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Mémoires secrets de Bachaumont/1770/Septembre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 198-215).
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Septembre 1770

1er Septembre. — L’Éloge de Marc-Aurèle fait un bruit du diable. On trouve bien extraordinaire que dans le sanctuaire de l’Académie, protégée par le roi, dans son palais, un membre de cette compagnie ait osé avancer les propositions les plus hardies, fronder le gouvernement actuel avec tant de dureté, et inculper, ce semble, tous des ministres, par des apostrophes et des allusions dont on ne peut méconnaître le sens et les rapports.

2. — Tandis que le Parlement proscrit les ouvrages dangereux dont il a été rendu compte par M. Séguier, l’incrédulité ne cesse d’en répandre de nouveaux, toujours tendant au même but, et remplissant le système réfléchi des ennemis conjurés de la religion, pour, après l’avoir attaquée dans son tout, la détruire successivement dans ses parties. Il nous est arrivé de Hollande depuis peu Examen critique de la vie et des ouvrages de saint Paul, avec une Dissertation sur saint Pierre[1]. Ces deux écrits, qu’on attribue dans le titre à feu M. Boulanger, n’ont pas les grâces et l’enjouement des productions de M. de Voltaire en ce genre-là, mais sont nourris d’une érudition profonde, et soutenus d’une logique contre laquelle il est difficile de résister, sans la grâce spéciale d’une foi vive et aveugle.

3. — Anecdotes sur Fréron, écrites par un homme de lettres à un magistrat qui voulait être instruit des mœurs de cet homme. Tel est le titre de ce misérable pamphlet, imprimé, en 1769, dans le second volume des Choses utiles et agréables. C’est une atrocité effroyable contre la famille, les mœurs, et la réputation de cet auteur. On y dévoile ses divers croupiers, savoir : MM. l’abbé de La Porte, l’abbé Du Tertre, ex-Jésuite, de Caux, de Rességuier, Palissot, Bret, Berlan, de Bruix, Dorat, Louis, Bergier, d’Arnaud, Coste, Blondel, Patte, Poinsinet, Vandermonde, de Sivry, Leroy, Sédaine, Castilhon, Colardeau, d’Éon de Beaumont, Gossard, etc. Il y a quelques coups de patte pour plusieurs de ces messieurs, mais légers ; M. Dorat surtout n’est que nommé, et il n’y a pas d’apparence que sa bile se soit allumée au point de produire l’épigramme qu’on lui attribue[2]. Du reste, on reconnaît parfaitement M. de Voltaire[3], au style et à ce talent particulier qu’il a pour dire des injures.

4. — On commence à voir dans l’atelier du sieur Pigalle une esquisse de la figure entière de M. de Voltaire. Il est représenté nu, assis, tenant un rouleau d’une main, et une plume de l’autre. Il paraît que cette manière de le poser n’agrée pas au public, et ce n’est pas le dernier effort de l’artiste, qui essaie les différentes attitudes pour faire valoir davantage ce squelette, sujet ingrat pour le statuaire.

5. — Le sieur d’Alembert, ce philosophe si célèbre dans l’Europe, frappé de vapeurs et d’étourdissemens, doit faire incessamment un voyage en Italie avec Condorcet. On espère que la beauté du climat, la diversité des lieux et la multitude de chefs-d’œuvre en tout genre que va voir ce grand homme, dissiperont la mélancolie dont il est atteint.

6. — Il y a une grande fermentation dans le corps des encyclopédistes et des partisans de M. de Voltaire contre M. Séguier, avocat-général. Le Réquisitoire de ce magistrat leur déplaît beaucoup d’abord, en ce que dans les seuls livres, au nombre de sept, qu’il a dénoncés à la cour, il ait affecté d’en choisir un[4] du dieu de la littérature, auquel on travaille actuellement à dresser une statue ; en second lieu, en ce qu’il n’a pas traité plus doucement les gens de lettres, les Académiciens ses confrères, et qu’il s’est permis contre eux des déclamations, vagues il est vrai, qui ne caractérisaient personne en particulier, mais que les moins instruits sentent cependant tomber indirectement sur les encyclopédistes.

