Mes souvenirs (Stern)/Première partie/IX

La bibliothèque libre.
Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 117-133).




IX


Les lectures en cachette. — Mes compagnes : Esther et Adrienne. — Un secret d’amour. — Mon frère. — Mes jardins idéalistes et ses jardins réalistes. — M. Fiévée. — M. Théodore Leclercq. — La comédie. — La mort. 



Ma première communion faite, on me ramena au Mortier (1818). On m’avait déclaré, en sortant de l’église des Petits-Pères, où j’avais reçu le sacrement de l’eucharistie, que désormais je n’étais plus une enfant. Je me le tenais pour dit, sans trop entendre ce que cela pouvait bien signifier ; et, de fait, ma vie commença de prendre plus d’intensité. La sève de la jeunesse montait; avec elle, des curiosités infinies.

Il y avait dans un petit boudoir proche du salon, où l’on se tenait de préférence en automne mais qu’on me laissait, à moi seule, l’été, pour y écrire mes devoirs, une armoire ou placard, fermée d’un grillage en fil de fer que doublait une soie verte fanée. Cette armoire renfermait, sur des tablettes, un assez grand nombre de livres en petits formats très-variés, fort joliment reliés, mais dont aucun n’avait été choisi en vue d’une bibliothèque de demoiselle. Jamais on ne m’avait défendu de lire ces livres, mais quelque chose me disait qu’ils devaient m’être interdits. La première fois que je tournai la clef du placard, étant seule, dans la simple intention de regarder les titres des volumes, je fus prise de peur, et aussitôt, me figurant entendre ouvrir la porte du boudoir, je refermai précipitamment l’armoire et je me rassis à ma table, avec l’air d’écrire. Cette dissimulation fut toute d’instinct, et l’on m’aurait, à coup sûr, fort embarrassée, si l’on m’en tût demandé la cause, car je ne désobéissais à personne ; et quel mal pouvait-il y avoir d’ouvrir, pour regarder des titres de livres, une armoire dont la clef restait à la serrure ?

