Mon Amie Nane/Texte entier
MON AMIE NANE
DU MÊME AUTEUR :
Dédicace
- À Madame,
- Madame la Comtesse de la Suze.
- Madame,
L’illustre M. de Balzac a fait cette remarque que « les enfants des dieux sont éternels pour la meilleure moitié, qui est de ne point finir ». Mais quand je songe à la gloire de votre maison, dont l’origine se confond, pour ainsi dire, avec celle de l’humanité, je croirai user à peine d’hyperbole, en disant qu’elle a eu aussi peu de commencement qu’elle n’aura de fin. Car, tout ce qui est d’une extrême grandeur demeure confondu avec l’infini par l’indigence de notre nature, et le sang des comtes de Champagne pareil à ce fleuve du Nil que l’on peut remonter toujours sans en découvrir les sources, ni qu’il paraisse diminuer.
Nul n’ignore en effet qu’il coulait déjà dans les veines de ces Porphyrogénètes qui avaient hérité la splendeur de Salomon, et que vous lui avez,
- Madame,
en l’écartelant, si l’on peut ainsi s’exprimer, de Châtillon, communiqué pour votre part le lustre de ces Francs épouvantables, fidèles compagnons de Pharamond, et sa race même, ainsi qu’il le déclare dans une loi parvenue jusqu’à nous.
Et de craindre que cette gloire puisse se terminer ou s’amoindrir, il n’est besoin, pour en être démenti, que de regarder aux fruits d’une union si parfaite : fils impatients de donner à leurs armes la trempe et la teinture d’un excellent écarlate ; ou cette fille encore de qui la beauté prête à son rang plus qu’il ne se peut qu’elle lui emprunte, et lui vaudrait par elle-même de porter le nom pesant et magnifique des Épernon, ainsi qu’elle l’a su sans fléchir, et comme on fait d’une parure nouvelle. Qui, à la Cour, ne se rappelle encore ses débuts ? Longtemps nourrie à l’ombre de la province, où vous lui aviez,
- Madame,
préparé les bienfaits d’une éducation vertueuse, elle parut, parmi ces pompes, comme une nymphe qui, à peine au sortir des forêts, rougit de plaisir et de retenue. Elle parla : une prudence exquise était sur ses lèvres. Lui fallut-il prendre sa part des danses, et de ces agréables jeux où se rit la fleur du royaume, ce fut comme si la plus décente des fées, en venant fouler notre sol, n’avait pu tout à fait désapprendre d’avoir des ailes.
Mais ne fut-il point toujours dans les privilèges de la beauté d’engendrer les combats, tout de même que si Vénus était la mère de Mars et non plus son amante ? Que dire si cette beauté, celle-là même dont Platon avait placé l’Idée dans le ciel, choisit d’habiter deux figures ? Nous en vîmes le danger, aussitôt que l’on vous aperçut,
- Madame,
auprès de Mademoiselle de Champagne, ou bien ce soir encore, que c’était déjà Madame d’Épernon. Toute la Cour, étonnée d’abord que deux si parfaites beautés ne cheminassent pas sur des nues, en vint bientôt à disputer quelle des deux, à descendre parmi nous, sacrifiait le plus de divinité. Ainsi divisée en deux camps, je pense qu’elle en fût venue aux mains, non moins qu’aux jours de cette barbare galanterie où le glaive décidait de la préséance des charmes, si la présence auguste d’un prince qui commande à son gré la paix ou la guerre n’avait retenu au fourreau tant d’impatientes épées.
Quant à moi, à devoir prendre parti, et pour tant qu’il fût légitime de balancer, le nom que j’inscris au fronton de cet ouvrage dit assez haut de quel côté j’aurais combattu. Trop heureux si de le mêler à une œuvre aussi imparfaite n’est pas outrepasser mon devoir, et si, réduit à me couvrir de vos propres maximes, mon seul recours n’est pas de répéter après vous : « Tout le devoir du monde ne vaut pas une faute commise par tendresse. »
Celui-là seul excepté, qui est de me dire
Madame,
Mon amie Nane
Introduction
Cette amie que je veux te montrer sous le linge, ô lecteur, ou bien parée des mille ajustements qui étaient comme une seconde figure de sa beauté, ne fut qu’une fille de joie — et de tristesse.