7. — L’Académie Française a tenu hier sa séance publique pour la réception de M. l’archevêque de Toulouse, élu à la place de M. le duc de Villars. L’assemblée était très-brillante en femmes, en évêques et en grands seigneurs. On a trouvé le discours du récipiendaire très-médiocre. Il a été court : on y a remarqué quelques transitions heureuses, entre autres la dernière, où, sous le prétexte de l’impatience qu’il voyait dans le public d’entendre M. Thomas, le directeur, il s’est arrêté et a fini.

En effet, le discours de M. Thomas a produit une grande sensation, et malgré les longueurs, les écarts, les digressions, il a été reçu avec beaucoup de transports. On y a trouvé un détail sur l’esprit des affaires, qui a paru neuf ; un parallèle de l’homme de lettres de la ville avec l’homme de lettres de la cour. Mais on a surtout applaudi à la sortie vigoureuse qu’il a faite contre ces hommes en place qui, ayant désiré, par amour-propre, d’être admis dans le sein de l’Académie, la trahissent en calomniant les lettres et leurs sectateurs. En rendant justice à quelques grands qui ont eu le courage de défendre leurs confrères Académiciens opprimés, il a flétri d’une ignominie durable les âmes lâche et pusillanimes qui n’auraient pas la même force ; les courtisans hypocrites, qui désavouent en public des hommes qu’ils estiment en secret ; des hommes vendus à la faveur, qui lui soumettent tout, jusqu’à leur génie, et concourent à éteindre des lumières que redoute le despotisme. On a prétendu que les divers hors-d’œuvre du discours de l’orateur n’avaient été placés que pour amener insensiblement celui-ci, et faire rougir, s’il était possible, M. Séguier du rôle indigne qu’on lui reproche d’avoir joué dans la dénonciation, dont il avait été chargé au Parlement, des livres scandaleux contre lesquels le clergé se soulevait. On a remarqué en effet beaucoup d’embarras dans cet Académicien, qui était présent, et qui pendant toute la tirade faisait une très mauvaise contenance. Quoi qu’il en soit, ce discours, malgré ses défauts, est peut-être le plus plein, le plus éloquent, le plus philosophique, qui ait été fait en pareil genre.

Pour remplir la séance, M. Marmontel a lu un épisode de son poëme en prose des Incas, ou la Destruction de l’empire du Pérou. Dans cet épisode, Las Casas, le défenseur des Indiens contre les cruautés des Espagnols, fait un voyage chez un cacique, qui, frappé de la grandeur des sentimens de cet étranger, de sa bienfaisance, de ses vertus héroïques, adopte le Dieu dont la morale est si belle. L’auteur, par ce chant adroitement amené, a voulu faire rougir indirectement les persécuteurs de l’auteur du Bélisaire, qui, lorsqu’on l’accusait de déisme et d’athéisme, mettait dans un aussi beau jour la religion chrétienne et s’en faisait l’éloquent apologiste. Quant au fonds du récit, il est tracé d’une manière extrêmement touchante, et le ton pathétique du poète a fait verser des larmes plusieurs auditeurs.

M. le duc de Nivernois a terminé la séance par huit fables qu’il a lues : le Vigneron et le Roi, les Écrevisses, le Vautour et la Tortue, Jupiter et la Femme, l’Aigle et le Roitelet, l’Écolier en bateau, le Voyageur de nuit, le Vieillard à l’hôpital. On reçoit toujours avec un nouveau plaisir les productions de cet aimable seigneur, qui joint l’enjouement à la sagesse, et orne de fleurs la morale la plus exquise et la plus sublime.

Le comte de Vasa, le fils du roi de Suède, arrivé depuis quelques jours en cette capitale, a honoré l’Académie de sa présence, et a pris rang parmi les Académiciens, ainsi que quelques seigneurs de sa suite.