Le jour suivant je fus plus hardie ; sur le rayon le mieux à portée de ma main, je pris un volume, le plus petit, le plus joli ; je l’ouvris. Il avait une gravure en tête ; c’était le Diable amoureuxde Cazotte ; ç’aurait pu être pire. Un nouveau bruit me fit fuir, comme le rat de La Fontaine, avant que de goûter au mets friand. Mais j’y revins ; et bientôt, dans cet exercice répété de l’armoire à la table et de la table à l’armoire, toujours l’oreille au guet, j’acquis une finesse de l’ouïe, une prestesse des jambes extraordinaires. Un jour, fatiguée de me tenir debout près de l’armoire, je m’assis avec mon volume à la table où j’étais censée travailler. C’était bien plus commode et plus sûr. Au moindre mouvement de chaise que j’entendais au salon, je fourrais le volume dans le tiroir de mon pupitre, sous mes cahiers d’analyses ; et, trempant ma plume dans l’encre, j’achevais tant bien que mal la phrase commencée sur le premier empire des Assyriens ou sur les habitants de la Nouvelle-Zélande. Personne ne se doutait de rien ; et de la sorte, je lus pendant toute une saison une infinité de romans : Madame Cottin, madame de Genlis, madame Riccoboni, Anne Radcliffe, qui mirent en désarroi ma pauvre petite cervelle. Un jour, j’eus la mortification extrême de trouver la clef de l’armoire ôtée. On ne l’y remit plus. S’était-on aperçu de quelque chose ? C’est assez probable, mais j’ai dit qu’on ne me grondait jamais. Ma mère ou ma grand’mère s’étaient dit d’ailleurs peut-être qu’elles étaient, en ceci, les plus répréhensibles ; bref, tout le monde se tut. Je fus fort attrapée. Mais, privée de mes lectures, je n’en gardais que mieux dans ma mémoire les noms, les images, les aventures romanesques que j’y avais entassées depuis six mois. Je continuai, à part moi, de vivre dans la compagnie de belles princesses, dans des bosquets enchantés où l’on soupirait d’amour ; je ne rêvai plus que ravisseurs, blancs palefrois, bergers fidèles. Je savais désormais que le parfait bonheur, c’était de voir à ses pieds un beau chevalier, qui jurait d’aimer toute la vie. Bientôt ce beau chevalier m’apparut dans la personne du jeune fils d’un hobereau de notre voisinage, qui comptait un ou deux ans de plus que moi, et qui dès l’abord charma mes yeux. Il avait nom Louis. Il était blond, blanc et rose; il montait un petit cheval breton à crinière flottante; il suivait la chasse, armé gentiment d’un petit fusil fait à sa taille. Un jour, il me rapporta une perdrix blanche qu’il avait tuée ; il me l’offrit galamment, d’un air fier et soumis. On le fit asseoira table à mes côtés ; on célébra son adresse ; on but à sa santé. Il ne me dit rien, ni moi à lui ; mais dans ce silence il sentit sans doute un encouragement, car, le lendemain, me voyant chercher un gant que je croyais avoir perdu à la promenade, il me dit qu’il l’avait trouvé dans le bois des Belles-Ruries et qu’il ne me le rendrait jamais. Il mentait comme tous les galants, car le gant se retrouva dans le jardin ; mais n’importe, c’était là, je l’avais bien vu dans mes romans, une déclaration d’amour. Je l’accueillis d’un cœur et d’une imagination prévenus. Je ne saurais me rappeler ce que je répondis. Peu de chose apparemment, mais, dans mon for intérieur, je me jurai à moi-même de n’être point ingrate envers un si bel amour, de ne m’en pas laisser distraire, de ne consentir jamais enfin, quelque chose qui pût arriver, à donner ma main ou mon cœur à d’autres qu’à mon doux ami. Ses parents, je l’avais entendu dire, n’avaient que peu ou point de fortune. Ce serait l’obstacle ; il en fallait un, sans cela point de roman. Je me dis que nos amours allaient être contrariées ; je me préparai à la lutte, et j’en fus toute réjouie. Mais cette joie d’avenir qui occupait toute ma pensée, je ne la communiquai à personne. J’y eus quelque vertu, car à cette époque je voyais très-familièrement deux aimables petites compagnes, pour qui je n’avais eu jusque-là aucun secret. Esther le Tissier, Adrienne de Bizemont étaient à peu près de mon âge, et leur éducation ressemblait beaucoup, sauf le germanisme, à celle qui m’était donnée. Elles habitaient avec leurs parents deux châteaux voisins du Mortier : la Bellangerie et Jallanges. On se réunissait règlement le dimanche dans l’un ou l’autre des trois châteaux, pour y passer ensemble toute la journée.

Durant les intervalles de nos jeux, dans nos babils, j’avais déjà parlé à mes compagnes de l’amour et de ce que j’en avais appris dans les livres ; mais je ne leur fis point confidence de ce que je m’imaginais en avoir éprouvé dans la réalité. Quand mon petit ami se trouvait avec ses parents aux réunions du dimanche, je voyais qu’il n’avait d’yeux que pour moi. Nous nous entendions sans nous parler. J’aurais craint, en livrant mon secret, d’en faire évanouir le charme.

