n’avait pas exigé moins de deux cent mille marks. « Une soirée qui nous revient cher ! » pensait-on à la brasserie. Et puis, l’on redoutait un palais oriental qui serait élevé au bord du Plansee, un château fort gothique auprès duquel Neuschwanstein ne serait rien. La suite de tous ces murmures fut le coup d’État par lequel le prince Luitpold, oncle du roi, prit le pouvoir.


CHAPITRE V

LA TRAGÉDIE DU 13 JUIN 1886


L’épilogue de la féerie approchait.

À côté des fables qui circulaient dans le royaume, ceci, du moins, était vrai : avec une coupable imprévoyance, Louis II avait fini par s’endetter gravement. Ses goûts de luxe, la construction de ses châteaux, ses représentations privées absorbaient chaque année beaucoup plus que les revenus de la Couronne. Loin de se borner, le roi, au contraire, avait des désirs toujours plus coûteux. Les fournisseurs, qui savaient que le risque n’était pas grand, s’empressaient de faire crédit à un aussi bon payeur. Le roi, dédaigneux de l’argent, se laissait dévorer par une malpropre usure.

Un jour vint, pourtant, où des créanciers inquiets se firent exigeants. Ne recevant pas satisfaction, ils recourent au scandale. Grande humiliation pour le roi. Gêne exaspérante en même temps car il entendait ne renoncer, sur aucun point, à son royal train de vie. « C’est un des privilèges de la couronne que le roi n’ait aucun désir à se refuser », disait-il avec une froide netteté. Contre cet aphorisme venaient se briser les respectueuses représentations du ministre des Finances, M. de Riedel. Celui-ci, en 1884, après une étude consciencieuse de la situation, s’était chargé de négocier pour le roi un emprunt de sept millions et demi de marks. Mais, en août 1885, Louis redemandait six millions encore. C’était trop. Le ministre répondit qu’il ne pouvait prendre sous sa responsabilité une affaire aussi grave, et il offrit sa démission. Le roi eut le bon sens de ne pas l’accepter. Il ne s’en livra pas moins à de furieuses colères, parlant de se suicider ou d’abdiquer.

La colère de Louis II contre ses créanciers, contre la Chambre et les ministres parcimonieux, eut des échos qui parvinrent à Munich et dont l’effet fut déplorable pour le roi. À la vérité, l’héritier des Wittelsbach passait à ce moment par les ennuis d’un homme couvert de dettes, harcelé par les usuriers, et, quand il parlait de faire jeter l’huissier de Hohenschwangau à la rivière avec tous les gens de loi, il n’y avait pas besoin de supposer qu’il eût perdu la raison pour expliquer cette manifestation de mauvaise humeur.

Les quatre premiers mois de l’année 1886 furent employés par Louis II à de vaines tentatives en vue de déjouer ses créanciers et de se procurer de nouveau de l’argent. Craignant qu’on n’opérât une saisie dans ses châteaux, il demanda au ministre de l’Intérieur que tous les biens royaux fussent déclarés insaisissables. Le ministre répondit que, pour l’honneur de la Couronne, il n’oserait pas même soumettre à la Chambre un pareil projet. Louis II eut alors l’idée de s’adresser à ses frères les monarques d’Europe, pour trouver les ressources qui lui manquaient. Les portes des palais auxquelles il frappa ne s’ouvrirent point, et le malheureux prodigue ne recueillit partout que des refus polis.

Un scandale d’argent éclaboussant le trône était prochain. En avril, la Chambre avait repoussé les crédits demandés pour le règlement des dettes de la liste civile. Le 5 mai, le Conseil des ministres rédigea une adresse au roi. Il y suppliait Sa Majesté d’arrêter le flot de ses dépenses, de penser au royaume et à la dynastie. Louis II entra dans une violente colère en recevant ces reproches. Et, en réponse à ses ministres, il leur fit savoir qu’il formait un cabinet à son goût, dont le président serait le coiffeur Hope, et les membres l’intendant Hesselschwerdt, des cuisiniers et des piqueurs. Cette fois, s’il y avait ironie, l’ironie était formidable. Qu’il eût ou non parlé avec sérieux, la perte du roi, après cet échec, était décidée.

Ce n’était pourtant pas une opération facile à exécuter que la déposition de Louis II. Il s’agissait de prononcer une double incapacité, celle du roi, de son frère le prince Othon, et de transmettre la régence à leur oncle le prince Luitpold. Mais d’abord, il fallait s’assurer de la personne de Louis qu’on savait assez lucide pour résister, protester, se plaindre hautement, devant son peuple et devant l’Allemagne, de la violence qui lui serait faite. Dans le pays tyrolien surtout, où résidait Louis II, où il était aimé, où le loyalisme était ardent, on pouvait craindre des troubles, une redoutable chouannerie de montagnards. Tout fut organisé avec méthode et avec prudence, mais, comme on va le voir, avec un manque d’égards tout à fait choquant et inélégant peur la personne du malheureux roi.

On a beaucoup dit que la déposition de Louis II avait été voulue et organisée à Berlin. Il est permis d’en douter. Assurément, rien de ce qui s’est passé en Bavière, en 1886, n’a pu se faire sans la permission de Bismarck. Mais en quoi Louis II gênait-il la Prusse ? Ses accès de mauvaise humeur n’étaient ni plus graves ni plus inquiétants que ceux de ses confrères en médiatisation et en vassalité.