8. — M. de Voltaire vient de répandre une petite brochure de cinquante-six pages in-8°, intitulée : Dieu ; Réponse au Système de la Nature. Il parle de cet ouvrage, comme tiré d’un autre qui n’a point paru, en plusieurs volumes, intitulé : Questions sur l’Encyclopédie. Quoi qu’il en soit, dans ce petit essai l’auteur prétend que celui du Système de la Nature s’est trop laissé aller à son horreur pour le fanatisme, ou à son mépris pour les méthodes employées dans l’École à la démonstration de l’Être suprême. Il lui abandonne le dieu des prêtres et celui des théologiens ; mais il lui demande grâce pour le dieu des honnêtes gens. Il rapporte à l’appui de son assertion tous les lieux communs déjà épuisés à cet égard ; il étale une érudition dont il aime à se parer dans ces sortes d’ouvrages ; il y mêle cet esprit de plaisanterie, ce ton ironique, ces invectives qu’il a continuellement à la bouche contre ses ennemis, ou contre ceux qui n’adoptent pas ses opinions ; et il réfute si mal le philosophe qu’il prétend combattre, que ce pamphlet peut passer pour le traité d’athéisme le plus formidable, par l’adresse avec laquelle M. de Voltaire a rapproché les divers argumens de son adversaire, qui restent dans toute leur force, et n’en reçoivent que davantage par cette réunion lumineuse, rapide et serrée.

Au moyen du soin qu’a eu M. de Voltaire d’extraire ainsi le livre du Système de la Nature, ouvrage en trois volumes in-8°, où tout le monde ne pouvait pas mordre, et qui n’était fait que pour les têtes fortement organisées, l’athéisme, ainsi dégagé de toute la forme syllogistique, enrichi de toutes les grâces du style et de tout le piquant de la satire, va se répandre sur toutes les toilettes et infecter les esprits les plus frivoles.

10. — Le sieur Le Kain forme, pour la Comédie Française, un acteur[5] dans le tragique, dont il donne les plus grandes espérances, quant au talent. Il a cinq pieds six pouces, de grands yeux noirs, des sourcils très-prononcés, le reste de la figure à l’avenant : il n’a dix-neuf ans. Déjà cet Adonis porte le désordre dans le sérail des actrices : mademoiselle Dubois surtout a jeté son dévolu sur lui ; elle a déclaré qu’elle voulait jouer les rôles de toutes les pièces où il paraîtrait, et sous prétexte de faire des répétitions avec lui, elle l’attire chez elle ; ce qui donne une jalousie prodigieuse à ses consœurs.

12. — Le sieur Thomas et la cabale encyclopédique s’applaudissaient de la sortie vigoureuse que le premier avait faite dans son discours dont on a parlé. On travaillait à son impression ; mais M. le chancelier, sur les plaintes de l’avocat-général Séguier, a envoyé chercher le manuscrit et l’auteur ; il a défendu à ce dernier de faire paraître son ouvrage, lui a déclaré qu’il le rendait responsable de tout fragment quelconque qui s’en répandrait et le ferait rayer de la liste des Académiciens. Indépendamment de cette secousse particulière, le clergé, moins indulgent, se remue de son côté ; il est indigné que le sieur Thomas ait choisi le jour de réception d’un archevêque, où beaucoup de prélats étaient présens à la cérémonie, pour semer devant eux des propositions damnables et les associer en quelque sorte à son irréligion, en les promulguant sous leurs yeux.

13. — À la suite du petit pamphlet intitulé : Dieu ; Réponse au Système de la Nature, M. de Voltaire a inséré une espèce de réfutation d’un livre qui a paru, il y a déjà du temps, ayant pour titre : Lettres de quelques Juifs portugais et allemands à M. de Voltaire, avec des réflexions critiques, etc. Leur objet était de relever plusieurs erreurs, qu’ils regardent comme échappées à ce grand homme en parlant des livres sacrés. Les principales sont d’assurer que Moïse n’avait pas pu écrire le Pentateuque ; que l’adoration du veau d’or n’avait pas pu avoir lieu, parce qu’on ne peut réduire l’or en poudre, et que d’ailleurs on n’avait pu fondre cette statue en trois mois. Les auteurs de la brochure y avaient mis toute la modération, toute la politesse possible. Le philosophe de Ferney, sentant combien il serait indécent d’invectiver des écrivains qui dissertaient aussi honnêtement, prit le prétexte de supposer ces lettres écrites par je ne sais quel cuistre[6] du collège du Plessis, qu’il traîne sur la scène, qui lui sert de plastron, et contre lequel il vomit les flots de bile qui le suffoquent de temps en temps. Excepté ces injures et un appareil d’érudition que M. de Voltaire développe à son ordinaire, toute la partie du raisonnement est faible et vient se briser contre la logique claire et pressante de ses adversaires. Il paraît que cet autre pamphlet fera aussi partie des Questions sur l’Encyclopédie