Je me sentais ainsi d’ailleurs sur mes compagnes une supériorité qui chatouillait mon orgueil, je me sentais jeune fille lorsqu’elles n’étaient encore que des enfants, et je cachais jalousement à tous les yeux l’objet qui captivait mon cœur. Je le cachais surtout, j’aurais voulu du moins le cacher aux regards et aux railleries de mon frère. Élève du lycée de Metz, puis de l’école de droit, il venait au Mortier passer les vacances. Nous étions alors beaucoup ensemble. Je le regardais comme un être très au-dessus de moi, non-seulement par ses six années d’avance dans la vie, mais aussi par son grand savoir, par ses voyages[1], par ses lauriers universitaires auprès desquels je ne me sentais qu’ignorance et obscurité. Maurice me plaisait, je l’aimais, j’attendais son arrivée en Touraine avec beaucoup d’impatience ; mais il m’intimidait aussi ; son esprit moqueur de collégien mettait bien mal à l’aise mes rêveries romanesques. Avec beaucoup de complaisance il s’associait à mes jeux ; mais, en les dirigeant, il en altérait le caractère. Je me rappelle entre autres que, mes imitations de jardins sur une table, dans une chambre, lui paraissant jeux de petite fille, il me persuada de faire un jardin véritable en plein air et en pleine terre. Au lieu de ces frêles tiges de plantes et d’arbrisseaux que je faisais tenir debout, par artifice, dans un enduit de deux pouces d’épaisseur, Maurice planta résolument, dans un carré de jardin qu’on nous abandonnait pour y faire nos volontés, de vrais arbustes, avec leurs racines : des fraisiers, des framboisiers, des groseilliers, dont nous mangions les fruits. Au lieu de mes lacs figurés par un fragment de miroir, au lieu de mes cygnes en verre soufflé, mon frère se mit à creuser avec sa bêche un vrai canal ; il le maçonna si bien que l’eau s’y tenait pendant plusieurs heures et qu’un canard tout en vie, qu’il allait prendre de force sur la mare de la basse-cour, y pouvait barboter. Au lieu de mes personnages de Nuremberg, figurant les promeneurs dans mes petits sentiers saupoudrés avec le sable d’or de mon écritoire, nous-mêmes, nous allions et venions gravement dans des allées de deux, pieds de large. C’était assurément fort beau ; mais, je ne sais pourquoi, ces jardins réels n’avaient pas pour moi l’attrait de mes jardins fictifs, et j’en fus bientôt lassée. N’était-ce pas précisément parce qu’il y avait là trop de réalité, parce que l’art s’y confondait trop avec la nature, parce que l’imagination n’avait plus assez de part dans notre plaisir, et que, au lieu d’une libre invention, nous n’avions plus sous les yeux qu’une reproduction amoindrie des objets qui nous entouraient ? Tout le secret de l’art n’était-il pas là ? Mon frère et moi, ne représentions-nous pas, sans nous en douter, l’interminable différend des réalistes et des idéalistes ?

Indépendamment des réunions du dimanche, à la Bellangerie, aux Belles-Ruries, à Jallanges, mes parents fréquentaient aussi un voisinage nouveau qui me paraissait agréable. Le célèbre M. Fiévée[2] et son inséparable ami, Théodore Leclercq, venaient d’acheter, pris de nous, la petite terre de Villeseptier, et tous deux ils faisaient beaucoup de frais pour nous y attirer. Tous deux, ils avaient beaucoup d’esprit, avec une renommée d’écrivains qui leur assignait un rang à part, à la fois supérieur et inférieur, dans la compagnie d’ancien régime, assez peu lettrée, qui les accueillait en Touraine très-gracieusement, mais sous la condition tacite, néanmoins, d’être par eux amusée.

En ce qui me concernait, ils réussissaient on ne peut mieux, ayant pour moi mille prévenances.

La renommée littéraire et politique de M. Fiévée m’imposait ; il avait un fort beau visage avec des manières graves et affables, auxquelles j’étais très-sensible. Enfin il causait avec moi comme avec une grande personne, et je lui en savais un gré extrême. Quant à M. Leclercq, affreusement grêlé de petite-vérole, quasi borgne et de manières sautillantes qui ne me plaisaient pas du tout, il était néanmoins le très-bien venu de moi et de mes compagnes, lorsque, à la demande générale, il consentait à nous faire lecture de quelqu’un de ses Proverbes. Les dimanches me semblaient plus attrayants quand nous en passions une partie à écouter ces petites comédies où il raillait avec gaîté les travers et les ridicules du siècle. Ces lectures étaient très-goûtées ; leur succès, qui faisait du bruit, suggéra à M. Leclercq la pensée d’un succès plus grand. Il engagea ma mère à faire représenter chez elle, dans son salon de Paris, ces proverbes, dont la lecture ne donnait, disait-il, qu’une impression languissante. Mon frère, qui avait alors dix-neuf ans, favorisait un projet qui lui ouvrait les plus riantes perspectives ; la chose l’ut convenue, et l’hiver suivant on monta chez nous un petit théâtre. Théodore Leclercq, passionné pour son plaisir et pour sa gloire, en fut ensemble le directeur, le décorateur, le machiniste, le costumier, l’acteur principal. Mon frère le secondait de son mieux. Une ravissante femme, alliée à ma grand’mère Lenoir, la comtesse de Nanteuil[3], dont la vie à quelque temps de là allait prendre un tour si romanesque, et que je devais retrouver en Touraine, dans de singulières conjonctures, prit les rôles d’amoureuses. Un capitaine de vaisseau, ami de mes parents, le comte d’Oysonville, accepta l’emploi des pères nobles. Pour compléter la troupe, M. Leclercq proposa sa sœur, très-jolie femme, désireuse de paraître dans un cercle aristocratique où, sans l’occasion de la comédie, elle n’eût pas eu d’accès naturel. Madame *** était la femme d’un notaire. Mariée jeune à un homme riche, mais avare et d’humeur morose, elle se distrayait autant qu’elle le pouvait de l’ ennui du foyer par le bal, le théâtre, la toilette et le bel esprit. On ne lui trouvait pas chez nous le ton de la plus haute compagnie, mais elle était empressée, spirituelle, avenante et bonne. Elle amusait ma grand’mère qui la protégeait contre les pruderies des femmes comme il faut. Mon frère s’était pris dans ses lacs, le sien s’était fait indispensable, et l’on ne pouvait plus se permettre de le désobliger.

