Le Banquet (trad. Robin)

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Traduction par Léon Robin.
Texte établi par Léon RobinLes Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome IV, 2e  partiep. 1-92).

LE BANQUET

[ou De l’Amour ; genre moral.]


APOLLODORE. UN DE SES AMIS

Introduction.
La source du récit :
Aristodème.

172 Apollodore[1]. — J’ai le sentiment d’être, sur le sujet dont vous êtes curieux[2], tout à fait préparé. L’autre jour en effet je me trouvais à monter vers la ville, venant de chez moi, à Phalère, lorsqu’un de mes familiers, par derrière, me reconnut et se mit de loin à m’appeler, donnant en même temps un tour plaisant[3] à son appel : « Holà ! citoyen de Phalère, disait-il, le nommé Apollodore ! tu ne m’attends pas ? » Et moi, je me suis arrêté pour l’attendre. Alors, lui, de me dire : « Apollodore, vrai, j’étais à l’instant en train de te chercher : je voulais une information complète sur la réunion b d’Agathon, de Socrate, d’Alcibiade, de tous ceux encore qui, à leurs côtés, furent cette fois les commensaux du souper, et concernant ce que disaient les discours d’amour qu’on y tint. Quelqu’un d’autre en effet m’en a fait un récit, pour avoir entendu Phénix, le fils de Philippe ; et il m’a dit que tu étais au courant toi aussi. Mais ce n’était pas cela, et il n’était pas à même de rien dire de précis. Aussi est-ce de toi que j’attends ce récit : personne n’a plus de droits à rapporter les propos de ton ami ! Et tout d’abord, dis-moi, ajouta-t-il, est-ce que toi, tu assistais ou non à cette réunion ? — Il m’a tout à fait l’air, dis-je à mon tour, de ne t’avoir rien raconté de précis, ton c narrateur ! Autrement jugerais-tu l’époque où eut lieu cette réunion, sur laquelle tu m’interroges, assez récente pour que j’aie pu y assister moi aussi ? — Ma foi, oui ! je le pensais. — Où prends-tu cela, Glaucon[4] ? repartis-je. Ne sais-tu pas que voilà nombre d’années qu’Agathon est absent d’ici, et que pour ma part, depuis que je fréquente assidûment Socrate, depuis que j’ai à cœur de connaître chaque jour ce qu’il aura dit ou fait, il ne s’est pas encore écoulé trois ans ? Jusqu’alors, 173 je vaguais de-ci de-là, à l’aventure : je croyais être bon à quelque chose, et j’étais plus misérable que personne ; autant que toi à cette heure, toi qui t’imagines que n’importe quelle occupation est préférable à la philosophie ! » Et lui : « Ne te moque pas ! dit-il. Apprends-moi plutôt quand eut lieu cette réunion. — Quand nous étions encore enfants, lui répondis-je, au temps où sa première tragédie valut à Agathon la victoire, et le lendemain du jour où il avait offert son sacrifice de victoire en compagnie de ses choreutes[5]. — Dans ce cas, répliqua-t-il, la chose est fort ancienne, à ce qu’il semble ! Mais alors qui te l’a racontée ? Est-ce Socrate en personne ? — Oh ! non, par Zeus ! repartis-je, b mais celui-là même qui la raconta à Phénix : c’était un certain Aristodème[6], du dème Kydathènéon, un petit homme qui était toujours nu-pieds. Il avait assisté, lui, à la réunion, en amoureux de Socrate qu’il était et, si je ne me trompe, un des plus fervents parmi ceux de l’époque. Non pourtant que depuis je n’aie posé quelques questions à Socrate lui-même sur ce que je tenais du personnage en question ; et il convenait que tout était bien comme celui-ci me l’avait raconté. — Eh quoi ! dit-il, ce récit, ne me le feras-tu pas ? Aussi bien le chemin qui mène à la ville est-il fait exprès pour des conversations entre promeneurs[7]. »

Voilà comment, tout en marchant, nous devisions ensemble de ces choses ; c si bien que (c’est ce que je disais en commençant) je suis à leur sujet tout à fait bien préparé ; étant dès lors admis que je vous doive, à vous aussi, ce récit, c’est forcé : il faut que je m’exécute ! J’ajouterai qu’en effet il y a pour moi d’ailleurs à parler moi-même de philosophie aussi bien qu’à en entendre parler par d’autres, et abstraction faite de l’utilité que j’y crois trouver, une incomparable jouissance ! Il est au contraire d’autres propos, les vôtres surtout, ceux des gens riches et des hommes d’affaires, qui à moi me pèsent lourdement ; et je vous prends en pitié, vous mes compagnons, de vous imaginer être bons à quelque chose, tandis que vous n’êtes bons à rien ! Et peut-être à votre tour me tenez-vous dpour infortuné, et, je le crois, vous croyez être dans le vrai ; mais moi, en ce qui vous concerne je ne le crois pas : je le sais, et très bien !

L’Ami. — Tu es toujours le même, Apollodore : toujours tu dis du mal de toi-même comme des autres ; et j’ai idée que pour toi tous les hommes sont absolument misérables, à l’exception de Socrate ; tous, à commencer par toi en personne ! D’où, alors, a bien pu te venir le surnom de « tendre[8] », que tu portes ? Ma foi ! je n’en sais rien ; car en tes propos telle est toujours ton humeur sauvage, envers toi-même et envers les autres, à l’exception de Socrate !

Apollodore. — e Vraiment oui, mon très cher ! Et c’est évidemment de penser de la sorte, sur mon propre compte comme sur le vôtre, qui fait de moi un fou, un homme qui a perdu le sens ?

L’Ami. — Il ne vaut pas la peine, Apollodore, de nous quereller là-dessus à présent ! Tu sais ce que nous t’avons demandé : ne te dérobe pas ; raconte-nous plutôt quels discours furent tenus !

Apollodore. — Eh bien ! voici quels furent, à peu près, les discours en question… Mais il vaut mieux, en prenant du commencement le récit même d’Aristodème, 174 essayer à mon tour de le refaire à votre intention.


Prologue.
Socrate au banquet d’Agathon.

Voici son histoire. « J’avais rencontré Socrate, bien lavé, des sandales aux pieds, choses qui ne lui étaient pas ordinaires. Je lui demandai où il allait, pour s’être fait si beau. “Souper chez Agathon ! me répondit-il. Hier en effet, à la cérémonie de sa victoire, je lui ai brûlé la politesse par crainte de la foule. Mais j’ai accepté pour aujourd’hui d’être son hôte ; d’où ces embellissements de ma toilette : il faut être beau quand on se rend auprès d’un beau garçon ! Dis donc, ajouta-t-il, que penserais-tu, toi, b de venir sans invitation à ce souper ?” Je répondis (ainsi parlait Aristodème) que je ferais comme il me dirait. “Eh bien ! alors, suis-moi, dit-il ; et nous aurons ainsi trouvé moyen de faire mentir, en le modifiant, le proverbe qui veut, comme on sait, qu’aux festins d’Agathon — non ! des gens de bien — ceux qui sont aussi gens de bien aillent de leur propre mouvement[9] ! Il est vrai qu’Homère risque fort en effet de ne l’avoir pas fait seulement mentir, mais de l’avoir bafoué, ce proverbe. Car, tandis qu’il fait d’Agamemnon un homme supérieurement habile c aux choses de la guerre, et de Ménélas par contre un guerrier sans nerf, cependant, au repas que donne Agamemnon après la célébration d’un sacrifice, c’est sans invitation qu’il y a fait venir Ménélas : lui, le moins bon, au festin du meilleur !” À quoi je répliquai, me disait Aristodème : “En ce cas, il y aura là, pour moi aussi, un risque probable : non pas celui que tu dis, Socrate, mais, comme chez Homère, celui d’aller, moi homme de rien, au festin d’un savant personnage, sans y avoir été invité ! Vois donc ce que tu devras dire, toi qui m’y mènes, pour te justifier ; car moi, je refuserai de convenir que c’est sans invitation d que je suis venu, mais bien sur ton invitation à toi ! — En allant à deux de compagnie, dit-il, l’un doublant l’autre[10], nous délibérerons sur ce qu’il y aura pour nous lieu de dire. Eh bien ! marchons donc !” »

Telle avait été en gros, contait Aristodème, leur conversation quand ils se mirent en marche : « Sur ces entrefaites Socrate, s’étant en quelque façon pris lui-même, chemin faisant, pour objet de ses méditations[11], était demeuré en arrière. Comme je l’attendais, il m’enjoignit de continuer à avancer. Quand je fus à la maison d’Agathon, j’en trouvai grande ouverte la porte, et j’eus là, disait-il, une plaisante aventure. Car, tout aussitôt, de l’intérieur vint à ma rencontre un domestique, qui me mena où étaient installés les convives, que je trouvai déjà sur le point de souper. Dès qu’Agathon me vit, il s’écria : “Aristodème, tu arrives au bon moment pour souper en notre compagnie ! Si tu as eu pour venir un autre motif, remets cela à plus tard. Aussi bien t’ai-je cherché dès hier pour t’inviter, mais il m’a été impossible de t’apercevoir… Eh bien mais ! et Socrate ? tu ne nous l’amènes pas ?” Alors je me retourne, et, me disait Aristodème, nulle part je ne vois Socrate à ma suite ! J’expliquai donc que justement c’était avec lui que, moi, j’étais venu, et invité par lui à souper céans. “C’est, parbleu ! fort bien de ta part, dit Agathon. Mais où diable est notre homme ? — Il s’avançait tout à l’heure derrière moi, 175 et moi aussi je me demande avec étonnement où il peut bien être !” Sur ce, poursuivait Aristodème, Agathon s’adresse à un serviteur : “Tout de suite tu vas te mettre en quête de Socrate et l’amener jusqu’ici ! Quant à toi, Aristodème, prends place sur ce lit[12], auprès d’Éryximaque.” » À ce moment, comme un domestique s’occupait de ses ablutions pour lui permettre de s’étendre, il en arriva, disait-il, un autre, avec cette nouvelle que le Socrate demandé avait pris pour retraite le vestibule des voisins et qu’il y était tout droit planté : « Malgré mes appels, il refuse d’entrer. — Quelle absurdité me contes-tu ? s’écria Agathon. Vite, tu vas l’appeler encore et ne pas le lâcher ! » « b Je pris alors la parole, racontait Aristodème : “Pas du tout ! dis-je, laissez-le plutôt en paix : c’est en effet une habitude qu’il a, de s’isoler parfois ainsi et de rester planté à l’endroit où il lui arrive de se trouver. Mais il viendra tout à l’heure, à ce que je crois ; ne le troublez donc pas et laissez-lui la paix. — Eh bien ! qu’il en soit fait ainsi, puisque tel est ton avis ! repartit, paraît-il, Agathon. Quant à vous autres, valets, faites-nous dîner ! Toujours, vous servez ce qu’il vous plaît quand il n’y a personne pour vous surveiller[13] ; ce que pour mon compte je n’ai jamais fait ! Mettez-vous donc pour l’instant dans l’idée que c’est vous qui m’avez prié à souper, moi et les compagnons c que voici ; et soignez-nous de façon à mériter nos éloges !”

« Là-dessus, poursuivait Aristodème, nous nous mettons à table ; mais Socrate n’apparaissait pas ! Aussi Agathon voulut-il à plusieurs reprises l’envoyer chercher, ce dont je l’empêchai. En fin de compte, le voici qui arrive, avec moins de retard que de coutume, et pourtant, peu s’en faut, quand on en était déjà au milieu du souper ! Alors donc, disait mon narrateur, Agathon, qui se trouvait être en effet tout seul au lit du bout : “Ici, Socrate ! cria-t-il ; viens prendre place à mon côté, pour que, à ton contact, je fasse aussi mon profit d de la savante découverte qui s’est dans le vestibule présentée à ton esprit. Car, manifestement, tu as trouvé ton affaire, et tu la tiens : tu ne serais pas parti avant !” Et voilà Socrate qui s’assied, en disant : “Quel bonheur ce serait, Agathon, si le savoir était chose de telle sorte que, de ce qui est plus plein, il pût couler dans ce qui est plus vide, pourvu que nous fussions, nous, en contact l’un avec l’autre ; comme quand le brin de laine fait passer l’eau de la coupe la plus pleine dans celle qui est plus vide ! Si c’est ainsi en effet que se comporte pareillement le savoir, j’apprécie hautement le fait d’être auprès de e toi sur ce lit ; car j’imagine que, partant de toi, beaucoup de beau savoir viendra m’emplir ! Le mien, vois-tu, a toute chance d’être un maigre savoir, si même il n’est pas, tel un rêve, d’une réalité discutable. Le tien est éclatant, et capable de se développer amplement, puisque dès la jeunesse il a rayonné de toi avec pareille puissance, et qu’avant-hier il a eu pour témoins de sa manifestation plus de trente mille d’entre les Grecs ! — Socrate, tu es un insolent ! dit Agathon. Aussi bien, du reste, nous ne tarderons guère à introduire, toi et moi, une revendication de nos droits[14] en fait de savoir ; et c’est au jugement de Dionysos que nous aurons recours ! Mais pour l’instant, c’est à prendre part au souper que tu as tout d’abord à penser.”


Règlement et programme du banquet :
l’éloge de l’Amour

« 176 Après quoi, disait Aristodème, quand Socrate se fut installé sur le lit et qu’il eut dîné, les autres aussi, chacun fit ses libations ; on chanta les cantiques du dieu ; et ainsi des autres rites consacrés. Alors on se préoccupa du boire. Or donc ce fut, selon mon narrateur, Pausanias qui prit le premier la parole, à peu près en ces termes : "Voyons, Messieurs, dit-il, quelle est pour nous la façon de boire la plus inoffensive ? Pour ma part, j’aime mieux vous le dire, je ne me sens vraiment pas bien de notre beuverie d’hier, et j’ai besoin de souffler un peu ! C’est aussi, je me figure, le cas pour la plupart d’entre vous, car hier b vous en étiez ! Avisez donc à la manière pour nous la plus inoffensive de boire. — Là, Pausanias, dit Aristophane, tu as bien raison, ma foi ! de nous ménager, n’importe comment, un peu de répit quant au boire. Aussi bien suis-je moi-même de ceux qui hier s’en sont mis par dessus la tête !” Sur ce, paraît-il, le fils d’Acoumène, Éryximaque, intervint après les avoir entendus : “Parfait, dit-il, l’idée est bonne ! Et il y en a, parmi vous, un autre encore que je voudrais entendre : pour la résistance à la boisson, comment te sens-tu, Agathon ? — Elle est nulle, répondit celui-ci : moi non plus je ne suis pas en force ! — La bonne aubaine, c selon toute apparence, s’écria Éryximaque, ce doit être pour nous, aussi bien pour moi que pour Aristodème, pour Phèdre, pour ces gens-ci, que maintenant vous autres, les plus forts buveurs, vous ayez abdiqué ! Car nous ne sommes jamais de taille ! Socrate, lui, je le mets hors de cause : il est également bon dans les deux genres et il aura toujours son compte, que nous nous comportions d’une manière ou de l’autre[15] ! Ainsi, je ne me trompe pas, aucun de ceux qui sont ici n’a grande envie de boire du vin en quantité : aussi, en m’entendant parler de l’ivresse et de sa nature, la vérité de mon langage vous sera-t-elle sans doute moins déplaisante. Pour moi, s’il est une conviction que d m’ait, je crois, donnée l’exercice de la médecine, c’est bien celle du mal que l’ivresse fait à l’homme ; et je ne voudrais, ni pour mon compte pousser trop loin la beuverie, ni le conseiller à d’autres, surtout quand on a encore la tête lourde de la veille !” Il fut alors, au dire d’Aristodème, interrompu par Phèdre de Myrrhinonte : “Ah ! bien, dit celui-ci ; moi, j’ai l’habitude de t’en croire, surtout quand c’est de médecine que tu parles. Ainsi feront aussi les autres aujourd’hui, à condition qu’ils soient raisonnables[16] !” Ces paroles de Phèdre obtinrent e un assentiment unanime : au lieu d’employer à s’enivrer la réunion de ce jour, on se réglerait pour boire sur le seul agrément.

« “Eh bien donc ! déclara Éryximaque, maintenant que c’est chose entendue que chacun ne boira qu’autant que cela lui plaira et sans qu’il y ait rien d’obligatoire, alors je propose, d’abord d’envoyer promener la joueuse de flûte qui est entrée ici tout à l’heure (qu’elle flûte pour soi, ou bien, à son gré, pour les femmes de la maison !), et nous, de passer en discours le temps de la réunion qu’aujourd’hui nous avons ensemble. En discours de quelle sorte ? c’est, s’il vous plaît, ce que je suis tout prêt à vous proposer.” 177 Sur ce, tous déclarent que cela leur plaît et l’invitent à faire sa proposition. Éryximaque dit alors : “En vérité, mon discours a son exorde dans la Mélanippe d’Euripide[17] ; car ce n’est pas de moi, mais de Phèdre, ici présent, que sont les paroles que je vais prononcer. Pas une fois, en effet, Phèdre ne manque, tout indigné, de me tenir ce langage : « N’est-il pas stupéfiant, Éryximaque, dit-il, que tels ou tels autres parmi les dieux aient inspiré aux poètes la composition d’hymnes et de péans, tandis qu’à l’égard de l’Amour, un dieu si vénérable, un dieu si grand, il ne s’en est jamais trouvé un seul, entre tous les grands poètes qui ont existé, pour b rien composer à sa louange[18] ? Et, s’il te plaît de considérer à leur tour les Sophistes de valeur, c’est d’Hercule[19] et d’autres qu’ils écrivent l’éloge en prose : ainsi l’excellent Prodicus. De quoi, après tout, il n’y a même pas tant à s’émerveiller, si l’on songe en revanche au savant homme, sur un livre de qui je suis, pour ma part, tombé un de ces jours, où le sel était l’objet d’un prodigieux éloge eu égard à son utilité ! Quantité d’autres choses du même genre, on pourrait le constater, ont été célébrées. c Alors, dis-je, que pour traiter de tels sujets on s’est donné tant de peine, l’Amour au contraire n’a pas encore trouvé d’homme, jusqu’à ce jour-ci, qui ait eu le courage de le chanter selon ses mérites. Voilà pourtant comme on néglige un si grand Dieu ! » Sur ce point, à mon avis, Phèdre a bien raison. Mon désir est donc à la fois d’apporter à ce dernier mon offrande, et de lui faire une gentillesse ; et en même temps, si je ne me trompe, il vous sied à présent, à vous présents ici, d’honorer le dieu. Si donc à votre tour, vous étiez de cet avis, d nous aurions là assez de matière pour occuper le temps en discours : il faut, en effet, c’est mon opinion, que chacun de nous prononce un éloge de l’Amour, et, en suivant l’ordre vers la droite, le plus bel éloge dont il sera capable ; et il faut que Phèdre soit le premier à commencer, puisqu’aussi bien il occupe la première place, et qu’il est en même temps le père du sujet. — Personne, dit Socrate, ne votera contre ta proposition, Éryximaque ! Elle n’a chance d’être combattue, ni sans doute par moi, qui assure ne rien savoir d’autre que ce qui a trait à l’amour[20] ; ni, je pense, par Agathon et Pausanias ; e pas davantage par Aristophane, lui dont Dionysos et Aphrodite font toute l’occupation ; non plus que par aucun de ceux que je vois ici. Ce n’est pas, pourtant, à égalité que nous nous trouverons, nous qui occupons les dernières places ! Si toutefois il arrive que ceux qui sont avant aient dit tout ce qu’il y a à dire et de la bonne manière, rien ne fera mieux notre affaire. Allons ! souhaitons bonne chance à Phèdre pour ouvrir le débat et dire les louanges de l’Amour !”

« Ce langage eut l’approbation de tout le monde, et aux encouragements de Socrate les autres joignirent les leurs. » 178 À coup sûr, de tout ce qui fut dit par chacun, Aristodème n’avait pas gardé un entier souvenir, pas plus que moi Apollodore, je ne me rappelle tout ce que m’a dit celui-ci, mais les choses les plus importantes ; et les discours dont il m’a paru qu’il valût la peine de garder mémoire, ce sont ceux-là que, de chaque orateur, je vous rapporterai.


Première partie :
conceptions non philosophiques.

Le premier, vous le savez déjà, d’après Aristodème c’était Phèdre, et voici quel fut à peu près l’exorde de son discours : Discours de Phèdre : mythologie et traditions. « “C’est, dit-il, une grande divinité que l’Amour, une divinité merveilleuse, et chez les hommes et chez les dieux ; et cela à nombre de titres divers, dont le moindre cependant n’est pas celui qui concerne sa naissance.

“Voyez, poursuivit-il : b d’être tout ce qu’il y a de plus ancien comme divinité, c’est un honneur ; et de cette ancienneté nous avons un indice, c’est qu’il n’y a pas de généalogie de l’Amour, que ses parents ne sont mentionnés dans aucun écrit, ni en langue vulgaire, ni de poésie. Voyez plutôt : Hésiode dit que ce qui en premier a existé, c’est le Chaos, puis ensuite | la Terre à l’ample poitrine, fondement de toutes choses à jamais assuré, | et l’Amour… Ainsi, selon lui, ce qui a succédé au Chaos, ce sont ces deux là : la Terre avec l’Amour[21]. Quant à Parménide, voici ce qu’il dit de la génération[22] : Le premier de tous les dieux, dont s’avisala Déesse, ce fut l’Amourc Enfin, entre Acousilaos et Hésiode il y a concordance. On voit ainsi que de plusieurs côtés on s’accorde à dire que l’Amour est tout ce qu’il y a de plus ancien.

“D’autre part, en même temps qu’il est le plus ancien, il est source pour nous des biens les plus grands. Ainsi, moi, je ne puis soutenir qu’il y ait un bien supérieur, dès la jeunesse, à celui d’avoir un bon amant, et de même pour l’amant à l’égard de ses amours ! Ce qui doit en effet guider toute la vie des hommes, de ceux à qui il appartiendra d’avoir une belle vie, c’est un principe que ni la parenté n’est à même de nous inculquer avec une égale excellence, ni les dignités ni la richesse d ni rien d’autre, en comparaison de l’amour. Et maintenant je demande : quel est ce principe ? C’est qu’aux vilaines actions s’attache le déshonneur ; aux belles, d’autre part, le désir d’estime : l’absence de l’un et de l’autre interdit à toute cité comme à tout particulier l’exercice d’une grande et belle activité. Eh bien ! je dis ceci : un homme qui aime, si la vilenie qu’il est en train de commettre est flagrante, ou, quand il est exposé à celle d’autrui, la lâcheté qui l’empêche de s’en défendre, alors celui de qui il a été vu pourra être son père, il n’en éprouvera pas une égale souffrance ; ce pourront être ses camarades ou n’importe qui d’autre ; non, jamais comme si e c’étaient ses amours ! Et tout de même aussi pour l’aimé : nous ne le voyons devant personne aussi honteux que devant ses amants, s’ils le voient occupé à quelque vilain acte. Supposons donc que, par quelque moyen, il pût exister une cité, ou une armée, faite d’amants et de leurs bien-aimés, on ne voit pas comment leur cité à eux pourrait avoir une base meilleure de sa constitution, que leur éloignement pour tout ce qui est vilain et le désir d’estime dont ils rivaliseraient ! ni encore comment, et se battant coude à coude, 179 de tels hommes, une poignée seulement[23], ne seraient pas vainqueurs, si l’on peut dire, de toute l’humanité ! Oui, pour un homme qui aime, être vu de ses amours, ou lâchant le rang, ou jetant ses armes, serait sans nul doute plus, intolérable que de le faire sous les yeux du reste de l’armée ; et à cette humiliation il préférerait mille fois la mort. Et, bien entendu, pour ce qui est d’abandonner son bien-aimé sur place ou de ne pas le secourir dans le péril, il n’y a pas d’homme si lâche que l’Amour lui-même ne rende, pour le courage, possédé du dieu, et pareil ainsi au plus vaillant b par nature. Ainsi, c’est bien simple : ce que disait Homère[24] de la bravoure que souffle la divinité au cœur de quelques héros, voilà ce qu’aux amants donne l’Amour, comme un don qui vient de lui-même.

“Allons plus loin : mourir pour autrui, ceux-là seuls le veulent, qui aiment ; et non pas seulement les hommes, mais même les femmes. Et de cette abnégation c’est même la fille de Pélias, Alceste, qui fournit une preuve, assez puissante pour défendre à la face des Grecs la présente assertion : cette Alceste[25] qui seule a voulu prendre dans la mort la place de son mari, alors que celui-ci avait son père et sa mère, au-dessus desquels c s’éleva si haut l’épouse dont je parle, par une affection dont l’amour était le principe, que dès lors ils apparaissaient, eux, n’être à l’égard de leur fils que des étrangers, et ne lui être liés que de nom. Voilà l’acte qu’elle a accompli. Et cet acte a paru tellement beau, non pas aux hommes seulement, mais aux dieux, qu’une faveur accordée par ceux-ci à bien peu, parmi tant de héros qui ont accompli tant de hauts faits (on les compte aisément[26], ceux dont, en récompense, l’âme est remontée du fond de l’Hadès), les dieux l’ont accordée à l’âme de cette glorieuse femme, et ils l’en ont fait remonter, dans l’élan de d leur admiration pour son acte. Ce qui prouve que, eux aussi, ils estiment par dessus tout un zèle et des mérites qui se rapportent à l’amour. En revanche Orphée, fils d’Œagre, ils l’ont chassé de l’Hadès sans qu’il eût rien obtenu (car, s’ils lui montrèrent un fantôme de la femme pour laquelle il y était venu, ils ne la lui donnèrent pas en personne), parce qu’il leur parut avoir l’âme faible, chose assez naturelle chez un joueur de cithare ; et qu’il n’avait pas eu, pour son amour, le courage de mourir comme Alceste, mais plutôt employé toute son adresse à pénétrer, vivant, chez Hadès. Et voilà sans nul doute la raison pour laquelle ils lui ont imposé une peine et ont fait que la mort lui vînt par e des femmes[27]. Au contraire ils ont traité avec honneur Achille, le fils de Thétis, et l’ont envoyé aux Îles des Bienheureux[28] : c’est que, malgré l’avertissement de sa mère, qu’il mourrait s’il tuait Hector et que, s’il s’abstenait de le tuer, il reviendrait vers son pays pour y finir ses jours dans la vieillesse, il a choisi courageusement de secourir Patrocle, son amant, de le venger aussi ; et de la sorte, non pas 180 seulement de mourir pour lui, mais encore, en mourant, de le suivre dans son trépas. Voilà certainement pourquoi les dieux, dans leur extrême admiration, lui ont donné des honneurs éminents, pour s’être fait ainsi de ce que vaut l’amant une si grande idée.

“Or Eschyle radote quand il fait d’Achille l’amant de Patrocle[29], lui qui était plus beau, non seulement que Patrocle, mais aussi, on le sait, que tous les héros ensemble, qui n’avait pas encore de barbe au menton : plus jeune de beaucoup par conséquent, ainsi que le dit Homère. En fait au contraire, s’il est réel que les dieux estiment au plus haut point cette sorte de mérite qui se rapporte à l’amour, il y a pourtant un degré de plus dans leur admiration, b leur haute estime et leurs faveurs, quand il s’agit de la tendresse de l’aimé pour l’amant au lieu de celle de l’amant pour ses amours : c’est qu’un amant est chose plus divine que le bien-aimé, car il est possédé du dieu ; voilà pour quelle raison aussi, plus qu’Alceste, Achille a été traité par eux avec honneur quand ils l’ont envoyé aux Îles des Bienheureux.

“En résumé donc, mon opinion est que l’Amour est, entre les dieux, celui qui a, et le plus d’ancienneté, et la plus haute dignité, et le plus d’autorité pour mener les hommes à la possession du mérite et du bonheur, tant qu’ils vivent et une fois qu’ils sont morts.”


Discours de Pausanias.

c Tel fut, à peu près, le discours que, d’après Aristodème, prononça Phèdre. Après celui de Phèdre, il y en eut d’autres dont il n’avait pas gardé entièrement le souvenir. Il les laissa donc de côté pour me raconter le discours de Pausanias, et voici quel fut le langage de celui-ci : « “Il ne me semble pas, Phèdre, que le sujet nous ait été proposé comme il fallait, avec ce mot d’ordre sans réserve : célébrer les louanges de l’Amour. Si en effet l’Amour était unique, ce serait fort bien ; mais, voilà, il n’est pas unique ; et, du moment qu’il n’est pas unique, il sera, pour commencer, plus correct d’avoir expliqué au préalable de quelle sorte est d celui dont on doit faire l’éloge. Ce que j’essaierai donc de faire, c’est d’effectuer la correction du sujet, d’abord en exposant de quel Amour il faut faire l’éloge, ensuite en prononçant un éloge qui soit digne de ce dieu.


Les deux Amours.