15. — M. Thomas a eu une explication avec M. Séguier, où il a déclaré à ce magistrat qu’il n’avait nullement eu en vue d’attaquer son Réquisitoire ; que son discours était fait avant que cet ouvrage parût, et qu’il l’avait lu devant gens en état de l’attester : d’un autre côté, il est certain que l’abbé de Voisenon prévint M. Séguier avant la séance, et lui déclara en plaisantant qu’il s’attendît à être bien tancé. On sait d’ailleurs que, dans une assemblée, M. le marquis de Paulmy, craignant quelque coup d’éclat de la part de M. Thomas, avait proposé de faire lire le discours de ce dernier dans un comité particulier ; que sur ce qu’on avait objecté que ce n’était pas l’usage, il avait dit qu’il le savait ; mais que dans cette circonstance, il croyait qu’il serait prudent d’y déroger ; qu’on connaissait l’enthousiasme fanatique de cet orateur, dont il pourrait résulter du désagrément à la compagnie ; que cependant la pluralité ayant été pour ne pas innover, la proposition n’avait pas eu de suite. On peut concilier tous ces témoignages en disant que le discours de M. Thomas pouvait effectivement avoir été fait et lu avant le Réquisitoire de M. Séguier, mais que depuis, pour venger la cabale encyclopédique, trop clairement dépeinte dans cet ouvrage, il avait ajouté à ce discours toute la tirade qui a fait tant de bruit. Cette conjecture est d’autant plus vraisemblable, que le très-long discours de M. Thomas n’a pas un certain ensemble, une parfaite cohérence des parties, en un mot ne paraît pas fondu d’un seul jet.

16. — Le sieur La Beaumelle, semblable au milan qui, dépouillé par l’aigle, laissait croître ses plumes dans le silence pour se venger de son ennemi, après avoir passé douze ans dans la retraite, lacéré de toutes parts par M. de Voltaire, est sorti, comme on a dit[7], armé de pied en cap, et va lui rendre tous les coups qu’il en a reçus. Il fait imprimer actuellement la Henriade corrigée, où il trouve plus de trois mille vers a reprendre. Il attaque encore mieux le plan : mais, par une maladresse impardonnable, il s’est avisé de vouloir substituer ses vers à ceux de M. de Voltaire. C’est La Motte qui traduit l’Iliade en vers. Le sieur de La Beaumelle a en outre un Commentaire sur toutes les Œuvres de ce poète, dans le goût de celui que le dernier a fait des Œuvres de Corneille. Indépendamment de ces ouvrages de critique, l’auteur en question en a beaucoup d’autres, tels que des traductions, une Vie de M. de Maupertuis, avec la correspondance du roi de Prusse, lue Vie d’Henri IV, etc.[8].

18. — On prétend que l’Académie Française, sur le rapport d’un de Messieurs concernant les plaintes portées par M. Séguier à M. le chancelier contre M. Thomas, a délibéré sur ce qu’il y avait à faire, et que l’affaire ayant été bien éclaircie, le tort se trouvant du côté de l’avocat-général, il a été décidé que ce ne serait que par respect pour son nom qu’on ne prendrait contre ce magistrat aucune délibération violente, mais qu’on ne communiquerait point avec lui. On assure encore que M. l’archevêque de Toulouse s’est entremis en faveur du sieur Thomas auprès du clergé, a répondu de ses sentimens religieux, de sa saine doctrine, et a arrêté les démarches que les prélats zélés voulaient faire contre cet Académicien auprès du roi. Par la même honnêteté, le discours de M. Thomas, comme directeur, le jour de la réception de ce nouveau membre, ne pouvant paraître imprimé d’après le défenses de M. la chancelier, l’archevêque de Toulouse a décidé que le sien ne paraîtrait pas non plus ; ce qui est le premier exemple de cette nature.

19. — Le sieur Dorat, qui adresse successivement des vers à toutes les nymphes de Paris, et dont les poésies jour le journal galant des diverses divinités qui auront régné successivement, vient d’adresser une Epître à mademoiselle Dervieux, jeune danseuse de l’Opéra, qui à des grâces naissantes joint un talent très décidé pour son art.