Madame*** fut donc de la comédie d’abord, puis de la compagnie, puis de la familiarité de mes parents ; et sa fille, qu’elle menait partout avec elle, s’improvisa mon amie intime, avant que ni ma mère ni moi nous eussions songé à la rechercher ou à l’éviter. Les Proverbes joués pendant toute la saison d’hiver, dans l’appartement que nous occupions alors rue des Trois-Frères, vis-à-vis des jardins de l’hôtel du général Moreau, et qui amenaient chez nous beaucoup de monde, mirent autour de moi une atmosphère de coquetterie qui n’était pas la meilleure du monde pour une jeune fille. On commençait à me dire beaucoup trop que j’étais jolie ; on me le disait autrement qu’à une enfant. Cependant, au lieu de me dissiper dans mes amusements mondains, je rêvais de solitude. Je faisais de longs voyages au pays des chimères. Je me voyais, en esprit, sous un ciel bleu, au bord d’une mer bleue, écoutant mon jeune ami, qui me jurait l’éternel amour, unissant à jamais ma destinée à la sienne dans les graves et doux liens du mariage…

Tout à coup, je fus précipitée de mes rêves, foudroyée par une terrible réalité : mon père, brusquement atteint d’une lièvre cérébrale, fut enlevé en trois jours. Pour la première fois, sur la face inanimée de l’être que j’aimais le plus au monde, je vis les pâleurs de la mort et l’immobilité rigide du dernier sommeil ! Jusque-là, je ne connaissais la mort que de nom. J’avais lu, j’avais entendu dire qu’on mourait, mais je n’avais jamais vu mourir personne. La mort, c’était pour moi un mot abstrait qui ne se traduisait à mes yeux par aucune image. Je n’avais même jamais vu de malade, mon père et ma mère étant tous deux d’une santé parfaite. Comment dire, comment dépeindre la secousse, l’étonnement sinistre qui de la plus entière sécurité me jeta soudain en présence de ce Roi des épouvantements dont les plus grands courages et les plus hautes sagesses ne sauraient soutenir, sans un effort, l’aspect horrible ?

C’était dans la première semaine d’octobre 1819 ; nous étions au Mortier. Je revenais d’une promenade dans le grand bois, et je rentrais à la maison bruyamment, causant et riant avec ma Généreuse, quand Marianne, qui m’attendait sur le perron, me dit de faire silence, que mon père était malade et couché. Elle avait, en me parlant, l’air très-sérieux. Me taisant aussitôt, je cours à la porte de mon père, j’y reste un moment, n’osant ni frapper ni parler. Le cœur me battait. Enfin je prends courage, j’entre avec précaution ; je jette un regard craintil sur le lit, qui se trouvait tout près de la porte. Mon père était assoupi. Il ouvrit les yeux, me vit, me fit signe d’approcher, me demanda d’où je venais ; je le lui dis. « Je suis bien aise que tu t’amuses, reprit-il d’une voix étrange, en me regardant avec une certaine fixité qui me fit peur : moi, je souffre. » Et il se retourna vers le fond de l’alcôve et ne parla plus. Je restai muette aussi, retenant mon haleine, immobile près de ce lit qui me paraissait lugubre. Je ne sais si ce moment se prolongea. Il fut pour moi d’une solennité que je n’oublierai jamais. Je venais d’entendre les dernières paroles que mon père devrait m’adresser en ce monde. Je ne le savais pas, et pourtant cette voix si chère m’avait fait mal. Encore aujourd’hui, elle murmure, à demi éteinte, à mon oreille, comme un reproche. Le lendemain il y eut beaucoup d’allées et de venues chez nous. Les voisins arrivaient. On ne me laissa point entrer dans la chambre de mon père. Le médecin de Tours, le Dr Gourreau, était venu. Il avait parlé très-bas avec le médecin du village ; tout cela me serrait le cœur… Vingt-quatre heures s’écoulèrent. Le troisième jour, 8 octobre, comme j’entrais le matin dans la chambre de ma mère, pour lui souhaiter le bonjour à son réveil : « Prie Dieu pour ton père, me dit-elle, d’un ton grave, Dieu seul peut le sauver à cette heure. » — Je demeurai sans voix et sans pensée. Pendant que ma mère se levait et donnait quelques ordres, je me glissai, sans qu’on me vît, jusqu’à la chambre de mon père. Les médecins l’avaient quittée. La garde était dans la chambre voisine ; je m’approchai du lit. Dieu ! quel spectacle ! Mon père était entré en agonie. Ses yeux étaient clos. Son visage était livide. De sa bouche béante sortait ce souffle rauque qu’on appelle le râle, et qui emporte avec lui le suprême secret des mourants. Je ne sais ni combien de temps je restai là, ni comment j’en sortis. Une demi-heure après, mon père avait cessé de vivre.