Et puis, ceux qui avaient envie d’en finir étaient si nombreux à Munich, qu’il est bien superflu de supposer que la machination avait eu besoin d’être montée à Berlin.

Puisqu’il s’agissait d’organiser une régence, le prince Luitpold, à qui elle revenait de droit, ne refusait pas de la prendre. Il ne manqua certainement pas de promettre à Bismarck qu’il ferait, pour la Bavière, un excellent préfet de l’empereur. Il y avait d’ailleurs longtemps qu’il se préparait à ce rôle, s’efforçant de ne pas se laisser oublier du pays, ayant soin de payer de sa personne et de sa bourse, devançant le roi dans toutes les circonstances. Ce vieillard se comportait gaillardement en héritier présomptif, comme s’il eût prévu qu’il conserverait sa régence jusqu’aux extrêmes limites de l’âge. Quiconque l’a entrevu dans les rues de Munich n’a pu oublier cette physionomie de chasseur de chamois, patient et rusé, ces yeux brillants et perçants, et, au-dessus d’une vénérable barbe de patriarche, ces narines bien ouvertes, respirant largement le plaisir de vivre. Le prince Luitpold avait soixante-cinq ans lorsqu’il exécuta son coup d’État, médité à loisir. Ce fut de l’ouvrage très savamment fait.

Le premier soin du ministère fut de déclarer que Louis II était atteint de folie, et, par conséquent, incapable d’exercer la souveraineté. Une Commission d’aliénistes, qui n’avait d’ailleurs pu examiner le malade, en avait ainsi décidé dans un rapport préalable, écrit dans un style assez réjouissant de médecins de Molière :

« Nous déclarons à l’unanimité : 1° Que l’esprit de Sa Majesté le roi est parvenu à un état de trouble très avancé ; que Sa Majesté souffre de cette forme de maladie mentale, bien connue par expérience des médecins aliénistes, et qu’on nomme « Paranoia ». 2° Considérant la nature de cette maladie, son développement lent et continu, et sa longue durée, qui comprend déjà un assez grand nombre d’années, nous devons la déclarer incurable, et l’on peut même prévoir que, de plus en plus, Sa Majesté perdra ses forces intellectuelles. 3° La maladie ayant complètement détruit, chez Sa Majesté, l’exercice du libre arbitre, il faut La regarder comme incapable de conserver le pouvoir, et non pas pendant une année seulement, mais durant tout le reste de sa vie.

Fait à Munich, le 8 juin 1886
.
« Drs von Gudden, Hagen, Grashey, Habrich. »

Ce certificat rédigé, il ne s’agissait plus que de notifier à Louis II sa déposition, puis de l’interner dans l’une de ses résidences. Linderhof avait été choisi d’abord. La chose faite, une proclamation apprendrait aux Bavarois qu’ils avaient un gouvernement nouveau. Les Chambres, dont on ne doutait pas, ratifieraient le fait accompli.

Le point délicat du programme, c’était de signifier à Louis II sa déchéance.

On imagina de lui envoyer une sorte d’ambassade officielle, composée de ministres d’État, chargée de l’avertir des conclusions rédigées par les aliénistes et de l’inviter à renoncer au trône. Ce devait être, comme dirent avec une ironie cruelle les journaux de Munich, « la dernière audience de Sa Majesté ». Les ambassadeurs étaient le baron de Crailsheim, secrétaire d’État aux Affaires étrangères ; le comte Holnstein, grand écuyer de la cour ; le comte Toerring, conseiller d’État ; le lieutenant-colonel baron de Washington, qui avait été un des rares camarades d’enfance de Louis II ; enfin, quelques personnages officiels de second rang. Escorté de plusieurs infirmiers, le Dr Gudden avait été adjoint à la mission. C’est à ses soins que le roi, considéré désormais comme un malade, devait être confié. On a beaucoup discuté sur le caractère de Gudden, autant que sur les mobiles qui l’avaient poussé à accepter cette tâche pénible. Gudden, en tout cas, ne se dissimulait pas les difficultés au-devant desquelles il allait. Animé par une sorte de pressentiment : « Oui, oui, je reviendrai vivant ou mort » avait-il dit à sa femme à l’heure du départ, sur le ton de la plaisanterie. Quatre jours après, avait lieu la catastrophe.

Le 9 juin, tandis que le baron de Malsen prévenait la reine-mère, par ordre, des événements qui se préparaient, la Commission partait de Munich, comptant surprendre le roi à Neuschwanstein.

Louis II, depuis quelque temps, était averti qu’une intrigue était tramée contre lui. Par qui était-il informé ? On ne sait trop. Par le comte Dürckheim-Montmartin, peut-être, major dans l’armée bavaroise, qui lui était dévoué et auquel il témoignait de la faveur. Dürckheim-Montmartin, nature généreuse et droite, fut son unique ami dans ce moment critique où tous l’abandonnaient. Ce fut lui qui se chargea d’envoyer à Berlin un télégramme où Louis II réclamait le secours de Bismarck preuve supplémentaire du peu de défiance dont Louis II, à tort ou à raison, était animé à l’endroit du chancelier. Celui-ci, dans une conversation qu’il accorda quelque temps avant sa mort à un journaliste, M. Menninger, a confirmé ce détail, en avouant d’ailleurs qu’il avait laissé les événements suivre leur cours :

« Dans ce funeste mois de juin 1886, déclara-t-il à M. Menninger, alors qu’une catastrophe paraissait imminente, le comte Dürckheim, aide de camp du roi, m’informa par un télégramme déposé à Reutte, dans le Tyrol, de la gravité de la situation, implorant mon intervention en faveur de Louis II. Je répondis télégraphiquement au comte Dürckheim : Sa Majesté doit se rendre aussitôt à Munich, se montrer à son peuple et défendre personnellement sa cause devant le Parlement bavarois.