20. — Les Comédiens Italiens ordinaires du roi, qui depuis long-temps n’avaient rien donné de nouveau, ont joué aujourd’hui pour la première fois le Nouveau Marié, ou les Importuns, opéra comique en un acte mêlé d’ariettes. Le public, sachant que ces Comédiens avaient beaucoup d’autres pièces qu’ils réservaient pour Fontainebleau, et qu’ils ne donnaient celle-là que parce qu’ils la jugeaient la plus médiocre, ne s’est pas pressé d’y aller, en sorte qu’il y avait fort peu de monde ; cependant elle n’a pas tombé et aura quelques représentations. Les paroles sont du sieur Cailhava d’Estandoux qui a mieux réussi aux Français. La musique est d’un auteur peu connu[9], et l’on sait qu’en généralsous les auspices de celle-ci que passe le poëme.

— La querelle de M. Thomas avec M. Séguier a donné lieu à une espèce d’épigramme ou de chanson, qui roule sur le zèle hypocrite que ce dernier a fait paraître pour la religion dans son Réquisitoire, et qu’on assimile à l’ardeur que le sieur Fréron affecte dans ses feuilles pour la même cause :


Entre Séguier et Fréron
Jésus disait à sa mère :
« Enseignez-moi donc, ma chère,
Lequel est le bon larron ? »

22. — M. le chevalier de Laurès, auteur estimable qui a remporté plusieurs fois le prix à l’Académie Française, est à solliciter depuis plusieurs années, auprès des Comédiens Français, l’examen d’une tragédie qu’il se propose de donner au public. Ne pouvant avoir accès auprès de cet aréopage, il a adressé une courte Épître a M. le marquis de Chauvelin, seigneur recommandable par son goût pour les lettres, et il le sollicite de lui accorder sa protection auprès du tribunal en question. Voici cette singulière supplique :


Animé par ta voix, par ton goût éclairé,
Je sentis dans mes sens une flamme nouvelle,
Je Et fis passer dans mon drame épuré
Je EtQuelques traits de ce feu sacré,
Je Dont ton esprit, Chauvelin, étincelle.
Mais ton génie en vain sur mes faibles écrits
Aurait fait réfléchir un rayon de ta gloire,
Si mes travaux dans l’ombre étaient ensevelis ;
Je De tes bienfaits tu perdrais tout le prix,
S’ils ne pouvaient, hélas ! vivre qu’en ma mémoire.
Sers ma reconnaissance, et préviens ce malheur :
Je EtQue de nos juges de la scène
Ta main officieuse enchaîne la rigueur,
Je EtEt que l’urne de Melpomène,
Favorable à mes vœux, m’annonce un sort flatteur.
Je le dois obtenir, puisque j’ai ton suffrage,
Je EtEt mes succès seront l’ouvrage
Je EtDe ton esprit et de ton cœur.

23. — On a parlé du théâtre de mademoiselle Guimard à sa délicieuse maison de Pantin, et des spectacles qu’on y jouait avec toute la galanterie possible. Voici le très-singulier compliment de clôture qui y a été prononcé la semaine dernière, le jour où l’on a représenté pour la dernière fois.

Messieurs,

« Autant que l’usage des choses de théâtre a pu me donner de pratique… non, je mets la charrue devant les bœufs, Messieurs, je veux dire : autant que la pratique des choses de théâtre a pu me donner d’usage, j’ai marqué en général, j’ai même expérimenté, que clôtures sont bien plus difficiles à faire que les ouvertures ; que le moment où l’on rentre a quelque chose de bien plus gracieux, de plus agréable, que le moment où l’on sort ; et que les actrices ne pourraient jamais se consoler des regrets de la sortie, si elles n’envisageaient l’espérance d’un bout de rentrée. Ce discours tend à vous montrer d’un clin d’œil, à vous exposer d’une manière qui ne tombera pas en oreille d’âne, Messieurs, à rapprocher enfin par un trait insensible les avantages de la sortie d’avec ceux de la rentrée, la clôture, enfin, de l’ouverture. Mais ne pensons point à l’ouverture, quand nous en sommes à la clôture : ne pensons pas commencement du roman, quand nous en sommes à la queue. C’est le plus difficile à écorcher, Messieurs ; on le sait, et c’est pour cela que je rentre dans la matière de mon compliment, et que j’en reviens à la clôture d’aujourd’hui, qui fait le fond de mon sujet.

