Minos (trad. Souilhé)/Notice

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Notice sur Minos
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 2e partiep. 108-119).
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NOTICE


I

LE SUJET

Détermination
du sujet.

Comme dans l’Hipparque, deux personnages seulement prennent part à la discussion, Socrate et le disciple. Pas plus que, dans le précédent dialogue, l’auteur ne s’est préoccupé de la mise en scène, et brusquement une interrogation de Socrate annonce le thème qui sera développé : qu’est-ce que la loi ? Il ne s’agit pas de définir des lois particulières, mais de déterminer l’élément commun qui convient à toutes les prescriptions les plus diverses et qui leur donne leur caractère de loi.


Première réponse.
313 b-314 c.

La loi n’est pas autre chose que ce qui est légalement établi. À cette réponse, Socrate objecte que le discours n’est pas ce qui est dit, la vue ce qui est vu, l’ouïe ce qui est entendu : mais le sens par lequel nous voyons, ou entendons. La loi, sans doute, n’est pas un sens, comme la vue ou l’ouïe. Elle se rapproche plutôt des procédés scientifiques qui ont pour objet une connaissance intellectuelle. Elle doit ressembler à une découverte ou à une démonstration.


Deuxième réponse.
314 c-315 a.

La loi est donc un décret de l’État (δόγμα). Elle est, par conséquent, une opinion (δόξα), ajoute Socrate. Il faut pourtant regarder la loi comme une chose belle et comme un bien. Or, si elle est un décret, elle peut être bonne ou mauvaise, car il y a de bons et de mauvais décrets. Et comme la loi ne peut être mauvaise, on ne doit pas répondre simplement qu’elle consiste dans un décret de l’État.

Cependant, par ailleurs, elle nous semble être une δόξα. Mais évidemment, une bonne δόξα, non une mauvaise, ou, ce qui revient au même, une opinion vraie (δόξα ἀληθής). Par ἀληθὴς δόξα, nous entendons la découverte de ce qui est.

Donc la loi sera également : la découverte de ce qui est, c’est-à-dire du vrai.


Solution
d’une difficulté,
315 b-317 d.

Cette définition qui lui est soufflée par Socrate, trouble le disciple. Car si la loi est ce qu’on vient de dire, comment expliquer qu’il y ait des lois si diverses et si opposées entre elles ? On peut, en effet, donner des foules d’exemples de législations qui se contredisent. — La raison de ces désaccords, c’est que les lois n’ont généralement pas pour auteurs des hommes compétents. Or, pour acquérir valeur de lois, elles doivent être l’œuvre d’un législateur qui sache son métier et ne se trompe pas dans la recherche de la vérité. Sinon, elles ne sont pas des lois, quoi qu’en pensent les ignorants.


Un exemple,
318 c-321 b.

Le roi de Crète, Minos, et sa très sage législation nous sont un excellent exemple pour illustrer tous nos développements. Minos, le confident et le disciple de Zeus, suivant Homère ; Rhadamanthe, son frère, juge intègre, ont fait tous deux le bonheur de la Crète. La légende a fait du premier un homme dur et cruel. Mais il ne faut pas y ajouter foi. Minos est le type de ces pasteurs de peuples dont parle Homère. Il a doté son pays d’une législation parfaite. La meilleure preuve en est que Lacédémone a beaucoup emprunté au gouvernement de la Crète et que, jusqu’à nos jours, ces lois ont subsisté sans changement.

À qui nous interrogerait sur les prescriptions de celui qui légifère au sujet de la santé du corps, nous serions en mesure de répondre. Mais si l’on nous demande à présent quelles sont les prescriptions du bon législateur pour rendre l’âme meilleure, que dirons-nous ? — Le disciple est obligé d’avouer son ignorance. Et Socrate de conclure : n’est-il pas humiliant pour nous, de connaître si bien tout ce qui concerne les soins du corps et d’être si peu éclairé quand il s’agit de l’âme ?

