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Mémoires secrets de Bachaumont/1770/Octobre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 215-226).
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Octobre 1770

1er Octobre. — L’auteur de l’Examen critique de la vie et des ouvrages de saint Paul[1] vient de répandre une Histoire critique de Jésus-Christ, ou Analyse raisonnée des évangiles[2], avec cette double épigraphe : Ecce homo, et plus bas : Pudet me humani generis, cujus mentes et aures talia ferre potuerunt. Saint Augustin. On parlera plus amplement de cet ouvrage remarquable, qui est précédé de la fameuse Épître à Uranie, qu’on sait être de M. de Voltaire. Il la composa en 1732, et la dédia à madame la comtesse de Rupelmonde, dame de palais de la reine. On ne pouvait mieux ouvrir cet ouvrage impie que par une pièce de poésie qui y a beaucoup de rapport, et qui lui sert comme de texte.

3. — On raconte que M. le duc de La Vrillière ayant, en présence de M. le duc de Chartres, annoncé qu’il était surprenant que M. de La Chalotais ne se fût pas rendu aux propositions avantageuses qu’on lui avait faites de la part du roi, le prince avait relevé ce propos, et déclaré, au contraire, qu’il estimait beaucoup le magistrat d’avoir préféré son honneur et sa justification à toutes les faveurs et grâces de la cour : sur quoi le duc ayant répliqué qu’il était surpris du propos de monseigneur, M. le duc de Chartres lui a fermé la bouche en lui faisant sentir tout le mépris que lui inspirait cette surprise qu’il osait lui témoigner aussi indécemment. Cette conversation du prince a fait grand plaisir à ceux qui l’ont apprise, et annonce une âme juste et sublime.

4. — Le sieur Boré, banquier très-connu, protestant, étant mort ces jours passés, a été enterré sans difficulté par M. le curé de Saint-Eustache, paroisse du défunt. Cet événement, qui scandalise beaucoup les dévots, est la suite, à ce qu’ils prétendent, de l’adresse du testateur, qui, dans le préambule de son acte, après avoir recommandé son âme à Dieu et son corps à la terre, après avoir sollicité pour lui les prières de M. le curé, lui lègue pour les pauvres de sa paroisse une certaine somme. Le curé ayant trouvé ce testament très-catholique, a accordé tous les honneurs funéraires à ce banquier, quoiqu’il fût notoirement de la religion réformée, qu’il n’eût point reçu les sacremens de l’Église, et qu’il fût mort sans avoir fait aucune abjuration.

6. — Tout le monde n’est pas enthousiaste de M. de Voltaire, et il est des gens qui, en rendant justice à ses talens, ont une horreur invincible pour sa persome. On cite une épigramme[3] sur sa statue dont on voit l’esquisse chez le sieur Pigalle, éclose, sans doute, sous la plume d’un des détracteurs de ce grand homme.

7. — Le bruit ayant couru que M. le comte de Saint-Florentin, depuis qu’il est revêtu de sa nouvelle dignité[4], cherchait à se donner des descendans à qui la transmettre, et en conséquence devait épouser mademoiselle de Polignac, on a vu avec surprise l’épigramme suivante, insérée dans des bulletins de nouvelles, que paraît autoriser la police. Voici cette épigramme :

Des cafés de Paris l’engeance fablière,
Qui raisonne de tout et ab hoc et ab hac,
Sur ses prédictions rédigeant l’almanac,
Sur seDonne pour femme à La Vrillière
Sur seLa fille du beau Polignac.
« Ah ! si l’ingrat jamais avait cette pensée,
S’écria Sabbatin, se frappant l’estomac,
Sur seJ’étranglerais, comme une autre Médée,
Tous ces Phelypotins, soi-disant de Langeac. »

8. — Dans les petits soupers que fait M. le duc d’Orléans avec mademoiselle Marquise, aujourd’hui madame de Villemonde, on se livre à cette aimable gaieté, à cette liberté franche qui fait l’âme de la société, et que les princes seraient trop malheureux de ne pas connaître. Les gens de lettres qui ont l’honneur d’y être admis, excités par tout ce qui peut aiguiser l’esprit, y produisent d’ordinaire des bons mots, des saillies, des chansons délicieuses. On parle d’une, entre autres, faite dans un de ces festins, où l’on retrace d’une façon naïve les amours des héros de la fête[5].