En vérité, si tu ne sais entendre que les choses qui sont exprimées par le langage, mon amie ne t’aurait offert aucun sens ; mais peut-être l’eusses-tu jugée stupide. Car, le plus souvent, ses paroles — que l’ivresse même les dictât — ne signifiaient rien, semblables à des grelots qu’agite un matin de carnaval ; et sa cervelle était comme cette mousse qu’on voit se tourner en poussière sur les rocs brûlants de l’été.
Et pourtant elle a marché devant moi telle que si ma propre pensée, épousant les nombres où la beauté est soumise, avait revêtu un corps glorieux. Énigme elle-même, elle m’a révélé parfois un peu de la Grande Énigme : c’est alors qu’elle m’apparaissait comme un microcosme ; que ses gestes figuraient à mes yeux l’ordre même et la raison cachée des apparences où nous nous agitons.
En elle j’ai compris que chaque chose contient toutes les autres choses, et qu’elle y est contenue. De même que l’âme aromatique de Cerné, un sachet la garde prisonnière ; ou qu’on peut deviner dans un sourire de femme tout le secret de son corps ; les objets les plus disparates — Nane me l’enseigna — sont des correspondances ; et tout être, une image de cet infini et de ce multiple qui l’accablent de toutes parts.
Car sa chair, où tant d’artistes et de voluptueux goûtèrent leur joie, n’est pas ce qui m’a le plus épris de Nane la bien modelée. Les courbes de son flanc ou de sa nuque, dont il semble qu’elles aient obéi au pouce d’un potier sans reproche, la délicatesse de ses mains, et son front orgueilleusement recourbé, comme aussi ces caresses singulières qui inventaient une volupté plus vive au milieu même de la volupté, se peuvent découvrir en d’autres personnes. Mais Nane était bien plus que cela, un signe écrit sur la muraille, l’hiéroglyphe même de la vie : en elle, j’ai cru contempler le monde.
Non, les ondulations du fleuve Océan, ni les nœuds de la vipère ivre de chaleur qui dort au soleil, toute noire, ne sont plus perfides que ses étreintes. Du plus beau verger de France, et du plus bel automne, quel fruit te saurait rafraîchir, comme ses baisers désaltéraient mon cœur ? Sache encore que l’architecture de ses membres présente toute l’audace d’une géométrie raffinée ; et que, si j’ai observé avec soin le rythme de sa démarche ou de ses abandons, c’était pour y embrasser les lois de la sagesse.
Et voici, sous les trois robes du mot, que je te les présente, ô lecteur, pareilles à des captives d’un grand prix. Découvre-les, et avec elles le secret de ce livre. Va, ne t’arrête pas à la trivialité des fables, au vide des paroles, ni à ce qu’on nomme : l’ironie des opinions. Lève un voile, un voile encore ; il y a toujours, sous un symbole, un autre symbole. Mais pour toi seul qui le savais déjà, puisqu’on enseigne aux hommes cette vérité-là seulement que d’avance ils portaient dans leur âme.
S’il t’ennuie toutefois de pénétrer aussi avant, tu pourras te récréer aux choses qui sont ici écrites touchant l’amour. Ne crois pas, au moins, que celui-là eût mérité le mé pris, qui aurait aimé mon amie tout simplement. Car il y a une religion au fond de l’amour, comme du savoir. Et la volupté elle-même a ses mystères.