« Je me disais : en effet ou bien le roi est parfaitement sain d’esprit, dans ce cas, il suivra mon conseil ou bien il est réellement fou, et alors il ne réussira pas à vaincre sa répugnance à paraître en public. »

La seconde proposition du dilemme n’était peut-être pas tout à fait juste. En admettant même que Louis II eût possédé la force morale et la volonté nécessaires pour accomplir un tel effort, le moment était-il bien choisi pour rentrer dans sa capitale, où il n’avait plus paru depuis si longtemps ? Toutefois, il mit à profit le conseil de Bismarck. Il se montra aux habitants des environs de Neuschwanstein, causant même affablement avec eux. On le vit priant au calvaire de Hohenschwangau. Le Dr Gerster a raconté que, chargé, dans les premiers jours de juin, de se rendre compte de l’état mental du souverain, il avait été reçu sur-le-champ et qu’il s’était entretenu avec le roi, pendant près de quatre heures, sans qu’il eût remarqué aucun symptôme fâcheux ni dans l’attitude ni dans la conversation de Louis II. Ainsi, jusqu’au dernier moment, des incertitudes persistaient sur la légitimité des mesures qu’on allait prendre contre lui. Mais rien ne pouvait plus faire revenir les conjurés de Munich sur leur décision.

Après avoir soupé et couché à Hohenschwangau, la Commission, en grande tenue, se rendit au petit jour à Neuschwanstein, distant d’environ un kilomètre. Ce matin-là, on devait afficher, dans toute la Bavière, la proclamation du prince Luitpold, en même temps que la Gazette universelle publierait le texte des dispositions arrêtées par le ministère. On comptait donc que tout serait fini dans l’espace d’une journée.

On s’était tout à fait trompé. L’arrivée à Hohenschwangau des représentants du Gouvernement avait été signalée à Louis II. Les paysans, hostiles aux messieurs de Munich, favorables au roi qui préférait leur compagnie à celle des citadins, étaient déjà en révolution. Ceux des domestiques de Neuschwanstein qui ne trahissaient pas leur maître l’avaient prévenu de ce qui se passait. Et puis, une vieille dame de la société de Munich, par hasard grande admiratrice du roi, qui se trouvait à Hohenschwangau, avait reconnu les ministres, s’était informée de leurs intentions et avait couru porter l’alarme à Neuschwanstein. Bien mieux, le comte Holnstein était entré dans les propres écuries de Louis II et, exhibant ses pouvoirs, avait ordonné qu’on tint une voiture prête à partir pour Linderhof. Les piqueurs répondirent obstinément qu’ils n’avaient d’ordres à recevoir que du roi. C’était plus qu’il n’en fallait pour mettre Louis II sur ses gardes. Il prit sur-le-champ toutes les mesures qui étaient en son pouvoir pour résister aux usurpateurs. Il manda par télégramme le fidèle Dürckheim-Montmartin, il réquisitionna les pompiers du canton et posta sous la grande porte de Neuschwanstein les gendarmes préposés à sa garde, avec ordre d’interdire l’entrée à quiconque se présenterait.

Au petit jour, à l’heure des exécutions, comptant réussir par surprise, les commissaires du prince-régent, dans leurs uniformes chamarrés d’or et constellés de décorations, se présentaient à la poterne de l’imposant burg féodal. La respectable admiratrice de Louis II, qui avait passé la nuit, armée d’un parapluie, à veiller sur la personne de son roi, prévint la garde par ses clameurs. Il y avait un grain de burlesque dans le dévouement exalté de cette dame. Mais les commissaires n’étaient pas d’humeur à sentir le comique de la situation et, tout de suite, ils comprirent que l’aventure allait tourner mal. Ils essuyèrent avec impatience les reproches de la singulière sentinelle.

« Monsieur de Crailsheim, jamais je ne jouerai plus du piano avec vous », s’écriait, au dire d’un témoin, la vieille dame de la bonne société de Munich, qui d’une voix aiguë accablait d’injures les ministres et les hauts fonctionnaires, fort contrariés de ce début malencontreux.

Leur inquiétude se précisa lorsqu’en approchant de l’entrée, ils découvrirent les pompiers villageois rangés en bon ordre, et les gendarmes qui croisaient la baïonnette. La déclaration du prince-régent, lue à haute voix, ne produisit aucun effet sur ces braves gens, qui répondirent en invoquant la consigne que leur avait donnée le roi.