“C’est une chose connue de tout le monde que l’Amour et Aphrodite sont inséparables. Si donc cette dernière était unique, unique serait l’Amour ; mais, puisqu’il y a deux Aphrodites, nécessairement il y a aussi deux Amours. Or, comment pour la déesse nier cette dualité ? Il y en a une, la plus ancienne je crois bien, qui, sans avoir eu de mère, est la fille d’Uranus, du Ciel, celle qu’aussi nous surnommons précisément Uranienne, la Céleste ; il y en a une autre qui est plus jeune, fille de Zeus et de Diônè, que précisément e nous appelons la Pandémienne, la Populaire[30]. Il est dès lors nécessaire, en ce qui concerne aussi l’Amour, que pour celui qui est le collaborateur de la seconde, l’appellation correcte soit celle de Pandémien, et pour l’autre, celle d’Uranien. Sans doute y a-t-il obligation de louer tous les dieux[31] ; mais, en tout cas, la part qui revient à chacun de ces deux Amours, voilà ce que l’on doit tâcher d’expliquer. Voici en effet ce qui en est de toute activité : en elle-même, la manifestation de cette activité n’est 181 ni belle, ni laide ; ainsi, ce que présentement nous faisons, boire, chanter, converser, rien de tout cela n’est beau, pris absolument. Mais c’est de la manière dont éventuellement se réalise cette activité, que résulte pour elle ce caractère ; y a-t-il en effet dans la modalité de l’action beauté et rectitude ? l’action devient belle ; laide au contraire, si la rectitude manque[32]. Tel est donc également le cas pour l’acte d’aimer ; et ce n’est pas pour tout Amour qu’on dira : « Il est beau, il est digne qu’on en célèbre les louanges », mais pour celui-là seul de qui est belle l’impulsion à aimer.

“Or donc, celui qui relève de l’Aphrodite Pandémienne est véritablement, comme elle, populaire, et il réalise ce qui se trouve : cet amour-là est b celui des hommes de basse espèce. L’amour de ces sortes de gens, en premier lieu, ne va pas moins aux femmes qu’aux jeunes garçons ; en second lieu, au corps de ceux qu’ils aiment plutôt qu’à leur âme ; enfin, autant que faire se peut, à ceux qui ont le moins d’intelligence : ils ne regardent en effet qu’à la réalisation de l’acte, sans se soucier que ce soit ou non de la belle manière ; d’où il résulte qu’ils s’en acquittent au petit bonheur, en bien pareillement comme pareillement le contraire. C’est qu’aussi un tel amour se rattache à celle des deux déesses qui de beaucoup est la plus jeune, et que c sa naissance fait participer de la femelle en même temps que du mâle. Voyez au contraire celui qui se rattache à l’Aphrodite Uranienne, laquelle, premièrement, ne participe pas de la femelle, mais du mâle seulement (et voici l’amour des jeunes garçons[33]) ; laquelle, en second lieu, est plus vieille et, par suite, exempte d’emportement : d’où vient précisément que le sexe mâle est l’objet vers lequel se tournent ceux qu’inspire cet Amour-là, et qu’ils chérissent ainsi le sexe dont par nature la vigueur est plus grande et l’intelligence supérieure. Au surplus il est possible, même dans ce seul amour des jeunes garçons, de reconnaître ceux dont, en toute pureté, l’élan est dû à cet Amour : ils n’aiment en effet les garçons qu’daprès que ceux-ci ont déjà commencé à faire preuve d’intelligence, c’est-à-dire proche le temps où la barbe leur pousse au menton. C’est, à mon avis, que l’intention de ceux qui ont attendu ce moment pour commencer d’aimer est d’être, pour leur vie tout entière, inséparables de leurs aimés et de vivre avec eux en communauté ; au lieu d’abuser de la crédulité naïve de celui dont on aura surpris la jeunesse, au lieu de se rire de lui pour s’en aller après courir vers un autre mignon ! Et même une loi serait nécessaire, défendant d’aimer des enfants, afin que la poursuite de l’incertain n’induisît pas à se dépenser e en soins excessifs ; car, avec les enfants, incertaine est l’issue finale de ce qu’ils promettent en mal ou en bien, tant pour l’âme que pour le corps. Les gens de bien, je ne l’ignore pas, s’imposent tout seuls et de leur plein gré cette règle à eux-mêmes ; mais il faudrait en outre sur ces amants populaires, sur ces pandémiens, faire peser une contrainte analogue à celle par laquelle nous les empêchons, dans la mesure où nous le pouvons, de faire l’amour avec les femmes libres. 182 De fait, ce sont eux encore qui ont fait naître et grandir la déconsidération au point que des gens ont le front de prétendre que c’est vilain d’accorder ses faveurs à un amant ! Mais, si ces gens parlent ainsi, c’est que leurs yeux se tournent vers ces hommes, dont ils voient le manque de tact et d’honnêteté ; alors qu’il n’y a vraiment rien au monde, du moment que cela se fait selon les convenances et selon les règles, qui puisse encourir un juste blâme.


Réflexions sur la diversité des mœurs

“Passons à la règle de conduite en matière d’amour : elle est dans certains États aisée à comprendre, parce que le principe qui la détermine est absolu, tandis que chez nous[34] cette règle b comporte des nuances. D’une part en effet, dans l’Élide, à Lacédémone, chez les Béotiens, c’est-à-dire là où les gens ne sont pas de savants parleurs, on a posé en règle absolue qu’il est beau d’accorder aux amants ses faveurs : personne, jeune ou vieux, ne dirait que c’est laid ; et leur but est, je pense, de n’avoir pas à se tourmenter en efforts de parole pour convaincre les jeunes, vu leur inaptitude à parler. D’autre part, en beaucoup d’endroits de l’Ionie et ailleurs encore, la règle établie veut que ce soit laid : c’est partout où les habitants sont sous le joug des Barbares ; chez les Barbares en effet leur régime des tyrannies veut que ce soit une vilaine chose, aussi bien du reste que d’aimer le savoir et d’aimer les exercices c physiques : c’est, je pense, qu’il est de l’intérêt des maîtres de ne pas laisser naître de hautes pensées chez leurs sujets, pas davantage des amitiés et des liaisons vigoureuses ; ce que l’amour justement, plus que tout au monde, produit d’ordinaire. Et c’est une leçon dont, en ce pays même, les tyrans ont fait l’expérience, puisque, chez Aristogiton l’amour et, chez Harmodius, l’affermissement de la tendresse furent ce qui détruisit leur pouvoir[35]. Ainsi, là où l’on a institué que c’est une vilaine chose d’accorder à un amant ses faveurs, le fondement en est la bassesse morale de ceux qui ont institué la règle : appétit de domination chez les maîtres, d lâcheté chez les sujets. Là où au contraire c’est une belle chose, admise d’une manière absolue, ceux qui ont institué la règle l’ont fait parce que leur âme était sans ressort.


Le problème moral.

“Or, chez nous elle est beaucoup plus belle que chez ces peuples, la règle qui a été instituée, et en même temps, c’est ce que je vous disais, difficile à bien comprendre[36]. Qu’on réfléchisse en effet à ces on-dit : qu’il est plus beau d’aimer ouvertement qu’en cachette, et qu’il l’est au plus haut point d’aimer ceux qui ont le plus de race et le plus de mérite, quand même ils seraient plus laids que d’autres ; puis encore à ces extraordinaires encouragements que tout le monde donne à celui qui aime, et non point comme à l’auteur d’une vilaine action ; à cette opinion aussi, qu’il est beau de faire des conquêtes et déshonorant de n’y pas réussir ; enfin, dans les e entreprises conquérantes de l’amant, à cette liberté que notre coutume accorde à l’éloge des actes extravagants auxquels il se livre ! Or ce sont des choses qui, dans la poursuite de toute autre fin, hormis celle-là, et dans le dessein d’en venir à bout, exposeraient l’homme assez hardi pour les faire 183 à être abreuvé par la philosophie des plus sévères reproches[37]. Supposez lui en effet l’intention, soit de se faire donner de l’argent par quelqu’un, soit d’exercer une magistrature ou telle autre fonction, et qu’il accepte alors de faire ce que justement font les amants pour leurs amours : ces supplications, ces implorations dont ils emplissent leur requête, ces serments qu’ils prononcent, le seuil des portes pris pour couche, et cet esclavage auquel ils consentent et dont aucun esclave de condition ne voudrait être l’esclave ; eh bien ! pour l’empêcher de pratiquer une pareille conduite, il trouverait et des amis et des b ennemis, ceux-ci lui reprochant ses flatteries et sa servilité, ceux-là l’admonestant et rougissant pour lui. Toutes ces choses au contraire, faites par celui qui aime, sont en lui une grâce de plus, et la libéralité de notre coutume exempte sa conduite de tout reproche, dans l’idée que l’acte qu’il réalise est d’une incomparable beauté. Mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est que, s’il faut en croire le dicton populaire, lui seul peut jurer et, s’il passe outre à son serment, obtenir le pardon des dieux ; car ce n’est pas un serment, dit-on, celui où est mêlée Aphrodite[38] ; preuve que les dieux comme les hommes c accordent à celui qui aime une liberté totale, telle que l’exprime la coutume en vigueur dans notre pays. Ainsi donc on pourrait penser que c’est une chose incomparablement belle d’après les principes qui font loi en cet État-ci, que d’être amant, et aussi de se montrer complaisant à l’égard de celui dont on est aimé. Mais d’un autre côté, quand on voit les bien-aimés placés par leurs pères sous la garde de pédagogues pour les empêcher de s’entretenir avec les amants, et le pédagogue soumis à cette consigne ; et d’autre part les jeunes gens de leur âge et leurs camarades leur adresser des reproches quand ils ont occasion de constater quelque fait de cet ordre ; enfin, à l’égard de ceux qui font ces reproches, l’attitude des autres, plus âgés[39], d qui n’empêchent rien, ne les grondent pas non plus de tenir un langage qui n’est pas de mise, — alors, si ce sont à leur tour ces faits qu’on a en vue, on estimera inversement que c’est la chose la plus vilaine du monde d’après les principes qui règnent chez nous.

“Mais voici, je crois, ce qui en est. En cette matière, rien d’absolu ; la chose, c’est ce que j’ai commencé par vous dire, n’a, toute seule et en elle-même, ni beauté ni laideur ; mais ce qui la fait belle, c’est la beauté de la réalisation ; ce qui la fait laide, c’est la laideur de celle-ci. Il y aura donc une façon laide, qui est d’accorder ses faveurs perversement à un pervers ; une belle d’autre part, qui est de les accorder à un homme de valeur et comme il est beau de le faire[40]. Or celui qui est pervers, e c’est l’amant populaire de tout à l’heure, le pandémien, celui qui aime le corps plutôt que l’âme ; et il n’est pas constant non plus, parce qu’elle n’est pas davantage constante, la chose qu’il aime : sitôt en effet que le corps a perdu sa fleur, cette fleur même qu’il aimait, il s’envole, lui, et disparaît[41], insultant à toutes ses paroles et promesses. Mais celui qui aime le moral parce que ce moral est bon, est, pour la vie, constant dans son amour : c’est en effet avec quelque chose de constant qu’il se fond. Tels sont donc ceux dont notre coutume 184 veut qu’on fasse l’épreuve, bien et selon la règle, pour accorder aux uns ses faveurs, pour fuir les autres et leur échapper. Voilà pourquoi aux uns elle recommande de pourchasser, aux autres de fuir : elle préside au concours[42], elle met à l’épreuve pour décider auquel de ces deux genres peut bien appartenir l’amant, et de quel côté se rangera l’aimé. Ainsi c’est ce motif qui a dicté, en premier lieu, la maxime qu’il est vilain de se rendre vite : on veut qu’il s’écoule du temps, le temps semblant bien être pour la plupart des choses une excellente épreuve ; en second lieu, cette autre maxime qu’il est vilain de se rendre en cédant à l’argent ou à la puissance politique, soit que de mauvais b traitements nous aient frappé d’épouvante et mis dans l’incapacité de résister, soit que cela ait, pour arriver à la fortune ou à des succès politiques, un avantage dont on ne fait point fi. C’est que rien de tout cela ne passe pour être solide ou constant, sans compter que de là ne naît pas non plus une noble amitié !

Dès lors il ne subsiste qu’une issue[43], dans la règle qui est la nôtre, pour permettre à un bien-aimé d’accorder honorablement ses faveurs à un amant. Telle est en effet la règle chez nous : tout comme il n’y avait, dans le cas des amants, nulle flatterie de leur part à accepter d’être, en un inimaginable esclavage, c les esclaves de leurs bien-aimés et là rien non plus qui fût sujet à blâme, de même, de l’autre côté aussi, il reste un seul esclavage volontaire qu’on ne blâme pas, et c’est celui qui a le mérite pour objet. Il est bien vrai en effet que cette maxime est instituée chez nous que, si l’on accepte d’être au service d’un autre avec l’idée que cet autre contribuera à notre amélioration, soit pour telle branche du savoir, soit dans toute autre partie de ce qui constitue le mérite, il n’y a pourtant dans cet esclavage par consentement aucune laideur[44] et pas davantage de flatterie. Eh bien ! il faut réunir en une seule ces deux règles, celle qui concerne l’amour des jeunes garçons d et celle qui concerne le désir du savoir ou toute autre forme du mérite, si l’on veut que l’embellissement moral du bien-aimé résulte des bontés qu’il a pour son amant. Arrive-t-il en effet que toujours concourent au même point et l’amant et le bien-aimé ? chacun des deux a sa règle propre : pour celui-là, envers le bien-aimé qui a eu pour lui des bontés, de se mettre à ses ordres sur toute chose où il peut être juste de s’y mettre ; pour celui-ci de faire, envers l’homme à qui il doit savoir et moralité, office de second sur toute chose où il peut y avoir, de sa part, justice à le seconder. Le premier étant ainsi capable d’une contribution dont l’objet est l’intelligence et toute sorte de mérite en général, le second ayant besoin e de gagner dans le sens de l’éducation et généralement du savoir, c’est alors, quand se fondent en une ces deux maximes et uniquement en ce point, qu’a toujours lieu la coïncidence : alors il est beau pour un bien-aimé d’accorder à un amant ses faveurs, mais ce n’est nulle part ailleurs. Dans ce cas, aurait-on même été complètement trompé, il n’y a à cela nul déshonneur, tandis que, dans tous les autres, qu’on ait été ou non trompé, le résultat c’est toujours de la honte. Supposons 185 en effet qu’on ait, en vue de la richesse, donné ses faveurs à un amant qu’on croit riche, et que, totalement trompé, on n’y trouve pas d’avantage pécuniaire parce que l’amant se sera révélé pauvre ; ce n’en est pas moins une vilenie, car, en agissant ainsi, de l’avis général on fait montre de ce qu’on est vraiment : un homme capable, pour un avantage pécuniaire, de se mettre sur n’importe quoi aux ordres de n’importe qui, et ce n’est pas une belle chose. Suivons tout juste le même raisonnement : supposons le cas où, ayant donné sa faveur à un amant que l’on croit vertueux et en se disant qu’on s’améliorera soi-même grâce à son affection, on ait été radicalement trompé, et que l’amant en question se révèle vicieux et dépourvu de mérite, il est beau pourtant b d’être trompé ; à son tour en effet on a ainsi, de l’avis général, manifesté les tendances de sa nature[45], d’une nature pour laquelle le mérite et le progrès moral seront en tout et pour tout les fins qui lui tiennent au cœur, et cela est au contraire entre toutes choses ce qu’il y a de plus beau. C’est dans ces conditions qu’il est beau, sans aucune réserve, d’accorder ses faveurs : oui, quand on a le mérite pour fin. Voilà l’Amour qui relève de l’Aphrodite Uranienne, et qui est Uranien, céleste, lui aussi ; celui qui est d’un grand prix pour un État comme pour des particuliers ; car il exige de grands efforts personnels de personnelle vigilance en vue du mérite, c et de celui qui aime, et de celui qui est aimé. Quant aux autres, ils relèvent tous de l’autre déesse, la populaire, la Pandémienne.

“Telle est, Phèdre, dit-il, la contribution, contribution, hélas ! improvisée[46], que je te remets au sujet de l’Amour.”


Le hoquet d’Aristophane.
Interversion de l’ordre fixé.

Ce fut donc alors la pause de Pausanias : j’ai appris des Maîtres, vous le voyez, à parler ainsi par isologie[47] ! Mais écoutez Aristodème : « C’était, disait-il, à Aristophane de prendre la parole. Or, avait-il l’estomac trop plein ? était-ce autre chose ? il se trouva en proie à un hoquet qui le mettait dans l’incapacité de parler. Alors il dit à Éryximaque, le médecin, lequel en effet d occupait la place au-dessous de la sienne : “Tu ferais bien, Éryximaque, soit de m’arrêter ce hoquet, soit de parler au lieu de moi jusqu’à ce que je me le sois moi-même arrêté ! — Eh bien ! répliqua Éryximaque, je ferai l’un et l’autre. C’est donc moi qui vais prendre ton tour de parole, et toi le mien après l’arrêt de ton hoquet. Et maintenant, ce pendant que je parlerai, retiens ton souffle un bon bout de temps ; du diable alors si le hoquet ne se décide pas à s’arrêter ! S’il en était autrement, gargarise-toi avec de l’eau. Que si toutefois le hoquet était, en fin de compte, par trop tenace, prends alors quelque chose avec quoi e tu puisses te chatouiller le nez, et éternue ; si seulement tu y réussis une fois ou deux, alors, quelle que puisse être la ténacité de ton hoquet, il s’arrêtera[48]. — Dépêche-toi donc de parler, s’écria Aristophane ; à moi de suivre l’ordonnance !”


Discours d’Éryxmaque.

« Sur ce, voici comment parla Éryximaque : “Mon opinion est que de toute nécessité, puisque Pausanias après un beau 186 départ n’a pas su donner à son discours l’achèvement convenable, je suis obligé, moi, d’essayer de compléter ce discours. Si en effet la distinction d’un double amour est, à mon sens, excellente, ce n’est pas en revanche aux âmes seulement des hommes qu’elle s’applique, ni seulement par rapport à l’amour des beaux garçons, mais aussi par rapport à quantité d’autres objets et dans les autres domaines, dans le corps de tous les animaux comme dans ce qui pousse sur la terre, et, à bien dire, dans tous les êtres[49]. Voilà l’observation que me fournit, me semble-t-il, la médecine, notre art : c’est un grand dieu que l’Amour, un dieu admirable, b et dont l’action s’étend à tout, dans l’ordre des choses humaines comme dans celui des choses divines.

L’Amour envisagé du point de vue des arts.
Médecine.

“Et maintenant, c’est de la médecine que je ferai partir mon discours[50], dans l’intention en outre de témoigner à l’Art notre vénération. La constitution naturelle des corps comporte ce double amour. Pour le corps en effet l’état sain et l’état de maladie sont, tout le monde en convient, deux états distincts et qui ne se ressemblent pas. Or les dissemblables ont désir et amour de choses dissemblables. Autre est donc l’amour inhérent à l’état sain, autre l’amour inhérent à l’état morbide. Dès lors, exactement comme tout à l’heure Pausanias disait qu’il est beau de donner ses faveurs c à ceux des hommes qui sont vertueux, et laid de le faire pour des hommes déréglés, ainsi dans le cas même des corps : aux bons éléments de chacun d’eux, aux éléments sains, il est beau, il est obligatoire, de se montrer favorable (et c’est cela qu’on appelle faire de la médecine), tandis qu’à l’égard des éléments mauvais et malsains cela est laid, et il y a obligation de leur être défavorable si l’on est fait pour être un bon praticien. Car la médecine, pour la définir en raccourci, est science des phénomènes d’amour[51] qui sont propres au corps par rapport à la réplétion et à la vacuité ; et celui qui, dans ces phénomènes, sait diagnostiquer aussi bien le bon amour que le mauvais, c’est lui 186 qui a le plus de valeur médicale. De même celui qui opère des transformations, telles qu’au lieu de l’un il fasse acquérir l’autre ; qui, dans les corps où n’existe point d’amour et où il faudrait qu’il y en eût, sait l’y faire naître, aussi bien qu’extirper celui qui y existe : celui-là sans aucun doute est un professionnel habile. Il faut en effet que les éléments corporels entre lesquels il y a le plus d’inimitié, il soit capable de les rendre amis et de faire qu’ils s’aiment mutuellement. Or ce sont les éléments les plus contraires qui sont le plus ennemis : le froid du chaud, l’amer du doux, le sec de l’humide, et toutes choses analogues[52]. C’est pour avoir su e faire naître entre eux l’amour et la concorde, que notre ancêtre, Esculape, fut, au dire des poètes (j’en vois ici[53] !) et selon ma conviction personnelle, le fondateur de notre art.

Musique.

“La médecine donc, vous disais-je, est tout entière régie par le dieu Amour. Or le cas est le même pour la gymnastique et pour l’agriculture. 187 Quant à la musique, il est on ne peut plus évident pour n’importe qui, et même sans grand effort de réflexion, que son caractère est identique à celui de ces autres arts : c’est probablement cela même que veut aussi dire Héraclite ; car on doit convenir que la façon dont il s’exprime n’est pas heureuse. L’unité, dit-il en effet, en s’opposant à elle-même, se compose, de même que l’harmonie de l’arc et de la lyre[54]. Or, c’est le comble de l’absurdité de faire consister l’harmonie dans le fait d’une opposition, ou de la faire dériver d’opposés qui le sont encore. Mais voici probablement ce qu’il se proposait de dire : si l’on part d’une opposition entre l’aigu et le grave, par la suite et une fois qu’ils se sont ultérieurement mis b d’accord, l’harmonie est réalisée grâce à l’art de la musique ; car on ne voit guère comment, si vraiment l’opposition existait encore entre l’aigu et le grave, il en résulterait une harmonie ! L’harmonie en effet est une consonance, et la consonance, une sorte d’accord. Or l’accord, tant que les opposés sont en opposition, ne peut en résulter ; et, je le répète, avec ce qui est opposé et qui ne s’accorde pas on ne peut faire une harmonie. C’est justement de la même façon encore que le rythme résulte du rapide et du lent, savoir de c termes d’abord opposés, mais qui ultérieurement se sont accordés. Et ce qui en toutes ces oppositions introduit l’accord, de même que là c’était la médecine, ici c’est la musique, créatrice en elles d’amour mutuel et de concorde ; et ainsi à son tour la musique est, dans l’ordre de l’harmonie et du rythme, une science des phénomènes d’amour. De plus, s’il est bien vrai que, dans la constitution d’une harmonie comme d’un rythme, le diagnostic des phénomènes d’amour n’offre nulle difficulté ; que dans ce moment il n’y a pas trace non plus d’une dualité de l’amour ; par contre, aussitôt qu’on devra utiliser en relation avec l’homme d le rythme et l’harmonie, soit qu’on en crée (donc, ce qu’on appelle la composition lyrique), soit qu’on fasse un légitime emploi de ces compositions, aussi bien métriques que mélodiques (donc, ce qui a reçu le nom d’éducation littéraire), voilà certes le moment dans lequel apparaît, avec la difficulté, le besoin d’un professionnel qualifié. Une fois de plus en effet on voit revenir la même idée : les hommes de bonne conduite, ce sont eux, et en vue d’améliorer éventuellement si elle en a encore besoin la nôtre propre, qui doivent être l’objet de nos faveurs ; ce qu’il faut sauvegarder, c’est l’amour dont ils sont l’objet ; celui-ci est le bel amour, celui qui est céleste, Uranien, celui qui relève de la muse Uranie. Quant à l’autre, celui de Polymnie[55], e c’est l’amour populaire, le Pandémien, lequel exige de la prudence dans l’application, par rapport à ceux à qui il pourra être appliqué, de façon à en cueillir la jouissance sans qu’il en résulte aucun dérèglement. De même, dans notre art, c’est une grande affaire de savoir comment en bien user avec les désirs qui concernent la bonne chère, et de telle sorte qu’on en cueille la jouissance sans pourtant se rendre malade. Ainsi donc, en musique, en médecine, et en tout autre ordre de choses, soit humaines, soit divines, chacun des deux amours réclame notre vigilance, dans la limite où il y a droit ; 188 car l’un comme l’autre y a sa place[56].

Astronomie.

“Considérons encore l’ordonnance des saisons de l’année : elle est toute pleine de ces deux amours. Toutes les fois que l’amour bien réglé se rencontre dans les relations mutuelles de ces opposés dont je parlais précisément tout à l’heure, le chaud et le froid, le sec et l’humide, donnant ainsi la juste mesure à leur harmonie et à leur combinaison, alors ceux-ci viennent apporter la prospérité, la bonne santé aux hommes, aux autres animaux, aux plantes aussi ; et aucun préjudice ne leur est causé. Quand au contraire l’amour où il y a de l’emportement réussit à prévaloir en ce qui concerne les saisons de l’année, alors b il y a quantité de choses endommagées, beaucoup de préjudice causé : les épidémies[57], d’habitude, sortent de là, et aussi une abondance variée d’autres maladies, et pour les bêtes et pour les plantes : gelée, grêle, nielle du blé ne résultent-elles pas d’une disproportion et d’un désordre des relations dans ce domaine particulier des phénomènes d’amour ? Ce domaine est l’objet d’une science qui traite des mouvements des astres en même temps que des saisons de l’année, et dont le nom est astronomie.

Divination.

“Et quoi encore ? Il y a aussi tout l’ensemble des sacrifices et des choses auxquelles préside la divination (donc, ce commerce c mutuel des dieux et des hommes) ; tout cela n’a qu’un but : sauvegarder l’amour aussi bien que le guérir[58]. Toute impiété résulte ordinairement en effet de ce que, au lieu de se montrer favorable à l’amour bien réglé, on ne l’honore ni ne le vénère en tout ce qu’on fait, mais bien plutôt l’autre amour, tant pour ce qui a trait aux parents, encore vivants ou bien défunts, que pour ce qui a trait aux dieux. C’est justement par rapport à quoi la divination a reçu pour tâche de faire l’examen des amours, et d’opérer des cures : c’est-à-dire que la divination est, pour sa part, une technique professionnelle de l’amitié entre dieux et hommes, d par le fait de connaître ceux des phénomènes d’amour qui, dans l’ordre humain, tendent au respect des lois divines et au culte des dieux.

“Telle est la multiplicité, la grandeur, bien plus l’universalité des vertus dont l’ensemble appartient à l’Amour, dans son universalité. Quant à celui qui s’emploie avec modération et justice à des œuvres bonnes aussi bien pour nous que pour les dieux, c’est celui-là qui possède la plus grande vertu ; c’est à lui que nous devons tout bonheur, en particulier la faculté d’entretenir commerce et amitié les uns à l’égard des autres comme à l’égard des êtres qui nous sont supérieurs, les dieux. Je conclus : peut-être e moi aussi, dans mon éloge de l’Amour, laissé-je de côté bien des choses : c’est, soyez-en sûrs, contre mon gré. Mais, si j’ai omis quelque point, affaire à toi, Aristophane, de combler les lacunes ! Est-ce sur quelque autre thème que tu as dans l’idée de chanter les louanges de ce dieu ? Soit ; chante donc ses louanges, puisqu’aussi bien voilà que c’en est fini de ton hoquet !”



Discours d’Aristophane.

« 189 La parole, continuait Aristodème, ayant ainsi passé à Aristophane : “Ma foi, oui ! dit celui-ci, mon hoquet s’est tout à fait arrêté ; non toutefois, à vrai dire, avant que je lui aie administré l’éternuement ! Aussi est-ce une chose dont je m’émerveille, que le bon ordre du corps éprouve le besoin de tout ce vacarme et chatouillis que comporte l’éternuement. Car c’est un fait, que mon hoquet s’est complètement arrêté aussitôt qu’à mon corps l’éternuement[59] eut été administré ! — Aristophane, mon bon, gare à toi ! repartit Éryximaque. Tu fais le plaisant au moment où tu as à parler, et c’est moi que tu obliges à monter la garde b autour de tes paroles, pour le cas où tu dirais quelque chose de risible ; tandis que rien ne t’empêchait de parler en paix !” Aristophane se mit à rire : “Éryximaque, dit-il, tu as raison ; mettons que je n’ai rien dit ! Mais de grâce, pas de garde autour de moi ! Car ce qui m’effraie pour les propos que je dois tenir, non, ce n’est pas qu’ils ne soient point risibles (ne serait-ce pas en effet tout bénéfice pour notre Muse, en même temps que son produit naturel ?), mais bien qu’ils ne soient ridicules ! — Oui-dà ! repartit l’autre : le trait lancé, tu te figures, Aristophane, que tu vas m’échapper ! Fais au contraire bien attention ; et, tandis que tu parleras, songe toujours que tu as c à rendre des comptes ! Possible d’ailleurs que je t’en tienne quitte, si c’est mon idée…

— Tu l’as dit, Éryximaque, commença Aristophane : oui, c’est mon intention de parler dans un autre sens que vous ne l’avez fait, aussi bien toi que Pausanias[60]. Mon opinion est en effet que les hommes n’ont absolument pas conscience de ce qu’est le pouvoir de l’Amour : si vraiment ils en étaient conscients, ce sont les temples les plus magnifiques qu’ils lui auraient élevés, et des autels, et ils lui offriraient les plus magnifiques sacrifices. Au contraire, rien de tout cela n’existe aujourd’hui à sa gloire, et il faudrait absolument que tout cela existât. Il n’y a pas d de dieu en effet qui soit plus ami de l’homme ; car il vient en aide à l’humanité, car il guérit ces maux dont peut-être la guérison est pour l’espèce humaine la plus grande des félicités[61]. Je m’efforcerai donc de vous révéler[62] quel est son pouvoir ; et, en vous, les autres à leur tour trouveront qui les instruise.

Anthropologie fantastique.