En cas que tu n’y veuilles souscrire, j’évoquerai pour toi, — par un après-midi d’août, tandis que le soleil éclate et dévore l’ombre bleue au pied des murs, — l’alcôve où mon amie, lasse de rayons et lasse d’aimer, repose dans le silence. Parfois elle soulève les paupières ; et tu verrais alors palpiter la lumière de ses yeux, comme un éclair de
chaleur au fond de la nuit. I
Les Sirènes
- « At tuba, terribili sonitu, taratantara dixit. »
- (ENNIUS, Annal.)
- C’était des cris dont on demeurait étonné ; un airain aigre, retentissant, qui, dans la nuit faisait : Hoûoûoûoû....
À cette époque mon amie Nane était presque une inconnue pour moi, bien loin de m’appartenir en propre. À vrai dire, et dans la suite même, je n’ai jamais recherché le monopole de sa tendresse. N’eût-ce pas été de l’égoïsme ? Outre qu’il en faudrait avoir les moyens.
À cette époque donc, Nane passait pour être la propriété exclusive de Bélesbat, le Hautfournier. Cet industriel, qui crevait sous lui de chiffres et de plans les ingénieurs les plus endurcis ; dont l’âme tout arithmétique aurait ramené aux quatre opérations la beauté, l’héroïsme, la haine même, ne dédaignait pas toujours d’acquérir des choses gracieuses, encore qu’inutiles. En fait Nane lui était d’aussi peu de produit qu’un buisson de roses, un hamac, une habanera ; et l’on ignorera toujours pourquoi il conservait une employée aussi coûteuse. Peut-être que cette végétative idole, languissant sous l’écorce des soies et les pierres de ses colliers barbares, le consolait d’être lui-même aussi fiévreusement mal vêtu. Peut-être qu’il aimait à voir reluire dans ses yeux mordorés les reflets inestimables de l’or, et peut-être encore qu’il l’avait louée simplement comme une enseigne à sa richesse.
Au moins n’était-elle pas son principal souci, comme il le montra en partant brusquement un jour, sur son yacht la Méduse, visiter la Terre de Feu, dont il caressait le projet d’y aménager des colonies agricoles, les asiles de nuit lui en devant fournir les premiers colons. Ainsi Nane se trouva libre, quoique pour combien de temps elle ne savait avec exactitude.
Elle s’était montrée d’abord un peu chagrine qu’on ne l’emmenât point ; car elle s’imaginait la Terre de Feu comme un pays très chaud, avec des lianes, des ananas au jus naturel, des papillons larges comme des paravents ; et sans doute aussi quelque casino où l’on pourrait déployer des toilettes excentriques, devant des gens de couleurs diverses, en smoking : quelque chose comme les nègres du quartier latin.
Il fallut lui expliquer que ce district de l’Amérique, fertile surtout en glaçons, si des épaves de grande ville le pouvaient prendre de loin pour une Arcadie, n’était pas une villégiature favorable aux jeux de nos courtisanes. Elle se consola donc assez vite de rester seule maîtresse en son petit hôtel de la rue de Scytheris, et que Bélesbat n’y vînt plus gesticuler parmi ses tables fragiles ou blâmer de son âcre voix les lenteurs du service.
En vérité, ce qu’elle aimait le plus de lui, ce n’était pas sa présence.
Il n’entrait point dans les intentions de Nane de se montrer, en son
veuvage, plus fidèle à Bélesbat qu’elle ne faisait d’ordinaire. Elle
continua donc à le tromper, quoique avec moins de plaisir depuis qu’il
était loin ; et ce fut surtout avec Jacques d’Iscamps.
D’éducation décente et d’extérieur agréable, Jacques jouait depuis près d’un an auprès d’elle, avec autant d’élégance qu’il se peut, le rôle d’amant de cœur. C’est à lui que ressortissait le département des fleurs, dragées, baignoires. Il était chargé aussi de remplacer, aussitôt mortes de langueur, les petites tortues caparaçonnées d’argent et de turquoises dont les dames s’ornaient alors ; et de jouer à Auteuil les bons tuyaux, les increvables ; comme encore de commander en des restaurants dérobés des dîners que presque toujours un petit bleu tard venu le laissait dans l’alternative de planter là, ou de dévorer tout seul, ridicule.