Ô mort ! horrible mort ! que de fois, depuis ce jour fatal je t’ai revue ! que de fois, implacable et muette à mes côtés, et sous quels aspects divers, toujours affreux ! lente ou prompte, violente ou perfide, appelée par la lassitude ou repoussée par l’énergique instinct de la vie ; toujours inattendue pour le cœur, toi qu’on sait pourtant inévitable, antique mort ! Jamais, au berceau du nouveau-né, au chevet du vieillard chargé d’ans, dans le regard stoïque de l’homme fort, dans l’inquiet sourire de la jeune mère, je n’ai surpris à ta puissance inexorable un signe, une lueur, une compassion, une promesse. Jamais je ne sens ton approche sans que tout en moi frémisse, sans que mon âme éperdue entre en angoisse et s’écrie vers Dieu : où donc est ta bonté ?

On nous emmena, ma mère et moi, à la Bellangerie. Pendant les premiers jours qui suivirent notre triste départ du Mortier, je résistai encore intérieurement à l’affreuse certitude qui m’ôtait mon père à jamais. Je me persuadais que tout ce que j’avais vu, entendu, c’était un effroyable cauchemar, que mon père avait disparu pour un temps, mais qu’il vivait mystérieusement quelque part et qu’il allait revenir. Puis, accablée par un tel effort de résistance à la trop certaine vérité, ma pensée s’était affaissée. Je demeurais morne, inerte, presque insensible… L’espérance de retrouver mon père dans une autre vie ne s’offrait pas à moi. Elle ne m’était pas naturelle apparemment, car, plus tard, au temps de ma plus vive ferveur et de ma plus grande foi catholique, jamais elle n’agit sur ma douleur, jamais elle n’en détourna le cours. Mon instinct germanique répugnait à se figurer la personne humaine renaissant ailleurs sous les mêmes formes et dans les mêmes conditions qu’ici-bas. Je n’ai jamais pu me représenter nos affections terrestres se perpétuant dans une vie future, en dehors de tous les modes de notre existence présente ; nos joies exemptes de douleurs, nos tendresses sans déchirements, notre activité sans défaillance, toute notre manière d’être enfin, de sentir, de penser et d’agir, transportée dans une autre sphère que le globe où nous sommes nés ! La réponse de Guillaume de Humboldt à une amie qui le pressait de s’expliquer sur eette inquiétude d’une autre vie, qui jamais ne nous quitte et jamais ne s’apaise en nous, est la seule que je pourrais et voudrais faire à moi et aux autres, dans toute la sincérité de ma conscience et de ma raison :

« Je crois à une (Jurée dans l’avenir, je regarde un revoir comme possible… Mais je ne voudrais pas m’en faire une représentation humaine, et il m’est impossible de m’en faire une autre[4]. »