“Mais ce que vous devez apprendre en premier, c’est quelle est la nature de l’homme et quelles ont été ses épreuves ; c’est qu’en effet, au temps jadis, notre nature n’était point identique à ce que nous voyons qu’elle est maintenant, mais d’autre sorte. Sachez d’abord que l’humanité comprenait trois genres, et non pas deux, mâle et femelle, comme à présent ; non, il en existait en outre un troisième, e tenant des deux autres réunis et dont le nom subsiste encore aujourd’hui, quoique la chose ait disparu : en ce temps-là l’androgyne était un genre distinct et qui, pour la forme comme pour le nom, tenait des deux autres, à la fois du mâle et de la femelle ; aujourd’hui ce n’est plus au contraire qu’un nom chargé d’opprobre[63]. En second lieu, elle était d’une seule pièce, la forme de chacun de ces hommes, avec un dos tout rond et des flancs circulaires ; ils avaient quatre mains, et des jambes en nombre égal à celui des mains ; puis, deux visages au-dessus d’un cou d’une rondeur parfaite, 190 et absolument pareils l’un à l’autre, tandis que la tête, attenant à ces deux visages placés à l’opposite l’un de l’autre, était unique ; leurs oreilles étaient au nombre de quatre ; leurs parties honteuses, en double[64] ; tout le reste, enfin, à l’avenant de ce que ceci permet de se figurer. Quant à leur démarche, ou bien elle progressait en ligne droite comme à présent, dans celui des deux sens qu’ils avaient en vue ; ou bien, quand l’envie leur prenait de courir rapidement, elle ressemblait alors à cette sorte de culbute où, par une révolution des jambes qui ramène à la position droite, on fait la roue en culbutant : comme, en ce temps-là, ils avaient huit membres pour leur servir de point d’appui, en faisant la roue ils avançaient avec rapidité. Et pourquoi, maintenant, ces genres étaient-ils au nombre de trois, et b ainsi constitués ? C’est que le mâle était originairement un rejeton du soleil ; le genre féminin, de la terre ; celui enfin qui participe des deux, un rejeton de la lune, vu que la lune participe, elle aussi, des deux autres astres ; or, si justement ils étaient orbiculaires, et dans leur structure et dans leur démarche, c’était à cause de leur ressemblance avec ces parents-là. C’étaient en conséquence des êtres d’une force et d’une vigueur prodigieuses ; leur orgueil était immense : ils allèrent jusqu’à s’en prendre aux dieux. L’histoire que raconte Homère d’Éphialte et d’Otus[65], leur tentative d’escalader le ciel, c’est les hommes d’alors qu’elle concerne : c ils voulaient en effet s’attaquer aux dieux.

“Or donc Zeus et les autres divinités se demandaient ce qu’ils devaient faire, et ils étaient bien embarrassés ! Il ne leur était possible en effet, ni de les faire périr, ni de les foudroyer comme les Géants et d’anéantir leur espèce (car c’eût été anéantir pour eux-mêmes les honneurs et les offrandes qui leur venaient des hommes !), ni de tolérer leur arrogance. Zeus, après s’être là-dessus bien cassé la tête, prend la parole : « Si je ne me trompe, je tiens, dit-il, un moyen pour qu’à la fois il puisse y avoir des hommes, et que ceux-ci mettent un terme à leur indiscipline, d du fait qu’ils auront été affaiblis. Je m’en vais en effet, poursuivit-il, couper par la moitié chacun d’eux ; et de la sorte, en même temps qu’ils seront plus faibles, ils nous rapporteront en même temps davantage, parce que leur nombre se sera accru. Ainsi, ils marcheront tout droit sur deux jambes. Mais, si nous les voyons persévérer pourtant dans leur arrogance et qu’ils ne veuillent pas nous laisser la paix, alors de nouveau je les couperai encore en deux, de façon que désormais ils avancent sur une jambe unique, à cloche-pied. » Sur ces mots il coupa les hommes en deux, à la façon de ceux qui coupent les cormes pour en faire e des conserves, ou encore un œuf avec un crin[66]. Tous ceux qu’il avait ainsi coupés, il chargeait Apollon de leur retourner le visage, avec la moitié du cou, du côté de la coupure : l’homme, ayant toujours sous les yeux le sectionnement qu’il avait subi, aurait plus de retenue. Pour les autres effets de l’opération, Apollon devait y porter remède[67]. Il retournait donc le visage, et, ramenant de toutes parts la peau sur ce qui a présent s’appelle le ventre, il procédait comme avec une bourse à coulisse, serrant fortement les bords autour d’une ouverture unique pratiquée vers le milieu du ventre : ce que précisément on appelle le nombril. De plus, comme il y avait des plis, 191 par le polissage il en effaçait la plus grande partie ; il donnait à la poitrine du modelé, employant pour cela un outil comme celui qui sert aux cordonniers pour polir sur la forme les plis du cuir[68]. Il en laissait subsister cependant un petit nombre, ceux qui circonscrivent le ventre même et le nombril, pour être un vestige qui rappellerait l’ancien état.

“Dans ces conditions, le sectionnement avait dédoublé l’être naturel. Alors chaque moitié, soupirant après sa moitié, la rejoignait ; s’empoignant à bras le corps, l’une à l’autre enlacées, convoitant de ne faire qu’un même être, elles finissaient par succomber à l’inanition et, b d’une manière générale, à l’incapacité d’agir, parce qu’elles ne voulaient rien faire l’une sans l’autre. Et alors toutes les fois que, l’une des moitiés étant morte, l’autre se trouvait survivre, la moitié survivante en cherchait une autre et s’enlaçait à elle au hasard de la rencontre, indifféremment à une moitié d’être féminin complet (bref à ce qu’aujourd’hui nous nommons précisément une femme), ou à une moitié d’homme ; et de la sorte l’espèce se perdait. Pris de pitié[69], Zeus cependant s’avise d’un nouvel artifice : il transporte sur le devant leurs parties honteuses ; jusque-là en effet c’est sur la face extérieure qu’elles se trouvaient ; génération et enfantement, confiés à un sexe par l’autre, l’étaient alors c à la terre comme dans le cas des cigales[70]. Voilà donc qu’il les leur a transportées, comme vous savez qu’elles sont, sur le devant, permettant ainsi aux hommes de s’en servir pour engendrer les uns dans les autres, dans la femelle par le moyen de l’organe mâle. Son but était celui-ci : l’accouplement devait à la fois avoir pour effet, s’il y avait rencontre d’un homme avec une femme, qu’il y eût génération et reproduction de l’espèce ; et en même temps, si c’était d’un mâle avec un mâle, que la satiété fût à tout le moins le fruit de leur commerce, et que ce temps de relâche, en les tournant vers l’action, leur permît de s’intéresser à tout le surplus des choses de l’existence[71]. C’est donc sûrement depuis ce temps lointain qu’au cœur des hommes est implanté l’amour d des uns pour les autres, lui par qui est rassemblée notre nature première, lui dont l’ambition est, avec deux êtres, d’en faire un seul et d’être ainsi le guérisseur de la nature humaine.

Les variétés de l’amour expliquées par l’état primitif de l’humanité.

“Chacun de nous, par conséquent, est fraction complémentaire, tessère d’homme[72], et, coupé comme il l’a été, une manière de carrelet, le dédoublement d’une chose unique : il s’ensuit que chacun est constamment en quête de la fraction complémentaire, de la tessère de lui-même. C’est ainsi que ceux des hommes qui sont une coupure de cet être mixte auquel, je vous l’ai dit, on donnait alors le nom d’androgyne, sont tous amoureux des femmes, et c’est de ce genre que proviennent la plupart des adultères ; c’est pareillement e de ce genre que proviennent à leur tour toutes les femmes qui aiment les hommes et les femmes adultères. Quant à celles d’entre les femmes qui sont une coupure de femme, celles-là ne prêtent pas aux hommes la moindre attention ; c’est bien plutôt au contraire vers les femmes que les tourne leur inclination, et voilà le genre d’où sont originaires les petites amies de ces dames ! Quiconque enfin est une coupure de mâle recherche les mâles : aussi longtemps qu’il est un jeune garçon, celui-là, en sa qualité de tranche en miniature du mâle originel, aime les hommes ; il a du plaisir à coucher avec les hommes, à 192 s’enlacer à eux. Parmi les enfants et les adolescents il n’y en a pas de plus distingués, parce qu’ils ont une nature au plus haut degré virile. Il se trouve à la vérité des gens pour dire que ce sont des impudiques : erreur, car ce n’est pas par impudicité qu’ils agissent ainsi, mais au contraire parce qu’ils sont résolus, qu’ils ont le cœur d’un homme et l’allure d’un mâle, empressés à rechercher ce qui leur ressemble. Or rien ne le signale plus fortement que ceci : c’est que, leur formation achevée, les individus de cette espèce sont seuls à se révéler hommes par leurs aspirations politiques. Une fois parvenus à l’âge viril, ce sont les garçons qu’ils aiment ; à l’égard du mariage et de la paternité ils ont une naturelle b indifférence, qui en eux ne cède qu’à l’autorité de l’usage ; ce qui ne les empêche pas de trouver aussi leur compte à passer côte à côte leur vie dans le célibat. Ainsi, d’un mot, aimer les garçons, chérir les amants, voilà les qualités d’un tel homme, parce qu’il ne cesse de s’attacher à ce qui lui est apparenté.

“Le hasard met-il donc sur la route de chacun la moitié en question, qui est précisément la moitié de lui-même ? Alors tous, et non pas seulement l’amoureux des jeunes garçons, une impression surprenante les frappe : impression d’amitié, de parenté, c d’amour ; et ils se refusent à se laisser, si l’on peut dire, détacher l’un de l’autre, fût-ce pour peu de temps. Pareillement, ceux qui continuent ensemble leur existence entière, ce sont des gens qui ne pourraient même pas dire ce qu’ils désirent de se voir advenir l’un par l’autre. Personne en effet ne peut croire que c’est la communauté de la jouissance amoureuse qui est, en définitive, l’objet en vue duquel chacun d’eux se complaît à vivre en commun avec l’autre et dans une pensée à ce point débordante de sollicitude. Mais c’est bien plutôt une tout autre chose que manifestement souhaite leur âme, une chose qu’elle est d incapable d’exprimer ; elle la devine cependant et elle la fait obscurément comprendre. Supposez même que, tandis qu’ils reposent sur la même couche, Hêphaïstos[73] se dresse devant eux muni de ses outils, et leur tienne ce discours : « Quelle est la chose, hommes, dont vous souhaitez qu’elle vous advienne, l’un par l’autre ? » Et supposez encore que, les voyant embarrassés, il poursuive en ces termes : « N’est-ce pas ceci vraiment dont vous avez envie : vous identifier le plus possible l’un avec l’autre, de façon que, ni nuit, ni jour, vous ne vous délaissiez l’un l’autre ? Si c’est en effet de cela que vous avez envie, je peux bien vous fondre ensemble, vous réunir au souffle de ma forge[74], e de telle sorte que, deux comme vous êtes, vous deveniez un, et que, tant que durera votre vie, vous viviez l’un et l’autre en communauté comme ne faisant qu’un ; et qu’après votre mort, là-bas, chez Hadès, au lieu d’être deux vous soyez un, pris tous deux par une commune mort… Eh bien ! voyez si c’est à cela que vous aspirez et si vous pouvez vous contenter d’un tel sort… » En entendant ces paroles, il n’y en aurait pas un seul, nous le savons bien, pour dire non, ni évidemment pour souhaiter autre chose ; mais chacun d’eux penserait au contraire qu’il vient, tout bonnement, d’entendre formuler ce que depuis longtemps en somme il convoitait : que, par sa réunion, par sa fusion avec l’aimé, leurs deux êtres n’en fissent enfin qu’un seul !

“Ce qui en effet explique ce sentiment, c’est notre primitive nature, celle que je viens de dire, et le fait que nous étions d’une seule pièce : aussi est-ce de convoiter cette unité, de chercher à l’obtenir, qui est-ce que l’on nomme amour. 193 Oui, auparavant, je le répète, nous étions un ; mais aujourd’hui, conséquence de notre méchanceté, nous avons été par le Dieu dissociés d’avec nous-mêmes, comme les Arcadiens l’ont été par les Lacédémoniens[75]. Il est donc à craindre, si nous ne sommes pas envers les dieux ce que nous devons être, qu’une fois de plus on ne nous fende par la moitié, et que nous ne déambulions, pareils à ces gens qu’on voit de profil en bas-relief sur les stèles, quand nous aurons été sciés en deux selon la ligne de notre nez et que nous aurons eu le sort des osselets ! Voilà pour quels motifs on doit recommander à tout homme d’avoir en toute chose de la piété b à l’égard des dieux[76], afin, et d’échapper à l’une des éventualités et de réussir à réaliser l’autre, en prenant l’Amour pour guide et pour chef. Que nul dans sa conduite ne se mette en opposition avec lui (or c’est toujours se conduire en s’opposant à lui, que de se rendre haïssable aux dieux) ; car, une fois devenus amis du dieu Amour et notre paix faite avec lui, nous découvrirons, ou nous rencontrerons, les bien-aimés qui sont proprement nôtres : ce que de nos jours réalisent peu de gens ! Ah ! qu’Éryximaque n’aille pas se mettre en tête, tournant au comique ce que je viens de dire, que c’est de Pausanias et d’Agathon que je parle ! Il est du reste probable que ceux-ci sont c tout justement de ce petit nombre et que de nature ils sont mâles l’un comme l’autre[77]… Donc, c’est en pensant à l’ensemble, et des hommes et des femmes, que je dis : la condition pour que notre espèce soit heureuse, c’est de mener l’amour à son terme et, pour chacun de nous, de rencontrer le bien-aimé qui est le sien, bref de revenir à sa primitive nature. Si c’est là ce qu’il y a de meilleur, nécessairement ce qui, parmi les réalités actuelles, s’en rapproche le plus doit être aussi le meilleur ; et c’est la rencontre d’un bienaimé dont la nature réponde à nos aspirations.

“En célébrant le dieu qui est le véritable auteur de ce bienfait, d c’est l’Amour qu’à juste titre nous célébrerions : lui qui, dans le présent, nous rend le plus de services en nous menant à l’état qui nous est propre ; lui à qui, pour l’avenir, nous devons nos plus vastes espérances. C’est à nous d’être pieux envers les dieux, et il nous rétablira dans notre nature première, il nous guérira, il assurera notre parfait bonheur.


Intermède.

“Voilà, Éryximaque, reprit-il, mon discours sur l’Amour : un discours d’un autre genre que le tien ! Je te l’ai demandé, n’en fais pas un sujet de comédie : n’avons-nous pas encore à entendre e chacun de ceux qui restent ? Chacun des deux plutôt, puisqu’il ne reste plus qu’Agathon et Socrate. — Eh bien ! je t’obéirai, aurait d’après Aristodème répondu Éryximaque : c’est qu’en effet j’ai eu du plaisir à entendre ton discours ! Et même, si mon expérience ne m’enseignait quel est le talent de Socrate, comme d’Agathon, dans les matières d’amour[78], j’aurais bien grand peur de les voir en peine pour parler, puisque tant de choses ont été dites, et de si variées. Avec eux pourtant je ne laisse pas d’avoir confiance !”

« Socrate 194 prit alors la parole : “C’est vrai, Éryximaque, que dans notre concours d’éloges tu as été excellent. Mais, si tu te trouvais où j’en suis, ou, plus vraisemblablement, où j’en serai quand Agathon aura, lui aussi, fait un beau discours, tu aurais peur, grand peur, et tu serais dans tous tes états, comme j’y suis à présent ! — C’est un sort que tu veux me jeter, Socrate[79] ! s’écria Agathon ; pour me troubler par l’idée de l’attente sans bornes où est notre public, de ce beau discours que soi-disant je vais prononcer ! — Je serais, dit Socrate, bien oublieux en vérité, Agathon, moi qui t’ai vu si brave et b si fier quand tu montais sur l’estrade avec tes acteurs[80], quand tu regardais en face un si nombreux public au moment où tu allais lui présenter une œuvre de toi, et sans être non plus frappé le moins du monde, si maintenant j’allais m’imaginer que tu vas te laisser troubler pour la poignée de gens que nous sommes ! — Eh quoi ! Socrate, j’espère bien, repartit Agathon, que tu ne me juges pas assez enflé de théâtre, pour ne pas savoir qu’aux yeux d’un homme de sens une petite compagnie de gens intelligents est plus redoutable qu’une cohue d’imbéciles ! — Agathon, c ce serait en vérité bien vilain de ma part, dit Socrate, de trouver, moi, en l’homme que tu es quelque défaut d’élégance ! Je sais bien, au contraire, que, s’il t’arrive de rencontrer des hommes que tu juges sages, tu en feras sans doute plus de cas que de la foule ; ce que je crains plutôt, c’est que ces sages, ce ne soit point nous ! Car là-bas, nous y étions ; nous faisions partie de la cohue[81] ! Mais si c’est d’autres que tu rencontres, des sages cette fois, devant ceux-là, je crois bien, tu rougirais de honte si tu te pensais (admettons-le) responsable de quelque vilaine action ? Qu’en dis-tu ? — C’est la vérité, répondit-il. — Tandis que, devant la foule, tu ne rougirais pas te sentant d responsable d’une vilaine action… ?” Là-dessus, contait Aristodème, voilà Phèdre qui intervient : “Cher Agathon, dit-il, tu n’as qu’à répondre à Socrate, et désormais la marche, le sort final de ce qui nous occupe ici lui deviendront complètement indifférents : à seule condition qu’il tienne un interlocuteur, et particulièrement si celui-ci est un beau garçon ! Pour ma part je trouve du plaisir, j’en conviens, à écouter une conversation de Socrate ; je suis bien obligé pourtant de veiller, pour le compte de l’Amour, à la célébration de sa louange et de recueillir, auprès de chacun de vous individuellement, l’écot de son discours. Acquittez-vous donc l’un et l’autre envers le dieu ; et alors, pas avant, libre à vous de converser ! — Parbleu ! e tu as raison, Phèdre, dit Agathon, et il n’y a rien qui m’empêche de parler, puisque par la suite il me sera encore permis, bien des fois, de converser avec Socrate.


Discours d’Agathon.

“Eh bien ! moi, je tiens d’abord à dire comment il faut que je parle, ensuite je parlerai. J’estime en effet que tous ceux qui ont pris jusqu’ici la parole n’ont pas célébré la louange du dieu, mais félicité les hommes des biens dont il est pour eux la cause ; quant au caractère de sa nature, en vertu duquel il leur en a fait présent, 195 personne n’en a parlé. Or le seul procédé correct d’éloge, en quelque genre et sur quelque sujet que ce soit, c’est d’expliquer quelle peut être la nature de l’agent dont il est question, pour produire les effets dont il est cause[82]. C’est de cette manière que, nous aussi, nous ferons bien de prononcer l’éloge de l’Amour : en traitant d’abord de sa nature et, ensuite, de ses bienfaits.

La nature de l’Amour.

“J’affirme donc qu’entre tous les dieux, qui tous sont heureux, l’Amour (si leur justice permet de le dire sans éveiller leur jalousie[83]) est le plus heureux, parce qu’il est, parmi eux, le plus beau et le meilleur. Or il est le plus beau, car sa nature est telle que je vais dire. Premièrement il est, ô Phèdre, le plus jeune des dieux. Et une preuve décisive de ce que je dis, il la donne lui-même : c’est cette fuite b dont il fuit la vieillesse qui, on le sait assez, est rapide et avance en tout cas vers nous plus rapidement qu’il ne faudrait ; on voit qu’il est naturel à l’Amour de la haïr, de ne même pas s’en approcher, fût-ce à longue distance ! Il s’attache au contraire à la jeunesse, il en fait sa compagnie constante : dans l’antique formule il y a du bon, que toujours le semblable s’approche de son semblable[84]. Eh bien oui ! si sur beaucoup d’autres points je suis d’accord avec Phèdre, je ne lui accorde pas celui-ci, que l’Amour soit plus ancien que Cronos et que Japet[85]. Je déclare au contraire c que c’est lui le plus jeune des dieux et que sa jeunesse est éternelle ; qu’inversement ces antiques démêlés que racontent sur les dieux Hésiode et Parménide appartiendraient à la Nécessité, et non pas à l’Amour, supposé que fussent vrais leurs récits : ces mutilations, ces enchaînements réciproques et toutes ces mille violences[86] n’auraient pas eu lieu si l’Amour avait été parmi eux ; c’eût été bien plutôt la paix et l’amitié, comme maintenant et à dater du temps où sur les dieux règne l’Amour.

“Ainsi, pas de doute : l’Amour est jeune ; il n’est pas seulement jeune, il est en outre délicat. Mais un poète d lui manque, un poète tel qu’Homère, pour faire apparaître aux yeux sa divine délicatesse ! D’Atê, Homère dit, non pas seulement qu’elle est déesse, mais encore qu’elle est délicate : ses pieds tout au moins sont délicats ; témoin ces paroles du poète : …elle a certes les pieds délicats, car ce n’est pas sur le sol qu’elle court ; elle, oui, c’est sur les têtes des hommes qu’elle chemine[87] ! Pour lui donc, à mon sens, la délicatesse se manifeste par un indice remarquable : c’est que la déesse ne marche pas sur une chose dure, mais sur une molle. Utilisons dès lors, nous aussi, le même indice e à l’égard de l’Amour : il est délicat, dirons-nous, puisque ce n’est pas sur la terre qu’il chemine, ni même sur des crânes (ce qui n’est pas quelque chose de bien tendre !), mais que c’est dans tout ce qu’il y a au monde de plus tendre qu’il chemine et réside. Car c’est dans le moral, c’est dans les âmes des dieux et des hommes qu’il assoit sa résidence. Et même ce n’est pas indistinctement dans n’importe quelle âme ; mais, s’il en rencontre une dont le moral soit dur, il s’en éloigne, tandis que dans celle où il y aura de la tendresse il vient résider. Étant donc en contact constant, des pieds comme de tout l’être, avec ce qui entre les choses les plus tendres est ce qu’il y a de plus tendre, l’Amour est nécessairement d’une délicatesse sans pareille.

“L’Amour, 196 on le voit, est l’être le plus jeune et le plus délicat. Ajoutez maintenant, relativement à sa forme, qu’il est ondoyant[88]. Il ne pourrait en effet se plier à toute occasion, aussi bien du reste que se couler dans toute âme sans qu’on se doute d’abord qu’il y entre ni qu’il en sort, si la dureté était son fait. Et l’on a de sa flexibilité et de son ondoyante nature une preuve qui compte : c’est la grâce de son aspect, cette grâce incomparable[89] dont tous les hommes s’accordent à dire qu’elle appartient à l’Amour ; entre un aspect disgracieux et l’amour, il y a en effet, de l’un à l’autre, un perpétuel antagonisme. Quant à la beauté de son teint, sa vie passée au long des fleurs la fait deviner ; c’est que sur ce qui ne fleurit pas ou qui a passé fleur, b corps, âme ou quoi que ce soit d’autre, l’Amour ne vient point se poser, tandis qu’où le terrain est riche en fleurs et en parfums, là il se pose et il demeure.

“Sur la beauté du dieu concluons : ce qui a été dit suffit et c’est aussi très loin encore d’être complet. Mais c’est des vertus de l’Amour qu’il faut après cela parler.

“Le point capital est que l’Amour, ni ne commet d’injustice ni n’en subit, ni de la part d’un dieu ni à l’égard d’un dieu, ni de la part d’un homme ni à l’égard d’un homme. C’est qu’il n’y a ni violence dont il pâtisse, s’il pâtit en quelque chose : car la violence ne met pas la main sur l’amour ; aucune violence non plus en ce qu’il fait et qui soit de son fait : car c c’est de bon gré que tous, en tout, se mettent aux ordres de l’amour. Or les choses sur lesquelles le bon gré s’accorde au bon gré, ce sont celles-là que proclament justes les Lois, reines de la Cité[90].

“En outre de la justice, l’Amour a en partage la tempérance la plus grande. La tempérance en effet consiste, de l’avis unanime, dans la domination sur les voluptés et les désirs. Or il n’y a pas de volupté plus forte que l’amour. Mais, si les autres, en tant qu’inférieures, sont sous la domination de l’amour, et si l’Amour ainsi est dominateur puisqu’il exerce sa domination sur des voluptés et des désirs, comment l’Amour ne serait-il pas d’une incomparable tempérance ?

“Passons au courage : avec l’Amour d Arès même ne peut pas rivaliser[91]. Car ce n’est pas Arès qui se saisit de l’Amour, mais l’Amour qui se saisit d’Arès, l’amour d’Aphrodite selon la tradition. Or celui qui saisit est supérieur à celui duquel il se saisit. Mais, le courage du dieu que domine l’Amour étant le plus grand qui soit, il faudra dire de l’Amour qu’il est courageux au suprême degré.

“Voilà donc traitée la question de la justice du dieu, de sa tempérance, de son courage. Reste celle de ses talents, ou de sa sagesse ; dans ces conditions donc on doit, autant que possible, s’efforcer de n’être en reste en rien. Et premièrement (car je veux, à mon tour, honorer mon art comme Éryximaque le sien), le dieu e est un poète habile au point de faire que d’autres le soient aussi : il n’est du moins personne qui ne devienne poète, fût-il même auparavant étranger aux Muses[92], une fois qu’Amour a mis sur lui la main. C’est de ce fait qu’il sied que nous nous servions, pour témoigner que l’Amour est excellent créateur en général dans tout ordre de création artistique[93] ; car ce qu’on ne possède pas ou que l’on ne connaît pas, on ne saurait ni en faire don à l’un, ni l’enseigner à un autre. 197 Il y a plus : trouvera-t-on, je vous le demande, en ce qui concerne, cette fois, la création des êtres vivants dans son ensemble, quelqu’un pour contester que ce ne soit un des talents de l’Amour d’engendrer, de faire pousser tous les vivants ? Mais envisageons d’un autre côté les diverses sortes d’habileté technique : ne savons-nous pas que celui auquel ce dieu-là aura servi de maître parvient à une célébrité éclatante ? et que pour un autre, sur qui l’Amour n’aura point mis sa main, c’est l’obscurité ? Oui, c’est certain : le tir à l’arc, la médecine, la divination, Apollon en a fait la découverte parce que le désir et l’amour le menaient ; si bien que, même lui, il se trouverait être b un disciple de ce grand dieu : tout comme le seraient les Muses en musique, Hèphaïstos dans l’art de forger, Athêna dans celui de tisser, Zeus enfin pour le gouvernement aussi bien des dieux que des hommes[94] ! C’est de là que vient aussi le règlement des démêlés des dieux une fois que l’Amour est apparu parmi eux : l’amour de la beauté, c’est évident, puisque la laideur n’est point un fondement pour l’amour ; or, jusqu’à ce moment, ainsi que je l’ai dit au commencement, il se passait chez les dieux d’après la légende quantité de choses abominables, parce que c’est à la Nécessité qu’appartenait l’empire ; mais du jour où fut né ce grand dieu, on aimait les belles choses, et de là naquirent c tous les biens, pour les dieux comme pour les hommes.

Les bienfaits de l’Amour.

“De la sorte, me semble-t-il, l’Amour étant, Phèdre, quant à sa nature premièrement, d’une beauté et d’une excellence sans pareilles, il est après cela[95] la cause pour les autres êtres d’autres avantages du même ordre. Or il me vient à la pensée de m’exprimer aussi en vers ! C’est lui qui produit, dirai-je,

Paix parmi les humains et calme sur les mers.
Repos des vents couchés, sommeil emmi la peine[96].

C’est lui qui nous vide de la croyance que nous sommes entre nous des étrangers, d qui nous emplit de celle que nous sommes parents ; car c’est sous sa loi que, les uns avec les autres, nous nous réunissons toujours en des réunions pareilles à celle-ci ; c’est lui qui dans les fêtes, les chœurs, les sacrifices s’est fait notre chef[97] : artisan de l’humeur facile, bannissant la difficile ; libéral en dons gracieux, incapable de dons malintentionnés ; aimable en sa bonté ; pour les sages objet de contemplation et, pour les dieux, d’admiration ; objet d’envie pour ceux dont il n’est pas le lot, trésor précieux pour ceux qui ont l’heur d’en être lotis ; pour enfants, Bien-être, Délicatesse, Langueur, Gracieusetés, Ardeurs, Passion[98] ; soucieux des bons, insoucieux des méchants ; dans la lassitude et dans l’inquiétude, dans le feu de la passion et dans le jeu de l’expression[99], la main au gouvernail e et prêt à la bataille ; à la fois soutien et sauveur entre tous excellent ; principe d’ordre pour l’ensemble des dieux ainsi que des hommes ; le chef de chœur le plus beau et le meilleur, et que doit suivre chacun de nous, en l’honorant des hymnes qui lui sont dus, en faisant sa partie dans le chant dont ce magicien enchante la pensée des dieux aussi bien que celle des hommes !

“Que ce discours, mon œuvre, soit, dit-il, ô Phèdre, mon offrande au dieu : mélange, aussi parfaitement mesuré que j’en suis capable, de fantaisie par endroits et, par endroits, de gravité.”


Intervention de Socrate.