II

LA LÉGENDE DE MINOS

La légende de Minos est le centre du dialogue, peut-être même l’épisode pour lequel tout le reste a été construit, un peu comme l’histoire d’Hipparque dans le précédent dialogue.

Cette légende, comme celle d’Hipparque, comporte des versions très différentes que les historiens se sont efforcés d’expliquer : l’une d’elles est favorable au législateur et remonte aux poèmes épiques d’Homère et d’Hésiode. Elle représente Minos comme un roi très sage, très prudent, comme le confident de Zeus, qui allait tous les neuf ans dans l’antre du dieu recevoir les leçons et les ordres de son maître. Une version hostile, dont on attribue l’origine aux poètes tragiques, fait de Minos le tyran cruel, l’oppresseur d’Athènes qui réclamait à la ville tous les neuf ans le tribut de sept jeunes gens et de sept jeunes filles pour les livrer au farouche Minotaure[1].

Les historiens critiquent généralement cette dernière version et tâchent de retrouver, sous le revêtement mythique, la part de réalité. Mais d’assez nombreuses divergences prouvent que la légende restait flottante sur bien des points.

Témoignage
de Strabon,
X, 4, nos 18 et 19.

Strabon ne fait guère que reproduire le récit d’un historien de la première moitié du ive siècle, Éphore. « Au dire d’Éphore, rapporte-t-il, Minos avait voulu se montrer l’émule d’un ancien sage, nommé Rhada-

manthe. Ce dernier, réputé le plus juste des hommes, passe pour avoir le premier civilisé l’île de Crète en la dotant de lois, de cités, de magistratures, toutes mesures présentées par lui comme des prescriptions de Zeus, C’est donc encore, ce semble, à l’imitation de Rhadamanthe, que Minos, tous les neuf ans, se retirait sur la montagne en un lieu dit « l’antre de Zeus ». Il s’y renfermait un temps et en ressortait muni de tables de lois qu’il assurait être les commandements mêmes du dieu, circonstance à laquelle Homère, sans doute, a voulu faire allusion quand il a dit :

Là siégeait le roi Minos, confident novennaire du grand Zeus.

En revanche, les témoignages anciens contredisent formellement le jugement d’Éphore sur Minos, car ils nous représentent ce prince comme un tyran, qui opprimait ses sujets, pressurait ses voisins, et ils interprètent dans le sens le plus tragique les traditions relatives au Minotaure et au Labyrinthe et les aventures de Thésée et de Dédale. Sur ce point, il est difficile de dire de quel côté se trouve la vérité… ».

Strabon, on le voit, oppose nettement les deux traditions. Éphore représente la tradition épique, telle que nous la retrouvons également dans le dialogue de Minos. Les « témoignages anciens » doivent, sans doute, désigner les œuvres des tragiques et il est permis de voir une allusion assez claire dans les expressions τραγῳδοῦντες τὰ περὶ τὸν Μινώταυρον… Entre les deux versions, Strabon ne se prononce pas. On remarquera que, pour Éphore, Minos n’est pas le frère de Rhadamanthe, mais, postérieur à ce dernier, il serait son imitateur. Tel n’est pas l’avis qui prévaut généralement parmi les narrateurs de la légende, et en particulier, l’auteur de notre dialogue ne suit point ce récit.


Témoignage
de Diodore de Sicile,
IV, 60 et V, 78.

D’après Diodore (IV, 60), Minos, Rhadamanthe et Sarpédon sont les trois fils de Zeus. Mais ce fut Rhadamanthe qui donna aux Crétois leur législation. Cependant Minos régna. Son fils Lycastos épousa Ida et eut d’elle Minos II que certains prétendent aussi fils de Zeus. Ce fut le second Minos qui, pour venger le meurtre de son fils, assiégea Athènes ; il obtint de Zeus que la peste ravageât la cité, puis cessât, moyennant le tribut humain livré au Minotaure tous les neuf ans.