9. — Il passe pour constant que le magnifique carrosse de madame la comtesse Du Barry, dont on a parlé, est à vendre. On n’en sait pas exactement la raison. Les uns prétendent qu’elle n’en est pas contente, et qu’il ne lui a pas paru assez achevé ; d’autres disent que le roi, au contraire, l’a trouvé trop beau, et ne veut pas qu’elle s’en serve. On ajoute que la critique de Sa Majesté avait occasioné une petite bouderie de la part de la dame. Quoi qu’il en soit, il paraît sûr qu’elle veut s’en défaire, et l’on ajoute que le prix n’est que de 15,000 livres, ce qui serait une grande perte pour madame Du Barry, si cette voiture en a coûté 50,000, comme on l’a débité. Il est des gens qui assurent que c’est un présent que M. le duc d’Aiguillon a fait à cette dame en faveur des bons offices qu’elle lui a rendus dans son procès ; c’est ce qu’il faut supposer pour entendre quelque chose à l’épigramme suivante.


Pour qui ce brillant vis-à-vis ?
Est-ce le char d’une déesse,
Ou de quelque jeune princesse ?
S’écriait un badaud surpris.
— Non, de la foule curieuse
Lui répond un caustique, non :
C’est le char de la blanchisseuse
De cet infâme d’Aiguillon.

12. — On a pu lire dans quelques ouvrages périodiques la traduction du De profundis de la façon du sieur Piron, et les gens religieux se sont applaudis de voir un aussi grand homme faire un retour vers Dieu et reconnaître que hors le salut tout est vanité, et qu’il n’y a de plaisir et de vrai bonheur que dans une conscience timorée. Ce fameux poète vient de rendre à notre sainte religion un hommage moins éclatant, mais qui n’en paraît que plus édifiant et plus sincère ; il a écrit, au bas d’un crucifix qu’il a dans sa chambre, le quatrain suivant :


<poem<De l’enfer foudroyé quels sont donc les prestiges ! De ta religion en ce signe éclatant Contemple, ô chrétien, à la fois deux prodiges : Un Dieu mourant pour l’homme, et l’homme impénitent. </poem>

13. — Dans le vieux château de Chaource, près de Bar-sur-Seine, on a trouvé d’anciens statuts d’un ordre établi autrefois par une comtesse de Champagne, sous le nom de l’Ordre de la Constance. Des gentilshommes du canton se sont réunis pour le faire revivre, et ont élu grande maîtresse la dame du lieu, connue par sa bienfaisance envers ses vassaux. Elle donne à ceux qu’elle admet un cœur de diamant attaché à un ruban bleu, que les hommes ainsi que les femmes portent à l’instar de l’Ordre du Mérite. La roture, comme la noblesse, y est reçue, sans qu’il soit besoin de faire preuve de service. Le désir où l’on est de rétablir cet ordre ancien de galante chevalerie a fait nommer des députés pour solliciter des lettres patentes, afin de lui donner une forme stable et authentique, et qu’il n’ait pas le sort éphémère de l’Ordre de la Félicité, qui est tombé dans l’avilissement, et qui n’existe plus.

15. — L’officier du régiment d’Anhalt, dont on a rapporté l’aventure[6], n’est point mort de ses blessures, et il va autant bien que peut le permettre son état. On croit qu’il en deviendra. Il tient fort à la vie aujourd’hui, et se repent beaucoup de l’excès auquel il s’est porté. Voici son histoire. Il se nomme M. le baron de Waxhen : il était allé au Wauxhall quelques jours avant sa catastrophe. M. de Létorière, petit-maître très-renommé par sa figure, ses bonnes fortunes et sa valeur, lui avait marché sur le pied imprudemment, et lui avait fait toutes les excuses convenables et usitées en pareil cas. Il croyait en être quitte : mais le soir il reçoit un billet du baron, qui lui demande en grâce de passer chez lui le lendemain matin pour affaire importante. M. de Létorière s’y rend, et trouve cet homme dans son appartement, illuminé comme un jour de bal. Il lui demande ce dont il est question ? Celui-ci lui témoigne combien il est offensé de son impertinence. Le Français renouvelle ses protestations de n’avoir voulu l’offenser en rien, et lui donne là-dessus l’alternative en bon et franc militaire. M. de Waxhen, après beaucoup d’explications, paraît satisfait, et laisse partir son adversaire. Il est tourmenté bientôt après de nouvelles inquiétudes, et va trouver un ministre étranger, de ses amis, auquel il conte son aventure et qu’il consulte. Celui-ci lui rit a nez, le rassure, et lui promet de l’avertir s’il court sur son compte aucun mauvais propos à cette occasion. Il croit le baron calmé ; mais la tête tourne à celui-ci, et il se porte à la cruelle extrémité dont on a rendu compte.

16. — Épigramme sur la statue de M. de Voltaire.