« Or, après qu’Agathon eut fini de parler, 198 dans toute l’assistance il y eut, me disait Aristodème, un tumulte d’acclamations qui attestait que les paroles du jeune poète avaient été dignes, et de lui-même et du dieu. Sur quoi Socrate prit la parole, et, les yeux tournés du côté d’Éryximaque : “Est-ce que, dit-il, fils d’Acoumène, je te fais l’effet de m’être laissé naguère effrayer d’une frayeur qui n’avait rien d’effrayant[100] ; et non pas, bien plutôt, d’avoir parlé prophétiquement, quand tout à l’heure je disais du discours d’Agathon que ce serait une merveille et que je me trouverais, moi, dans l’embarras ? — Sur un des deux points, répondit Éryximaque, tu as été prophète, je le crois, en déclarant qu’Agathon parlerait bien ; mais que tu doives te trouver, toi, dans l’embarras, je n’en suis pas convaincu ! — Et comment ferais-je, bienheureux Éryximaque, riposta Socrate, b pour n’être point embarrassé, aussi bien moi d’ailleurs que n’importe qui d’autre, qui aurait à parler après qu’eût été prononcé un discours d’une pareille beauté et d’une pareille variété ? Tout y était merveilleux, non il est vrai au même degré ; mais, à entendre la péroraison, qui n’aurait été étourdi par la beauté des mots et par celle des phrases[101] ? Et en effet, tandis que, pour ma part, je réfléchissais à mon incapacité de rien dire ensuite, dont la beauté approchât même de tout cela, j’étais, de honte, à deux doigts c de m’esquiver à la dérobée si j’en avais trouvé le moyen ! C’est qu’aussi ce discours me rappelait le souvenir de Gorgias, au point d’avoir, ni plus ni moins, l’impression dont parle Homère[102] : oui, j’avais la terreur qu’Agathon ne finît par lancer dans son discours, sur mon discours à moi, la tête même de Gorgias, l’orateur redoutable, et qu’en m’enlevant la voix il ne fit de moi, proprement, une pierre !


Critique d’ensemble des discours précédents.

“C’est alors que je me suis rendu compte à quel point j’étais ridicule quand je m’engageais envers vous à être des vôtres pour célébrer, en mon rang, la louange de l’Amour, et aussi quand je parlais d de moi comme d’un homme supérieur en matière amoureuse : moi dont l’ignorance, je l’ai bien vu, était complète quant à la question de savoir comment doit se célébrer la louange de quoi que ce soit ! J’étais assez stupide en effet pour m’imaginer qu’on doit, dans chaque cas, dire la vérité sur ce dont on célèbre la louange, et que cela est à la base ; puis, qu’en partant de ces vérités mêmes on doit faire un choix des plus belles, les disposer enfin dans l’ordre le plus convenable. J’étais donc plein d’orgueil à l’idée que j’allais bien parler, puisque je connaissais la vraie méthode pour faire l’éloge de quoi que ce fût. Mais, à coup sûr, ce n’était pas là, selon toute apparence, la belle manière de faire l’éloge de n’importe quoi ! C’était bien plutôt d’attribuer à l’objet e tout ce qu’on peut concevoir de plus ample et de plus beau, sans s’inquiéter de savoir s’il en est bien ainsi ou si cela n’est pas. Et puis, quand ce serait faux, la belle affaire après tout[103] ! Ce qui a été, semble-t-il, préalablement entendu, c’est que chacun de nous ferait mine de célébrer la louange de l’Amour, et nullement qu’il la célébrerait en effet. Voilà dès lors, je pense, pourquoi vous vous mettez l’esprit à la torture afin d’attribuer toutes choses à l’Amour ; pourquoi vous exaltez l’excellence de sa nature et la grandeur de ses effets : 199 c’est pour qu’il apparaisse manifestement le plus beau et le meilleur, aux yeux, cela va sans dire, des gens qui ne s’y connaissent pas ; car ce n’est pas, je suppose, aux yeux de ceux qui savent ! Ah ! voilà ce qui en est de l’éloge, dans son auguste beauté ! Mais, puisque c’est ainsi, je ne savais donc pas comment on s’y prend pour louer ; et c’est parce que je ne le savais pas, que je me suis engagé envers vous à prononcer un éloge, moi aussi et à mon rang. Ainsi, promesse de la langue, non pas de la pensée[104] ! Bonsoir donc ! ce n’est plus en effet ma façon de célébrer les louanges, et je ne m’en tirerais pas. Pourtant, s’il s’agit cette fois de vérités, je veux bien parler, si vous le désirez, b comme je sais et non pour rivaliser avec votre éloquence : je ne tiens pas à faire rire à mes dépens ! Vois donc, Phèdre, si besoin est encore d’un discours de cette sorte et qui fasse entendre au sujet de l’Amour des paroles de vérité, mais où, d’autre part, le vocabulaire et la disposition des phrases seront ce qu’ils seront, et comme d’aventure il se pourra qu’ils me viennent.”


Deuxième partie :
La conception philosophique de l’Amour.

« Là-dessus, contait Aristodème, Phèdre et les autres l’invitèrent à parler en s’exprimant comme il croirait le devoir faire. “Eh bien ! dit Socrate, une chose encore, Phèdre : laisse-moi questionner Agathon sur quelques points, afin que l’assentiment que j’aurai obtenu de lui[105] c me permette désormais de parler. — Mais oui ! je te laisse faire, répondit Phèdre : tu n’as qu’à l’interroger.” Sur ce, voici, d’après mon narrateur, quel fut à peu près le début de Socrate : Discussion préliminaire avec Agathon. À coup sûr, Agathon, tu as bien fait à mon sens de donner pour préambule à ton discours cette idée, que la première chose à faire au sujet de l’Amour était de montrer quelle est sa nature, et, par après, quelles sont ses œuvres : voilà un exorde que j’admire fort ! Poursuivons donc, je te prie ; et en ce qui concerne l’Amour, puisqu’au surplus tu t’es expliqué sur sa nature d’une façon belle et grandiose, d dis-moi ceci encore[106] : « Est-ce que sa nature est telle que l’Amour soit amour de quelque chose, ou n’est-il amour de rien ? » Ce que je te demande, ce n’est pas si c’est à l’égard de tels mère ou père ; car ce serait une question risible, de demander si l’Amour est amour à l’égard d’une mère ou d’un père. Mais le cas est analogue à celui où, envisageant Père en tant précisément que cela même, je demanderais : « Est-ce que le Père est père de quelqu’un, ou bien non ? » Tu me dirais sans nul doute, si tu souhaitais faire une bonne réponse, que c’est précisément d’un fils ou d’une fille que le Père est père ; oui, n’est-ce pas ? — Hé ! absolument, dit Agathon. — N’en est-il donc pas de même pour Mère ?” Là-dessus encore, assentiment. “Continue donc, e reprit Socrate, à me répondre un rien de plus, afin d’entrer davantage dans ma pensée ; suppose en effet de ma part cette question : « Eh quoi ? le Frère, en tant qu’il est précisément cela même qu’il est, est-il frère de quelqu’un, ou bien non ? » — Il l’est, fut la réponse. — Et n’est-ce donc pas d’un frère ou d’une sœur ?” Agathon l’accordant : “Essaie à présent, reprit Socrate, d’appliquer cela à l’Amour : « L’Amour n’est-il amour de rien, ou l’est-il de quelque chose ? » — Il l’est, c’est certain.

200 — Voilà donc, dit Socrate, un point auquel tu dois veiller avec soin, quitte à te mettre en mémoire[107], à part toi, de quoi il est amour. Mais tout ce que je veux savoir de toi, c’est si ce dont l’Amour est amour, il en a, ou non, envie. — Hé ! absolument. — Est-ce pendant qu’il est en possession de ce dont il a envie et amour, qu’il en a conséquemment envie et amour ? Ou bien est-ce pendant qu’il ne l’a pas en sa possession ? — Pendant qu’il ne l’a pas, la chose est au moins vraisemblable, dit Agathon. — Examine tout justement, repartit Socrate, si au lieu d’une vraisemblance il n’y a pas en ceci une nécessité, savoir que ce qui a envie ait envie de ce dont il est dépourvu, ou n’en ait pas envie si d’aventure il n’en est pas dépourvu. Pour mon compte en effet, b Agathon, c’est prodigieux à quel point j’ai là le sentiment d’une nécessité[108]. Et toi, quelle est ton impression ? — Mon sentiment est le même, dit-il. — Tu as raison. Donc, n’est-ce pas ? un homme qui est grand ne souhaiterait pas d’être grand ; ni d’être fort, s’il est fort — Impossible d’après ce dont nous sommes convenus. — Il ne saurait en effet manquer de ces qualités, puisqu’il les a. — Tu dis vrai ! — Supposons en effet que celui qui est fort vienne à souhaiter d’être fort, celui qui est rapide, d’être rapide, celui qui a bonne santé, d’être en bonne santé… Car peut-être se trouverait-il quelqu’un pour se figurer, en ce qui concerne ces qualités et toutes leurs analogues, que ceux qui en sont doués et qui les possèdent c ont, en outre, envie des qualités que précisément ils possèdent. Ne nous laissons donc pas abuser[109] ; c’est à ce but que tend mon langage. Oui bien sûr, Agathon, si tu réfléchis à ces qualités, tu penseras que posséder présentement chacune d’elles est une nécessité pour ceux qui les possèdent, qu’ils le veuillent ou non ; et cela précisément, qui pourrait le désirer ? Que quelqu’un vienne au contraire nous dire : « Moi qui suis en bonne santé, je n’en souhaite pas moins d’être en bonne santé ; moi qui suis riche, je n’en souhaite pas moins d’être riche ; et je désire les choses mêmes que je possède. » Nous lui répondrions : « Toi, bonhomme, tu as à toi richesse, santé, d vigueur ; c’est pour la suite du temps que tu souhaites d’avoir encore ces choses à toi ; pour le moment présent, que tu le veuilles ou non tu les as ! Examine donc, quand tu dis : Je désire ce que j’ai, si ces mots ne veulent pas dire simplement ceci : Je tiens à voir les choses, qui sont pour l’instant présentes, être présentes encore dans le temps qui suivra ! » Refuserait-il d’en tomber d’accord ?” Ce fut aussi, continuait Aristodème, l’opinion d’Agathon. Socrate reprit donc : “Est-ce que ce n’est pas en cela, précisément, que consiste l’ardent amour de ce qui n’est pas encore à notre disposition, de ce qui ne nous est pas encore présent, savoir que, dans le temps qui suivra, ces qualités-là nous soient e conservées et présentes[110] ? — Hé ! absolument, fit-il. — En résumé, dans ce cas comme dans tout autre où l’objet du désir, pour celui qui éprouve ce désir, est quelque chose qui n’est point à sa disposition et qui n’est pas présent, bref quelque chose qu’il ne possède pas, quelque chose qu’il n’est pas lui-même, quelque chose dont il est dépourvu, c’est de cette sorte d’objets qu’il a désir tout comme amour. — Hé ! absolument, dit Agathon.

— Poursuivons donc, reprit Socrate, et dans ce qui a été dit récapitulons les points d’accord : premièrement n’est-ce pas en relation à tels ou tels objets qu’existe l’amour, et secondement en relation aux objets dont il est actuellement dépourvu ? — 201 Oui, répondit-il. — Et là-dessus rappelle-toi maintenant à quels objets tu as dit dans ton discours que l’Amour est relatif[111]. Mais, si tu veux bien, c’est moi qui te le rappellerai. Voici en effet, je crois, à peu près comment tu t’es exprimé : « Les dieux ont vu se régler leurs démêlés par la vertu de l’amour des belles choses, attendu que des laides il ne saurait y avoir amour. » N’est-ce pas à peu près ainsi que tu parlais ? — Ce sont en effet mes paroles, dit Agathon. — Et ta réponse, mon camarade, repartit Socrate, est, ma foi, juste ce qu’il faut[112] ; c’est-à-dire, que s’il en est bien ainsi, l’Amour devra n’être amour que de la beauté, et non de la laideur ?” Il en convint. “L’accord ne s’est-il pas fait sur ce point, que ce dont l’Amour est dépourvu et qu’il ne possède pas, c’est de cela b qu’il est amoureux ? — Oui, fit-il. — C’est donc que l’Amour est dépourvu de la beauté et ne la possède pas. — Forcément, dit-il. — Mais quoi ? Ce qui est dépourvu de beauté et n’a en aucune façon de beauté à soi, est-ce que, toi, tu l’appelles beau ? — Non, bien sûr ! — Es-tu toujours, après cela, de l’avis que l’Amour est beau, si c’est ainsi que sont les choses ?” Alors Agathon : “Il est fort possible, dit-il, que je n’aie rien entendu, Socrate, à ce dont je parlais à ce moment-là[113] ! — N’empêche, Agathon, que ton langage fut bien beau ! répliqua Socrate. c Mais j’ai encore une petite question à te poser : les choses bonnes ne sont-elles pas en outre belles, à ton sens ? — Oui, à mon sens. — Si donc l’Amour est dépourvu de ce qui est beau, il devra être pareillement dépourvu de ce qui est bon. — Moi, Socrate, repartit Agathon, je ne serais pas de taille à soutenir contre toi une controverse : n’insistons pas, et qu’il en soit comme tu dis[114] ! — Vraiment non ! c’est, dit Socrate, contre la vérité, Agathon, mon doux ami, que tu n’es pas de taille à soutenir la controverse. Car, contre Socrate au moins, ce n’est pas du tout difficile !


Socrate raconte son entretien avec Diotime.

“Aussi bien, toi, je vais maintenant te laisser la paix ! d Écoutez plutôt le discours que, concernant l’Amour, j’ouïs un beau jour d’une femme de Mantinée, nommée Diotime[115], laquelle sur ce chapitre était savante comme aussi sur une foule d’autres… C’est ainsi que, grâce à un sacrifice offert, une fois, par les Athéniens avant la peste[116], elle fit reculer de dix ans l’éclosion de l’épidémie, et c’est elle justement qui m’a instruit aussi des choses de l’Amour !… Le discours, donc, que me tint la femme en question, je m’en vais essayer de vous le rapporter, en partant de ce dont nous sommes convenus, Agathon et moi, et, bien que livré à mes propres moyens, du mieux que je pourrai. On doit, c’est toi-même, Agathon, qui as donné cette indication, expliquer d’abord ce qu’est l’Amour lui-même, e sa nature et ses attributs, et ensuite ses œuvres. Aussi le plus facile pour moi, c’est, à mon avis, de suivre dans mon exposé la marche même de l’Étrangère quand elle me faisait subir ses interrogatoires[117]. À peu de chose près, en effet, mon langage avec elle était une fidèle réplique de celui qu’avec moi tenait Agathon tout à l’heure : que l’Amour doit être un grand dieu et s’attacher à ce qui est beau ; La nature de l’amour :
c’est un être intermédiaire ;
et elle me réfutait précisément par ces raisons mêmes qui m’ont servi à l’égard d’Agathon : que, à s’en rapporter à mon propre langage, il devait n’être ni beau, ni bon. « Que dis-tu ? objectais-je à Diotime : l’Amour est-il donc laid et mauvais ? — Pas de blasphème ! s’écriait-elle alors ; ou te figures-tu, par hasard, que ce qui ne serait pas beau doive être nécessairement laid ? — 202 Bien sûr ! — Est-ce que, de même, ce qui n’est pas savant est tant ? Ou bien n’as-tu pas idée qu’entre science et ignorance il existe un intermédiaire ? — Et quel est-il ? — Porter des jugements droits et sans être à même d’en donner justification, ne sais-tu pas que cela n’est, ni savoir (car comment une chose qui ne se justifie pas pourrait-elle être science ?), ni ignorance (car ce qui par chance atteint le réel, comment serait-ce une ignorance[118] ?). Or c’est bien, je suppose, quelque chose de ce genre, le jugement droit : un intermédiaire entre l’intellection et l’ignorance. — C’est la vérité, répondais-je. — Ainsi donc, ne veuille pas, à toute force, que ce qui n’est pas b beau soit laid et, pas davantage, que ce qui n’est pas bon soit mauvais ! Or, c’est aussi le cas pour l’Amour : puisque, tu en conviens toi-même, il n’est pas bon, pas beau non plus, il n’y a pas davantage de motif pour te figurer qu’il doive être laid et mauvais, mais plutôt, me disait-elle, que c’est un intermédiaire entre l’un et l’autre.

— Et pourtant, répliquais-je, c’est bien quelque chose dont convient tout le monde[119], que l’Amour est un grand dieu ! — Sont-ce, me disait-elle, les gens qui ne savent pas, ce tout le monde dont tu parles ? ou bien, en outre, ceux qui savent ? — Tous ensemble, sans aucun doute. » Elle se mit à rire : « Comment diable, Socrate, dit-elle, serait-il reconnu c pour un grand dieu par ceux qui assurent que ce n’est même pas un dieu ! — Qui sont ces gens-là ? m’écriai-je. — En voici un, dit-elle : c’est toi ; et une autre : c’est moi ! » Là-dessus je réplique : « Que signifie, dis-je, ce langage ? — C’est bien simple, répond-elle. Dis-moi, n’assures-tu pas que tous les dieux sont beaux et heureux ? ou bien aurais-tu l’audace de refuser la beauté comme le bonheur à tel d’entre eux ? — Par Zeus ! dis-je, non, ce n’est pas mon cas ! — Mais en vérité ceux que tu appelles heureux, est-ce que ce ne sont pas ceux qui ont à soi les choses bonnes et les choses belles ? — Hé ! absolument. — Il n’en est pas moins vrai d que, précisément en ce qui concerne l’Amour, tu as accordé que c’est d’être dépourvu des choses bonnes et belles qui lui donne envie de ces choses même, dont il est dépourvu. — En effet je l’ai accordé. — Comment donc alors pourrait-il être dieu, celui qui justement n’a point dans son lot les choses belles et bonnes ? — En aucune façon ; au moins est-ce vraisemblable ! — Ainsi, tu le vois, toi-même, dit-elle, tu ne comptes pas l’Amour pour un dieu. — Que pourra bien dès lors être l’Amour ? répartis-je : un mortel ? — Pas le moins du monde ! — Mais quoi, enfin ? — Comme dans les cas précédents, un intermédiaire, dit-elle, entre le mortel et l’immortel. — Qu’est-ce qu’il serait alors, Diotime ? un démon — Un grand démon[120], Socrate. Et en effet tout ce qui est démonique e est intermédiaire entre le dieu et le mortel. — Quel en est, demandai-je, le rôle ? — C’est de traduire et de transmettre aux dieux ce qui vient des hommes et, aux hommes, ce qui vient des dieux : les prières et sacrifices de ceux-là, les ordonnances de ceux-ci et la rétribution des sacrifices[121] ; et d’autre part, puisqu’il est à mi-distance des uns et des autres, de combler le vide : il est ainsi le lien qui unit le Tout à lui-même[122]. La vertu de ce qui est démonique est de donner l’essor, aussi bien à la divination tout entière qu’à l’art des prêtres pour ce qui concerne sacrifices et initiations, tout comme incantations, 203 vaticination en général et magie[123]. Le dieu, il est vrai, ne se mêle pas à l’homme ; et pourtant, la nature démonique rend possible aux dieux d’avoir, en général, commerce avec les hommes et de les entretenir, pendant la veille comme dans le sommeil[124]. Et celui qui est savant en ces matières est un homme démonique, tandis que celui qui est savant en toute autre, qu’elle se rapporte à des arts ou à des métiers, n’est qu’un ouvrier[125] ! De ces démons il y a, cela va de soi, grand nombre et extrême variété. Or, il en existe aussi un parmi eux, qui est l’Amour.


Le mythe de sa naissance.

— De quel père, demandai-je, est-il né, et de quelle mère ? — C’est bien long b à raconter, répondit-elle ; je te le dirai pourtant. Sache donc que le jour où naquit Aphrodite[126] les dieux banquetaient, et parmi eux était le fils d’Invention, Expédient. Or, quand ils eurent fini de dîner, arriva Pauvreté, dans l’intention de mendier, car on avait fait grande chère, et elle se tenait contre la porte. Sur ces entrefaites, Expédient, qui s’était enivré de nectar (car le vin n’existait pas encore), pénétra dans le jardin de Zeus, et, appesanti par l’ivresse, il s’y endormit. Et voilà que Pauvreté, songeant que rien jamais n’est expédient pour elle, médite de se faire faire un enfant par Expédient lui-même. c Elle s’étend donc auprès de lui, et c’est ainsi qu’elle devint grosse d’Amour[127]. Voilà aussi la raison pour laquelle Amour est le suivant d’Aphrodite et son servant : parce qu’il a été engendré pendant la fête de naissance de celle-ci, et qu’en même temps l’objet dont il est par nature épris, c’est la beauté[128], et qu’Aphrodite est belle.

« Donc, en tant qu’il est fils d’Expédient et de Pauvreté, voici la condition où se trouve Amour. Premièrement, il est toujours pauvre ; et il s’en manque de beaucoup qu’il soit délicat aussi bien que beau, tel que se le figure le vulgaire ; tout au contraire il est rude, malpropre, va-nu-pieds, d sans gîte, couchant toujours par terre et sur la dure, dormant à la belle étoile sur le pas des portes ou dans les chemins[129] : c’est qu’il a la nature de sa mère, et qu’il partage à jamais la vie de l’indigence. Mais, comme en revanche il tient de son père, il est à l’affût de tout ce qui est beau et bon ; car il est viril, il va de l’avant, tendu de toutes ses forces, chasseur hors ligne, sans cesse en train de tramer quelque ruse, passionné d’inventions et fertile en expédients ; employant à philosopher toute sa vie ; incomparable sorcier, magicien, sophiste. J’ajoute que sa nature n’est ni d’un immortel, ni e d’un mortel. Mais tantôt, dans la même journée, il est en pleine fleur et bien vivant, tantôt il se meurt ; puis il revit de nouveau, quand réussissent ses expédients[130] grâce au naturel de son père. Sans cesse pourtant s’écoule entre ses doigts le profit de ces expédients ; si bien que jamais Amour n’est ni dans le dénûment, ni dans l’opulence.

« D’un autre côté, il est à mi-chemin et du savoir et de l’ignorance. Voici en effet ce qui en est[131]. Il n’y a pas de dieu qui s’occupe à philosopher, ni 204 qui ait envie d’acquérir le savoir (car il le possède), et pas davantage quiconque d’autre possédera le savoir ne s’occupera à philosopher[132]. Mais, de leur côté, les ignorants ne s’occupent pas non plus à philosopher et ils n’ont pas envie d’acquérir le savoir ; car c’est essentiellement le malheur de l’ignorance, que tel qui n’est ni beau, ni bon, ni intelligent non plus, s’imagine l’être autant qu’il faut[133]. Celui qui ne pense pas être dépourvu n’a donc pas le désir de ce dont il ne croit pas avoir besoin d’être pourvu. — Dans ces conditions, quels sont, Diotime, ceux qui s’occupent à philosopher, puisque ce ne sont ni les savants, ni les ignorants ? — Voilà qui est clair, b répondit-elle, un enfant même à présent le verrait[134] : ce sont les intermédiaires entre l’une et l’autre espèce, et l’Amour est l’un d’eux. Car la science, sans nul doute, est parmi les choses les plus belles ; or l’Amour a le beau pour objet de son amour ; par suite il est nécessaire que l’Amour soit philosophe et, en tant que philosophe, intermédiaire entre le savant et l’ignorant. Mais ce qui a fait aussi qu’il possède ces qualités, c’est sa naissance : son père est savant et riche d’expédients, tandis que sa mère, qui n’est point savante, en est dénuée[135]. Voilà quelle est en somme, cher Socrate, la nature de ce démon. Quant aux idées que tu te faisais, toi, sur l’Amour, il n’est pas surprenant c du tout que tu t’y sois laissé prendre. C’est que dans ton idée, ainsi que je crois en trouver la preuve dans ce que tu dis toi-même, ce qu’est l’Amour c’est l’objet aimé et non pas le sujet aimant. Voilà pourquoi, je pense, l’Amour t’apparaissait doué d’une beauté sans bornes. Et de fait, ce qui est aimable, c’est ce qui est réellement beau, délicat, parfait, digne de toutes les félicités ; mais autre est justement l’essence de ce qui est aimant, et telle que je te l’ai expliquée. »


Les bienfaits de l’amour

“Je pris alors la parole : « Eh bien donc ! continuons, Étrangère qui dis de si belles choses[136] ! Telle étant la nature de l’Amour, à quoi sert-il dans la vie humaine[137] ? — C’est justement, dit-elle, ce qu’après cela, Socrate, d je vais essayer de t’apprendre. Il est entendu en effet que tel est l’Amour et telle, son origine ; entendu d’autre part qu’il se rapporte à ce qui est beau, ainsi que tu l’assures. Or, supposons que nous soit posée cette question : « En quoi, Socrate, et toi, Diotime, consiste l’amour de ce qui est beau ? » ou, plus clairement sous cette forme : « Celui qui aime les belles choses, aime ; qu’est-ce qu’il aime[138] ? » — Qu’elles finissent par être à lui, répondis-je. — Mais la réponse réclame, dit-elle, une nouvelle question, dans ce genre : « Qu’en sera-t-il pour « l’homme dont il s’agit, une fois que les belles choses seront à lui ? » Je lui déclarai que je n’étais pas encore tout à fait en mesure de répondre à cette question aisément : « e Eh bien ! dit-elle, fais comme si l’on changeait, qu’à la place du beau on mît le bien et qu’on te demandât : « Voyons, Socrate, celui qui aime les choses bonnes, aime ; qu’est-ce qu’il aime ? » — Qu’elles finissent par être à lui, dis-je. — Et qu’en sera-t-il pour l’homme dont il s’agit, une fois que les choses bonnes seront à lui ? — Voici, repartis-je, une réponse que je suis en mesure de faire plus commodément : il sera heureux. — C’est en effet, dit-elle, par la possession 205 de choses bonnes que sont heureux les gens heureux ; et on n’a plus que faire de demander en outre en vue de quoi souhaite d’être heureux celui qui le souhaite : il semble bien, au contraire, que c’en est fini de répondre[139]. — Tu dis vrai, fis-je.

— Or ce souhait et cet amour sont-ils, à ton avis, quelque chose de commun à tous les hommes, et tous souhaitent-ils que les choses bonnes leur appartiennent toujours ; ou bien t’exprimerais-tu autrement ? — Non, comme cela, repartis-je : c’est quelque chose de commun à tous. — Pourquoi donc alors, Socrate, fit-elle, ne disons-nous pas de tous les hommes qu’ils aiment, s’il est vrai du moins que tous b aiment les mêmes choses et toujours ; et pourquoi, au contraire, tandis que nous le disons de certains, de tels autres ne le disons-nous pas ? — Je m’en étonne, répliquai-je, moi aussi[140]. — Eh bien ! dit-elle, il ne faut pas t’en étonner. Car, voilà, nous avons commencé par mettre à part une certaine forme de l’amour, puis nous lui appliquons la dénomination du tout et nous la nommons « amour », tandis que pour les autres formes c’est d’autres noms que nous nous servons. — Y a-t-il un cas pareil ? demandai-je. — Un cas pareil, le voici. Tu sais que l’idée de création est quelque chose de très vaste : quand en effet il y a, pour quoi que ce soit, acheminement du non-être à l’être, toujours la cause de cet acheminement est un acte de création. D’où il suit, et que tous les ouvrages c qui dépendent des arts sont des créations, et que les professionnels qui les exécutent sont des créateurs. — C’est vrai, ce que tu dis ! — Mais pourtant, reprit-elle, tu sais qu’on ne les appelle pas créateurs, mais qu’ils portent d’autres noms. Or, de la totalité de la création on a détaché une partie, celle qui concerne musique et métrique, et c’est la dénomination du tout qui sert à la désigner. Car c’est cette partie seulement, la poésie, qu’on appelle création, et créateurs, les poètes, eux dont le domaine est cette partie de la création[141]. — Tu dis vrai, fis-je. — Eh bien ! il en est de même pour l’amour également : d toute aspiration en général vers les choses bonnes et vers le bonheur, voilà l’Amour très puissant et tout rusé[142]. Des uns cependant, qui de cent façons diverses sont tout occupés de lui, soit dans la pratique des affaires, soit dans leur passion ou de gymnastique ou de science, on ne dit pas qu’ils aiment, on ne les appelle pas amoureux. Les autres au contraire qui suivent la voie d’une forme particulière d’amour et qui s’y appliquent, ce sont ceux-là qui accaparent le nom d’amour, le nom du tout, ceux-là dont on dit qu’ils aiment et qu’on appelle amoureux. — Il peut y avoir du vrai dans ce que tu dis, remarquai-je. — Ah ! je le sais bien, il existe, dit-elle, une théorie[143] d’après laquelle ceux qui sont en quête e de la moitié d’eux-mêmes, ce sont ceux-là qui aiment. Mais ce que prétend ma théorie à moi, c’est que l’objet de l’amour n’est ni la moitié, ni l’entier, à moins justement, mon camarade, que d’aventure ils ne soient en quelque manière une chose bonne ; à preuve que les hommes acceptent de se faire couper pieds ou mains quand ils estiment mauvaises ces parties d’eux-mêmes[144]. Car ce n’est pas, j’imagine, à ce qui est sien que chacun s’attache, à moins qu’on n’appelle le bon ce qui nous est propre et ce qui est nôtre, le mal au contraire, ce qui nous est étranger ! Tant il est vrai que, hormis ce qui est bon, il n’est rien d’autre qui 206 pour les hommes soit un objet d’amour. Est-ce que tu en juges autrement à leur sujet ? — Non, par Zeus ! m’écriai-je, pas moi. — En conséquence, reprit-elle, est-il possible, ceci posé, de dire tout simplement que les hommes aiment ce qui est bon ? — Oui, dis-je. — Mais quoi ! Ne faut-il pas ajouter, poursuivit-elle, qu’ils aiment en outre que le bon leur appartienne ? — On doit l’ajouter. — Et alors, fit-elle, non pas seulement que le bon leur appartienne, mais que ce soit toujours ? — Cela aussi, on doit l’ajouter. — Voici donc en résumé, conclut-elle, à quoi se rapporte l’amour : à la possession perpétuelle de ce qui est bon[145]. — Rien, dis-je, de plus vrai que tes paroles !