Au livre V (78), Diodore suit manifestement une autre tradition. Il attribue à Minos I le gouvernement de la Crète, comme au plus âgé des trois frères. Minos imposa aux Crétois les lois qui les régissent, lois qu’il prétendait avoir reçues de Zeus. Rhadamanthe (79) est uniquement le juge intègre et inexorable aux méchants. Les fils de Minos furent Deucalion et Molos. Il n’est plus question ici d’un second Minos. Ariadne est désignée comme sa fille, tandis qu’au livre IV, Deucalion et Ariadne sont les enfants de Minos II.

Plusieurs courants s’entremêlent dans les récits de Diodore. L’historien nous livre ses documents sans prendre le soin d’en faire la critique et sans même essayer de les rendre cohérents. On peut distinguer diverses tendances : 1o celle qui rapporte à Rhadamanthe l’honneur de la législation crétoise et dont Éphore se faisait déjà l’écho ; 2o un essai de conciliation des légendes contradictoires chantées par les poètes épiques et mises sur la scène par les tragiques. En créant un second Minos, on pouvait rejeter sur ce dernier tout l’odieux des cruautés commises contre Athènes, tandis qu’à son père revenait la gloire d’avoir été un homme d’État sage et juste ; 3o enfin, au livre V, nous retrouvons la version plus ordinaire, celle que nous livre aussi l’auteur du dialogue.

Témoignage
de Plutarque
Thésée XV et XVI.

Dans la biographie de Thésée, Plutarque relate et critique l’histoire de Minos. Il indique d’abord les points sur lesquels s’accordent tous les historiens. Androgée, fils du roi Minos, était mort en Attique dans une embuscade. Son père entreprit une guerre très dure contre les Athéniens, et les dieux, prenant son parti, dévastèrent le pays : la famine et la maladie sévirent avec rage ; les fleuves se desséchèrent… Apollon prescrivit aux Athéniens d’apaiser d’abord Minos s’ils voulaient voir cesser leurs maux. Comme condition de paix, Minos réclama le tribut de sept jeunes gens et de sept jeunes filles qui lui seraient envoyés tous les neuf ans. Telle est la substance commune à la plupart des historiens (ὁμολογοῦσιν οἱ πλεῖστοι τῶν συγγραφέων).

La légende tragique (τραγικώτατος μῦθος) raconte que les jeunes gens étaient mis à mort dans le Labyrinthe par le Minotaure ou que, errants et ne pouvant trouver d’issue, ils périssaient là. Et Plutarque cite en témoignage des vers d’Euripide.

Mais Philochoros[2] s’inscrit en faux contre cette narration. D’après lui, le Labyrinthe était une simple prison. Les jeunes gens étaient donnés comme esclaves aux vainqueurs des jeux organisés par Minos en l’honneur de son fils Androgée. Aristote lui-même, dans sa Constitution des Bottiaees, ne croit pas au meurtre des jeunes gens, mais il pense qu’ils vieillissaient en Crète et travaillaient en qualité de salariés. Il fournit les preuves de son affirmation. « Il apparaît vraiment, poursuit Plutarque, qu’il est dangereux d’encourir la malveillance d’une ville qui sait parler et qui a des lettres. Car Minos n’a cessé depuis lors d’être diffamé et injurié sur les théâtres attiques. C’est sans profit qu’Hésiode l’a qualifié de « très royal », et Homère, de « confident de Zeus ». Les poètes tragiques prévalurent et, du haut de la scène, répandirent sur lui tous leurs mépris, comme sur un homme qui avait été dur et cruel. Pourtant, Minos fut dit-on, roi et législateur ; Rhadamanthe, juge et gardien de ces lois établies par Minos[3] ».

Au chapitre xx, Plutarque relate que, d’après des habitants de Naxos, il y aurait eu deux Minos et deux Ariadnes.