Le moJ’ai vu chez Pigalle aujourd’hui
Le modèle vanté de certaine statue :
À cet œil qui foudroie, à ce souris qui tue,
À cet air si chagrin de la gloire d’autrui,
Je me suis écrié : ce n’est point là Voltaire ;
C’est un monstre… Oh ! m’a dit certain folliculaire,
Le moSi c’est un monstre, c’est bien lui.


17. — Épître à mademoiselle Dervieux,
À l’occasion des vers que mademoiselle Guimard avait fait faire contre elle.

Sur ton compte un mauvais fragment,
Ô Dervieux, court en ce moment.
Crois-moi, ris d’une âcre furie
Qui de ta douceur se prévaut.
Auprès d’elle ton vrai défaut
Est de plaire, lorsqu’on l’oublie.
Monotone et sans grand talent,
Ses pas ne sont que des grimaces
Qu’un admirateur ignorant
Prend pour d’inimitables grâces.

Nymphe chantant à bon marché,
Sa voix qui sent la quarantaine,
Cette voix de chat écorché
Ose parfois glacer la scène.
Actrice au pays des pantins,
Dévote et courant l’aventure,
Buvant du vin outre mesure,
Devant à Dieu comme à ses saints,
Elle se fait bâtir un temple[7].
Sur le fronton de son hôtel,
On mettra, pour servir d’exemple :
À la déesse de b……
Guimard en tout n’est qu’artifice,
Et par dedans et par dehors ;
Ôtez lui le fard et le vice,
Elle n’a plus ni âme ni corps[8].
Je vais vous tracer son esquisse,
Je vous la peindrai dans son beau :
Elle a la taille d’un fuseau,
Les os plus pointus qu’un squelette,
Le teint de couleur de noisette,
Et l’œil percé comme un pourceau ;
Ventre à plis, cœur de maquereuse,
Gorge dont nature est honteuse ;
Sa peau n’est qu’un sec parchemin
Plus raboteux que du chagrin,
Sa cuisse est flasque et héronière,
Jambe taillée en échalas,
Le genou gros sans être gras,
Tout son corps n’est qu’une salière.

Que vous dire du gagne-pain
Qui la rend si sotte et si fière ?
On sait que ce n’est pas un nain :
Vieille boutique de tripière,
Vaste océan, gouffre profond,
Les plongeurs les plus intrépides
N’en peuvent atteindre le fond.
Hideux présent des Euménides,
Chemin des pleurs et des regrets,
C’est le tonneau des Danaïdes,
Il ne se remplira jamais.


18. Chanson faite dans un souper chez M. le duc d’Orléans.

Voulez-vous que de Fanchette,
Je vous parle, mes enfans ?
La petite est si drôlette,
Ses appas sont si friands !
SeC’est que je la baise,
SeC’est que je suis aise,
SeC’est que je suis, ma foi,
SePlus content qu’un roi !

Fanchette, sans être belle,
À dans son minois lutin,
Un tour qui nous ensorcelle,
Je ne sais quoi de si fin,
SeQue quand je la baise
SeC’est, etc.

Sa bouche est comme une rose
Au moment d’épanouir :
Quand la mienne s’y repose,
Dieux, que je sens de plaisir !
SeC’est que je la baise,
SeC’est, etc.

Sous le voile du mystère
Cachons ses autres appas :
Amour dit qu’il faut les taire ;
Mais quand je suis dans ses bras,
SeC’est que je la baise,
SeC’est, etc.

Fanchette, reconnaissante,
Me rend amour pour amour ;
Avec un air qui m’enchante
Dans mes bras elle, à son tour,
SeC’est qu’elle me baise,
SeC’est que je la baise,
SeC’est que je suis, ma foi,
SePlus content qu’un roi !

19. — On prétend que des vues politiques se sont mêlées à l’établissement du Colysée, et qu’on aurait quelque envie d’y exécuter le Parthénion annoncé dans le singulier livre de M. Rétif de La Bretonne, dont on a parlé il y a un an[9], publié sous l’autorité du Gouvernement, et qui a paru sous le titre de Pornographe. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on pratique dans l’intérieur de ce bâtiment une multitude de cabinets et de cellules qu’on prévoit ne pouvoir convenir qu’à des tête-à-tête amoureux. Au surplus, ce lieu serait infiniment trop petit pour remplir un aussi vaste projet que celui annoncé par le grave écrivain en question ; mais on remarque aussi que ce bâtiment-ci a des pierres d’attente de toutes parts, Propres à l’agrandir quand on voudra.