— Maintenant qu’il est acquis, reprit-elle, que c’est toujours b en cela que consiste l’amour, dis-moi, chez ceux qui poursuivent cet objet, par rapport à quel genre de vie, dans quelle sorte d’activité, y aurait-il lieu de donner à leur zèle et à l’intensité de leur effort ce nom d’amour ? Quelle peut bien être cette manière d’agir[146] ? Es-tu à même de le dire ? — Dans ce cas, Diotime, répondis-je, je ne serais sûrement pas en admiration devant ton savoir, et je ne me mettrais pas à ton école[147] avec l’intention de m’instruire sur cela même ! — Eh bien ! dit-elle, c’est moi qui te l’enseignerai. Cette manière d’agir, vois-tu, consiste en un enfantement dans la beauté, et selon le corps, et selon l’âme. — Il faut de la divination, m’écriai-je, pour comprendre ce que peuvent signifier ces paroles, et je ne devine pas ! — Eh bien ! répliqua-t-elle, je c te l’enseignerai plus clairement. Une fécondité, vois-tu, Socrate, existe, dit-elle, chez tous les hommes : fécondité selon le corps, fécondité selon l’âme, et, quand on en est venu à un certain âge, alors notre nature est impatiente d’enfanter. Or cet enfantement lui est impossible dans de la laideur, mais non point dans le beau. L’union de l’homme et de la femme est en effet un enfantement[148], et dans cet acte il y a quelque chose de divin ; c’est même, chez ce vivant qui est mortel, un caractère d’immortalité : la fécondité et la procréation[149]. Mais il est impossible qu’elles aient lieu dans ce qui est discordant. Or il y a discordance d de ce qui est laid à l’égard de tout ce qui est divin ; ce qui est beau est au contraire en accord. Donc ce qui est Parque et Ilithye pour la production d’une existence, c’est la Beauté[150]. C’est pourquoi, toutes les fois que l’être fécond vient au voisinage d’un bel objet, il en éprouve un apaisement délicieux qui le fait s’épanouir, et alors il enfante, il procrée. Mais toutes les fois que c’est d’une laideur, alors, assombri et plein d’affliction, il se met en boule, il se détourne, il se replie[151] ; alors il ne procrée pas, mais il garde le pénible fardeau de sa fécondité. C’est de là sûrement que résulte, chez l’être fécond et déjà gros de son fruit, le prodigieux transport qui le saisit e à l’entour du bel objet, parce que celui qui possède ce bel objet est libéré d’une cruelle souffrance d’enfantement. L’objet de l’amour en effet, Socrate, ce n’est point, dit-elle, le beau, ainsi que tu te l’imagines… — Mais qu’est-ce-alors ? — C’est de procréer et d’enfanter dans le beau. — Allons donc ! m’écriai-je. — Hé ! absolument, répliqua-t-elle. Pourquoi donc, justement, de procréer[152] ? Parce que perpétuité dans l’existence et immortalité, ce qu’un être mortel peut en avoir, c’est la procréation. Or, 207la nécessaire liaison de ce qui est bon avec le désir de l’immortalité est une conséquence de ce dont nous sommes convenus, s’il est vrai que l’objet de l’amour soit la possession perpétuelle de ce qui est bon[153]. La conclusion nécessaire de ce raisonnement est que l’objet de l’amour, c’est aussi l’immortalité. »


Le désir de l’immortalité.

“Voilà, dans l’ensemble, ce qu’elle m’enseignait toutes les fois qu’elle discourait sur les choses de l’amour. Un jour, elle me posa cette question : « Quelle est, à ton avis, Socrate, la cause de cet amour et de ce désir[154] ? Est-ce que tu ne t’aperçois pas de ce qu’il y a de remarquable dans les dispositions où sont toutes les bêtes, quand les prend l’envie de procréer : toutes, aussi bien celles qui marchent que celles b qui volent, malades de ces dispositions amoureuses, d’abord pour ce qui regarde leurs mutuelles unions, puis pour ce qui est d’élever leur progéniture ; prêtes comme elles sont à batailler pour elle, les plus faibles contre les plus fortes, et à sacrifier leur vie, souffrant elles-mêmes les tortures de la faim en vue d’assurer sa subsistance et se dévouant de toute autre manière ? Dans le cas des hommes, en effet, on pourrait penser, dit-elle, que c’est la réflexion qui leur inspire cette conduite. Mais quelle est chez les bêtes la cause de pareilles dispositions c amoureuses[155] ? es-tu à même de le dire ? » Comme de nouveau je confessais mon ignorance : « Ainsi, tu as dans l’idée, reprit-elle, de devenir un jour un homme supérieur sur les choses de l’amour, et tu n’as pas idée de cela ! — Mais, Diotime, c’est bien pour ce motif, je te l’ai dit justement tout à l’heure, que je suis venu te trouver, parce que je sais qu’il me faut des maîtres ! Dis-moi plutôt quelle est cette cause, aussi bien pour les effets dont tu parles que pour tout ce qui encore a trait aux choses de l’amour. — Or donc, dit-elle, si tu es bien convaincu que l’objet de l’amour est par nature celui que nous disons et sur lequel, à plusieurs reprises, nous nous sommes mis d’accord[156], il n’y a pas là de quoi t’émerveiller ! Car dans le cas présent d le raisonnement sera le même que dans l’autre[157] : la nature mortelle cherche, selon ses moyens, à se perpétuer et à être immortelle ; or le seul moyen dont elle dispose pour cela, c’est de produire de l’existence, en tant que perpétuellement à la place de l’être ancien elle en laisse un nouveau, qui s’en distingue. À preuve cela même qu’on appelle la vie individuelle de chaque vivant et son identité personnelle, c’est-à-dire le fait que, de son enfance jusqu’au temps de sa vieillesse, on dit qu’il est le même individu ; oui, en vérité, cet être, qui en lui n’a jamais les mêmes choses[158], on l’appelle néanmoins le même ! alors qu’au contraire perpétuellement, mais non sans certaines pertes, il se renouvelle, dans ses cheveux, dans sa chair, dans e ses os, dans son sang, bref dans son corps tout entier.

« En outre ce n’est pas vrai seulement du corps, mais aussi, en ce qui concerne l’âme[159], de nos dispositions, de notre caractère, des opinions, des penchants, des plaisirs, des peines, des craintes ; car en chaque individu rien de tout cela ne se présente identiquement : il y en a au contraire qui naissent et d’autres qui se perdent. Ce qu’il y a toutefois de beaucoup plus déroutant encore que tout cela, c’est ce qui se passe pour les connaissances. Non seulement il y en a qui naissent en nous 208 et d’autres qui se perdent, si bien que pour ce qui est de nos connaissances nous ne sommes non plus jamais les mêmes ; mais en outre chaque connaissance individuellement a le même sort. Car ce qu’on appelle « étudier » suppose que la connaissance peut nous quitter[160] ; l’oubli est en effet le départ d’une connaissance, tandis qu’en revanche l’étude, créant en nous un souvenir tout neuf à la place de celui qui se retire, sauve la connaissance et fait qu’elle semble être la même. C’est, vois-tu, de cette façon que se sauvegarde toute existence mortelle : non pas en étant à jamais totalement identique comme est l’existence divine, mais en faisant que b ce qui se retire, et que son ancienneté a ruiné, laisse après soi autre chose de nouveau, pareil à ce qui était. Voilà, dit-elle, par quel artifice, dans son corps comme en tout le reste, ce qui est mortel, Socrate, participe à l’immortalité[161] ; pour ce qui est immortel, c’est d’une autre manière[162]. Par conséquent tu n’as pas à t’émerveiller que tout être fasse naturellement cas de ce qui est une repousse de lui-même ; car c’est en vue de l’immortalité que sont inséparables de chacun ce zèle et cet amour. »

“Moi, c’était d’entendre ce langage, qui me remplissait d’étonnement ! Et, prenant la parole : « Halte-là ! m’écriai-je, est-ce bien véritablement ainsi, ô très docte Diotime, que se comportent les choses ? » c Et elle, de me répondre avec un ton doctoral du meilleur aloi : « Sois en bien persuadé, Socrate : la preuve, c’est que pour les hommes, si tu veux bien jeter un coup d’œil sur leur ambition, elle te paraîtra prodigieusement déraisonnable, à moins de te bien pénétrer de ce que je t’ai dit[163] et de réfléchir à l’étrange état où les met l’amoureux désir de se faire un nom et de s’assurer pour l’éternité des temps une gloire impérissable[164] : pour cette fin-là ils sont prêts à courir tous les périls, plus encore que pour leurs enfants ; prêts aussi à dépenser leur fortune, à d s’imposer n’importe quels travaux, à sacrifier enfin leur vie. Car est-ce que, me dit-elle, tu te figures, toi, qu’Alceste serait morte pour Admète, qu’Achille aurait dans la mort voulu suivre Patrocle, qu’au-devant de la mort serait allé votre Codrus pour donner la royauté à ses enfants[165], s’ils n’avaient pensé s’assurer ainsi à eux-mêmes, pour l’avenir, l’impérissable mémoire qui s’attache au mérite, et que nous leur gardons aujourd’hui ? Tant s’en faut ! dit-elle. Bien plutôt, c’est, je crois, pour avoir l’immortalité du mérite, une telle renommée glorieuse, que tous les hommes font tout ce qui se peut, et cela d’autant plus e que meilleurs ils seront. C’est qu’ils sont amoureux de l’immortalité !

« Or donc, continua-t-elle, ceux dont la fécondité réside dans le corps se tournent plutôt vers les femmes ; et leur façon d’être amoureux, c’est de chercher en engendrant des enfants à se procurer ainsi à eux-mêmes, telle est leur idée, immortalité, durable renom, bonheur, pour la totalité des temps à venir. Quant à ceux dont la fécondité réside dans l’âme… 209 car c’est bien vrai qu’il y en a, dit-elle, dont l’âme possède une fécondité, plus grande encore que celle du corps, à l’égard de tout ce en quoi il appartient à l’âme d’être féconde comme d’enfanter ; et cela, qui lui appartient, qu’est-ce donc ? c’est la pensée, ainsi que toute autre excellence. De ces hommes sont, à coup sûr, et les poètes qui donnent le jour à des œuvres[166], et, parmi les gens de métier, ceux dont on dit qu’ils sont des inventeurs. Mais de beaucoup, dit-elle, la plus haute et la plus belle forme de la pensée est celle qui concerne l’ordonnance des cités et de tout établissement, celle dont le nom est, sans nul doute, sagesse pratique et justice. Or, quand parmi ces hommes il s’en trouve un maintenant b en qui, être divin, existe dès son jeune âge cette fécondité selon l’âme, et quand, l’âge arrivé, l’envie lui vient à présent d’enfanter comme de procréer, alors, je pense, lui aussi[167], il se met de-ci de-là en quête de la beauté dans laquelle il lui sera possible de procréer ; car il ne procréera jamais dans la laideur. Donc, pour les corps qui sont beaux il a plus de tendresse que pour ceux qui sont laids, en raison même de ce qu’il est fécond ; et, quand il y rencontre une âme belle, noble, bien née, la tendresse qu’il a pour cet ensemble est alors à son comble : en face d’un tel être, il se sent immédiatement plein de ressource pour parler sur le mérite, pour dire à quelle sorte de choses doit penser c l’homme de bien et à quoi il doit s’occuper[168], et il entreprend d’être éducateur. C’est, j’imagine, qu’au contact du bel objet et dans sa compagnie, il enfante ce dont il était depuis longtemps fécond, il le procrée ; de près comme de loin il y pense, et ce qu’il a procréé il achève de le nourrir, en commun avec le bel objet dont je parlais ; si bien qu’une communauté, infiniment plus étroite que celle qui nous lie à nos enfants[169], est le mutuel apanage d’un tel couple, avec aussi une plus solide affection, parce que ce qu’ils ont en commun, ce sont de plus beaux, de plus impérissables enfants ! Bien plus, il n’est personne qui n’accepterait d’avoir une telle postérité, de préférence d à celle de la génération humaine, alors que, tournant ses regards vers Homère, vers Hésiode, vers tout autre bon poète, il admire avec envie quels descendants ils ont mis au jour et laissés après eux, capables, étant eux-mêmes immortels, de conférer aux poètes, dont il s’agit l’immortalité de la gloire et du souvenir ; quels enfants, si tu veux, dit-elle, un autre exemple, Lycurgue s’est dans Lacédémone donnés pour héritiers, sauvegarde de Lacédémone et, on peut bien le dire, de l’Hellade[170] ; et, de votre côté, vous honorez, vous aussi, Solon pour les lois dont il fut le père ; sans oublier que d’autres hommes e ailleurs, en maint endroit, chez les Grecs comme chez les Barbares[171], ont produit au jour maint bel ouvrage, donné la vie à toutes sortes d’excellences diverses. Pour ces hommes, déjà, maints cultes ont été institués[172] que leur ont valus de tels enfants ; à personne encore, ceux de l’humaine génération.


L’initiation parfaite.

« Ce sont là, je le reconnais, celles des choses d’amour au mystère desquelles, même toi, Socrate, tu peux probablement être initié. Quant à l’initiation parfaite et à la révélation, 210 qui aussi bien sont le but final de ces premières instructions à condition qu’on suive la bonne voie[173], je ne sais pas si elles seraient à ta portée. Bien sûr, je parlerai, dit-elle, et même je m’y donnerai sans la moindre réserve ! À toi d’essayer de me suivre dans la mesure de tes moyens.

Ses degrés.

« Voici, dit-elle. Ce qu’il faut, quand on va par la bonne voie à ce but, c’est en vérité de commencer dès le jeune âge à s’orienter vers la beauté corporelle, et tout d’abord, si l’on est bien dirigé par celui qui vous dirige, de n’aimer qu’un seul beau corps et, à cette occasion, d’engendrer de beaux discours ; mais, ensuite, de se rendre compte que la beauté qui réside en tel où tel corps b est sœur de la beauté qui réside en un autre, et, supposé qu’on doive poursuivre la beauté qui réside dans la forme, que ce serait le comble de la folie de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps, mais que cette réflexion doit plutôt faire de celui qui aime un amoureux de tous les beaux corps et relâcher d’autre part la force de son amour à l’égard d’un seul parce qu’il est arrivé à dédaigner ce qui, à son jugement, compte si peu ! Après quoi, c’est la beauté dans les âmes qu’il estimera plus précieuse que celle qui appartient au corps : au point que, s’il advient qu’une gentille âme se trouve[174] en un corps c dont la fleur n’a point d’éclat, il se satisfait d’aimer cette âme, de s’y intéresser et d’enfanter de semblables discours, comme d’en chercher qui rendront la jeunesse meilleure ; et c’est assez pour le contraindre maintenant[175] d’envisager ce qu’il y a de beau dans les occupations et dans les règles de conduite ; c’est même assez d’avoir aperçu la parenté qui à soi-même unit tout cela, pour que désormais la beauté corporelle ne tienne qu’une petite place dans son estime ! Après les occupations, c’est aux connaissances que le mènera son guide, pour que cette fois il aperçoive la beauté qu’il y a en celles-ci et pour que, portant ses regards sur la vaste région déjà occupée par le beau, d cessant de lier comme un valet sa tendresse à une unique beauté, celle de tel jouvenceau, de tel homme, d’une seule occupation, il cesse d’être, en cet esclavage[176], un être misérable et un diseur de pauvretés ; au contraire, tourné maintenant vers le vaste océan du beau et le contemplant, il pourra enfanter en foule de beaux, de magnifiques discours, ainsi que des pensées nées dans l’inépuisable aspiration vers le savoir ; jusqu’au moment enfin où il aura assez pris de force et de croissance pour voir qu’il existe une certaine connaissance unique, celle dont l’objet est le beau dont je vais te parler.

Son terme :
la révélation du Beau.

« Oui, efforce-toi, continua-t-elle, d’appliquer e à mes paroles ton esprit, le plus que tu seras capable ! Quand un homme aura été conduit jusqu’à ce point-ci par l’instruction dont les choses d’amour sont le but, quand il aura contemplé les belles choses, l’une après l’autre aussi bien que suivant leur ordre exact, celui-là, désormais en marche vers le terme de l’institution amoureuse, apercevra soudainement[177] une certaine beauté, d’une nature merveilleuse, celle-là même, Socrate, dont je parlais, et qui, de plus, était justement la raison d’être de tous les efforts qui ont précédé ; beauté à laquelle, premièrement, une existence éternelle appartient, 211 qui ignore génération et destruction, accroissement et décroissement ; qui, en second lieu, n’est pas belle en ce point, laide en cet autre, pas davantage belle tantôt et tantôt non, ni belle non plus sous tel rapport et laide sous tel autre, pas davantage belle ici et laide ailleurs, en tant que belle aux yeux de tels hommes et laide aux yeux de tels autres ; et ce n’est pas tout encore : cette beauté, il ne se la représentera pas avec un visage par exemple, ou avec des mains, ni avec quoi que ce soit d’autre qui appartienne à un corps, ni non plus comme un discours ou comme une connaissance, pas davantage comme existant en quelque sujet distinct, ainsi dans un vivant soit sur la terre soit au ciel[178], b ou bien en n’importe quoi d’autre ; mais il se la représentera plutôt en elle-même et par elle-même, éternellement jointe à elle-même par l’unicité de la forme[179], tandis que les autres choses belles participent toutes de celle dont il s’agit, en une façon telle que la génération comme la destruction des autres réalités ne produit rien, ni en plus ni en moins, dans celle que je dis et qu’elle n’en ressent non plus aucun contrecoup. Quand donc, en partant des réalités de ce monde[180], on s’est, grâce à une droite conception de l’amour des jeunes gens[181], élevé vers la beauté en question et qu’on commence à l’apercevoir, on peut dire qu’on touche presque au terme. Car c’est là justement le droit chemin pour accéder aux choses de l’amour, ou pour y être conduit par un autre, c de partir des beautés de ce monde et, avec cette beauté là comme but, de s’élever continuellement, en usant, dirais-je, d’échelons, passant d’un seul beau corps à deux, et de deux à tous, puis des beaux corps aux belles occupations, ensuite des occupations aux belles sciences, jusqu’à ce que, partant des sciences, on arrive pour finir à cette science que j’ai dite, science qui n’a pas d’autre objet que, en elle-même, la beauté dont je parle, et jusqu’à ce qu’on connaisse à la fin ce qui est beau par soi seul[182].

« d Voilà, cher Socrate, dit l’Étrangère de Mantinée, quel est le point de la vie où, autant qu’en aucun autre imaginable, il vaut pour un homme la peine de vivre : quand il contemple la beauté en elle-même ! Qu’un jour il t’arrive de la voir, alors ce n’est point à la mesure de la richesse comme de la toilette, ni de la beauté dans les jeunes garçons comme dans les jeunes hommes, qu’elle te semblera être : à la mesure de cette beauté dont la vue, à présent, te met hors de toi-même, pour laquelle tu es prêt, et aussi bien que toi beaucoup d’autres encore, pourvu que vous voyiez vos bien-aimés et soyez toujours en leur compagnie, tous prêts à vous passer, au cas qu’il y en eût possibilité quelconque, de manger et de boire, ayant assez par contre de les contempler seulement et de leur tenir compagnie ! Quelle idée nous faire dès lors, ajouta-t-elle, des sentiments d’un homme à qui il serait donné de voir le beau e en lui-même, dans la vérité de sa nature, dans sa pureté, sans mélange[183] ; et qui, au lieu d’un beau infecté par des chairs humaines, par des couleurs, par mille autres sornettes mortelles, serait au contraire en état d’apercevoir, en lui-même, le beau divin, dans l’unicité de sa forme ? As-tu idée que ce doive être une vie misérable, 212 celle de l’homme qui regarde dans cette direction-là, qui contemple au moyen de ce qu’il faut[184] l’objet dont nous parlons et qui est en union avec lui ? Ne réfléchis-tu pas, dit-elle, que c’est là, là seulement, qu’il lui sera donné, alors qu’il voit le beau au moyen de ce par quoi il est visible, d’enfanter, non pas des images de mérite[185], attendu que ce n’est pas avec une image qu’il a pris contact, mais un mérite réel, attendu que c’est le réel avec quoi il a pris contact ? N’est-ce pas, d’autre part, à celui qui enfante le mérite réel et qui le nourrit, qu’il appartient de devenir cher à la divinité, et, s’il y a homme au monde capable de s’immortaliser[186], n’est-ce pas à celui dont je parle qu’en reviendra le privilège ? »

“C’est ainsi donc, Phèdre et vous autres, b que me parlait Diotime et voilà ce dont, moi, elle m’a convaincu. Maintenant que j’ai été convaincu, j’essaie pareillement de convaincre les autres que, pour l’acquisition de ce bien, difficilement on trouverait à la nature humaine un collaborateur qui vaille plus que l’Amour[187] ! Aussi mon opinion déclarée est-elle dès lors, que c’est pour tout homme un devoir de faire grand cas de l’Amour ; aussi fais-je pour mon compte grand cas des choses d’amour et sont-elles pour moi un objet tout particulier d’exercice, que je recommande également à autrui ; aussi, en tout temps comme aujourd’hui, je célèbre les louanges de l’Amour, de sa force et de sa vaillance, pour autant que j’en suis capable[188]. Et voilà, c Phèdre, le discours que tu voudras bien, s’il te plaît, considérer comme une célébration de louange en l’honneur de l’Amour[189] : après tout, le nom dont il te plaira bien de nommer ce discours, donne-le lui[190] !


Troisième partie.

« Or, poursuivit Aristodème, cependant que tout le monde louait le langage qu’avait tenu Socrate, Aristophane de son côté tentait de placer son mot : c’était à lui, disait-il, que Socrate avait fait allusion lorsqu’il avait parlé de certaine théorie[191]… Mais voici que, soudain, on heurta à la porte de la cour, de laquelle venait un grand vacarme, de fêtards semblait-il, avec une joueuse de flûte dont la voix se faisait entendre. Alors Agathon : “Esclaves, d dit-il, ne regarderez-vous pas ce qu’il y a ? Dans le cas où ce serait quelqu’un de mes familiers, invitez-le à entrer ! Autrement, vous direz que nous ne sommes pas en train de boire, mais que déjà nous avons commencé de dormir.”

L’arrivée d’Alcibiade.

« Sur ce, on ne tarda guère à entendre dans la cour la voix d’Alcibiade, complètement ivre et criant à tue-tête pour qu’on lui dise où était Agathon, pour réclamer qu’on le mène auprès d’Agathon. On l’amène donc près des convives, soutenu par la joueuse de flûte ainsi que par quelques-uns de ses acolytes. Le voilà qui apparaît au seuil de la salle, ceint e d’une sorte de couronne touffue de feuilles de lierre avec des violettes, et la tête surchargée d’une quantité de bandelettes : “Messieurs, bonsoir ! Un homme ivre (complètement ivre, ma parole !) sera-t-il admis par vous à partager votre banquet ? Ou bien nous faut-il déguerpir d’ici, après nous être contentés d’enguirlander Agathon pour qui précisément nous sommes venus ? Car je dois vous dire, poursuivit-il, qu’hier je ne me trouvais pas à même de me rendre à la cérémonie et que, si me voilà maintenant avec ces bandelettes sur la tête, c’est à seule fin de les enlever de ma tête à moi et, avec elles, d’enguirlander la tête de celui, tels sont les titres que je lui confère[192], qui a le plus de talent et qui est le plus beau ! Est-ce que vous allez vous mettre à rire de moi sous prétexte que je suis ivre[193] ? Mais vous aurez beau rire, 213 je sais bien pourtant que je dis la vérité ! Eh bien allons ! c’est l’instant de me répondre ; j’ai posé mes conditions : dois-je entrer ou ne le dois-je pas ? Oui ou non, boirez-vous avec moi ?” Là-dessus, acclamation unanime : on l’invite à entrer et à prendre place sur un lit.

« Agathon l’appelle alors, et le voilà qui s’achemine, mené par ses compagnons et retirant en même temps ses bandelettes avec l’idée d’enguirlander Agathon. Comme il les avait devant les yeux, il n’aperçut pas Socrate[194] ; il vient donc s’asseoir auprès d’Agathon, entre Socrate et celui-ci ; car Socrate b s’était écarté pour qu’Agathon fît asseoir Alcibiade[195]. S’étant alors assis, ce dernier prend son voisin dans ses bras et lui met les guirlandes : “Esclaves, dit alors Agathon, déchaussez Alcibiade, que sur ce lit il puisse prendre place en tiers avec nous ! — Parbleu, oui ! repartit Alcibiade. Mais quel est donc, avec nous, ce troisième banqueteur ?” Et, en même temps, le voilà qui se retourne et qui voit Socrate. À cette vue, il eut un sursaut de recul, avec cette exclamation : “À moi Hercule[196] ! quelle aventure, voilà Socrate ! Encore un guet-apens que tu m’as tendu[197], posté là sur ce lit, c apparaissant brusquement, selon ta coutume, aux endroits où, moi, je m’attendais le moins à te rencontrer ! Réponds-moi : qu’es-tu venu faire ici ? Autre chose : pourquoi est-ce à cette place que tu es allongé ? Bien entendu, ce n’est pas auprès d’Aristophane que tu t’es installé, ou de tout autre pareil farceur, de fait ou d’intention ! Mais tu as fait des pieds et des mains pour que ce fût auprès du plus beau de ceux qui sont dans cette salle !”

« Alors Socrate : “Vois à me défendre, Agathon, vu que, dit-il, l’amour de cet homme-là n’est pas pour moi une mince affaire[198] ! Depuis le temps en effet que je me suis amouraché de lui, il ne m’est plus permis, ni d de porter les yeux sur un seul beau garçon, ni de m’entretenir avec aucun, sans qu’il me jalouse et m’envie, se livrant à d’incroyables excès et m’injuriant ; à peine s’il ne me tombe dessus à bras raccourcis ! Prends donc garde à présent qu’il ne se livre à quelque nouvel excès : tu devrais plutôt nous réconcilier, ou bien, dans le cas où il en viendrait à la violence, être mon défenseur ! Car ce sont aussi bien ses fureurs que sa passion d’aimer, qui me font frémir d’une peur terrible ! — Ah mais non ! s’écria Alcibiade : entre toi et moi point de réconciliation[199] ! Les paroles que voilà, une autre fois je t’en châtierai… Pour le moment, ajouta-t-il, passe-moi, Agathon, de ces bandelettes, que e j’enguirlande aussi la tête de cet homme-là, cette tête extraordinaire ! Qu’il ne me reproche pas de t’avoir, toi, enguirlandé, et pour lui, pour lui qui en éloquence a la victoire sur tout le monde (et non pas seulement avant-hier comme toi, mais en tout temps), de n’avoir pas après cela de guirlandes à lui offrir !” Ce disant, il prend des bandelettes, il en fait à Socrate une guirlande, et finalement il s’allonge sur le lit. Une fois allongé, il reprend : “Allons, Messieurs ! Qu’est-ce à dire ? Vous me faites, ma foi, l’effet d’avoir toute votre tête ! Il ne faut pas vous laisser aller comme cela ; non ! mais il faut boire : c’est, vous le savez, ce qui a été convenu entre nous. Donc, pour présider à la beuverie jusqu’à temps que vous buviez vous-mêmes convenablement, c’est moi en personne que je choisis[200] ! Agathon, qu’on m’apporte, s’il y en a, une grande coupe… Mais non, ce n’est point du tout la peine : tu n’as, esclave, qu’à m’apporter, dit-il, ce seau à glace !” 214 Il en avait aperçu un, dont la capacité était de plus de huit cotyles[201]. Quand on le lui eut rempli, il commença par le vider à fond ; puis ce fut pour Socrate qu’il donna ordre de verser. Et en même temps : “À l’égard de Socrate, dit-il, je n’y mets aucune malice ; car, autant on lui demandera d’en boire, autant il en videra, et il n’en sera jamais plus ivre[202] !”