Ce témoignage est intéressant, car il précise celui de Strabon et, par l’indication des sources, Aristote, Philochoros, il nous permet de conjecturer que la critique de la légende, telle que nous la lisons chez Plutarque et telle aussi que l’entreprend l’auteur du dialogue platonicien, se rattache au mouvement d’études historiques dont Aristote avait été le promoteur. On voit, en effet, que la version admise dans le dialogue se rapproche beaucoup plus de celle de Philochoros que de celle d’Éphore.

III

QUESTIONS D’AUTHENTICITÉ ET DE DATE

Aristophane de Byzance place le Minos dans la troisième trilogie, entre les Lois et l’Épinomis[4]. Le dialogue a donc été certainement composé avant la fin du iiie siècle. Les anciens le tenaient évidemment pour authentique, sans quoi Aristophane ne l’aurait pas accepté dans son catalogue.


Minos
et les dialogues
platoniciens.

Il semble pourtant difficile d’attribuer cet écrit à Platon. La manière est très différente des premiers dialogues auxquels il pourrait s’apparenter par la forme, et il rappelle beaucoup plus celle de l’Hipparque. Certaines doctrines énoncées ou insinuées ne rendent guère un son platonicien. Est-ce Platon qui, reconnaissant dans la loi une œuvre de science, une œuvre stable et, pour cette raison immuable, une découverte de la vérité, de l’être (ἐξεύρεσις τοῦ ὄντος), l’aurait définie une ἀληθὴς δόξα ? Dans la République, dans le Politique, dans les Lois, Platon affirme vigoureusement que le sage doit commander, mais il insiste non moins catégoriquement sur ce fait que la sagesse doit être une science, et il distingue avec grand soin, pour les opposer l’un à l’autre, celui qui commande avec science et celui qui commande suivant l’opinion[5]. De plus, bien que l’effort du législateur soit un effort scientifique, il n’en reste pas moins un effort humain. Aussi Platon admet-il que les lois doivent nécessairement subir des changements, à cause des transformations qui se produisent dans les mœurs, dans les individus, dans les cités. Son rêve ne paraît pas être, comme pour l’auteur de Minos, une immutabilité absolue, impossible à réaliser dans le domaine de l’action. L’idéal contemplé est, sans doute, immuable, et c’est pourquoi la science du gouvernement est une vraie science, non une ἀληθὴς δόξα, mais l’homme politique n’ignore pas qu’il doit opérer sur une matière contingente, et que, pour ce motif, son œuvre réclamera des retouches incessantes pour s’adapter à l’idéal[6]. L’esprit simpliste du Minos n’a pas su saisir toute la complexité, toutes les nuances de la pensée platonicienne.

L’auteur a voulu néanmoins imiter Platon et le parallélisme entre certaines expressions du Minos et, d’autre part, du Banquet, du Politique, des Lois, nous permettent de conclure que l’écrivain connaissait ces dialogues[7].


Minos
et Hipparque.

On a constaté des ressemblances frappantes entre Minos et Hipparque. Aussi la plupart des critiques attribuent les deux dialogues au même auteur[8]. Évidemment, bien des traits communs se retrouvent dans l’un et l’autre de ces écrits : le titre est tiré de l’épisode historique qui constitue la partie centrale de l’œuvre et cet épisode est, dans les deux cas, une sorte d’encomion composé à la manière des rhéteurs[9] ; la construction du dialogue est identique : même façon d’ouvrir la discussion, mêmes procédés dialectiques ;