Après avoir inutilement essayé de parlementer, les commissaires se retiraient fort déconfits et reprenaient le chemin de Hohenschwangau quand ils se virent entourés soudain par les gendarmes qui arrêtèrent, au nom du roi, MM. de Crailsheim, Holnstein et Tœrring. On les ramena au château. Quelques minutes après, les autres membres de la mission y étaient conduits à leur tour. Ils durent traverser la foule des paysans accourus, dans un mouvement de loyalisme, pour défendre leur souverain. Ces poings montagnards furent bien tentés de lyncher les messieurs en habits dorés. Car c’est le secret de toutes les guerres vendéennes : avec la satisfaction de lutter pour le prince légitime, Jean Chouan se donne le plaisir de combattre l’autorité établie. Heureusement pour les conseillers d’État, pour les aliénistes et leurs auxiliaires, les gendarmes se trouvaient là et protégèrent l’ordre social.

On enferma les envoyés du prince-régent — de l’usurpateur — dans des cellules. Et Louis II n’avait pas manqué d’ordonner les oubliettes, par plaisanterie ou sérieusement, on ne sait au juste mais il était bien imprudent s’il parlait avec ironie au moment où sa raison était en question. Fort ennuyés, assez inquiets, se sentant en outre vaguement ridicules, les commissaires attendaient l’issue de cette aventure. Cependant Louis II, qui était d’abord entré dans une colère facile à concevoir, s’était calmé assez vite et avait renoncé à garder ses prisonniers sous les verrous. Ils furent remis en liberté après deux heures de captivité. Le bailli du lieu s’était employé à calmer les paysans. Néanmoins, pour plus de sûreté, on fit sortir par une porte basse les commissaires, qui, plus morts que vifs, regagnèrent Munich par les voies les plus rapides. Le soir même, devant le prince-régent et leurs collègues du Gouvernement, ils rendaient compte du piteux échec de leur ambassade.

On risquait de se trouver, du jour au lendemain, en présence d’une situation, sinon grave, du moins embarrassante. Louis II, ayant gagné quelques jours de répit, pouvait, ou bien se réfugier à l’étranger, ou bien prendre des mesures capables de créer de sérieux ennuis au régent.

En effet, le roi, désormais assisté de Dürckheim-Montmartin, se préparait à défendre son trône et sa liberté. À Guillaume Ier, il adressait une plainte contre son oncle. Il faisait porter, au delà de la frontière, une dépêche à l’empereur d’Autriche : celle-là, du moins, ne serait pas interceptée. Une contre-proclamation fut rédigée en réponse à celle du prince Luitpold, déclaré rebelle et accusé de haute trahison.

Dürckheim-Montmartin alla plus loin encore. De par le roi, il transmit au major commandant les chasseurs de Kempten l’ordre de se rendre à Neuschwanstein avec son bataillon. C’était un bon commencement de guerre civile. Mais déjà toutes les communications télégraphiques venant de Neuschwanstein étaient interceptées par le gouvernement. Privé de troupes régulières, Louis II comprit que la résistance était inutile. Il licencia ses gendarmes, ses sapeurs-pompiers, ses fidèles montagnards, et, résigné, il attendit les événements. Il repoussa même l’idée de passer sur le territoire autrichien, quoique Dürckheim se portât garant du succès, et que la frontière fût toute voisine du château.

Cependant, à Munich, on était résolu à agir et à interner Louis II au plus vite, brutalement même, sans prendre les formes qu’on avait employées la première fois. Plus de déposition notifiée par une ambassade de hauts dignitaires. Le coup d’État se transformerait en opération de police et d’infirmerie. Un médecin escorté d’infirmiers s’emparerait de la personne de Louis II par stratagème ou par force et conduirait le roi sous bonne escorte au château de Berg. On avait préféré cette résidence à Linderhof, parce que, d’abord, Berg est beaucoup plus près de la capitale, plus facile à surveiller, et puis parce qu’on supposait, assez bizarrement, que la simplicité de ce pavillon exercerait sur Louis II, considéré comme une espèce de Sardanapale, une bienfaisante influence.

Mais on n’avait pas pensé à tout. À Berg, il y a un lac. Et ce lac devait apporter au royal prisonnier sa délivrance par la fuite ou par la mort.

Le 11 juin, le Dr Gudden, accompagné du Dr Müller et de quelques aides, partait pour Neuschwanstein. Cette fois, protégés par des gendarmes, ils purent entrer sans difficultés dans le château. Personne n’en défendait plus l’entrée. Se sentant trahi, abandonné, Louis II avait renvoyé ses derniers défenseurs, leur avait interdit de se compromettre pour sa cause. Il semble qu’à partir de ce moment il songe au suicide, et l’on a pu croire ensuite qu’il s’était noyé volontairement dans le lac de Starnberg. Mais ses tentatives mêmes prouvent que sa volonté n’était pas très ferme, puisqu’il se contenta de demander du poison à son valet de chambre, qui se garda bien de lui en fournir.

Il pensait, mais assez paresseusement, à un genre de mort plus romanesque, au moment précis où le Dr Gudden arrivait. Le roi avait annoncé son intention de se précipiter de la plus haute des tours de son château. Les domestiques prétextaient que l’escalier était fermé et qu’on ne retrouvait pas la clef, lorsque Gudden se présenta. Mis au courant de l’idée du roi, il s’empressa d’en tirer le parti qui s’offrait pour s’emparer sans violence de la personne de Louis II. Et il se réjouissait, professionnellement, de réussir aussi vite, de faire tomber le roi dans le piège vulgaire des infirmeries spéciales.

« Prévenez Sa Majesté que la clef est retrouvée », dit-il au valet de chambre.