« Voilà donc que l’esclave verse, et Socrate se met à boire. Sur ce Éryximaque : “Ainsi, quelle façon de faire, dit-il, est-ce là pour nous y Alcibiade ? Alors, comme cela, le verre en main, nous ne parlons pas de quelque chose ? b nous ne chantons pas de chanson ? Nous sommes là, tout bêtement, à boire comme les gens qui ont soif ? — Éryximaque, fils excellent d’un père excellent et très sage[203], répondit Alcibiade, je te souhaite le bonsoir ! — Et moi de même ! dit Éryximaque. Mais ce n’est pas tout cela : que devons-nous faire ? — Ce que tu pourras bien nous ordonner. C’est un devoir en effet de t’obéir, car un homme qui est médecin en vaut, à lui tout seul, une multitude d’autres[204] ! Fais donc à ta guise ta prescription. — Écoute alors, dit Éryximaque. Nous avions, avant ton arrivée, décidé que chacun, à son tour en allant vers la droite, prononcerait c un discours sur l’Amour, le plus beau qu’il pourrait, et célébrerait ses louanges. Voilà donc que, tous tant que nous sommes, nous avons fait notre discours. Toi, tu n’as pas parlé : tu as bien bu ! Il est juste par conséquent que ce soit à toi de parler et, après l’avoir fait, que tu prescrives à Socrate ce qu’il te plaira, puis celui-ci à son voisin de droite, et ainsi de suite. — Eh mais ! tu as sans doute une bonne idée, Éryximaque, répliqua Alcibiade ; pourtant, un homme qui est ivre, des gens qui parlent ayant leur tête à eux, attention ! on ne peut pas les mettre en parallèle à égalité ! Avec cela aussi, est-ce que tu crois un traître mot, estimable ami, de ce qu’a raconté Socrate d il n’y a qu’un instant ? Sais-tu bien que c’est tout le contraire de ce qu’il a dit ? De fait c’est le gaillard qui, s’il m’arrive de louer quelqu’un en sa présence, soit un dieu soit un homme, du moment que c’est un autre que lui, va tomber sur moi à bras raccourcis ! — Ne tiendras-tu pas ta langue ? dit Socrate. — Foi de Poseïdôn ! s’écria Alcibiade : je t’interdis toute protestation ! Tu sais bien que je ne ferais pas de qui que ce fût d’autre l’éloge en ta présence ! — Eh bien ! intervint Éryximaque, fais comme tu dis, s’il te plaît ! Prononce un éloge de Socrate. — Que me chantes-tu là ? riposte Alcibiade : e tu penses, Éryximaque, que je dois… Faut-il ainsi m’attaquer à cet homme et lui infliger, devant vous, le châtiment promis[205] ? — Hé ! mon garçon, quel est ton dessein ? C’est avec l’intention de grossir la bouffonnerie, que tu vas me louer ? Ou est-ce autrement que tu t’y prendras ? — Je dirai la vérité ; à toi de voir si tu acceptes ! — Mais, bien sûr, oui ! la vérité, je l’accepte et je t’invite à la dire. — Je n’y manquerai pas ! repartit Alcibiade. Et d’ailleurs, voici ce que tu as à faire : s’il m’arrive de dire quelque chose qui ne soit point vrai, ne me laisse pas continuer, interromps à ta guise, et dis-moi : « Là-dessus, tu mens… » ; car ce ne sera jamais avec intention 215 que je mentirai. En tout cas si, tandis que je rappelle mes souvenirs, il m’arrive de battre la campagne dans mon discours, tu ne devras pas t’en étonner le moins du monde ; car il n’est pas du tout facile, avec une nature déroutante comme la tienne, et quand on est dans l’état où je suis, de ne pas s’embrouiller et d’énumérer les choses avec suite !

Alcibiade prononce l’éloge de Socrate.

“Cet éloge de Socrate, Messieurs, voici comment je me propose de l’entreprendre : en recourant à des images ! L’intéressé, probablement, ne manquera pas de penser que c’est dans l’intention de grossir la bouffonnerie ; non ! l’image viendra ici en vue de la vérité, non de la bouffonnerie. Voici donc ce que je déclare : c’est qu’il est tout pareil à ces silènes qu’on voit exposés dans les ateliers de sculpture, b et que les artistes représentent tenant un pipeau ou une flûte ; les entr’ouvre-t-on par le milieu, on voit qu’à l’intérieur ils contiennent des figurines de dieux ! Et je déclare, en second lieu, qu’il a l’air du satyre Marsyas. Ce qu’il y a de sûr, Socrate, c’est que, pour les traits au moins, tu as avec ceux que j’ai dits une ressemblance que, toi-même sans doute, tu ne voudrais pas contester. Mais que, pour tout le reste, tu en aies encore l’air, écoute la suite. Tu es un insolent moqueur. Ce n’est pas vrai ? Si tu n’en conviens pas, je produirai des témoins. « Mais je ne suis pas flûtiste ! » diras-tu. Tu l’es, infiniment plus merveilleux que celui dont il s’agit. Lui, vois-tu, c il avait besoin d’instruments pour charmer les hommes par la vertu qui émanait de sa bouche, et, aujourd’hui encore, quiconque jouera ses mélodies sur la flûte ; car celles que jouait Olympe, je dis, moi, qu’elles sont de Marsyas, et que c’est lui qui l’a instruit[206]. Donc, ses mélodies à lui, exécutées sur la flûte, par un bon flûtiste aussi bien que par une pauvre joueuse, sont les seules qui mettent en état de possession et par lesquelles se révèlent les hommes qui éprouvent le besoin de dieux ou d’initiations, parce que ces mélodies sont elles-mêmes divines. Quant à toi, tu ne diffères pas de lui, sauf en ce que, sans instruments, par des paroles sans accompagnement, tu produis ce même effet. Ce qui au moins est sûr, c’est que, quand il nous arrive d d’entendre sur tels autres sujets parler quelqu’un d’autre, fût-ce un orateur de premier ordre, il n’y a parmi nous personne qui, si l’on peut dire, en soit le moins du monde préoccupé. Au contraire, quand c’est toi qu’on entend, ou bien tes paroles rapportées par un autre, celui qui les rapporte fût-il de dernier ordre et l’auditeur, peu importe, femme, homme ou adolescent, le coup dont elles nous ont frappés nous trouble, et nous en sommes possédés !

Le portrait du philosophe.
Son action.

“Pour ma, part au moins, Messieurs, si je ne devais pas ainsi achever de me faire passer pour ivre, je vous raconterais, sous la foi du serment, les impressions qu’ont faites, sur moi précisément, les discours de cet homme : impressions que je ressens encore, même à présent ! Quand en effet je l’entends, e le cœur me bat bien plus qu’aux corybantes dans leurs transports[207] ; ses paroles, les siennes, font couler mes larmes ; et je vois une foule énorme d’autres gens éprouver aussi les mêmes émotions. Or, quand j’entendais Périclès et d’autres bons orateurs, je faisais cas sans doute de leur éloquence ; mais je n’éprouvais rien de pareil[208] : mon âme n’en était pas non plus bouleversée, pas davantage elle ne s’irritait à la pensée de la servitude où je me trouve. Le Marsyas que voici, au contraire, et bien plus d’une fois certes, m’a mis en tel état 216 qu’il ne me semblait pas possible de vivre en me comportant comme je me comporte ! Et tout cela, Socrate, tu ne vas pas dire que ce n’est pas la vérité. Même encore à présent, oui, j’ai conscience que, si je consentais à lui prêter l’oreille, je n’y pourrais pas tenir, mais que j’éprouverais les mêmes émotions ! Il me contraint en effet à m’avouer à moi-même que, alors que tant de choses me manquent, je persiste à n’avoir point, moi, souci de moi-même, pour me mêler plutôt des affaires d’Athènes. C’est donc en me faisant violence, les oreilles bouchées comme pour échapper aux Sirènes, que par la fuite je m’éloigne de lui, afin d’éviter qu’assis à cette même place je ne finisse par y vieillir aux côtés du personnage ! b Il est d’autre part le seul homme en face de qui j’éprouve un sentiment qu’on ne s’attendrait guère à trouver en moi : celui d’être honteux devant quelqu’un. Or ce n’est qu’en face de lui que j’ai honte de moi ! Car j’ai bien conscience en mon for intérieur que, n’ayant d’objection que je puisse opposer pour ne point faire ce qu’il ordonne, je me laisse pourtant, dès que je me suis éloigné, vaincre par la considération que la foule me témoigne. Je me dérobe donc à ce maître par la fuite, et, quand il m’arrive de l’apercevoir, j’ai honte au souvenir de mes aveux passés. Bien des fois même, je verrais c avec joie qu’il fût disparu du nombre des hommes ! Et par contre, si cela arrivait, je sais pertinemment que j’en aurais encore un bien plus grand chagrin ; tellement qu’enfin je suis incapable de savoir ce que peuvent bien être mes sentiments à l’égard de ce quidam !

Sa sagesse intérieure.

“Je viens de vous dire quelles impressions, par ses airs de flûte, a produites en moi comme en beaucoup d’autres le satyre que voici. Mais écoutez-moi encore : vous verrez à quel point il est pareil à ceux à qui je l’ai comparé et combien merveilleux est le pouvoir qu’il possède ! Car sachez bien que nul d’entre vous ne connaît d le personnage ; moi cependant je le démasquerai[209], puisqu’aussi bien j’ai déjà commencé. Vous constatez de vos yeux, par exemple, quelles dispositions amoureuses portent Socrate vers les beaux garçons[210], de quelles assiduités il les entoure, dans quels transports ils le jettent. Autre trait encore : son ignorance est générale et il n’y a rien qu’il sache ; du moins son apparence[211] est telle ! Cela n’est-il pas dans le genre silène ? Hé ! on ne peut plus ! En fait, ce sont là dehors dont le gaillard s’enveloppe, à la façon du silène sculpté. Mais le dedans, une fois le silène entr’ouvert, de quelle quantité de sagesse il regorge, vous en faites-vous une idée, Messieurs les banqueteurs ? Sachez-le : ni la beauté d’autrui ne l’intéresse en rien, mais il e la méprise au contraire à un point dont on ne peut avoir idée ; ni sa richesse ; ni la possession de tel ou tel autre de ces avantages qui sont aux yeux de la foule une enviable félicité ; mais il estime que tous ces biens n’ont aucune valeur, et que nous ne comptons nous-mêmes pour rien : tenez-vous pour avertis ! D’autre part, avec les gens, il passe toute sa vie à faire le naïf et l’enfant[212]. Mais, quand il se met à être sérieux et que le silène s’est entr’ouvert, y a-t-il quelqu’un qui alors ait vu les figurines qu’enferme l’intérieur ? Je ne sais. Mais à moi il m’est arrivé déjà de les voir, et je les ai trouvées tellement divines, d’une substance si précieuse, d’une beauté si complète, 217 si extraordinaires enfin[213], qu’il n’y avait qu’à m’exécuter sur l’heure en tout ce que Socrate me commanderait !

Sa tempérance.

“Or, comme je croyais à son sérieux quand il parlait de la fleur de ma beauté, je crus qu’il y avait là pour moi une aubaine et une merveilleuse bonne fortune : j’avais le moyen, en accordant à Socrate mes faveurs, de l’entendre me dire tout, oui, tout ce qu’il savait ! Car sur cette fleur de ma beauté j’avais, cela va de soi, une opinion extraordinairement avantageuse ! Donc, ces réflexions faites, alors que jusque-là je n’avais pas coutume de me trouver tout seul avec lui sans la présence d’un serviteur, cette fois là, mon serviteur congédié, je me trouvais seul avec lui… b Vis-à-vis de vous, je ne l’oublie pas, il faut dire toute la vérité ; eh bien ! écoutez-moi attentivement, et toi, Socrate, si je mens, confonds-moi ! Ainsi donc, Messieurs, nous nous trouvions seul à seul : je m’attendais qu’il m’entretiendrait tout aussitôt de cela même qui, pour un amant en tête-à-tête avec ses amours, doit être l’objet de leur entretien, et je m’en réjouissais. Mais non ! rien de tout cela ne se produisit. Bien au contraire : sa conversation avec moi, cette journée passée ensemble ayant été ce qu’ordinairement elles auraient été, il me planta là et partit. À la suite de cela, c’est à partager mes exercices que je l’invitais[214], c et je m’exerçais avec lui, espérant de ce côté obtenir un résultat. Ainsi, il partageait mes exercices, luttant maintes fois avec moi sans témoins. Eh bien ! faut-il le dire ? de vrai, je n’y gagnai absolument rien. Or, voyant que je n’aboutissais par aucun de ces moyens, je m’avisai que c’était par la violence qu’il fallait m’attaquer à l’homme et, puisqu’aussi bien l’entreprise était commencée, ne pas me relâcher que désormais je n’en eusse le cœur net ! Je l’invite donc à venir dîner avec moi, à la façon, tout bonnement, d’un amant qui veut tenter quelque chose sur un bien-aimé[215]. Notez que cette invitation même, d il ne se hâta guère de l’accepter ; avec le temps, il finit pourtant par se laisser convaincre. Mais, la première fois qu’il vint, il voulut s’en aller dès qu’il eut dîné, et, comme alors je me sentais honteux[216], je lui rendis sa liberté. Je renouvelai ma tentative : quand il eut dîné, je me mis à l’entretenir jusque fort avant dans la nuit ; puis, lorsqu’il voulut s’en aller, je fis valoir qu’il était bien tard, et je l’obligeai à rester.

“Donc, il se reposait sur le lit qui était contigu au mien, et celui-là même sur lequel il avait dîné ; dans la pièce, personne ne devait dormir, en dehors de nous deux…[217] e Assurément, jusqu’à ce point de mon récit, tout irait bien et pourrait même se raconter devant n’importe qui. Mais, à partir d’ici, vous ne sauriez écouter mes paroles, s’il n’était entendu : premièrement que, comme on dit, dans le vin (faut-il, ou ne faut-il pas, parler aussi de la bouche des enfants ?), dans le vin est la vérité[218] ; et, secondement, que faire l’ombre sur une de ses actions qui resplendit incomparablement c’est, pour qui est parti à faire l’éloge de Socrate, une injustice qui est évidente à mes yeux ! Autre chose encore : l’état de l’homme qu’une vipère a mordu est aussi celui où moi-même je suis. Il arrive en effet, dit-on, que celui qui se trouve en cet état se refuse à raconter ce qu’il a éprouvé, sauf devant ceux qui ont été mordus comme lui ; se disant que, seuls, 218 ils comprendront et excuseront toutes les extravagances de conduite ou de langage auxquelles il a pu se livrer sous l’action de la souffrance. Moi donc, dont la morsure vient d’une cause plus douloureuse et affecte le point où il peut être le plus douloureux d’avoir été mordu… Car c’est au cœur, ou à l’âme, ou de quelque autre nom qu’il faille appeler cela, c’est là que m’ont atteint le coup, la morsure des discours philosophiques : de ces discours dont la virulence est pire que celle de la vipère, quand l’âme qu’ils atteignent est jeune et non dénuée de dons naturels, eux qui mettent sens dessus dessous conduite et langage !… Moi enfin, qui ai sous les yeux des Phèdre, des Agathon, b des Éryximaque, des Pausanias, des Aristodème aussi bien que des Aristophane[219] (Socrate lui-même, à quoi bon en parler ?), d’autres encore, je ne sais combien ; vous tous qui, c’est un fait, vous êtes laissé entraîner par le délire philosophique[220], avec ses transports dionysiaques !… Et voilà pourquoi, tous, vous m’écouterez, car vous excuserez mes actes d’alors comme mes paroles d’aujourd’hui. Aux valets maintenant et à tout autre profane ou rustaud qui pourrait être ici, avis : Appliquez-vous sur les oreilles des portes très épaisses[221] !

“Quand donc en effet, Messieurs, la lampe eut été éteinte et les esclaves dehors, c j’eus idée qu’avec lui il ne me fallait pas finasser, mais déclarer librement quelle était mon idée. Je dis alors en le poussant : « Socrate, tu dors ? — Pas du tout, me répondit-il. — Eh bien ! sais-tu quelle idée m’est venue ? — Laquelle au juste ? dit-il. — Tu es, à mon idée, un amant digne de moi, le seul qu’il y ait, et je vois bien que tu hésites à me faire ta déclaration. Mais moi, voici quelles sont mes dispositions : il est, j’estime, tout à fait stupide de ne pas te complaire là-dessus, aussi bien que dans n’importe quel autre cas où tu aurais besoin, soit de mes biens, soit de mes d amis. Il n’est rien en effet à quoi je sois plus respectueusement attaché qu’à m’améliorer le plus possible, et c’est une tâche dans laquelle je ne pense pas pouvoir être, par personne, assisté avec plus de maîtrise que par toi[222]. Je serais en conséquence infiniment plus honteux, devant des gens intelligents, de ne pas avoir de complaisances pour un pareil homme, que je ne le serais, devant la foule des imbéciles, de les avoir eues ! » Après m’avoir écouté, prenant alors cet air parfaitement naïf qui caractérise si fortement sa personnalité comme sa manière habituelle, il dit : « Il se pourrait bien, cher Alcibiade, que réellement tu ne fusses pas un écervelé, s’il est bien vrai e que justement tout ce que tu dis de moi je le possède, et si en moi il existe un pouvoir grâce auquel tu deviendrais, toi, meilleur ! Oui, c’est cela, tu as dû apercevoir en moi une invraisemblable beauté et qui ne ressemble nullement à la grâce de formes qu’il y a chez toi. Cette beauté, tu l’as découverte : tu te mets dès lors en devoir de la partager avec moi et d’échanger beauté contre beauté : auquel cas ce n’est pas un petit bénéfice que tu médites à mes dépens ! Loin de là : à la place d’une opinion de beauté, c’en est la vérité que tu te mets en devoir de posséder[223] ; 219 et positivement, troquer du cuivre contre de l’or[224], tel est ton dessein. Eh bien ! examine les choses, homme excellent, avec plus de soin, de peur de te méprendre sur moi et sur mon néant réel. En vérité, l’œil de la pensée ne commence d’avoir le regard pénétrant que quand la vision des yeux commence à perdre de son acuité. Or pour toi, c’est un point dont tu es encore loin ! » En entendant cela, à mon tour je répliquai : « En ce qui est de mon fait je me suis expliqué, et dans mes paroles il n’y a rien qui ne soit conforme à ma pensée. C’est à toi de délibérer sur ce que tu juges le meilleur pour toi aussi bien que pour moi. — Mais oui, répondit-il, tu as parfaitement raison : nous emploierons en effet les jours qui viennent à décider b de la conduite qui se révélera pour nous deux la meilleure, là-dessus comme sur toute autre chose. » Point de doute pour moi après ses paroles et les miennes : c’étaient comme des flèches que je venais de lancer, et je croyais bien l’avoir blessé ! Donc je me lève, et, sans lui laisser la possibilité d’ajouter le moindre mot, je couvre l’homme du manteau que j’avais (on était en effet en hiver), je m’allonge au lit par dessous le vieux manteau[225] de qui vous voyez, je jette mes deux bras autour de cet être, divin véritablement et merveilleux ; c et c’est ainsi étendu que je passai la nuit entière. En ceci même, tu ne vas pas, Socrate, cette fois non plus alléguer que je mens ! Or, ce qui est sûr, c’est que tous mes beaux efforts ne firent que grandir son triomphe ; car il dédaignait la fleur de ma beauté, il la bafouait, il l’insultait ; et c’était justement l’article sur lequel je croyais ma partie bonne. Messieurs les Juges… Juges, vous l’êtes en effet de l’outrecuidance de Socrate[226] ! Voici donc de quoi vous devez être bien instruits : c’est, j’en atteste les dieux, j’en atteste les déesses, qu’après cette nuit passée auprès de Socrate il n’y avait, quand je me levai, rien de plus extraordinaire d que si j’avais dormi aux côtés de mon père ou d’un frère plus âgé !

“Vous figurez-vous maintenant quel était, après cela, mon état d’esprit ? entre l’idée que j’étais méprisé, et d’autre part l’étonnement que m’inspiraient la personnalité de cet homme, sa sagesse, sa vaillance ? cette rencontre que j’avais faite d’un être humain, comme il ne me paraissait pas possible d’en jamais trouver un autre pour être aussi raisonnable et aussi ferme ? Le résultat, c’est qu’il n’y avait moyen pour moi, ni de me fâcher et de me priver de sa fréquentation, ni de découvrir par quelle voie je pourrais l’amener à mes fins. Je savais e bien en effet que, pour l’argent, il était beaucoup plus invulnérable de toutes parts que ne l’était Ajax au fer[227] ; et aussi que, sur l’unique point où, à mon jugement, il ne devait pas être imprenable, il m’avait échappé ! Je ne trouvais donc pas d’issue, et, réduit en esclavage comme je l’avais été par le gaillard, à tel degré que personne ne l’a jamais été de la part de personne[228], je ne faisais que tourner dans son orbite.

Son indépendance à l’égard des choses extérieures.

“De fait, toutes ces mésaventures, je les avais eues déjà quand leur succéda l’expédition à Potidée[229], ou nous servîmes ensemble : nous y étions compagnons de table. Nul doute tout d’abord que, pour résister aux fatigues, il ne fût supérieur, non pas seulement à moi, mais aussi, en bloc, à tous les autres ! Toutes les fois que, les communications coupées en quelque point comme il arrive 220 en campagne, nous étions forcément privés de nourriture, les autres pour le supporter n’existaient pas auprès de lui ! Et au contraire, quand les repas étaient abondants, il n’avait son pareil pour en profiter[230], entre autres choses pour boire ; non qu’il aimât à le faire, mais s’y trouvait-il forcé, il surpassait tout le monde et, ce qu’il y a plus merveilleux, personne jamais n’a vu Socrate en état d’ivresse : un point dont je ne doute pas quant à moi que vous n’ayez encore la preuve dans un instant ! Ensuite, pour supporter les rigueurs de l’hiver (car dans ce pays-là les hivers sont terribles), il faisait merveille. Ainsi un jour entre autres, b que nous avions la plus terrible gelée qui se puisse et que chacun, ou bien s’abstenait de quitter son abri ou ne sortait en tout cas que couvert d’un tas de choses extraordinaires, les pieds ficelés et entortillés dans des bandes de feutre ou de peau d’agneau, lui au contraire, en cette occurrence, il sortait n’ayant pas sur lui d’autre manteau que celui-là même qu’il avait aussi coutume de porter auparavant, et, pieds nus, il circulait sur la glace plus aisément que les autres avec leurs chaussons : en sorte que les soldats le regardaient en dessous, convaincus que son intention était de les humilier.

“Voilà c donc pour ce chapitre[231]. Mais ce qu’a d’autre part encore accompli et supporté ce héros intrépide[232], là-bas, un jour, en campagne, la chose vaut d’être entendue. Concentré en effet dans ses pensées, il s’était, à l’endroit même où il se trouvait au point du jour, tenu debout à viser quelque idée, et, comme elle ne lui venait pas, au lieu d’abandonner la partie, il était ainsi resté en plant, à chercher. Il était midi déjà ; les hommes le regardaient ; l’un à l’autre ils se racontaient la merveille : « Depuis le petit jour, Socrate est planté là, en train de faire ses réflexions ! » En fin de compte, le soir venu, quelques-uns de ces observateurs[233], après leur dîner, d et comme justement on était alors en été, transportèrent dehors leurs lits de camp : en même temps qu’ils couchaient à la fraîche, en même temps aussi ils surveillaient si Socrate passerait encore la nuit debout. Or, debout il resta jusqu’à ce que le jour parût et que se fût levé le soleil ! Puis, après avoir fait à celui-ci sa prière, il quitta la place et s’en alla.

Son courage.

“Et maintenant, aux combats, si vous le voulez bien ! n’est-il pas juste sur ce point de s’acquitter envers lui ? Quand eut lieu ce combat, celui à la suite duquel les généraux me donnèrent l’insigne de l’honneur, ce n’est à personne au monde que j’ai dû mon salut, sinon à cet homme ! J’étais blessé ; il ne consentit pas e à m’abandonner ; bien au contraire, il sauva tout à la fois, et mes armes, et moi-même[234]. C’est alors aussi, Socrate, que j’invitai, moi, les généraux à te le donner à toi, cet insigne de l’honneur ; voilà au moins un fait sur lequel je n’encourrai de ta part ni récrimination ni démenti. Eh bien non ! Les généraux n’avaient d’yeux en effet que pour l’homme de qualité, et leur désir de me donner cette distinction fut dépassé par ton entêtement à prétendre que, plutôt que toi, c’était moi qui la devais recevoir ! Il valait la peine encore, je vous le dis, Messieurs, d’examiner Socrate au moment où 221 l’armée en déroute se retirait de Délion. Il arriva en effet que je me trouvai tout près de lui : j’avais un cheval ; lui, le fourniment de l’hoplite[235] ! Donc, il se retirait au milieu de la débandade commencée de nos hommes et marchant de compagnie avec Lachès. C’est à cet instant que le hasard me les fait rencontrer ; je leur crie d’avoir courage ; je leur dis que je ne les abandonnerai pas ! Là j’ai pu, mieux encore qu’à Potidée, examiner Socrate ; car le fait d’être à cheval me permettait d’avoir moins à craindre. D’abord, c’est de beaucoup qu’il l’emportait sur Lachès pour la b présence d’esprit. Et puis j’avais, oui, tout à fait l’impression que, comme dit ce vers qui est de toi, Aristophane, là aussi il circulait, exactement comme dans Athènes : se rengorgeant et lançant des coups d’œil obliques[236], portant avec calme son attention de tous côtés, et sur les amis, et sur les ennemis ; ne laissant de doute à personne, même de fort loin, que, si l’on se frottait à lui, il était homme à se défendre et avec une solide vigueur ! C’est même ce qui leur garantissait, à lui comme à l’autre, la sécurité de leur retraite ; car à la guerre on n’aime guère à se frotter, si peu que ce soit, aux gaillards de cette trempe, tandis que ceux c qui fuient en désordre, on les pourchasse.

Socrate, être sans pareil.

“Il y aurait assurément beaucoup d’autres choses qui seraient à louer chez Socrate, et des choses admirables ! Peut-être cependant, dans les autres domaines de l’activité, y a-t-il d’autres hommes dont on en pourrait dire autant. Mais ce qui en lui n’a pas son pareil, ni parmi les gens du passé, ni parmi ceux d’aujourd’hui, voilà ce qui est digne d’une admiration sans réserve ! Ainsi, par exemple, de ce que fut Achille on pourrait trouver une image dans Brasidas[237] et d’autres ; ou bien encore de ce qu’est Périclès, dans Nestor, dans Antènor[238], et ce ne sont pas les seuls ; pour les autres aussi d c’est de la même manière qu’on s’en ferait une image[239]. Mais, pour ce qu’est ce bonhomme-ci, et à quel point il est déroutant aussi bien dans sa personne que par ses propos, impossible de rien trouver qui en approche ; on peut chercher, et parmi les gens d’aujourd’hui, et parmi ceux du passé ! À moins que d’aventure on n’en découvre une image chez ceux que j’ai dits : non pas chez les hommes, mais chez les silènes et les satyres ; et aussi bien pour la personne que pour les propos. Car c’est, voyez-vous, une chose encore que j’ai laissé passer dans ce que j’ai dit au commencement : ses discours sont on ne peut plus semblables aux silènes qui s’entr’ouvrent. Qu’on e veuille bien, en effet, écouter les discours de Socrate : à la première impression, on ne manquera pas sans doute de les trouver absolument ridicules. Tels sont les mots, les phrases qui en sont l’enveloppe extérieure, qu’en vérité on dirait la peau d’un insolent satyre ! Car il vous y parle d’ânes bâtés, de forgerons, de cordonniers, de corroyeurs[240] ; il a toujours l’air de se répéter, dans ses expressions comme dans ses pensées ; si bien qu’il n’y a pas au monde d’ignorant ou d’imbécile qui ne fasse de ses discours un objet de dérision. 222 Mais arrive-t-il qu’on les voie s’entr’ouvrir et qu’on en arrive à l’intérieur[241], alors on commencera de les trouver, dans le fond, pleins d’intelligence, et les seuls qui soient tels ; puis divins au possible, pleins en eux-mêmes du plus grand nombre possible d’images d’excellence, et tendant le plus haut possible, tendant, pour mieux dire, à tout ce qu’il convient d’avoir en vue quand on doit devenir un homme d’honneur !

Socrate et l’amour des jeunes gens.

“Voilà, Messieurs, les points sur lesquels je loue Socrate. Quant à ceux, par contre, sur lesquels j’ai des griefs contre lui, je les ai entremêlés[242] tandis que je vous racontais les insultes qu’il m’a faites. À la vérité, je ne suis pas le seul envers qui il se soit conduit b de la sorte ; mais également Charmide, le fils de Glaucon, Euthydème, celui de Dioclès[243], et d’autres en très grand nombre que le gaillard berne en faisant l’amoureux, alors qu’il tient plutôt le rôle du bien-aimé au lieu de celui de l’amant. Ainsi je te conseille à toi aussi, Agathon, de ne pas le laisser berner par cet homme-là ! Mais que nos mésaventures personnelles te servent de leçon, et tiens-toi sur tes gardes de peur de ressembler au marmot du proverbe, qui rien n’apprend qu’à ses dépens[244] !”