même prédilection, plus accentuée peut-être dans Minos, pour les jeux de mots et les allitérations[10]. Les particularités linguistiques relevées par C. Ritter dénotent également une assez grande affinité entre les deux œuvres[11]. Il est indéniable que ces confrontations sont assez impressionnantes. Sont-elles décisives ? Nous ne le pensons pas. Si on se reporte aux fragments des socratiques qui nous ont été conservés ou aux larges extraits que nous livrent les Mémorables de Xénophon, on se rend compte facilement que les dialogues de cette époque étaient construits d’après certains clichés. Les auteurs trouvaient, probablement dans les écoles de rhéteurs, des thèmes tout préparés, des lieux communs et même des expressions stéréotypées, qu’ils ne se faisaient nul scrupule d’utiliser, avec plus ou moins de talent. Que l’on compare, pour s’édifier, les dissertations sur la justice que nous lisons dans les Mémorables (IV, 2) dans les δισσοὶ λόγοι (Diels, Die Fragmente der Vors., II,  83, 3), au livre I de la République de Platon et dans le très court dialogue apocryphe de Justo, — ou encore les développements du thème : la vertu peut-elle s’enseigner, dans les mêmes δισσοὶ λόγοι (Diels, l. c. 83, 6), dans le Protagoras ou le Ménon et dans l’apocryphe de Virtute. Des écrits composés d’après un modèle bien déterminé devaient garder naturellement des airs de parenté, sans qu’il soit nécessaire de leur attribuer une origine commune. Du reste, ces ressemblances sont, en somme, très extérieures, et ce sont celles précisément que nous constatons entre Hipparque et Minos : affinités dans le choix du titre, dans les procédés dialogiques et dans la composition, c’est-à-dire ressemblances que nous devions nous attendre à rencontrer entre des ouvrages calqués sur un même patron.


Minos
et les Stoïciens.

Certains critiques, comme Pavlu, croient découvrir dans Minos une inspiration cynico-stoïcienne. La conception que l’auteur se fait de la loi, prétendent-ils, rappelle les doctrines du Portique. Définir la loi, l’œuvre d’un homme sage et prudent, n’est-ce pas reproduire le thème stoïcien : ὁ σοφὸς μόνος βασιλεύς ?

Cet argument ne nous paraît pas suffisant. L’exposé de Minos se rattache de façon beaucoup plus étroite à la théorie platonicienne du roi-philosophe. Le roi de Crète est, en effet, le type de ce chef d’État législateur dont Platon, dans la République, souhaitait l’avènement. Le livre III des Lois prône également la sagesse comme la marque la plus juste et la plus excellente d’une âme digne de commander (690 b).

Les Stoïciens, pourrait-on encore alléguer, opposaient volontiers entre elles les différentes législations ; ils aimaient à faire ressortir les différences de coutumes et de mœurs. Un texte de Cicéron nous apprend que Chrysippe collationnait les nombreux témoignages où se révélaient ces divergences[12], tout comme l’auteur de Minos accumule les faits qui démontrent cette étrange diversité (315 b, c, d). Mais bien avant les Stoïciens, on se plaisait déjà à étaler les plus saisissants contrastes dans l’infinie variété des institutions et des mœurs. Hérodote met en parallèle ces coutumes bigarrées qui, chez certains peuples, passent pour un bien, chez d’autres pour un mal[13]. Et les sophistes apportaient triomphalement ces preuves à l’appui de leur thèse que νόμος s’oppose à φύσις : « Si l’on ordonnait à tous les hommes de réunir tous les usages qu’ils tiennent pour bons et nobles, ensuite de choisir ceux qu’ils considèrent comme mauvais et honteux, il ne resterait rien : tout serait distribué entre tous[14] ». Ainsi n’est-il pas nécessaire de redescendre jusqu’aux Stoïciens pour retrouver la source de Minos.


Conclusion.

Il nous paraît plus probable que ce dialogue fut composé à une époque plus tardive qu’Hipparque. L’auteur avait, sans doute, lu, et il utilisa plusieurs œuvres de Platon et même des œuvres écrites dans les dernières années, comme le Politique et les Lois. L’éloge décerné à Minos et à Rhadamanthe au début des Lois inspira peut-être le dialogiste qui développa le thème amorcé par Platon. La discussion et la critique de la légende rappellent assez, comme nous l’avons montré, la manière d’Aristote et des historiens se rattachant à son école. C’est pourquoi, nous croyons que Minos ne fut guère rédigé avant la fin du ive siècle au plus tôt. L’auteur devait appartenir au cercle socratique ou au milieu de l’Académie. Mais nous sommes ici dans le domaine des conjectures et il serait imprudent de vouloir préciser plus que nous le permettent les textes et les témoignages.