Les deux médecins, les infirmiers, qu’on avait gantés de blanc par une attention assez burlesque, s’embusquèrent dans une galerie sombre qui conduisait à la tour. On ne tarda pas à entendre un pas ferme, et la stature imposante du roi parut. Déjà la quarantaine commençait d’alourdir le prince charmant. Les traits si fins, l’ovale délicat de son visage d’adolescent, se fondaient en une molle bouffissure. Mais l’éclat des yeux continuait à animer cette face blême encadrée de cheveux restés très noirs.

Aussitôt que le roi se fut approché de l’endroit où les médecins se tenaient dissimulés, les aides l’entourèrent, coupant sa retraite. Sur son mouvement instinctif de surprise, on lui saisit même les bras pour prévenir toute résistance. Louis II était prisonnier. Et Gudden le lui déclara sans ménagement « Sire, j’ai reçu aujourd’hui la mission la plus triste de ma vie. Quatre médecins aliénistes vous ont observé, et sur leur rapport, le prince Luitpold a pris la régence. J’ai l’ordre d’accompagner, cette nuit même, Votre Majesté au château de Berg. Si Votre Majesté l’ordonne, la voiture sera prête à partir à quatre heures. »

Cette brutalité, l’hypocrisie de ces formules menteuses et contradictoires, arrachèrent d’abord au roi un cri douloureux. Puis, atterré, il s’écria « Que me voulez-vous ? Que signifie tout cela ? » Et il se laissa conduire, muet, la marche mal assurée.

Pourtant, chose curieuse, Louis II reprit très vite sa présence d’esprit. Dissimulation d’aliéné, ou, au contraire, complète possession de soi-même de l’homme sain d’esprit ? Là encore, le doute persiste. Gudden présenta au roi ceux qui allaient devenir ses gardiens. Louis II fut aimable, simple, digne, comme dans son cabinet d’audiences. Il s’entretint tout de suite familièrement avec Gudden. Il lui rappela qu’ils s’étaient déjà rencontrés en 1874, au moment où le prince Othon avait été, lui aussi, enfermé. Le roi parlait même de folie avec une liberté d’esprit entière il s’appliquait visiblement à gagner la confiance de ses geôliers.

« Comment pouvez-vous déclarer que ma raison est atteinte, puisque vous ne m’avez pas observé ? demanda-t-il tout à coup au Dr Gudden.

— Sire, répondit brutalement l’aliéniste, un examen n’était pas nécessaire. Le rapport que j’ai signé avec mes collègues est tout à fait convaincant et suffisant par lui-même. Et combien de temps durera la cure ? demanda le roi sans relever l’observation.

— Sire, il est écrit dans la Constitution que, si le roi est empêché pendant plus d’un an, pour quelque motif que ce soit, d’exercer le pouvoir, une régence doit entrer en vigueur. Une année serait donc le terme le plus court, puisque la régence a été proclamée.

— Les choses pourraient bien aller plus vite. Il en sera de moi comme du sultan Mourad. Ce n’est pas très difficile de faire disparaître un homme.

— Sire, mon honneur me défend de répondre à de telles paroles », répliqua Gudden. Et là-dessus Louis brisa la conversation et demanda à rester seul. Quand on lui répondit que cela était impossible, qu’il serait désormais surveillé jour et nuit, le roi entra de nouveau dans une colère violente, mais qu’il parvint encore à maîtriser.

Il était tout à fait calme lorsqu’il monta, quelques heures plus tard, dans la voiture qui devait le conduire au château de Berg. Un cavalier se tenait à chaque portière c’était une sorte de retour de Varennes. Le roi se soumit à tout. Ses fidèles Tyroliens étaient rassemblés devant Neuschwanstein, tout prêts peut-être à porter encore secours à leur prince. Mais il ne leur adressa aucune parole, aucun appel, comme on l’avait craint un instant. Il se contenta de saluer la foule avec un sourire de résignation. En approchant du lac de Starnberg, il répondit en se découvrant aux ovations des paysans et des touristes. Au dernier relais, il descendit et but longuement de l’eau fraîche. Et c’est aujourd’hui une relique, montrée avec piété par l’aubergiste, que le verre où le roi rafraîchit ses lèvres ardentes. Dans tout ce Tyrol bavarois où Louis II avait passé tant d’années, ce misanthrope avait trouvé le moyen de se rendre populaire. Affable et mystérieux, cet ennemi des citadins avait conquis la montagne. Il aura eu le privilège d’obtenir à la fois le culte des esthètes dans les grandes villes, et celui des cœurs simples dans les hameaux tyroliens. Et son souvenir est resté si vivant que M. de Crailsheim voulant, dix ans plus tard, passer l’été à Schwangau, fut mis en quarantaine et ne trouva personne qui consentît à lui louer sa maison, en punition de la part qu’il avait prise au drame de 1886…

Au château de Berg, Louis II retrouvait les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse. C’est là qu’il avait reçu Wagner, qu’il avait passé ses plus beaux jours d’enthousiasme au temps de son amitié avec « l’Unique ». Berg n’avait pas changé, était toujours encombré de cygnes et de peintures wagnériennes, de copies de bibelots et de tableaux français. Mais les aliénistes en avaient fait en un tour de main une maison de santé savamment organisée avec des guichets aux portes qui permettraient de tenir, jour et nuit, l’auguste malade sous la surveillance de ses gardiens. Louis II s’impatienta de ces mesures, comme de tout ce qui lui signifiait sa nouvelle condition de malade et d’enfermé. Mais pour la troisième fois il s’apaisa, accepta d’être épié, comme il acceptait les figures nouvelles des infirmiers qui remplaceraient désormais son valet de chambre et son coiffeur ordinaires. Ce ne fut sans doute pas le sacrifice qui lui coûta le moins, car l’horreur des visages nouveaux était devenu chez lui une manie. Sa volonté était tellement tendue qu’il réussit, pendant quelques jours, à triompher de toutes ses impressions.