La première pensée consolatrice que je sentis surgir en moi, après l’accablement du désespoir, le premier battement de mon cœur, la première pulsation de la vie ranimée ce fut, à l’arrivée de mon frère, dans la longue étreinte où nous confondîmes nos larmes. Jusque-là j’avais aimé beaucoup mon frère. À partir de ce moment, je me soumis à lui de toute mon âme. Il m’apparut comme un père plus jeune, comme un guide, comme un appui dans le monde que je ne connaissais pas. Il prit à mes yeux un caractère d’autorité bienfaisante sous laquelle je m’inclinai d’un élan naturel à mes instincts hiérarchiques. Je fis vœu, à part moi, dans ce moment cruel et doux où il me serrait tout en larmes sur sa poitrine, de reporter sur ce frère aîné toute la piété filiale, tout le respect et tout l’amour que j’avais eus pour mon père. Il ne sut rien de ce vœu, il ne devina pas ce don entier que je lui faisais de mon cœur, de ma volonté, de ma vie, que je n’ai pu retirer qu’en de cruels déchirements, tant il était vrai et profond, malgré mon jeune âge. Il n’a jamais connu la puissance de douleur qu’il a exercée sur moi dans les heures cruelles où j’ai senti qu’en dépit de son amitié si vive aussi et si tendre il ne pourrait pas être pour sa sœur le salutaire et bon génie qu’elle invoquait alors, et que cette sagesse fraternelle à qui déjà, d’instinct, je demandais secours pour l’avenir, n’aurait point d’action sur ma vie[5].

  1. Mon père l’avait envoyé seul à dix-sept ans en Angleterre, pour y apprendre l’anglais : ce qui avait été fort critiqué par ses ami comme une nouveauté, dan l’éducation de la noblesse française, d’où ne pouvait rien sortir de bon. — Appendice II.
  2. M. Fiévée, né à Paris en 1707, mort en 1839, ancien préfet de la Nièvre, correspondant de Napoléon I er, de Louis XVIII, adversaire déclaré de la Révolution et du gouvernement parlementaire. Il écrivit pendant plusieurs années dans le Journal des Débats et publia de 1814 à 1820 une correspondance politique et administrative. Son roman La dot de Suzette, publié en 1798, avait eu un très-grand succès ; ses œuvres ont été publiées par J. Janin en 1842. Il conseillait, entre autres, l’établissement de curés-magistrats ; il appelait le clergé la vraie milice des rois. Il était, dit M. Duvergier de Hauranne, le conseiller privé de l’opinion dont M. de Maistre était le prophète et M.de Ronald le philosophe. (Histoire parlementaire.)

    M. Théodore Leclercq, né à Paris en 1777, mort en 1853, publia en 1823 un premier recueil de Proverbes dramatiques qui fut extrêmement goûté dans les salons.

  3. Elle était fille de la première femme de M. Lenoir dont on voit au Louvre le portrait peint par Chardin.
  4. « Ich glaube an eine Fortdauer, ich halte ein wiedersehen für möglich, wenn die gleich starke Empfindung zwei Wesen gleichsam zu Einem macht. Aber menschliche Vorstellungen möchte ich mir nicht davon machen and andre sind hier unmöglich. » W. van Humboldt Briefe an eine Freundin, 19ter Brief.
  5. Dans les dernières années de sa vie, mon frère m’exprimait des regrets semblables. Il se plaisait à me rendre ce témoignage que je lui avais toujours marqué non-seulement une vive tendresse, mais encore, en tout ce qui avait dépendu de moi, la déférence que dans les anciens temps l’on croyait devoir à l’aîné de la famille. Il en paraissait très-flatté, connaissant comme il le faisait mon indépendance d’esprit et de caractère. De son côté, il apportait dans nos relations une aménité, une bonne grâce exquise, une sorte de galanterie fraternelle qui charmait tous ceux qui nous voyaient ensemble. Bien qu’en tout, caractère, opinion, penchants, habitudes d’esprit, nous fussions très-opposés, une chose nous était commune, la douceur des manières, l’ouverture d’esprit, la bienveillance dans les jugements, le désir naturel de nous complaire et de nous faire valoir. Bien qu’il fût un peu timide d’esprit, il prenait goût aux hardiesses du mien, et se bornait à dire, en souriant, que la nature apparemment s’était trompée en faisant de lui le frère et de moi la sœur. Les rôles changés, ajoutait-il, tout eût été au mieux, aucune difficulté ne fût survenue, et nos destinées à tous deux eussent été parfaites.