IV

LE TEXTE

Notre texte est établi sur la base de deux manuscrits principaux qui ont été entièrement collationnés, le premier sur l’exemplaire de la Bibliothèque Nationale, le deuxième sur une reproduction photographique. Ce sont :

Parisinus 1807 = A (ixe siècle).

Vindobonensis 55 (suppl. philos. gr. 39) = F.

— A est, on le sait, un de nos meilleurs et plus anciens manuscrits de Platon. Écrit vers la fin du ixe siècle, il a été probablement copié sur un manuscrit remontant peut-être au vie. Diverses corrections ont été faites soit par le scribe lui-même, soit par le possesseur du volume ; des variantes, provenant de sources diverses, ont été ajoutées en marge. Il est toutefois malaisé de distinguer toujours les écritures de la seconde ou troisième main. Aussi nous contenterons-nous d’indiquer clairement la différence entre la leçon primitive et les additions.

— F est certainement postérieur au xiie siècle. Nous savons qu’en 1420, il appartenait à Francesco Barbaro. Mais il représente une tradition distincte de A. Schanz a pu démontrer qu’il fut copié sur un manuscrit en onciales. Il doit donc se rattacher au moins à une transcription du ixe siècle[15]. Il contient un assez grand nombre de leçons intéressantes et souvent paraît se rapprocher, plus que A, du texte primitif.

Nous avons également utilisé quelques manuscrits secondaires, d’après la collation faite par Bekker. Ces derniers, de date tardive, ne sont pourtant pas à dédaigner, car plusieurs portent la trace de recensions savantes remontant à l’époque du patriarche Photios. Tels sont :

Venetus 184 = E (xve siècle) : la fameuse édition transcrite pour Bessarion par Jean Rhosus[16].

Parisinus 1642 = Κ (xve siècle).

Laurentianus Plut. 85.7 = b : écrit la même année que F. Dérive de la même source que ce dernier. Mais la divergence de certaines leçons porte à croire que l’exemplaire qui a servi de modèle portait des notes marginales diversement utilisées par F et par b[17].

Laurent. Plut. 59.1 = z (xive s.).

Laurent. Plut. 85.9 = c (xive s.).

Palatinus Vaticanus 177 = f (xve s. ? Attribué à Jean Scutariote, bien qu’il ne soit pas signé).

Ces trois derniers sont étroitement apparentés au Vatinus 1 (O)[18] du xe siècle, dont nous ne possédons que le second volume où ne se trouve pas le Minos.


  1. Le tribut avait pour but d’apaiser le Minotaure et de le rendre bienveillant au roi de Crète. Si le dieu était satisfait, Minos acquérait pour neuf ans une nouvelle puissance. « Traduite en langage moderne, écrit M. G. Glotz, la légende semble dire que le roi-prêtre tenait ses pouvoirs d’une investiture religieuse, qu’il était nommé pour neuf ans et rééligible » (La Civilisation égéenne, Paris, la Renaissance du Livre, 1928, p. 173).
  2. Philochoros appartient à ce groupe d’historiens du iiie siècle qui, sur l’impulsion donnée par Aristote, travaillaient à constituer des recueils de matériaux pour préparer des éléments aux futures synthèses historiques. On cite de lui un recueil d’Inscriptions attiques et surtout son Atthide ou chronique athénienne. Voir la notice que lui a consacrée Suidas.
  3. Ἔοικε γὰρ ὄντως χαλεπὸν εἶναι φωνὴν ἐχούσῃ πόλει καὶ μοῦσαν ἀπεχθάνεσθαι. Καὶ γὰρ ὁ Μίνως ἀεὶ διετέλει κακῶς ἀκούων καὶ λοιδορούμενος ἐν τοῖς Ἀττικοῖς θεάτροις. Καὶ οὔτε Ἡσίοδος αὐτὸν ὤνησε, βασιλεύτατον, οὔτε Ὅμηρος, ὀαριστὴν Διὸς προσαγορεύσας· ἀλλ’ ἐπικρατήσαντες οἱ τραγικοὶ πολλὴν ἀπό τοῦ λογείου καὶ τῆς σκηνῆς ἀδοξίαν ἀὐτοῦ κατεσκέδασαν, ὡς χαλεποῦ καὶ βιαίου γενομένου· καίτοι φασὶ τὸν μὲν Μίνω βασιλέα καὶ νομοθέτην, δικαστὴν δὲ τὸν Ῥαδάμανθυν εἶναι καὶ φύλακα τῶν ὡρισμένων ὑπ’ ἐκείνου δικαίων. Thésée, XVI. — Comparer le dialogue platonicien 320 e, 321 a b.
  4. Diogène-Laërce, III, 61, 62.
  5. Politique, 301 b.
  6. Voir Politique, 294-296.
  7. Comparer Minos 318 b et Banquet 215 c ; Minos 318 a et Politique 268 c, 274 e ; Minos 320 c et Politique 305 c ; Minos 318 e, 319 b et le début des Lois.