Aujourd’hui, que Bélesbat se balançait sur les hautes vagues de la mer, le jeu régulier des lois sur l’avancement le haussait à une situation presque officielle. Déjeunant chaque matin chez Nane, il eut la joie de s’y entendre couramment appeler « Monsieur », comme aussi de prendre une part plus active à l’administration intérieure, d’être initié aux détails les plus émouvants de la lingerie ou du chauffage. Une fois même il eut mandat de discuter avec le boucher certain compte qui n’était pas clair, et qu’il finit du reste par payer intégralement, après avoir joui pour ses épingles, en un bigorne de loucherbem assez diaphane, de quelques insinuations malveillantes.
Mais, assez vite, tout cela cessa de l’amuser ; et il se prenait parfois à regretter la vie de naguère, les rendez-vous souvent manqués, mais où il y avait une pointe d’imprévu. Et il commençait de rêver à la Terre de Feu, lui aussi, quand Nane détourna le cours de sa mélancolie en annonçant qu’elle partait pour Alger : Jacques fut du projet, tout de suite.
Mais il ne put faire le voyage en même temps que son amie, pour quelque raison de famille :
— Ne t’inquiète pas, lui dit-elle. Il y a l’ancien amant de ma sœur, tu sais...
— Je ne sais pas du tout.
— Enfin, il a envie de venir avec moi. Il est très malade, phtisique au dernier point, et c’est une charité de le prendre ; il a été si bon pour ma pauvre sœur, avant qu’elle ne fût mariée. En tout cas j’aime autant qu’il vienne, à cause des Hauts Fourneaux. Ce n’est pas toi, hein ? qui pourrait servir de chaperon.
Jacques, flatté, eut un sourire :
— Enfin, qui est-ce, ton phtisique ?
— C’est un ponte très chic : le vicomte d’Elche. Je crois qu’il est à moitié Espagnol, ou Autrichien.
— Comme tout le monde.
Quelques jours après, joyeux d’avoir fui les brumes de décembre
parisien, Jacques débarqua sur les quais d’Alger par un temps de
paradis. Au-dessus de lui il pouvait voir le boulevard de la République
éclater de lumière, sous l’azur tendre ; et plus bas, à droite, les
pêcheries grouillantes, ou bien la Marine dont les eaux clapotaient dans
une ombre verte et noire.
Ayant envoyé, provisoirement, pensait-il, son bagage à l’hôtel, il prit une voiture découverte et se fit conduire à Mustapha-Supérieur, villa Beau-Regard, où demeurait Nane.
Elle sourit tendrement à le revoir, et, une fois de plus, le jeune homme ressentit l’attrait de ses lèvres lentes et de ses indolentes mains. Mais dès qu’il voulut parler de s’installer à la villa :
— Ça n’est guère possible, objecta Nane. D’abord, il y a d’Elche, déjà.
— D’Elche ? Et qu’est-ce qu’il fait ici, celui-là ?
— Tu le verras ; il est si malade. Et puis, autre chose : j’ai eu des nouvelles de Bélesbat. Il revient en France d’un moment à l’autre ; et de là, il peut nous tomber dessus, comme une cheminée.
— Comme une cheminée, comme une cheminée...
Il finit par dire oui, ne pouvant mieux faire. Quelques instants après, dans le jardin, parmi les bambous et les iris, on lui présenta un malade blond, chargé de plaids, qui prenait le soleil sur une chaise longue, en toussotant. Il parlait avec fatigue, d’une voix gutturale ; et laissait voir à table cette fringale qui est particulière aux tuberculeux. Sa soif aussi était maladive ; après le café qu’il avait renforcé de cognac, ses joues s’empourprèrent d’une ardeur sinistre.