« Vous trouverez notre clôture bien courte, bien petite, en comparaison des ouvertures si grandes, si brillantes, Mesdames, dont nous vous sommes redevables. Quelles obligations ne vous avons-nous pas pour les avoir soutenues ainsi agréables, douces et faciles, pour avoir écarté à propos ces critiques qui vilipendent sans cesse un acteur, l’obligent de se retirer la tête basse et la queue entre les jambes ! Vous avez soutenu notre zèle, suppléé à notre faiblesse, en nous prêtant généreusement la main pour nous dresser selon vos désirs, et nous avez mis par ce moyen dans le cas d’entrer en concurrence avec les sujets du premier talent, qui marchent toujours la tête levée, et auxquels on ne peut reprocher qu’un peu trop de roideur, défaut dont ils se corrigeront aisément.

« Que dis-je ? je m’aperçois que je m’allonge un peu trop sur les efforts de nos acteurs ; que je pourrais m’étendre sur quelques-unes de nos actrices. Mais ce n’est pas là le moment : je me contenterai de vous dire que si nous donnons aujourd’hui quelque relâche à vos amusemens et à notre spectacle, c’est reculer pour mieux Sauter. Et, quoiqu’il ne soit pas permis à tout le monde d’être heureux à la rentrée, c’est cependant sur elle que nous fondons toute notre espérance ; et voici quel en est le motif :


Air : Je suis gaillard.

Esope un jour avec raison disait,
EsQu’un arc qui toujours banderait
EsopSans doute se romprait.
EsoSi le nôtre se repose,
EsMesdames, c’est à bonne cause,
EsopÀ ce qu’il nous paraît.
De ce repos vous verrez les effets ;
EsopNous ferons des apprêts
EsopPour de nouveaux succès ;
EsEt nous le détendrons exprès
Pour mieux le tendre après. »

C’est le sieur de La Borde, premier valet de chambre du roi, grand amateur et compositeur de musique, le directeur des spectacles de mademoiselle Guimard, qui a commandé le compliment ci-dessus au sieur Armand fils, concierge de l’hôtel des Comédiens, et auteur de quelques drames, en le priant de le faire le plus polisson, le plus ordurier qu’il serait possible. Il y avait d’honnêtes femmes à ce spectacle, mais en loge grillée ; car ce sont les filles qui occupent l’assemblée et remplissent la salle.

25. — La Cour des Aides avait arrêté qu’il serait fait des remontrances au roi sur l’enlèvement, à Compiègne, des deux magistrats de la députation du Parlement de Bretagne. Ce Parlement étant aussi Cour des Aides dans son ressort, celle de Paris, comme fraternisant avec elle, avait cru ne pouvoir se dispenser de ce devoir ; mais le roi a trouvé cette démarche déplacée, et n’a pas voulu les recevoir. Ces remontrances, conséquemment, sont restées consignées au greffe d’où elles semblaient ne devoir sortir ; mais quelque copiste infidèle en a laissé transpirer des exemplaires manuscrits, et le public les recherche avec avidité. Elles sont courtes, et retracent d’une façon énergique le cruel tableau des proscriptions et des tyrannies exercées en Bretagne ; elles en désignent les auteurs avec des couleurs vraies et effrayantes ; elles attaquent enfin et renversent ces maximes terribles dont les adulateurs du trône font la base du pouvoir des rois, ou plutôt des despotes. On peut leur reprocher un ton de dureté qu’on sent naître de l’indignation de l’âme libre et fière qui les a suggérées, mais qu’on trouve toujours déplacé en parlant à un souverain. On les attribue à M. de Malesherbes, premier président de cette cour, et elles sont en effet dans son style[10].