Avait-il, dès les premières heures de sa captivité, conçu un projet d’évasion ? Avait-il reçu du dehors des avis secrets ? Savait-il qu’on travaillait à sa délivrance ? Le mystère ne s’est pas encore levé sur cette partie du drame, mais il est infiniment probable qu’en effet Louis II mit à exécution un plan qui lui avait été suggéré de l’extérieur.

Nous avons eu l’occasion de voir que le roi était porté à l’ironie, d’un naturel quelquefois assez moqueur, malgré ses dons de rêverie et d’enthousiasme. Dans la partie de finesse qu’il joua avec le Dr Gudden, il entra un peu du désir de prendre une revanche sur le spécialiste qui l’avait privé de sa liberté, et qui avait abusé de l’occasion qui lui était offerte de traiter son roi comme un « pur dément ».

Louis II s’appliqua donc à endormir la méfiance de son médecin, et il y réussit très vite. Aux repas, il mit tout son esprit à s’entretenir avec Gudden, Müller et le baron Washington, qui avait été nommé gouverneur du château, c’est-à-dire qu’il était préposé du prince-régent, quelque chose comme l’Hudson Lowe du royal prisonnier. Pendant les promenades dans le parc, Louis se montra docile aux recommandations de Gudden, presque enjoué dans la conversation, de sorte qu’il obtint d’être délivré de la présence d’un infirmier qui, dit-il, l’importunait. Gudden, dès le lendemain de l’arrivée à Berg, était convaincu que le roi se résignait à son sort. « Il est comme un enfant », disait-il au baron Washington. Gudden avait même fini par revenir sur son diagnostic et ne considérait plus Louis II que comme atteint de manies inoffensives.

Le 13 juin, il fit part de ses idées au Dr Müller et lui dit que désormais il serait inutile de le faire surveiller par les infirmiers, pendant ses promenades dans le parc avec le roi. Le Dr Müller n’était pas aussi rassuré, s’efforçait de montrer à son chef les risques de la plus légère imprudence. Gudden répondait de tout. Dans l’après-midi, il télégraphiait à Munich un bulletin de santé d’une concision optimiste « Tout va ici pour le mieux. »

C’est Louis II qui l’avait emporté sur l’aliéniste, dont le jugement devient nécessairement fort suspect, car nous ne savons plus à quel moment il a vu clair quand il a traité Louis II en fou dangereux ou quand il a cru à sa tranquillité d’esprit.

Le Dr Müller se flatte d’avoir distingué que le roi n’était pas aussi tranquille qu’il affectait de le paraître. Il reçut l’aveu des craintes qui hantaient son malade. Louis II, causant avec lui dans la journée même du 13, revint sur les appréhensions qu’il avait déjà manifestées à Neuschwanstein d’être empoisonné, ou bien enfermé pour le reste de ses jours. Son désir de recouvrer l’indépendance n’en était par conséquent que plus vif.

Ce dimanche de Pentecôte, 13 juin, vers la fin de l’après-midi, le roi envoya chercher le Dr Gudden pour la promenade qui était convenue. Le temps était couvert, maussade, et des ondées n’avaient cessé de tomber depuis le matin. Gudden dit aux infirmiers qu’il était inutile que personne le suivît. Il disparaissait bientôt, en compagnie du roi, derrière les sapins du parc.

Gudden avait annoncé que la promenade durerait une heure. À sept heures et demie, le Dr Müller sortait à son tour du château et marchait à sa rencontre. La pluie tombait plus fort, et la nuit était déjà venue. Il s’abrita dans un des pavillons du parc.

Après quelques minutes d’attente, Müller, qui savait combien Gudden était ponctuel, commença de s’impatienter. Bientôt ce fut de l’inquiétude. Il revint au château, envoya deux gendarmes à la recherche des promeneurs. Les gendarmes ne reparaissant pas, il se hâta de prévenir le baron de Washington, et à huit heures et demie tout le personnel du château fouillait le vaste parc. On télégraphia à Munich : « Le roi et le Dr Gudden disparus. » Mais déjà tout le monde était convaincu de leur mort.

À dix heures et demie, un domestique trouva sur le bord du lac, à un endroit où la berge descend en pente très douce, le chapeau et l’agrafe de diamant de Louis II. Un peu plus loin, le parapluie de Gudden et son chapeau. Enfin tout au bord de l’eau, le manteau et la redingote du roi.