Du reste, point gênant ; et Jacques aurait cru avoir retrouvé sa Nane des meilleurs jours, si la crainte vraiment exagérée d’un Bélesbat se laissant choir de la lune pour la surprendre n’avait paru constamment croître chez elle.
Il était une heure après minuit. Jacques, dont la jeune femme qui
s’assoupissait à son côté ne soutenait décidément plus la conversation,
s’apprêtait à jouir lui aussi d’un repos bien gagné. Un instant, il
caressa du bout de ses doigts la gorge de Nane, juste assez pour la
faire protester au fond de son sommeil par un faible gémissement,
recroquevilla ses jambes et s’endormit.
Alors, du côté de la mer, un âcre appel déchira la nuit : c’était comme la plainte d’un jeune cyclope en dentition — ou le cri de guerre de l’oiseau appelé rock quand il se précipite sur une foule d’éléphants. Nane se dressa :
— Tu entends ?
— Eh bien, c’est une sirène.
— C’est la Méduse, j’en suis sûre, cria-t-elle ; je la reconnais. Bélesbat va être ici à la minute. Va-t’en Jacques, je t’en prie, va-t’en.
Le jeune homme ne se laissa pas faire tout de suite : quelle imagination, maintenant, de reconnaître les yachts à la voix. Comme s’il n’y avait que la Méduse qui eût une sirène. Et d’aller croire que Bélesbat arrivât à cette heure-ci, sans s’annoncer, même, etc., etc.
— Tu veux donc me faire perdre ma situation, gémit Nane ; et Jacques, « bouclé », s’en fut.
Le surlendemain ce fut la même alerte, mais un peu plus tôt ; deux jours après pareillement, puis une autre fois encore, et enfin trois nuits de suite ; on eût dit que tous les bateaux de la Méditerranée s’étaient donné le mot pour n’entrer au port d’Alger qu’à la faveur de l’ombre, et Jacques, accablé sous la main de la Providence, abruti, docile, se levait sans plus de plaintes, se rhabillait, rentrait à l’hôtel, sous la lune, par les lacets bordés de cactus.
Mais un soir qu’il avait dîné en ville et ruminé de mauvaise humeur toutes ces nuits gâchées, il se jura de ne pas monter à la villa, pour cette nuit. Donc, ayant allumé un cigare, il alla faire un tour, tout seul, vers Lagha, revint, descendit jusqu’au port.
La lune n’était pas encore levée et à travers la nuit diaphane, couleur de saphir, Jacques pouvait apercevoir la mer palpitante.
Soudain, d’un petit caboteur qui était à quai, il entendit jaillir ce même rugissement qui depuis peu lui servait de diane avant l’heure. Sur le bateau, d’ailleurs, rien ne bougea, ni homme, ni cordage, et la machine semblait n’avoir de pression que ce qu’il en fallait pour faire hurler la mégère de fonte.
Quand ce fut fini, il y eut quelque bruit encore, comme d’un fourneau qu’on éteint, et puis un vieil homme qui fumait la pipe vint s’accouder à l’arrière.
— Holà hé, demanda poliment Jacques, quel fils de chienne de boucan faites-vous là, puisque votre raffiau est sur ses ancres ?
Le vieux mit la main au-dessus de sa bouche, comme pour parler bas : « Té, je vais vous dire, fit-il ; l’autre jour il est venu un monsieur, espagnol, je pense, avec une jolie bagasse ; qui m’ont donné de l’argent pour faire marcher ma sirène la nuit, tout le temps que je resterais à Alger, quand ils me le feraient dire. Même qu’ils riaient beaucoup. »
— Ah ! pensa Jacques, ah ! ils riaient !
Lui, non.
— C’est curieux, dis-je à Jacques, — car c’est lui-même qui m’avait conté
cette histoire — je ne croyais pas que les petits caboteurs eussent de
sirène.
— Celui-là en avait bien une, je vous assure, et qui n’était pas dans un étui ; non, pas assez dans un étui, même.