22. — On a rapporté dans le temps[10] une lettre très-courte, mais très-piquante de l’abbé Morellet contre M. le comte de Lauraguais, insérée avec affectation dans plusieurs ouvrages périodiques. Les amis de cet écrivain ont tremblé pour sa personne, quand ils ont vu le silence du seigneur maltraité ; ils ont cru qu’il se vengerait peut-être d’une façon plus durable et plus digne de lui. On ne sait ce qui a empêché M. de Lauraguais d’en venir à des extrémités que paraissait s’être attirées son adversaire : il se contente de faire paraître aujourd’hui une Lettre de soixante-douze pages au sieur Dupont, auteur des Éphémérides, un des écrits où la lettre de l’abbé Morelet est consignée, et il couvre l’une et l’autre victime de ses sarcasmes. On conçoit aisément qu’un pareil ouvrage peut plus avoir d’intérêt que pour ceux qui connaissent les personnages. Du reste, on est toujours fâché de voir M. de Lauraguais prodiguer autant d’esprit pour aussi peu de chose, et noyer cet esprit dans un fatras de phrases qui l’émoussent entièrement, et le font disparaître aux yeux du lecteur.

23. — L’enlèvement de M. Dupaty, avocat-général du Parlement de Bordeaux, fait rechercher l’arrêté de cette cour qu’on attribue à ce jeune magistrat, et qu’on dit être un chef-d’œuvre d’éloquence.

30. — On raconte que le sieur de La Harpe s’est trouvé à dîner, il y a quelques jours, avec le sieur de La Beaumelle. On sait combien celui-ci est ennemi déclaré de M. de Voltaire, et que l’autre, par politique, affecte d’être un de ses plus zélés adorateurs. Cependant ces deux champions se sont fait beaucoup de politesses, et le sieur de La Harpe, en quittant le sieur de La Beaumelle lui dit : « Croyez que je suis comme Atticus, qui ne prit aucune part dans la guerre entre César et Pompée. » On rapporte cette anecdote pour faire voir la vanité de ce ce petit poète, et combien il met d’importance à son amitié.


31. — Remontrances de saint Louis au Parlement.

De par tous les amis du trône,
Aux gens tenant le Parlement
Et respectant peu la couronne,
Saint Louis remontre humblement,
Que ce n’est point l’usage en France
Que des sujets contre le roi
Fassent, en réclamant la loi,
Acte de désobéissance ;
Qu’il est honteux que la balance,
Du sceptre usurpant le pouvoir,
Ose, au mépris de son devoir,
Fomenter avec insolence
Des troubles dont la violence
À compromis la vérité ;
Qu’il est honteux que le silence
Imposé par l’autorité,
Soit taxé par l’indépendance
De faveur et d’iniquité ;
Que c’est un dangereux système
D’oser, chez un peuple soumis,
Se jouer du pouvoir suprême
Et lever sur le diadême
Le glaive effronté de Thémis ;
Que ce système abominable
Ferait horreur à des Anglais,
Qu’il paraît à tout bon Français
Une extravagance exécrable,
Digne de ces temps abhorrés
Où l’on vit un moine coupable
Séduit et poussé par degrés
Au forfait le plus détestable ;

Que, pour obvier à ces maux,
À Bicêtre il faudrait conduire
Tous ceux qui s’efforcent d’induire
La France en des troubles nouveaux,
Et par quelques faibles cerveaux
Se laissent mener et séduire.

Telles sont, gens du parlement,
Les vérités qu’en conscience
À cru, sur votre extravagance,
Devoir vous offrir humblement
Le plus grand roi qu’ait eu la France.

On voit que cette pièce ne peut sortir que de la plume de quelque Aiguilloniste, c’est-à-dire d’un partisan outré du despotisme.

  1. V. 2 septembre 1770. — R.
  2. Par le baron d’Holbach. (Amsterdam, M.-M. Rey) 1770, in-8°. — R.
  3. Peut-être s’agit-il de ce couplet :

    Voici l’auteur de l’Ingénu :
    Monsieur Pigal le montre nu ;
    Monsieur Fréron le drapera.
    MonsieurAlleluia !

    — R.
  4. Il venait d’être créé duc de La Vrillière. — R.
  5. V. 18 octobre 1770. — R.
  6. V. 26 septembre 1770. — R.
  7. V. 3 décembre 1772. — R.
  8. Ces quatre derniers vers sont une imitation de ce quatrain de Charleval sur les coquettes :

    Ces belles ne sont qu’artifice
    Et par dedans et par dehors :
    Ôtez-leur le fard et le vice,
    Vous leur ôtez l’âme et le corps.

    — R.
  9. V. 19 juillet 1769. — R.
  10. V. 1er mai 1770. — R.