On se hâta de détacher une barque. Müller et quelques domestiques s’y jetèrent, scrutant le lac sombre avec des lanternes. Soudain, la rame heurta un corps. C’était celui du roi. Un des gardiens se mit à l’eau pour le hisser dans le canot. Détail à retenir à cet endroit, le flot ne s’élevait qu’à la hauteur d’une poitrine d’homme : le roi n’était pas mort noyé. On continua les recherches dans la nuit. Plus près encore de la berge, et moins loin aussi de la lisière du parc, on découvrit le cadavre du Dr Gudden. Là, le niveau des eaux n’atteignait guère que la ceinture.

On ramena au rivage les deux funèbres trouvailles. Vainement s’efforça-t-on de rappeler le roi et son médecin à la vie. La mort remontait déjà à plusieurs heures. À minuit, on renonçait à tout espoir, et la nouvelle était télégraphiée à Munich. C’était pour le prince-régent et pour les complices de son coup d’Etat, une grave responsabilité qui surgissait. Cette mort mystérieuse devait, justement ou injustement, faire naître contre eux des soupçons. Il n’est pas rare de rencontrer aujourd’hui en Bavière et en France des personnes qui sont convaincues que la mort de Louis II est due à l’un des assassinats les plus notables de l’histoire. Essayons cependant de reconstituer le drame.

Le jour finit. Le roi, plus paisible que jamais, marche à côté du docteur, et, dans ce parc dont les détours lui sont familiers, conduit insensiblement son gardien du côté du lac et aussi du côté de la clôture car la clôture s’arrête où le lac commence, et, en se jetant à l’eau, on peut rejoindre la terre libre, où il n’y a ni infirmiers ni gendarmes et où, selon toute vraisemblance, des amis attendent le prisonnier avec des chevaux, tout prêts à aider sa fuite.

Avec prudence, avec dissimulation, Louis II se rapproche de l’endroit qu’il a choisi. Il a endormi la méfiance professionnelle de l’aliéniste, il a joué le célèbre « psychiâtre », il a gagné en quarante-huit heures la partie de ruse. Tout à coup, voyant que la berge offre une inclinaison favorable, le roi prend son élan, jette son parapluie et son chapeau et court vers le lac. Surpris, Gudden lui permet d’abord de prendre une certaine avance. Puis, revenu de sa stupéfaction, il se met à la poursuite de son prisonnier, le rejoint au bord même du lac et tend la main droite dont un ongle fut trouvé retourné — pour l’arrêter par le col. Du mouvement le plus naturel du monde, Louis II, qui se disposait peut-être à retirer ses vêtements pour se mettre à la nage, laisse son manteau et son habit glisser entre les mains du docteur. C’est une nouvelle avance gagnée. Pourtant Gudden, plus vif que le roi, dont l’eau retarde la marche, reprend la poursuite, rejoint au bout de quelques pas le prisonnier confié à sa garde. Alors une lutte terrible s’engage. Les combattants ont de l’eau à mi-corps. C’est, à la fin, le roi, plus robuste et plus grand que son adversaire, qui parvient à le terrasser et qui le noie de sa propre main. Le visage du médecin était meurtri, méconnaissable on suppose que le roi l’avait labouré de coups à l’aide d’une lorgnette qui ne le quittait jamais.

Délivré de son geôlier au prix d’un assassinat, Louis II avait-il l’intention de se noyer, d’en finir par un suicide ? C’est la version que donne le rapport officiel des événements, tel que le présenta le Gouvernement de Munich. Mais il est malaisé de l’admettre. Pour se noyer, il eût fallu que Louis II se dirigeât droit devant lui, vers le milieu du lac où les profondeurs sont plus grandes. Il y avait encore assez de jour pour que Louis II ne pût se tromper. Or, à partir de l’endroit où la lutte avait laissé de profonds vestiges sur le sable et la vase, on nota que les traces marquées par les pas de Louis II allaient vers la gauche, tendaient à se rapprocher de la lisière du parc. C’est donc bien d’une tentative de fuite qu’il s’agissait. Habile nageur, Louis II comptait gagner la rive, de l’autre côté du mur de clôture. À la place où s’arrêtaient ses pas et où flottait son corps, on dut constater qu’un homme d’une taille aussi élevée que la sienne ne pouvait se noyer qu’en se couchant dans l’eau. Supplice bien superflu si l’on songe que, quelques mètres plus loin, le lac de Starnberg présente des profondeurs où il eût tout de suite perdu pied.

D’ailleurs, l’autopsie révéla que Louis II n’était pas mort d’asphyxie, mais de congestion. Les émotions des journées précédentes n’avaient pas manqué de l’ébranler. Et, à la suite d’un tel choc, le terrible combat qu’il venait de livrer, le refroidissement provoqué par les eaux glacées de ce lac alpestre forment autant de circonstances qui suffisent amplement à expliquer le phénomène, aussi naturel que l’hypothèse du suicide semble invraisemblable. Peut-être admettra-t-on aussi que Louis II soit mort d’une blessure que Gudden lui aurait portée en se défendant et dont le récit officiel se serait bien gardé de faire mention, de crainte de confirmer les bruits d’assassinat. Mais aucun des acteurs de ce drame n’a survécu pour en dire le secret.