— Mais comment avez-vous eu le courage de reprendre Nane ? Je sais bien que moi...
— On reprend toujours une femme, lorsque elle vous a pris : vous êtes bon, vous, avec votre courage ! Pensez-vous que ce soit la seule sottise que j’aie faite pour Nane ?
— Au moins pourraient-elles être moins affirmées. Mais vous, vous faites vos bassesses le front haut.
— Bassesses, bassesses : vous n’en avez aucune à vous reprocher, vous ?
— Ni ne compte en avoir aucune.
— J’aime mieux ne pas me singulariser, conclut un peu sèchement Jacques, que mes remarques semblèrent avoir agacé.
Mais quand on est entre amis, n’est-ce pas pour se dire des vérités désagréables ?
== II Comment on s’aime ==
1. Première version
[modifier]- « ...inde proverbium ductum, deos laneos pedes habere. »
- (MACROB. Saturn.)
- « ...incessu patuit dea. »
- (VIRG. Eneid.)
- Au contraire de ces dieux que les Romains accusaient d’avoir les pieds en dentelle, Nane marchait, et même divinement, étant elle-même chose divine.
La première fois que je lui prêtai une sérieuse attention, Nane était en
l’air, et tombait d’un omnibus.
Sa Victoria suivait à paisible allure le Batignolles-Clichy-Odéon, où
elle avait eu ce jour-là l’heureuse fantaisie de « prendre une impériale,
afin de jouir du paysage » ; et un peu avant le pont des Saints-Pères,
en un des points que la Compagnie d’Orléans venait de choisir pour y
exécuter de mystérieux travaux, le cocher de Nane put, en même temps que
moi, admirer un spectacle gracieux.
Le Batignolles-Clichy-Odéon, en tournant, dérapa, oscilla un peu, et versa sur la gauche. Je vis quelque chose de clair, de blanc, de rose, qui décrivait une élégante parabole : c’était Nane. Obéissant aux lois présumées de la gravitation, elle quitta brusquement son banc, en même temps que plusieurs autres personnes, et tomba.
Elle tomba assise, se fit très mal, et fondit en larmes, silencieusement. Tel un vieux monsieur, qui retrouve sa fille après une absence de plusieurs années, je reconnus seulement alors, ne l’ayant pas rencontrée depuis longtemps, Mlle Hannaïs Dunois, maîtresse de mon ami Jacques d’Iscamps, ou peut-être sa veuve, car il devait se marier dans peu de jours. Jugeant d’ailleurs qu’il valait mieux qu’elle ne s’éternisât pas dans cette position sédentaire, je la pris par les mains pour la remettre debout. Elle ne semblait pas meurtrie, et, comme le temps était beau, n’était salie que de poussière.
— Tiens, c’est vous, dit-elle, me reconnaissant à son tour. Vous seriez bien gentil de me raccompagner jusqu’à ma voiture ; elle ne doit pas être loin.
Quand elle y fut montée : « Vene z avec moi un peu plus loin, ajouta-t-elle, voulez-vous ? J’ai peur de rester seule, à me sentir comme ça toute disloquée. » Je pris sa gauche, et comme nous passions par la rue Royale, elle accepta de s’arrêter un moment pour boire n’importe quoi de réconfortant. Nous descendîmes donc, elle un peu patraque encore ; mais une demi-heure plus tard nous étions devant notre vin de Porto à plaisanter le plus gaîment du monde sur sa chute, dont au reste il ne semblait lui rester rien qu’un peu de gêne à être assise.
Si la conversation tendait à languir (car on ne peut constamment à deux, dont une femme, frapper des pensées ingénieuses), aussitôt elle se battait légèrement les côtés, ce qui faisait lever de la poussière. Et de rire tout de nouveau, à petits éclats : car elle est d’un esprit simple ; et si elle s’est une fois résolue à juger une chose drôle, elle pourrait se la représenter cent jours de suite et s’en réjouir encore d’aussi bon cœur.