« Ces paroles d’Alcibiade c donnèrent à rire par leur franchise ; car il avait bien l’air de n’avoir pas cessé d’être amoureux de Socrate ! Là-dessus, celui-ci prit la parole : “Tu me fais l’effet, Alcibiade, d’avoir toute ta tête ! Autrement, bien sûr, jamais tu n’aurais, avec une pareille adresse, cherché à dissimuler derrière un rempart de circonlocutions le but où tendait tout ce que tu as dit. Et c’est accessoirement (en apparence, cela va de soi) que tu lui as fait une place dans la fin de ton discours : comme si tout ton langage n’avait pas ce but déterminé, de nous brouiller, Agathon et moi[245], d sous prétexte que moi je suis obligé de t’aimer, toi et personne d’autre, et que, de son côté, Agathon l’est de se laisser aimer par toi, et pas par un seul autre ! Mais ton jeu ne nous a pas échappé ; et, bien au contraire, ce drame de ton invention, avec ses satyres et ses silènes, a été tout à fait transparent. Eh bien ! cher Agathon, il ne faut pas qu’il y gagne en rien : arrange-toi plutôt pour que, toi et moi, nul ne nous vienne brouiller ! — Ma foi ! Socrate, ajoute Agathon, tu pourrais bien dire vrai ! J’en trouve d’ailleurs l’indice dans la façon dont il est venu s’asseoir sur ce lit entre e toi et moi, à seule fin de nous séparer l’un de l’autre. En vérité il n’y gagnera rien, et au contraire c’est moi qui, sur le lit, vais venir prendre place auprès de toi ! — Hé ! absolument, repartit Socrate : installe-toi ici, au-dessous de moi. — Ô Zeus ! s’écria Alcibiade, quelles misères, une fois de plus, me fait endurer le gaillard ! Il se figure qu’il doit, en tout point, avoir sur moi la supériorité. Mais tu es extraordinaire ! À tout le moins, laisse Agathon s’installer entre nous deux ! — Point du tout ! répliqua Socrate, c’est impossible. Car tu viens de faire mon éloge, et il faut qu’à mon tour je fasse l’éloge de celui qui est à ma droite. Si donc Agathon doit prendre place sur le lit au-dessous de toi, tu ne penses pas, bien sûr, qu’il s’en va de nouveau faire mon éloge avant que, plutôt, je n’aie moi-même fait le sien ! Permets-le moi au contraire, divin ami, et ne sois pas jaloux de ce 223 garçon si je fais son éloge[246] : c’est que, vois-tu, j’ai furieusement envie de chanter ses louanges ! — Bravo ! cria Agathon. Tu vois, Alcibiade, il n’y a pas moyen que je demeure ici : c’est au contraire pour moi une obligation absolue de me déplacer, afin d’avoir mon éloge fait par Socrate. — Voilà bien, dit Alcibiade, ce qui arrive d’habitude : quand Socrate est présent, il n’y a avec les beaux garçons rien à faire pour les autres ! À présent encore, avec quelle aisance il a su trouver une raison, et même plausible, pour faire en sorte que celui que voici s’installe à son côté !”


Épilogue.

« b Voilà donc Agathon qui se lève, dans l’intention de s’installer auprès de Socrate. Mais tout à coup survient à la porte toute une bande de fêtards, et, comme ils la trouvent ouverte parce que quelqu’un sortait, ils foncent droit devant eux jusqu’auprès de nous et s’installent sur les lits. Un brouhaha général remplit à ce moment la salle, et, tout bon ordre désormais aboli, on fut contraint à boire du vin sans mesure. »

Là-dessus, à ce qu’Aristodème m’a raconté, Éryximaque, Phèdre et quelques autres quittèrent la place et s’en allèrent. Quant à lui, pris de sommeil, c il dormit fort copieusement vu que les nuits étaient alors longues, pour ne s’éveiller qu’à l’approche du jour : déjà les coqs chantaient. Une fois réveillé, il vit que tout le monde dormait ou s’en était allé, et que seuls Agathon, Aristophane et Socrate continuaient à rester éveillés et à boire dans une grande coupe, qu’ils se passaient de gauche à droite. Socrate donc s’entretenait avec eux. Des propos tenus Aristodème déclarait ne pas tout se rappeler, puisqu’il ne les avait pas suivis d depuis le commencement et aussi qu’il avait la tête un peu lourde. Mais pourtant l’essentiel était que Socrate les contraignait progressivement à reconnaître qu’il appartient au même homme d’être capable de composer comédie et tragédie, et que celui qui est avec art poète tragique est également poète comique[247]. Eux, ils cédaient à cette contrainte, ne suivant pas très bien et laissant choir leur tête ! Ce fut Aristophane, disait-il, qui s’endormit le premier, puis Agathon alors qu’il faisait jour déjà.

Socrate donc, après les avoir amenés tous deux au sommeil, se leva et partit, Aristodème le suivant comme à son habitude. Il prit le chemin du Lycée[248], et, après s’être débarbouillé, il passa, ainsi qu’il l’aurait fait une autre fois, le reste de la journée. Puis, quand il l’eut passée de la sorte, vers le soir il alla chez lui se reposer.