    Peut-être aussi pourrait-on comparer Minos 314 d et Euthyphron 14 b ; Minos 319 d et Gorgias 526 c. Mais dans ce dernier cas, il pourrait y avoir simple rencontre des deux écrivains avec Homère. Les deux passages sont trop différents.

  8. Cf. Boeckh, Comment. in Platonis quo uulgo fertur Minoem eiusdemque libros priores de legibus, Halae, 1806. Boeckh voudrait attribuer les deux dialogues au cordonnier Simon ; Pavlu, Die pseudoplatonischen Zwillingsdialoge Minos und Hipparch, Wien, 1910. Voir notre notice d’Hipparque ; Usener, Vortrage und Aufsätze, p. 95 ; E. Bickel, Ein Dialog aus der Akademie des Arkesilas, in Archiv für Gesch. der Philos. 1904, p. 461. Usener et Bickel seraient tentés d’attribuer Hipparque et Minos à Héraclide de Pont.
  9. Cf. Minos 319 a b où l’intention d’introduire un éloge apparaît manifestement.
  10. Voir dans Minos, v. g. νόμῳ τὰ νομιζόμενα, νομίζεται 314 a ; δόγμα et δόξα 314 c ; νομέυς et νόμος 317 d et suiv. — Dans Hipparque, v. g. ἀξιοῦν et ἄξιος qui reviennent fréquemment…
  11. Untersuchungen über Plato, Stuttgart, 1888. Cf. p. 90, 91 et 94, 95.
  12. Cicéron, Tusculanes, disp. I, 45, 108. Sed quid singulorum opiniones animaduertam, nationum uarios errores perspicere cum liceat ? Condiunt Aegyptii mortuos et eos seruant domi, Persae etiam cera circumlitos condunt, ut quam maxime permaneant diuturna corpora. Magorum mos est, non humare corpora suorum, nisi a feris sint ante laniata. In Hyrcania plebs publicos alit canes, optimates domesticos (nobile autem genus canum illud scimus esse) sed pro sua quisque facultate parat, a quibus lanietur, eamque optimam illiesse censent sepulturam. Permulta alia colligit Chrysippus, ut est in omni historia curiosus, sed ita tetra sunt quaedam, ut ea fugiat et reformidet oratio (cf. von Arnim, Stoicorum ueterum frag. III, no 322).
  13. Hérodote, III, 38.
  14. Δισσοὶ λόγοι, Diels II, 83, 2. Voir toute la dissertation περὶ καλοΰ και αἰσχροῦ.
  15. Cf. Alline, Histoire du texte de Platon, p. 207, 208.
  16. Cf. Alline, op. cit., p. 209 et 307.
  17. Cf. Alline, op. cit., p. 243.
  18. Cf. Alline, op. cit., p. 207.