Cependant le temps avait coulé, il y avait près d’une heure déjà que l’odeur répandue de l’absinthe nous présageait le soir et que les Parisiens fussent près de se nourrir :
— Si nous dînerions ici ? dis-je.
— Je ne vous cacherai pas, me répondit Nane, que j’aimerais bien me tenir un peu étendue. Mais si vous voulez venir dîner à la maison, je me mettrai sur une chaise longue — et nous dirons des choses.
Cela ayant été ainsi convenu, je courus chez moi m’habiller, et de là avenue de Villiers où demeure Nane.
C’était, au bout, bout de l’avenue, un hôtel de poupée, mais assez
simple d’aspect, comme aussi de train. La porte cochère est condamnée
pour absence de concierge ; et il y a juste assez de jardin pour qu’on
garde en gravat à ses semelles de quoi rayer le ciment mosaïque du
vestibule. Une femme de chambre vint m’ouvrir. Avec la cuisinière
(l’équipage étant d’un loueur) c’est toute la maison de Nane, qui a
ralenti ses allures depuis la mort de Bélesbat. Quoique l’industriel,
pratique dans sa bienfaisance même, lui ait fait legs d’une solide rente
viagère, celle-ci n’est point telle que Nane puisse encore, et malgré
la bonne volonté qu’a jusqu’ici mise Jacques à finir de se ruiner pour
elle, soutenir les fêtes d’autrefois, ni la parade un peu ostentatoire
qu’elle menait rue de Scythéris, en ce voluptueux hôtel la Billaudière,
aujourd’hui, hélas ! occupé par une aigre et dévote tante de Bélesbat, sa
seule héritière. Mais, dans une demi-paresse, et sans trop chercher que
les jeux de son corps lui procurent un lustre nouveau, Nane laisse
les heures glisser sur elle sans la meurtrir, telles au printemps les
gouttes d’une pluie ensoleillée sur la fleur nouvelle.
Ce soir, elle s’est vêtue d’un peignoir assez ajusté en crêpe de Chine vert, mais du vert le plus faux, le plus agaçant, le plus délicieux. Elle a des dessous, semble-t-il, tout blancs ; au moins ses bas le sont-ils, et la peau de ses pantoufles. Sa chevelure, qui a comme ses yeux la patine de ces bronzes que le baiser des pèlerins a jaunis, est retroussée par devant, à la Messaline. Son col long et sa nuque portent un triple collier d’émaux verts, dont elle a aussi une ceinture.
Elle est ainsi tout à fait prenante. Et moi qui l’avait vue cent fois, sans y prendre autrement garde qu’à tous ces articles de Paris qui plaisent à notre habitude sans atteindre notre curiosité, il lui a fallu, pour que je la remarque, se laisser choir avec éclat d’une impériale sur les sordides travaux de l’Orléans. D’ailleurs elle ne l’a pas fait exprès.
— Vous rappelez-vous, Nane, quand nous montions à la Raillière, tous les soirs, et que Jacques arborait le béret pyrénéen ?
— Vous rappelez-vous comme il soufflait pour monter aussi vite que nous, et ce qu’il avait été jaloux, un soir que nous avions été prendre des glaces sans lui ?
Je feins de me rappeler très vivement, quoique cette saison à Cauterets, qui remonte à deux ans déjà, ne m’ait laissé que des souvenirs confus, au moins quant à Nane. Mais ce soir je ne saurais lui refuser rien, pas même un mensonge.
Étendue très de côté, ce qui la fait hancher, sur un de ces longs fauteuils de bord en rotin, où il y a un trou à l’avant-bras pour mettre son verre, elle est toute calée de petits coussins et de plaids. Et elle réveille en moi des images anciennes de voyage. Par-dessous le bruit de nos paroles, ressuscite un peu de passé : autour d’un pont de paquebot, la miroitante mer des Grandes Indes ; et les filaos qui pleurent aux bords d’une île ; ou bien la grâce dormante des créoles, si lasses de n’avoir jamais rien fait.