  1. C’est ce zélateur passionné, qu’on voit dans le Phédon (59 ab, 117 d) plus violemment bouleversé qu’aucun autre des disciples par la fin prochaine de Socrate. Cf. Phédon, p. 3, n. 1 début et, ici, Notice p. viii et p. 3, n. 2.
  2. Bien que Platon n’en fasse parler qu’un seul, il y a là plusieurs autres amis d’Apollodore ; voir en particulier 173 cd ; cf. Notice p. XIX, n. 1.
  3. La plaisanterie réside probablement dans la solennité de la formule, avec désignation nominative de la personne et mention de son dème (cf. Gorgias 495 d) ; c’est une formule tout à fait officielle de citation, usitée en justice ou dans les cérémonies.
  4. Tant d’ignorance se mêle à la curiosité de ce Glaucon, que difficilement on chercherait sous son nom le frère de Platon (cf. Rép., et Parmén. début), ou son grand oncle, le père de Charmide.
  5. Le poète couronné les associe à son action de grâces.
  6. Autre disciple fanatique ; en ne portant pas de souliers, il veut ressembler à Socrate. Platon ne le mentionne que dans le Banquet. malacos, tendre), sous prétexte que ce surnom est déconcertant. Mais c’est justement ce qu’observe l’ami d’Apollodore et ce qui devient explicite par la réplique de celui-ci. Le Phédon montre jusqu’où a chez lui l’excès de la tendresse (cf. ici p. 1, n. 1).
  7. De Phalère (port d’Athènes au S. du Pirée) à la ville, la route, que bordait un mur de défense, faisait moins d’une lieue.
  8. Je ne vois aucune raison de changer le texte (manicos, fou, pour
  9. Ils font mentir le proverbe, puisque ce n’est pas spontanément, mais invités, Socrate par Agathon et Aristodème par Socrate, qu’ils se rendent au banquet. Socrate en outre modifie le proverbe en remplaçant des gens de bien (en grec agathôn) par Agathon : plaisanterie intraduisible. Cf. Homère, Il. XVII 587.
  10. Il. X 224, vers qui semble être presque passé en proverbe.
  11. Première touche (cf. aussi 175 a, d) d’une peinture qui sera reprise avec plus d’insistance dans le discours d’Alcibiade (220 cd), celle des méditations extatiques de Socrate. Cf. Notice p. cvi et comparer Phédon, 84 bc.
  12. Les lits sur lesquels sont étendus les convives semblent être disposés en fer à cheval autour de la table du dîner ; il y a deux convives par lit, mais (cf. 213 ab) trois peuvent aussi y trouver place. Le maître de maison occupe le lit du bout (175 c fin) et, sur ce lit, c’est à sa droite qu’est la place d’honneur (cf. déb.), celle qu’Agathon réserve à Socrate. Cette disposition est rendue très claire par 222 e. Voir dans l’éd. de Iahn, p. 38, la représentation d’un banquet d’après un vase peint.
  13. On traduit d’ordinaire : Servez absolument… (impératif). Mais la suite est alors difficilement intelligible et oblige à d’arbitraires corrections. Après en (Class. Quart. 1915, p. 203), Wilamowitz (Platon² II, 358) l’a bien vu : Agathon dit (indicatif) quelles sont les habitudes de négligence ou de friponnerie de ses gens ; trop grand seigneur pour les surveiller, il fait, en ce jour insigne, appel à leur honneur.
  14. C’est le terme propre quand deux parties prétendent à un même avantage, ici Agathon et Socrate à l’égard du savoir (cf. les lignes précédentes). Juge du concours théâtral, Dionysos, dieu du vin, le sera donc aussi de la compétition des buveurs. Voir 199 c sqq. le débat entre Socrate et Agathon, qui se poursuit dans l’entretien avec Diotime. Cf. Notice p. xxx.
  15. Ceci est illustré par le discours d’Alcibiade, 220 a. Cf. 223 d.
  16. Phèdre ménage sa santé, et le ton doctoral d’Éryximaque impose à cet esprit, docile à toute autorité magistrale. Avec son médecin il fuira sagement l’orgie (223 b), et l’un des premiers.
  17. Dans celle de ses deux Mélanippe qu’on appelait la Sage (fr. 484 Nauck²).
  18. Cf. Notice p. XXXIII et n. 1.
  19. Hercule entre Vice et Vertu (cf. Xénophon Mem. II 1, 21-34). Le savant homme peut être Polycrate, qui avait loué les pots, les souris, etc. (cf. Notice p. xi n. 2).
  20. Cf. p. 37, n. 2 et p. 72, n. 1.
  21. On tient en général ce passage pour altéré ; il n’y a pas de raison, dit-on, que Phèdre répète la pensée d’Hésiode aussitôt après avoir cité celui-ci. On transporte donc à la suite de la citation la phrase relative à l’accord d’Acousilaos avec Hésiode, et l’on fait de ladite répétition l’exposé du point sur lequel ils s’accordent. Le texte des Mss. peut cependant être conservé, presque sans changement. Phèdre, qui fait une leçon de mythologie, cite ses autorités et, en bon professeur, il réduit à ses éléments essentiels le premier de ses textes (ainsi, Agathon 195 d). De plus, ayant distingué ses auteurs en prosateurs et poètes, il n’aurait pas, semble-t-il, intercalé le prosateur entre les deux poètes. — Hésiode Théog. 116 sqq. ; Parménide, fr. 13 (Diels Vorsokr.) ; Acousilaos, fr. 1 (Diels, ibid. ch. 73) : ses Généalogies seraient de la fin du vie siècle (Zeller I i⁶, p. 101).
  22. La génération de l’Univers, dit Aristote, Métaph. Α 4, 984 b, 26 ; c’est la Déesse (Justice) qui fait naître l’Amour (Simpl. Phys. 39, 18 Diels).
  23. Est-ce déjà le bataillon sacré de Thèbes (cf. Notice p. xxxix n. 1) ?
  24. Il. X 482, XV 262 (Athèna, Apollon pour Diomède, Hector).
  25. Voir l’Alceste d’Euripide (coll. Budé, I) et la Notice de L. Méridier. Cf. Phédon 68 a (p. 18 n. 1).
  26. C’est une façon de dire qu’il n’y en a pas qu’on connaisse.
  27. Légende bien connue : Orphée meurt déchiré par les Bacchantes.
  28. Selon Pindare (Ol. II, 77-88) et le chant d’Harmodius et d’Aristogiton (Bergk Lyr. III 646) ; dans l’Hadès, d’après l’Odyssée, XI 467 sqq. — Pour la suite, voir Iliade, XVIII 94 sqq., IX 410-416.
  29. Eschyle Myrmidons (fr. 135 N.²) et, d’autre part, Il. XI 786. Les traditions de la statuaire ont fixé les traits de la figure d’Achille.
  30. Toutes deux (Notice p. xliii, 1) avaient leur temple à Athènes. Les épithètes du grec ont été explicitées et unifiées dans la désinence.
  31. Autrement on susciterait leur Némésis vengeresse ; cf. 195 a.
  32. C’est à peu près l’idée stoïcienne : dans sa matière ou son objet, l’acte est en lui-même indifférent ; il vaut par sa forme, par la façon de l’accomplir, oui ou non, selon la droite règle (cf. 183 d). Voir Notice p. l sq.
  33. Cette incidente prépare-t-elle l’attention à ce qui va suivre ? On y voit en général une glose interpolée. L’hésitation est permise.
  34. Les Mss. donnent : chez nous et à Lacédémone. Mais les derniers mots se placent mieux plus bas. Cf. 183 d et Notice, p. xlvii, n. 1.
  35. En 514, pendant la fête des Panathénées, Aristogiton et son aimé Harmodius poignardèrent Hipparque, frère du tyran Hippias, héritier à Athènes du pouvoir de Pisistrate, leur père. Harmodius périt dans l’échauffourée, Aristogiton fut mis à mort. Après la révolution de 510, provoquée par les cruautés d’Hippias, on les glorifia comme des héros de la liberté (cf. le chant auquel il est fait allusion p. 13 n. 4). Voir Thucydide VI 54 et I 20.
  36. La coutume d’Athènes est difficile à comprendre, à cause de ses contradictions. La seconde partie du morceau commence à 183 c milieu.
  37. On a voulu, mais sans succès, amender cette fin de phrase Je n’y change rien, car le sens au moins paraît clair. Si la philosophie semble aux Barbares capable de faire l’apologie de l’amour masculin (182 c déb.), elle peut l’être aussi de condamner les folies qu’il inspire. Dans les deux cas elle prétend régenter les mœurs ; Pausanias veut en être seulement l’observateur objectif.
  38. C’est un proverbe : Serments d’amour ne durent qu’un jour.
  39. On traduit d’habitude : des vieillards. Mais Pausanias veut, je crois, blâmer, chez des jeunes gens à qui leur âge doit donner de la réflexion, une légèreté excusable chez ceux à qui manque, comme au bien-aimé, l’éducation nécessaire (cf. 184 c-e, 185 b ; Phèdre 255 a).
  40. Tout ce passage est une application du principe posé 180 e sq.
  41. Hom. Il. II 71 : il s’agit d’Oneïros, le Songe personnifié, qui est apparu à Agamemnon.
  42. Elle couronnera, par exemple, l’aimé qui aura su échapper au mauvais amant.
  43. Pausanias va dégager l’enseignement que comportent à la fois, et les contrastes que révèle la coutume d’Athènes (182 d), et l’application, au cas particulier de l’amour, du principe général posé 180 e. La condition d’amant et la condition d’aimé ont, dira-t-il, chacune sa règle propre, qui est pour le premier de rendre l’autre meilleur et plus instruit, pour le second de se prêter docilement à cette éducation. Ils sont tous deux assujettis, de leur plein gré, aux devoirs spéciaux de leur état. Seules, la rencontre et la coïncidence de ces devoirs distincts autorisent et légitiment leur mutuel amour.
  44. Dans ce libre esclavage, opposé (183 a) à l’esclavage de condition, chacun est à la fois maître et esclave. Mais, Pausanias le spécifiera, ces obligations spéciales se croisent avec celles de la Justice.
  45. On pourrait entendre : manifester, autant qu’il est en lui, que… Mais le parallélisme avec ce qu’on lit dix lignes supra est probable.
  46. Peut-être est-ce une façon ironique de dire qu’elle ne l’est pas du tout (cf. Notice, p. l et p. lxxi).
  47. Aucune expression française usuelle ne correspond au terme grec : le français rend bien l’allitération initiale (pauspaus), mais non celle des désinences, ni la symétrie numérique des syllabes. — Il y a là probablement une allusion ; cf. Notice p. xl sqq.
  48. Rien de plus comique que le ton d’assurance sur lequel le médecin débite ses trois recettes : il réussira au moins une fois !
  49. Autrement dit, une même cause, l’amour, produit, on va le voir, des effets contraires. Éryximaque pressent que, dans tout ordre de phénomènes, unique est la loi et du normal et de l’anormal.
  50. La médecine d’abord, car elle est pour lui l’Art, tout court. Dans la collection hippocratique le traité De l’Art (d’un Sophiste du ve s.) est une apologie de la médecine. Même prétention du reste chez les rhéteurs : cf. L’Art de Gorgias, Le grand art de Thrasymaque.
  51. De même musique (187 c), astronomie, divination (188 b, d).
  52. Ceci viendrait du médecin Alcméon de Crotone (fr. 4 Diels).
  53. Il désigne Aristophane, son voisin, et Agathon.
  54. L’unité de l’accord résulte de la composition de sons opposés ; l’unité du mouvement de la flèche, de la composition des tensions contraires de l’arc et de sa corde ; la mélodie, des vibrations imprimées par le plectre aux cordes de la lyre. Cf. Héraclite, fr. 51 Diels.
  55. Le sens de ce passage est incertain ; cf. Notice p. lv n. 1.
  56. Mais, on l’a vu (187 c fin et sq.), seulement dans l’usage et l’application. Dans la nature des choses en effet, non pervertie et envisagée à part de l’utilité humaine, il n’y a place que pour l’accord et la proportion, donc seulement pour le bon amour : un accord est, ou il n’est pas ; cf. p. 24, 1 et Phédon, 93 ab.
  57. Considérées à part des maladies ordinaires, comme dans le grand traité hippocratique Sur les épidémies.
  58. Cette idée de sauvegarde ou de vigilance, déjà rencontrée à la fin de 187 c et d, est en relation ; d’une part avec les idées d’examen et de diagnostic (188 c et 187 c s. fin.), d’autre part avec l’idée de guérir (188 c déb. et fin) : dans tous les arts, la tâche de l’homme compétent est de sauvegarder le normal par le discernement de son éventuelle perversion et en vue de guérir l’anormal.
  59. Pour guérir un désordre, devrait-il en falloir un autre ?
  60. Cf. 188 e, 193 d fin. La fantaisie lyrique d’Aristophane contrastera en effet avec le pédantisme des deux précédents orateurs.
  61. La médecine ne guérit pas ce mal : l’aspiration inquiète de l’âme vers un bien dont elle se sent obscurément dépourvue. Cf. surtout 191 d, 192 c-193 a.
  62. C’est au mystère même de la nature humaine qu’Aristophane initiera ses auditeurs, qui à leur tour formeront d’autres initiés. Ce ton solennel pastiche celui d’Empédocle. C’est en effet à lui que se rattache le morceau : avant la séparation des sexes, pensait-il, nous étions originairement des formes tout d’une pièce qui avaient surgi de la terre (fr. 62 Diels et surtout v. 4 ; cf. fr. 61 et Lucrèce V, 889).
  63. Celui d’un homme efféminé, d’un débauché contre nature.
  64. Cette description concerne les trois espèces distinguées, cf. 191 c s. fin. La ponctuation traditionnelle, au début, donne un autre sens : leur forme était tout entière arrondie, leur dos et leurs flancs en cercle. L’idée essentielle, dit-on, est en effet celle de sphéricité, comme le montre (190 b) la filiation de ces premiers hommes par rapport aux astres. Mais ce qui, à mon sens, domine le morceau, c’est l’opposition entier, coupure (en deux d’abord, puis, s’il y a lieu, en quatre) ; ce dont en plus témoigne la comparaison avec Empédocle. L’opposition sphérique, hémisphérique est secondaire, suggérée par l’idée, déjà présente à l’esprit d’Aristophane, qu’il y aura sectionnement de ce qui était d’une seule pièce (cf. 192 e fin). D’autre part, ces hommes devant être très forts, et trois genres en existant, il voit en eux les enfants des astres, et naturellement des trois principaux.
  65. Ces Géants étaient frères : pour escalader le ciel, ils entassèrent, encore adolescents, sur Olympe Ossa, et Pélion par-dessus (Od. XI, 305 sqq.).
  66. Passage obscur. 1o  Longtemps on a cru qu’il s’agissait, d’abord, d’œufs (ᾠά), coupés en deux et conservés dans le sel. Mais par une allusion expresse, chez le grammairien Pollux (fin du iie s. ap. J.-C.) et dans le Lexique platonicien de Timée (ive s. début), on voit que ce qui était ainsi conservé, et par dessiccation, ce sont des fruits (ὄα) : les cormes ? ce n’est pas sûr. 2o  Couper l’œuf (dur évidemment) avec le crin était peut-être un proverbe (Plut. Amator. 24). — Dans les deux cas il s’agit d’une opération par laquelle un entier naturel se laisse aisément diviser en deux moitiés, qui une fois séparées se rejoindront malaisément pour refaire l’entier primitif, étant elles-mêmes devenues des entiers indépendants.
  67. Cette mission est confiée à Apollon parce qu’il est un dieu guérisseur (Crat. 405 ab) : le secourable, celui qui écarte les maux, étaient parmi les surnoms d’Apollon.
  68. La forme tend le cuir, l’outil en efface les plis.
  69. Est-ce sur les hommes qu’il s’apitoie, ou sur les « revenus » de l’Olympe ? Cf. 190 c et Aristophane, Oiseaux 1515 sqq.
  70. La terre, qui reçoit les œufs, où ils éclosent, est pour les premiers hommes un intermédiaire plus hasardeux : une femelle y recueillera-t-elle la semence ? S’il n’y a pas union des sexes, du moins ce n’est pas la génération par la terre, comme par exemple chez Empédocle (p. 29, 3) ou chez Platon dans le mythe du Politique, 271 ab, 274 a.
  71. Contrairement à l’état dépeint dans 191 ab.
  72. La traduction n’est pas littérale. Le mot grec est symbole ; mais son sens propre s’est perdu en français, tandis que pour nous la tessera latine évoque une image plus concrète. Essentiellement il s’agit d’une tablette, d’un cube, d’un osselet (193 a), dont deux hôtes gardaient chacun la moitié, transmise ensuite aux descendants ; en rapprochant l’une de l’autre (c’est l’étymologie) ces deux fractions complémentaires de l’entier, on établissait l’existence de liens antérieurs d’hospitalité. Le symbole est donc un signe de reconnaissance, manifestation d’une solidarité de droit. Quant à l’autre image, c’est celle de tous les poissons (soles, carrelets, plies, limandes, etc.) qui ont les deux yeux sur le dessus et d’un même côté de la tête, et au ventre desquels, comme à une section médiane, s’ajusterait un pareil demi-poisson ; cf. Aristophane, Lysistratè, 115 sq.
  73. Le Vulcain des Latins, le dieu métallurgiste et forgeron.
  74. Avec une autre leçon, qui peut avoir été celle d’Aristote, on comprendra : faire de vous une seule nature (cf. 191 a s. fin., d, et ici infra), comme quand on obtient du bronze en fondant ensemble du cuivre et de l’étain. Mais l’intention de Platon paraît avoir été plutôt de préciser l’idée de fusion par une image concrète du procédé propre à la réaliser.
  75. Le diœcisme était, la cité vaincue ayant été rasée, en disperser les habitants en villages séparés. L’inverse est un synœcisme.
  76. L’insistance avec laquelle, à trois reprises (a, b, d), Aristophane recommande la piété envers les dieux est bien dans l’esprit de sa thèse : l’impiété nous a fait perdre notre unité originelle ; l’amour la restaurera, mais seulement si nous ne méritons pas un châtiment nouveau et plus radical encore.
  77. Allusion à l’amour de Pausanias pour Agathon (cf. 177 d). Ils se complètent, originaires tous deux d’un mâle primitif ; cf. 191 e sq. Tout autre est l’Agathon des Thesmophories. Notice p. lxv sq.
  78. Encore un effet d’ironie : l’assimilation est imprévue, les talents en la matière n’étant pas du même ordre. Pour Socrate, p. 72, 1.
  79. « En présumant trop de moi, tu vas me porter malheur ! » Cf. Phédon 95 b. Souvent au reste le Socrate de Platon fait figure d’enchanteur et de magicien (Charmide 155 e-157 c, 176 b ; Ménon 80 ab ; Phédon 77 e sq.) Voir Notice [{{{1}}}]cvi sq.
  80. Avant le concours, le poète présente ses acteurs et ses choreutes : c’est le proagôn.
  81. Ainsi se change en une impolitesse la politesse d’Agathon.
  82. Comme à Pausanias, la rhétorique lui a appris à commencer par un exposé de l’objet et un plan. Il définit même un genre littéraire, celui de l’encômion (Notice, p. xxxi sq.).
  83. Voir 180 e et la n. 2 de la p. 15.
  84. Proverbe emprunté par le Lysis (214 ab) à l’Odyssée XVII 218, mais dont il note aussi la transposition philosophique : c’est en effet un principe important chez Empédocle et chez les Atomistes.
  85. Nous disons : Plus vieux que Mathusalem. — Des Titans, fils d’Uranus (Ciel) et de Terre, Cronos, père de Zeus, est le plus jeune ; Japet, père d’Atlas, de Prométhée et d’Épiméthée, le plus vieux (Hésiode Théog. 132-138, 507-514). Cf. Il. VIII 478 sqq.
  86. Cronos mutilant Uranus, enchaînant Cyclopes et Cent-Bras, ses frères, dévorant ses enfants, la guerre de Zeus contre les Titans, etc. (cf. Hés. Théog. 154-182, 459-491, 501-3, 617-623, 629 sqq.). Là-dessus il ne reste rien de Parménide (cf. Apparat).
  87. Il. XIX 92 sq. Atê, fille de Zeus, est la Fatalité du malheur, qui va doucement son chemin sur la tête des hommes et qui, sans qu’ils s’en doutent, les entrave ou les frappe de vertige.
  88. Le mot rendu par ondoyant signifie aussi humide, et onduleux comme langoureux. L’Amour se plie aux contours de l’objet qu’il embrasse et il s’infléchit sur les reliefs de l’âme qu’il traverse. Il s’y proportionne donc ; or la proportion fait la beauté (Notice p. lxvi sq.).
  89. Ou bien : qu’il possède, incomparablement entre toutes choses (c.-à-d. comme rien ne la possède au même degré que lui).
  90. Sur ces « démonstrations », voir Notice p. lxix. — La citation provient, on le voit par Aristote Rhet. III 3, 1406 a, 18 sqq. (22 sq.) (cf. Notice p. xcii n. 1), du rhéteur Alcidamas, élève de Gorgias.
  91. Fragment d’un Thyeste de Sophocle (fr. 235 Nauck²).
  92. Vers-proverbe de la Sténébœa perdue d’Euripide, fr. 663 N.².
  93. Les mots grecs, dont poésie, poète sont le décalque, désignent la production, la fabrication en général : donc, la poésie proprement dite, la génération des vivants, les opérations des métiers. Le mot création m’a paru avoir la même généralité.
  94. Citation probablement, on ne sait de quelle tragédie.
  95. C’est, en conformité avec le plan tracé 194 e sq., la deuxième partie du discours d’Agathon. La condition à laquelle doit satisfaire le véritable éloge, c’est de montrer comment les bienfaits de la chose louée sont des effets de sa nature. L’idée de la relation causale, exprimée ici, l’avait été déjà au début (195 a).
  96. Il semble y avoir parallélisme entre l’homme et la mer, le chagrin et l’agitation des vents, le sommeil et le calme, sur le lit de l’homme ou sur celui de la mer. J’ai ponctué en conséquence.
  97. Ce qui suit, sans un verbe, est une liste d’épithètes d’un dieu.
  98. Abstractions réalisées : on songe à la Carte du Tendre.
  99. Passage dont on voudrait, en le corrigeant, rendre la pensée plus logique. Mais la logique importe-t-elle beaucoup à Agathon ? Il cherche des rimes et un rythme : effets que j’ai tenté de rendre en français. Voici quelle est probablement, dans l’ensemble, l’association des images : l’Amour donne des forces et de la hardiesse, enflamme les cœurs et délie la langue ; comme d’autre part il veut toucher au port, pilote de la barque, il en sera au besoin également le soldat.
  100. Cf. 194 a (et aussi 177 e) : Socrate parodie le style d’Agathon.
  101. Sur tout ceci, voir Notice, p. lxvii sq. et p. lxx.
  102. Od. XI 632. Dans la suite, calembour sur Gorgias, Gorgone : rien qu’à voir la tête de celle-ci, on était aussitôt pétrifié.
  103. Distinction des points de vue philosophique et rhétorique.
  104. Vers d’Euripide, souvent cité, Hippolyte 612.
  105. Condition du progrès dialectique ; cf. 200 e s. fin. et Phédon p. 12, 2 ; 58, 1 ; 60, 4.
  106. Sur ce qui suit jusqu’à la fin de e, voir Notice, p. lxxiii sq.
  107. Plus loin, 301 a déb., il le priera de se le rappeler.
  108. Second principe, de grande conséquence (Notice p. lxxiv sq.).
  109. Agathon a donné (b déb.) son assentiment au principe. Mais cela ne suffit pas : pour bien s’entendre, il faut encore dissiper les équivoques que le langage peut créer : ainsi, de dire qu’on aime à posséder tel bien que l’on possède. Mais un tel désir ne porte réellement que sur l’avenir.
  110. Rester ce qu’on est, garder ce qu’on a, c’est l’avenir, non le présent. Donc ce qu’on souhaite, c’est que le présent se continue dans le futur. Il n’y a pas lieu de contester le texte.
  111. Voir 197 b et sur ceci, avec la suite, Notice p. lxxv sq.
  112. Juste ce qu’il faut pour faire apparaître la contradiction.
  113. Pris au piège, Agathon allègue une méprise passagère.
  114. La mauvaise humeur d’Agathon éclate, comme celle de Calliclès, Gorg. 505 c. La réponse de Socrate rappelle Phédon 91 bc.
  115. Sur le personnage, voir Notice, p. xxii-xxvii.
  116. C’est la fameuse peste de 430, qui emporta Périclès (429).
  117. Socrate doute d’être capable d’exposer en un discours suivi la conception de Diotime, et en se tenant au plan d’Agathon. Aussi préfère-t-il, fidèle à la méthode dialectique, reconstituer leur entretien. De la sorte il pourra continuer la discussion commencée, mais en se substituant à Agathon et Diotime à lui-même.
  118. Entre les extrêmes, science et ignorance, est l’opinion (doxa, Rép. V 476 e ad fin.). Un jugement fondé en raison est science, mais il peut, sans cela, être vrai ou droit : mener au but sans qu’on sache le chemin, par bonne fortune ou grâce divine (Ménon 97 ab, 98 a, 100 a ; Rép. VI 506 c ; Théét. 201 bc).
  119. Pas plus qu’aux illusions du langage (cf. p. 49, 1), on ne doit se laisser prendre à celles d’une fausse universalité : les propositions alléguées le sont-elles, même par ceux qui savent vraiment ce dont il s’agit (distinction analogue 194 bc, 199 a) ? Après avoir accordé qu’aimer, c’est manquer de ce qu’on aime (cf. 200 a-e, 201 cd), peut-on encore faire de l’Amour un être divin ? La contradiction est évidente. Ce procédé de réfutation est très bien analysé Rép. VI 487 bc, Soph. 230 b.
  120. Sur ces Démons ou Génies, voir Notice, p. lxxvii sq.
  121. Peut-être l’idée de récompense suffirait-elle ici. Ce qui, pour Platon, vicie sacrifice ou prière, c’est d’y voir un commerce, ou un moyen d’acheter la complicité des dieux (Euthyphr. 14 e, Rép. II 364 bc, Lois IV 716 c-717 b, X 906 c-907 a). Cf. 220 d, la prière de Socrate au Soleil.
  122. Sans cet intermédiaire, il y aurait un vide entre les deux domaines : le Tout serait sans unité et divisé d’avec lui-même.
  123. C’est un ensemble solidaire : divination par interprétation de signes, et prophétisme ; rites sacrificiels, et initiation aux mystères (ou, simplement, cérémonies du culte) ; incantations propres à guérir les maux de l’âme, du corps ou de la nature, et sorcellerie. Tout cela s’unit par exemple chez Empédocle : prophète, guérisseur, thaumaturge. À toutes ces pratiques Platon donne une valeur mi-réelle, mi-symbolique (cf. p. 38, 1 et infra 203 d s. fin.).
  124. Pendant la veille : ainsi le Démon de Socrate ; dans le sommeil, les avertissements des songes (cf. Criton 44 ab, Phédon 60 e sq.).
  125. Comme nous opposons génie et talent. Cf. 219 c début.
  126. Il s’agit, semble-t-il, du jour même de la naissance (cf. c). Platon choisit donc la tradition homérique (Notice p. xliii, n. 1) : son Aphrodite est celle que Pausanias appelait Pandémienne, Populaire. Peut-être veut-il marquer ainsi que le genre de sublimité auquel prétend l’amour dont il parle n’est pas le plus haut possible.
  127. Le symbole contenu dans ce mythe a été diversement interprété par Plutarque ; par Plotin et par d’autres Néoplatoniciens ; par les Chrétiens qui, dans le Jardin de Zeus et les deux personnages, ont reconnu le Paradis, Adam et le Serpent. Aux noms grecs Poros, Pénia, Mêtis, j’ai cru devoir, comme pour Éros, substituer des équivalents français : autrement on laisse complètement perdre quantité de jeux de pensée, fondés sur l’acception commune qu’ont en grec ces noms propres du Mythe ; ainsi, par rapport à Expédient personnifié, un expédient, une circonstance expédiente. Sur tout ceci, cf. Notice p. lxxviii sq. et p. xcv.
  128. Cf. 201 ab, e, 202 d et infra 204 b, d. La formule sera corrigée et complétée 206 b sqq. (cf. Notice p. lxxxiii sq.).
  129. Cet aspect de l’Amour offre une curieuse ressemblance, soit avec le portrait que dans les Nuées Aristophane fait de Socrate et de ses élèves, soit avec l’image que les Cyniques postérieurs, un Diogène par exemple, ont prétendu donner du Philosophe. Si donc, de sa nature, l’Amour est philosophe (204 b), voilà au moins ses dehors.
  130. Avec le texte traditionnel les mots quand réussissent tes expédients viennent après bien vivant. Mais, tandis que là ils alourdissent l’expression en affaiblissant l’antithèse, ils semblent au contraire bien à leur place après il revit de nouveau, et ce qui suit les complète. La transposition semble donc s’imposer.
  131. Ce qui suit découle de 202 a, en même temps que de 200 a-e, 202 d. — Pour la fin de ce morceau, cf. Notice p. xcvii.
  132. Définitions analogues dans Lysis 218 ab et Phèdre 378 d.
  133. L’idée est souvent exprimée, sous diverses formes : comparer principalement Soph. 229 c, 230 a ; Apol. 29 b ; Ménon 84 c (cf. n. 2).
  134. Si Socrate se fait traiter lui-même de façon si cavalière, Agathon se sentira moins humilié de cette réfutation indirecte.
  135. La généalogie mythique symbolise donc l’explication logique qui précède.
  136. Cf. p. 56, 4 : la fiction veut que, par contraste, le savoir de Diotime soit constamment exalté ; cf. aussi 206 b, 207 c.
  137. En accord avec ce qui a été dit 202 d fin, on en a fini avec la nature de l’Amour (cf. 204 b fin) et on passe à la considération de son rôle ou de ses effets.
  138. Si l’on garde le texte de la vulgate, on traduira : je te le dirai (ἐρῶ) plus clairement… : celui qui aime les belles choses, qu’est-ce qu’il aime ? Mais, outre que la leçon ἐρᾷ semble la plus ancienne, on retrouve, infra e, la phrase sous la forme qui paraît lui convenir également ici. Toute correction ou suppression semblent donc inutiles, à quelque endroit que ce soit.
  139. Parce que le bonheur est une fin dernière.
  140. L’amphibologie (cf. p. 49, 1) sera expliquée à partir de d.
  141. Ceci vise évidemment les paroles d’Agathon (196 e-197 b). Les remarques faites à leur sujet (p. 43, 1) s’appliquent donc au présent passage, auquel il aurait suffi peut-être de renvoyer le lecteur. À la vérité, le grec est ici intraduisible à la lettre : par un mot unique, poésie, il signifie toute création, tout acte par lequel est produit un commencement d’existence (Soph. 219 b, 265 b), puis il en restreint l’usage pour désigner plus spécialement la composition en vers, avec de la musique ; pour cette classe au contraire nous avons, nous, un mot distinct, à acception limitée, poésie, et c’est pour la clarté que je l’ai introduit dans la traduction.
  142. Allusion manifeste au discours d’Aristophane 191 d-193 c, dont la doctrine repose sur une équivoque et doit au moins être précisée.
  143. Ces mots, qui semblent être une citation, ont été suspectés sans motif suffisant : le second peut être interprété en superlatif, comme le premier ; d’autre part ils s’accordent très bien avec 203 de.
  144. Comparer Charmide 163 cd, Rép. IX 586 e et, d’autre part, Xénophon Mémor., I 2, 54.
  145. Cf. Notice p. lxxxiii. — Il a été établi que ce qui est aimé, c’est ce dont on manque ou ce dont l’avenir risque de nous priver (200 a-e). L’idée se développe ici : cet objet de l’amour, c’est un bien, un bien nous appartenant, et enfin pour toujours. Ce dernier progrès de la pensée est, par l’idée d’enfantement (b fin), un acheminement à la définition de l’amour par le désir de l’immortalité (207 a sqq.).
  146. Quel est l’objet de l’amour ? La réponse a paru embarrassante, 204 d sqq. Maintenant qu’on l’a trouvée par rapport à l’amour en général (205 a sqq.), il sera possible de spécifier.
  147. Socrate fait mine (ironie) d’être venu vers Diotime comme à l’école d’un maître (cf. 207 c), et le ton de celle-ci est professoral à souhait (cf. 204 d mil.) : elle parle en sophiste accompli, 208 b fin.
  148. De l’avis général, ces mots sont une glose interpolée. Mais il semble qu’alors l’interpolation devrait en réalité être beaucoup plus étendue, car ils commandent ce qui les suit immédiatement.
  149. Fécondité, procréation (ici et infra), comme plus haut (bc) enfantement, ont, en raison sans doute de leur application à l’âme comme au corps (cf. 208 e sqq.), un sens tout à fait général et indépendant de la fonction propre de chaque sexe. Autrement, le passage de d s. fin. et sq. deviendrait inintelligible.
  150. Telles des Fées autour d’un nouveau-né. Au groupe traditionnel : Moïra (Parque) qui fixe le lot d’une existence et Ilithye qui lui donne le branle, Platon ajoute une troisième divinité de son invention : Kallonê, la Beauté.
  151. Ces images se lient à des observations zoologiques concrètes.
  152. C’est à elle-même, semble-t-il, et non à Socrate comme l’indiquent nos meilleurs Mss., que Diotime pose cette question.
  153. Rappel de la formule de 206 a s. fin. (cf. p. 60, 1).
  154. Cette recherche de la cause de l’amour ne constitue pas un développement nouveau, mais la vérification, par une analyse d’exemples, de la formule énoncée 206 c s. fin. et 207 a. La coupure apparente souligne l’importance du morceau et la différence de méthode qui le caractérise par rapport au précédent (cf. p. lxxxv).
  155. Autrement dit, c’est une tendance profonde de l’être vivant et non, comme le pensait Phèdre 179 b sqq., un choix réfléchi.
  156. Ces multiples assentiments sont, je crois, ceux dont la succession et le progrès ont été notés p. 60, 1, et ils ne concernent en rien d’autres prétendus entretiens de Socrate avec Diotime.
  157. La comparaison est entre 206 b-207 a et le morceau qui suit.
  158. La même idée est esquissée Phédon 87 d fin et Timée 43 a.
  159. Application de la thèse au second des cas distingués 206 b.
  160. Étudier, c’est ici entretenir son savoir, c’est-à-dire revivifier ses souvenirs en les rafraîchissant. Il ne semble donc pas que, dans la suite, les mots un souvenir soient, comme on le dit, une interpolation ou une corruption. La connaissance ne s’abolit-elle pas par l’oubli, qui est lui-même abolition du souvenir ? C’est donc en se défendant contre l’oubli qu’on sauvegarde la connaissance.
  161. C’est-à-dire, pour ce qui est immortel de nature, en ayant l’identité absolue. Si, avec plusieurs éditeurs, on change athanaton en adunaton, le sens est : mais c’est impossible d’une autre manière.
  162. Pour ceci (jusqu’à 309 a), cf. Lois IV 721 bc. Il est possible aussi qu’Aristote se soit souvenu de ce passage dans son De anima II 4, 415 a, 26-b, 7.
  163. Si l’on adopte une ingénieuse correction de Wilamowitz, on traduira : …je m’étonnerais, moi, de ta sottise si, après avoir réfléchi à…, tu ne comprenais pas ce que j’ai dit. Mais cette conjecture ne semble pas indispensable (cf. Notice p. lxxxviii).
  164. On ne sait de qui est ce vers. Peut-être de Platon, parodiant ainsi (de même e fin) Agathon, quand il s’est mis à parler en vers (197 c). Du reste l’emploi de la prose métrique caractérise tout le morceau (cf. Notice p. lxviii et p. lxxxvi).
  165. Pour les deux premiers exemples, voir le discours de Phèdre, 179 b sqq. — Un oracle avait promis aux Doriens la victoire sur Athènes si, dans le combat, ils ne tuaient pas son roi. Codrus, l’ayant appris, se déguise ; armé d’une serpe, il aborde les palissades ennemies et là il trouve la mort qu’il avait cherchée.
  166. On entend ordinairement : De ces choses (pensée, etc.) sont générateurs les poètes et… Mais cela ne peut guère se dire des gens de métier, même inventeurs. De plus, ce qu’il s’agit de prouver, c’est qu’il existe une fécondité qui dérive de la pensée, en considérant : 1o  des types d’activité ; 2o  des individus (or… maintenant, b 1 δ’ αὖ). Enfin les exemples donnés plus bas (de) disent clairement qu’il s’agit ici des œuvres engendrées par la pensée, et de leurs générateurs (cf. Notice p. lxxxix). — Tout ceci répond à Agathon, 196 d-197 b.
  167. Comme celui qui aime selon le corps ; cf. 206 cd.
  168. Il y a là, d’une part, l’objet même sur lequel portent ses discours et, d’autre part, comme matière de ces discours, les objets autour desquels gravitent les préoccupations et les occupations de l’homme de bien. Le texte ne semble donc pas devoir être corrigé. — Le morceau (cf. Notice p. xc sqq.), est une transposition de la thèse de Pausanias sur l’amour éducateur, 184 b-185 b.
  169. L’idée sur laquelle la fin de la phrase met l’accent, c’est l’idée d’une solidarité dont les enfants sont le principe (cf. 208 cd). Tel qu’il est, le texte s’accorde bien avec cette idée.
  170. La prédilection de Platon pour les lois de Sparte est connue (par exemple Lois III 693 e). Mais ce qu’il dit ensuite de celles de Solon est mieux qu’une politesse : les Lois témoignent assez de l’admiration qu’il a pour elles.
  171. Cf. Phédon 78 a. Les Barbares, peut-être en tant que plus anciens (Crat. 425 e), ont des sources de sagesse, qui ont été méconnues à tort par Pausanias (182 bc).
  172. Ce sont des héros bienfaiteurs ou évergètes ; cf. Rép. VII, 540 bc.
  173. L’initiation à un mystère est comme une route, avec des étapes réglées. Au terme, un rideau tombe qui cachait une sorte de Saint des Saints ou de Graal. Alors l’initié contemple (époptie) et adore. Mais il lui faut un guide, un initiateur, et aussi une préparation, telle que celle par laquelle Diotime a purifié l’esprit de son disciple (cf. 211 bc ; Phédon 69 b-d).
  174. Ou : même en un corps…, si on garde, en le corrigeant d’ailleurs, le καὶ ἐὰν ou καὶ ἂν des Mss. Mais c’est probablement la répétition fautive des mêmes mots, à la ligne précédente.
  175. En se reportant à la fin de la phrase et surtout au résumé de 211 c, on verra qu’il n’y a pas ici un nouveau degré de l’ascension. L’aperception de la beauté dans les règles de la conduite ou dans ses œuvres est liée à celle de la beauté spirituelle et de ce qu’elle promet. La parenté qui est ensuite affirmée serait donc, en contraste avec la beauté plastique, celle de l’âme avec l’usage qu’elle fait de ses pouvoirs (cf. 209 bc). Ainsi, avant le terme, il y aurait trois degrés, et non quatre (cf. Notice p. xciii).
  176. Peut-être ces mots sont-ils une glose de valet, plus haut.
  177. La révélation est soudaine, tandis que l’initiation est graduelle.
  178. Allusion probable aux vivants célestes que sont les astres.
  179. Autrement dit, l’unité de l’essence n’est pas une unité de collection, comme celle d’un tout, mais une unité indivisible : le Beau est uniquement ce qu’il est et, en tant que tel, il ne cesse jamais de faire un avec soi-même (cf. 211 e). Comparer Phédon 78 de (voir Notice du Phédon, p. xxv et p. xxxii, p. 35, 1 et p. 39, 2).
  180. Voir Phédon 74 a-c, 75 ab, c, 76 e sq. et Phèdre 250 a. C’est l’opposition de τάδε, les réalités immédiates, mais confuses, de l’expérience sensible, et de la réalité intelligible, qui est d’une espèce à part, au delà des prises de nos sens, τὸ ἐκεῖ : ἐκεῖνο est ici emphatique, puisque la chose en question est déjà connue pour surnaturelle.
  181. Comparer Phédon 67 de, 69 d : philosopher au sens droit du mot et, ici (210 e déb.), la pédagogie amoureuse.
  182. Cf. p. 68, 2. L’ascension comporte donc en tout quatre degrés : 1o  la beauté physique ; 2o  la beauté morale ; 3o  celle des connaissances ; 4o  la connaissance du Beau absolu. Voir p. 68, n. 2.
  183. Cf. 211 ab (p. 69, 4) et Phédon 66 a, c, 67 b, 79 d, Phèdre 247 c.
  184. Idée complétée infra 3, à rapprocher encore de Phédon 65 e, de Phèdre 247 b, surtout de Rép. VII 518 cd.
  185. Comme celles dont il est question dans Phédon 68 b-69 b.
  186. Comparer Timée 90 bc (cf. Aristote Éth. Nic. X 7, 1177 b, 33 sq.). — Sur l’ensemble du morceau, voir Notice p. xcii sqq.
  187. Peut-être réminiscence de ce qu’a dit Aristophane, 189 d.
  188. C’est le thème déjà rencontré 177 d s. fin., 193 e, 198 d, 207 (cf. Lysis 204 bc, Phèdre 257 a), qu’on retrouvera encore 213 c-e, 214 dc et enfin dans le discours d’Alcibiade 216 de, 217 a-219 e, 222 ab.
  189. À la condition, s’entend, qu’après expérience on accepte encore la conception que Socrate se fait de l’éloge, 198 c-199 b.
  190. Phèdre s’est chargé des intérêts du dieu : il saura, selon la formule rituelle (Phédon, Notice p. l, 3), quel nom doit plaire à celui-ci.
  191. 205 de. Proprement l’allusion est de Diotime (Notice p. xxvi).
  192. Texte contesté. J’adopte la correction de Hermann : c’est la formule des décrets honorifiques. Avec la leçon des Mss. et du papyrus le sens pourrait être : en admettant que je m’exprime ainsi, équivalant à sauf votre respect ; l’hyperbole du compliment fait à Agathon risque en effet de blesser l’amour-propre des autres (cf. 214 c s. med.).
  193. L’hyperbole a fait rire : quelle déclaration d’amour ! Alcibiade l’entend autrement : « Vous riez parce que mon ivresse m’empêche de juger sainement. Mais je sais bien que je dis la vérité ! »
  194. On comprend souvent : ayant Socrate devant les yeux, il ne le vit pas. Mais, s’il ne l’a pas vu, c’est plutôt (Zeller et R. G. Bury) qu’il a devant les yeux les bandelettes dont il cherche à se décoiffer.
  195. Littéralement, soit : pour qu’il fît asseoir celui-là, soit : pour que celui-là vînt s’asseoir. Dans les deux cas le même pronom grec désignerait, ici Alcibiade, et là, Agathon. C’est impossible, dit-on. Aussi préfère-t-on parfois la leçon du Papyrus : pour qu’il pût apercevoir celui-là, bien voir Agathon. Mais n’est-ce pas la reprise fautive du même mot deux lignes supra ? L’expression est en outre faible et vague. Je comprends : pour que celui-là fît asseoir [l’autre].
  196. En un tel danger, il a besoin du dieu fort ; cf. Phédon 89 c.
  197. Alcibiade est le gibier que chasse Socrate (Protagoras déb.).
  198. Allusion possible à l’écrit où Polycrate imputait à Socrate les fautes d’Alcibiade, victime de son affection pour lui (Notice p. x sq.).
  199. Alcibiade fait à Socrate une scène de jalousie : il le tient pour son amant, et il lui reproche ses infidélités, comme aussi sa jalousie (214 d). De son côté Socrate donne à entendre que c’est Alcibiade qui le poursuit de ses assiduités ; cf. 222 a-e. Voir Notice p. cvii sq.
  200. La convention est qu’on boira avec un homme déjà ivre (213 a). Or ils ne sont pas encore à l’unisson. C’est donc lui qui va les y mettre en s’arrogeant la présidence du symposion (cf. p. xiii sq.).
  201. C’est-à-dire plus de deux litres et un quart.
  202. Cf. 176 c et, dans le discours d’Alcibiade, 220 a.
  203. Boire pour boire, sans soif, mais comme si l’on avait soif, rien de plus contraire aux principes médicaux d’Éryximaque (176 cd), autant qu’à son goût de l’organisation et des programmes ; n’en trace-t-il pas un nouveau (c) pour des conditions nouvelles ? Le médecin son père prescrivait lui aussi, Alcibiade le rappelle, la sagesse et la modération dans l’usage des plaisirs.
  204. Homère Il. XI 514 (il s’agit de Machaon, fils d’Esculape).
  205. Promis 213 d fin. — La jalousie de Socrate empêche Alcibiade de louer devant lui qui que ce soit, homme ou dieu (cf. 222 e sq.). Soit ! Qu’il fasse alors l’éloge de Socrate. Éloge, ou bien réquisitoire ? Sur cette ambiguïté intentionnelle, voir Notice p. xcix sq.
  206. La rivalité de Marsyas avec Apollon est celle de la flûte et de la cithare. De vieux airs passaient pour être d’Olympe, son élève.
  207. Prêtres de Cybèle ; sortes de dervis, danseurs et chanteurs.
  208. Dépréciation, ici et supra, de la rhétorique non philosophe.
  209. Et ce sont les vertus de Socrate qui vont être énumérées comme l’ont été par Agathon celles de l’Amour, 196 b-197 b.
  210. La paillardise des Silènes et des Satyres est légendaire.
  211. L’interprétation dépend de la ponctuation adoptée. Or, pourquoi Alcibiade s’interromprait-il ici pour rappeler que, pour l’apparence physique, Socrate est pareil aux Silènes (cf. 215 b) ? C’est à l’idée de l’ignorance que se lie l’assertion : chez Socrate elle n’est qu’une frime, qui cache sa sagesse intérieure comme l’apparence silénique dissimule les images divines. Voir Notice p. cv.
  212. C’est l’ironie, l’ignorance feinte ; 218 d s. fin., 219 a in.
  213. De ce morceau et du passage très semblable de 221 d sqq. Rabelais a tiré le célèbre début du Prologue de Gargantua.
  214. C’est d’une Tentation, caricature de l’Initiation, qu’on va suivre les étapes : Alcibiade a en vue une révélation, 217 a (cf. p. 82, 3).
  215. Ainsi, tout à rebours, le bien-aimé fait les avances ; cf. p. 74, 4.
  216. Voir l’analyse qu’Alcibiade a faite de ses sentiments, 216 b.
  217. Aussi les esclaves seront-ils peu après congédiés, 218 bc.
  218. Alcibiade fait chevaucher deux proverbes : peut-être l’un lui convient-il assez mal ; pour l’autre, ivre comme il est, c’est le contraire ; sa véracité est donc garantie. Le grec dit : avec ou sans les enfants ; ce dernier mot pouvant signifier les esclaves, on a parfois compris : « même devant les domestiques, l’ivrogne dit tout ce qu’il pense ». Interprétation peu vraisemblable.
  219. Le dévot de Socrate est, sans doute à dessein, nommé à côté de celui qui jadis a bafoué le Maître ; voir Notice, p. lviii.
  220. Cf. Phèdre 345 bc, 249 cd (la quatrième sorte de délire).
  221. Cette formule servait, dit-on, dans le culte orphique à proclamer la loi du secret : seuls les initiés ont le droit d’écouter.
  222. Comparer les mots de Diotime 212 b : pour atteindre son bien dernier, notre nature n’a pas de collaborateur qui vaille l’Amour. De même Socrate pour la fin que se propose Alcibiade (cf. p. cvii sq.).
  223. Alcibiade est un rusé ; contre la beauté spirituelle, la seule vraie, il offre d’échanger un fantôme de beauté ; Socrate sera volé ! C’est une variante du marché du Phédon 69 ab.
  224. Vers proverbial de l’Iliade VI 236 : abusé par un dieu, le troyen Glaucus troque à ses dépens ses armes avec Diomède.
  225. De son vrai nom le tribôn, le manteau de bure grossière que porte toujours Socrate, le manteau des pauvres gens. Les Cyniques ont été sans doute les premiers à en faire la tenue du philosophe. À l’époque impériale, quiconque veut aux yeux du public en faire figure se montre avec le tribôn et avec une longue barbe.
  226. Un procès intenté à Socrate devant ce tribunal de buveurs par Alcibiade, se plaignant que sa jeunesse n’ait pas été corrompue ! L’idée est plaisante. À peu près de même, dans Phédon 63 e, Socrate doit se défendre d’une autre outrecuidance : il a devant la mort une attitude que Cébès juge orgueilleuse et inconséquente.
  227. Ou plutôt son bouclier, fait de sept peaux de bœuf (Sophocle, Ajax, 576).
  228. Cf. 215 e s. fin. et comparer Pausanias 183 ab, 184 b-d.
  229. Potidée (sur l’isthme occid. de la Chalcidique) avait secoué la suzeraineté d’Athènes ; après trois ans d’un siège (que précéda le combat de 220 d) très dur pour les deux parties, elle se rendit (430/29). À Dèlion (en Béotie, sur la frontière de l’Attique) les Athéniens furent battus par les Thébains (infra 221 a). Socrate servit encore, une troisième fois (Apol. 28 e), à Amphipolis (422).
  230. Ce portrait combine de façon originale deux types du Sage : celui des Cyniques, tendu contre la souffrance ; celui des Cyrénaïques, qui cueille la jouissance quand elle vient, plus largement, il est vrai, que ne fait Socrate. En tout cas, l’indépendance de celui-ci à l’égard des conditions du climat est établie par deux exemples contraires : le midi torride de l’été (infra cd) lui est aussi indifférent que les rigueurs de l’hiver. Voir Notice p. cviii, n. 2.
  231. C’est-à-dire le chapitre de la résistance physique. Ce qui suit concerne la concentration de l’âme, son recueillement, à part de tout ce qui l’entoure (Notice p. cv et la n. 1) ; cf. Phédon 67 cd.
  232. Odyssée IV 242 : Platon a légèrement changé le début du vers.
  233. Quelques gens des troupes d’Ionie, tel est le sens de la leçon des Mss. On objecte : 1o  qu’à Potidée l’armée ne comptait pas d’Ioniens ; 2o  qu’après les hommes, ci-dessus, spécifier la nation se comprend mal. Avec la lecture adoptée, paléographiquement vraisemblable, il s’agirait de certains parmi ceux qui le regardaient (cf. 220 c 6, d 2 sq.).
  234. Ce que sur ce combat raconte Plutarque (Alcib. 7) dérive du Banquet, et Thucydide ne fait à cela (I 63) aucune allusion. Chez les témoins postérieurs il y a du reste des variantes de ce récit.
  235. Autrement dit, il porte une lourde charge, qui, par rapport à l’homme monté, doit ralentir sa marche. — Ceci (cf. Lachès 181 ab) semble impliquer qu’à Dèlion Lachès n’était pas général en chef.
  236. Le vers cité provient des Nuées, 362 : c’est le chœur qui parle, et Prodicus est nommé à côté de Socrate. — Ici l’obliquité des regards signifie sans doute la même chose que ce regard de taureau dont parle le Phédon, 117 b (cf. p. 101 n. 1).
  237. Brasidas, général Spartiate, le vainqueur d’Amphipolis (où il trouva la mort, 422), aussi bon capitaine qu’habile politique, et, de plus, un noble caractère.
  238. Antènor est, du côté des Troyens, ce qu’est du côté des Grecs le sage Nestor, un orateur avisé et disert.
  239. Pour tout autre grand homme du présent on trouvera dans le passé de telles équivalences humaines, non cependant pour Socrate : il n’y a pas parmi les hommes d’image de ce qu’il est, mais seulement parmi les êtres fabuleux. Ses discours en sont la preuve décisive ; donc, insister sur l’importance de cette preuve par un alinéa ou en ouvrant un chapitre, comme le font tous les éditeurs, c’est, me semble-t-il, rompre l’unité du morceau.
  240. Cf. Gorg. 490 c et, pour plus de détail, la note de l’éd. Bury.
  241. Le texte des Mss. et du papyrus est valable, pourvu que l’éventualité vise les conditions seules, exprimées en grec par les participes. Avec la correction, on dira : Si, en revanche, on regarde…
  242. Ce désordre a été annoncé dès le début, 215 a.
  243. Charmide, qui fit partie du gouvernement des Trente, est l’oncle maternel de Platon (voir Notice du Charmide). Euthydème (non pas, bien entendu, le Sophiste du dialogue de ce nom) est peut-être le brillant jeune homme des Mémorables de Xénophon, IV 2 et 6, que Socrate convertit à sa méthode.
  244. Pour une formule, très voisine, du proverbe, cf. Hésiode Trav. 218. Une autre (patheïn matheïn) se traduirait : Déception vaut leçon.
  245. Alcibiade pense que c’est pour Socrate une obligation de n’avoir que lui pour bien-aimé, et, pour Agathon, de n’avoir que lui pour amant ; son désir doit donc être de les brouiller tous deux, l’amant et l’aimé. Déjà, observe Agathon (déb.), il s’est mis entre nous, comme si la brouille était faite ; les mots grecs diaballeïn, dialabeïn prêtent à une allitération intraduisible. De même, dans Phédon 67 e sq., la brouille du corps et de l’âme chez le philosophe fait que son âme se réjouit d’être séparée par la mort de ce qu’elle n’aime plus.
  246. On doit louer son voisin de droite. Si donc Agathon se place à droite de Socrate, comme ils le suggèrent tous deux, Socrate aura sur Alcibiade (ce que celui-ci a insinué plus haut) l’avantage de pouvoir louer le bel Agathon. Mais si, comme le veut Alcibiade, il se place entre ce dernier et Socrate, l’éloge de celui-ci aura été fait deux fois : ce qui n’est pas dans la règle (cf. p. 5, 3).
  247. Il est possible que ceci soit un symbole (Notice p. vii sq.). Mais le sens apparent est clair : le poète tragique et le poète comique restent seuls en face du philosophe ; si leur état était philosophique (cf. Phèdre 271 ab), il se fonderait sur une connaissance réelle de l’âme ; or une telle connaissance enveloppe les opposés (cf. Phédon 97 d) ; ainsi le même homme serait capable de représenter l’âme humaine aussi bien dans sa grandeur et sa noblesse que dans sa petitesse et ses ridicules. La philosophie contraint donc les talents instinctifs ou conventionnels à confesser qu’ils ne peuvent se passer de la science qui réellement les domine.
  248. Gymnase dédié à Apollon Lycien et situé à l’Est d’Athènes, au bord de l’Ilissus. Socrate le fréquentait volontiers, cf. Euthyphron, Lysis et Euthydème, au début de chacun.