Ainsi Louis II serait mort au moment de reprendre sa liberté, d’ajouter un épisode plus singulier encore que les autres au conte féerique de sa vie. Le Gouvernement bavarois a préféré adopter la thèse du suicide parce qu’il fallait, en adoptant la version la plus vraisemblable, admettre aussi la thèse de la fuite. Et la question se posait alors de savoir quels étaient les complices qui attendaient Louis II derrière les murs du parc de Berg, qui l’avaient averti de leur présence. On a dit et écrit que l’impératrice Elisabeth elle-même avait organisé cet enlèvement, essayé d’arracher aux geôliers son ami, son âme-sœur : la « Colombe » rendait service à « l’Aigle ». Peut-être saurons-nous un jour si vraiment la plus tragique des impératrices a voulu ajouter ce chapitre aux aventures royales du siècle. Mais le mystère continue de planer sur la mort de Louis II, et nous ne croyons pas que les déductions les plus raisonnablement formées réussissent jamais à convaincre personne que Louis II est mort, non par assassinat ou par suicide, mais d’un simple coup de sang, en voulant fuir un château transformé en maison de santé.

Ainsi mourut Louis II dans la mystérieuse et sanglante tragédie du lac de Starnberg. Quel cinquième acte d’une vie romantique !

Cet épilogue venait à point pour consacrer la légende qui commençait à se former autour du roi de Bavière. À Munich, l’opinion fut retournée. Quand on connut la nouvelle de cette agonie, on en fit remonter la responsabilité au prince-régent. La sympathie se réveilla pour Louis II. Une certaine effervescence courut même la ville, toujours restée frondeuse, et le prince Luitpold, qui décidément avait du goût pour la manière forte, fit arrêter ceux qui disaient trop haut qu’il avait commis une mauvaise action. De nos jours encore, bien des Bavarois reprochent au régent d’avoir sur la conscience la mort de ce neveu dont il a pris le palais et la couronne.

Le Gouvernement s’empressa d’ailleurs de justifier et de légaliser ses actes. Médecins et juristes démontrèrent à l’envi que tout s’était passé selon les règles et le plus correctement du monde. La Faculté s’empara du cadavre du roi et, à la suite de l’autopsie, proclama, dans un rapport circonstancié, que Louis II était malade de corps et d’esprit, et fou, non pas une fois, mais au moins trois ou quatre, comme le prouvaient toutes les irrégularités, excroissances, anomalies et asymétries qu’elle avait découvertes dans son cerveau. À la Chambre, ce fut le ministre Lutz en personne qui se chargea de prouver que le souverain auquel il devait son élévation était un dément pur et simple, qu’il avait fallu déposer et enfermer pour éviter les catastrophes. Une Commission parlementaire rédigea un nouveau rapport qui concluait à une approbation sans réserve du Gouvernement. La Chambre s’empressa de ratifier l’établissement de la régence.

Mais on rendit à la dépouille de Louis II, cruellement disséquée par les aliénistes, autant d’honneurs qu’on lui en avait refusé dans les derniers jours de sa vie. On donna à ses funérailles la pompe et le cérémonial traditionnels. Son cœur fut porté dans la basilique d’Altœtting et placé dans une urne d’or, comme ceux de tous les Wittelsbach qui l’avaient précédé sur le trône.

On raconte qu’à la nouvelle de sa mort, des montagnes de fleurs, de couronnes, s’amoncelèrent autour de son cercueil. Il en venait de toutes les contrées de l’Europe, il en venait d’Amérique même. Les femmes surtout rendaient hommage au roi vierge, dont on disait qu’il n’avait fui l’amour que pour le mieux respecter. C’était la légende de Louis II, le conte bleu du prince charmant, amoureux des clairs de lune, roi du rêve, de l’art, de la beauté, qui s’emparait du monde. Et cette mort, si émouvante pour les imaginations, survenait en pleine apothéose de l’art de Wagner, au moment où triomphait cette « musique de l’avenir » que Louis II avait protégée, encouragée, presque révélée, à laquelle il avait associé son nom. Louis II recevait sa part légitime du culte wagnérien. Le mouvement de générosité et d’idéalisme par lequel il avait ouvert son règne portait ses fruits et sa récompense.

La littérature de tous les pays allait faire de Louis II son héros. Les symbolistes, dont commençait la vogue, ne devaient pas tarder à l’exalter, les psychologues à l’étudier, à l’expliquer, à entourer son histoire de vigilants commentaires. En France surtout, les poètes, les romanciers, tressaient à Louis II une belle couronne. Cependant, l’Allemagne restait indifférente, abandonnait l’histoire de Louis II aux curiosités vulgaires, la rejetait dans un romanesque inférieur. L’auréole wagnérienne elle-même ne réussissait pas à intéresser les Allemands à la personne de Louis II.

Mais nous, Français, ne devons-nous pas garder de la reconnaissance à ce confédéré de l’Empire, pour le témoignage qu’il a porté en faveur de la primauté de notre civilisation et de nos arts ? Louis II se sera trouvé d’accord avec le plus célèbre écrivain allemand de l’âge nouveau pour préférer l’esprit français à l’esprit germanique, pour avertir l’Allemagne qu’elle retournait à la barbarie en rejetant la tutelle du goût français. Frédéric Nietzsche a donné ses raisons : Louis II a construit ses châteaux. Ce n’était évidemment pas assez pour nuire à la solide construction politique qui avait été l’œuvre de Bismarck. Mais livres et palais resteront comme des témoins. Et nul ne sait si l’avenir ne dira pas que Louis II, admirateur de la France comme un simple adhérent de la Ligue du Rhin, au lieu d’être un retardataire a été un précurseur.


FIN


II. — 
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IV. — 
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