26. — Un baron allemand, officier dans le régiment d’Anhalt, s’est enfermé un de ces jours derniers dans sa chambre avec son chien. Il a brûlé la cervelle de cet animal avec un pistolet, et s’est passé plusieurs fois son épée à travers le corps, mais sans se blesser à mort sur-le-champ : il est tombé en faiblesse, et n’a pu s’achever. Le bruit de l’arme à feu ayant excité une rumeur dans la maison, on est accouru à l’endroit d’où il partait ; on a enfoncé la porte, et l’on a trouvé ce spectacle tragique. On a fait revenir l’officier, qui ne mourra point, à ce qu’on espère. Il paraît que le dégoût de la vie, qui gagne considérablement dans cette capitale, a été la cause de ce suicide. Interrogé pourquoi il avait tué le chien, il a répondu qu’il aimait beaucoup cet animal ; qu’il craignait qu’il ne fût malheureux en lui survivant. Interrogé pourquoi il avait préféré le pistolet pour tuer le chien, il a répondu que c’était par une suite du même attachement qu’il avait choisi de donner à ce compagnon fidèle la mort la plus prompte, la moins douloureuse et la plus sûre ; que pour lui il avait regardé l’épée comme un instrument du trépas plus digne de lui. On voit par là que l’extravagance même de l’officier était combinée et réfléchie. On ne peut se rendre raison d’un sang-froid aussi extraordinaire. On accuse de nouveau la philosophie du jour, comme autorisant de pareils forfaits, et comme les encourageant d’une manière trop sensible par l’expérience.

29. — L’Épître du sieur Dorat à mademoiselle Dervieux, qui paraît tomber indirectement sur mademoiselle Guimard, a excité la jalousie de cette dernière danseuse, qui voit ses talens prêts à être éclipsés par les talens naissans de la moderne Hébé. Elle a eu recours à quelque poète à ses ordres, qui a vomi des vers infâmes contre la rivale de cette actrice, et les partisans de celle ci ont enchéri et enfanté une Épître[11] où l’on fait un portrait effroyable de mademoiselle Guimard. Cette querelle occasione une grande fermentation parmi les demoiselles de l’Opéra, et les amateurs de ce spectacle prennent parti pour ou contre, suivant leurs affections particulières. On ne sait comment finira cette division, qu’on traite fort gravement ; le sieur de La Borde, directeur des spectacles de mademoiselle Guimard, est furieux de voir dégrader ainsi la divinité qui reçoit ses hommages,

30. — Madame la comtesse Du Barry fait faire un superbe vis-à-vis. Il est aujourd’hui achevé, et le public se porte en foule pour le voir chez le sellier. Rien de plus élégant et de plus magnifique en même temps. Ceux de madame la Dauphine, envoyés à Vienne, n’en approchaient pas pour le goût et la délicatesse du travail. Outre ses armoiries, formant le fond des quatre panneaux sur un fond d’or qui couvre tout l’extérieur de la voiture, avec le fameux cri de guerre : Boutez en avant, on trouve répétés sur chacun des panneaux de côté, d’une part, une corbeille garnie d’un lit de roses, sur lequel deux colombes se becquetent amoureusement ; de l’autre, un cœur transpercé d’une flèche, le tout enrichi de carquois, de flambeaux, enfin des attributs du dieu de Paphos. Ces emblèmes ingénieux sont surmontés d’une guirlande de fleurs en Burgos, qui est la plus belle chose qu’on puisse voir. Le reste est proportionné : le siège du cocher, les supports des laquais par-derrière, les roues, les moyeux, les marche-pieds, sont autant de détails précieux qu’on ne peut se lasser d’admirer, et qui portent l’empreinte des grâces de la maîtresse de ce char voluptueux. Jamais les arts n’ont été poussés à un tel degré de perfection.

  1. L’Examen est traduit de l’anglais de Pierre Anet par le baron d’Holbach ; la Dissertation paraît être de Boulanger. — R.
  2. V. 27 juillet 1770. — R.
  3. Ces Anecdotes sur Fréron ne sont absolument point de M. de Voltaire, elles lui avaient été envoyées de Paris, depuis plusieurs années, par M. Thieriot. — W. — On les a attribuées à La Harpe, mais nous les croirions plutôt de Voltaire, malgré le désaveu de Wagnière. — R.
  4. Dieu et les hommes. V. 2 novembre 1769. — R.
  5. Mauduit Larive. — R.
  6. L’abbé Guénée. — R.
  7. V. 27 août 1770. — R.
  8. Ces ouvrages n’ont point été imprimés. — R.
  9. Baccelli. — R.
  10. L’auteur de l’article Malesherbes de la Biographie universelle s’afflige en pensant que de telles représentations étaient adressées à l’un de nos meilleurs rois. — R.
  11. V. 17 octobre 1770. — R.