Cependant le dîner s’est achevé. On sert le café là même ; et Nane, sans plus dire mot, sourit vers moi de sa bouche puérile. Il y a quelque chose, ce soir, dans son sourire, que je ne démêle pas, et je vais m’asseoir, contre elle, sur le grand fauteuil.
— Vous savez bien, me reproche-t-elle bientôt, que je ne puis pas bouger, que je suis sans défense, toute meurtrie... non... vous me faites mal !
— Sérieusement, vous souffrez encore ?
— Au fond, pas tant que ça, reprend-elle. C’est plutôt la même chose que si j’avais reçu le fouet....
Peu à peu le sourire de Nane m’apparaît tout près et très loin ; comme les choses que l’on aperçoit encore en s’endormant par un après-midi d’été, alors qu’à travers toute la profondeur d’une muette maison, on n’entend plus rien que, parfois, une porte qui claque, ou le jeune pas de quelque servante sur la dalle des frais corridors.
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Il me semble que c’est ainsi, un peu dans un rêve, que nous avons changé de chambre, Nane et moi. On dirait même qu’il y a longtemps, si j’en crois un état somptuaire qui aurait éclairé, sur la nature récente de nos relations, les tribunaux les plus borgnes, et jusqu’au regretté Président Magnaud. Nane en est frappée aussi.
— Quel dommage, observe-t-elle, que Jacques ne nous voie pas comme ça.
— Il est un peu tard pour le faire prévenir, lui dis-je ; tandis que je m’occupe de réparer le désordre de ma toilette.
— Où allez-vous ? Est-ce que vous partez ? Et elle se pelotonne sous les couvertures.
— Rendez-vous avec un parent de province, à la sortie des théâtres — vieillard susceptible. Et il est minuit passé. Pourvu que je trouve une voiture.
— Au lieu de rester à me soigner, dit-elle mollement.
— Je suis sûr que l’exercice ne vous vaut rien. Bonsoir. À demain, ici, cinq heures, voulez-vous ?
Nane veut ; moi je m’en vais lâchement me coucher et ne tarde guère à tomber dans ce sommeil profond des gens qu’on doit guillotiner le lendemain.
D’ailleurs, comme l’a dit M. de Bourdeille, « ce qu’il peut y avoir de commun entre l’amour et le dormir, je n’y sçaurais entendre. Et me semblent deux bien trop excellentes choses pour les brouiller, et ne les pas faire chacune à part et en son heure. »
2. Version seconde
[modifier]- « Socrates apud Xenophontem abstinendum esse in totum ab ista osculandi consuetudine censet : quia nihil, inquit ad amorem incendendum acrius est osculo. »
- (HEEREBORD, Exercit. Ethic. XLIX, p. 173.)
- Socrate, ou plutôt Xénophon qui, soit niaiserie, soit malice, lui a prêté aucunes fois ses propres opinions, conseille de fuir l’usage du baiser, à cause de l’amour qui s’en engendre.
- Et le roi Archelaos, à qui l’on rapporta cette bourde : « Autant vaudrait, dit-il, ne boire plus, parce qu’il enivre. »
En cas que la première version de mes débuts auprès de Nane n’ait point satisfait tous les esprits, il convient d’en donner une seconde : ainsi les délicats pourront choisir la forme de vérité qui leur agréera davantage.
Mais, s’il se rencontre quelque partie commune à ces deux récits, il faudra prendre garde que les gestes relatifs à l’amour sont peu nombreux, et que l’on n’en peut faire aucun sans qu’il ressemble à d’autres qu’on a déjà faits.
J’avais invité à prendre le thé dans mon atelier ce jour-là Jacques d’Iscamps, à qui un mariage prochain rendait aimables les plus petites fêtes, et Nane, avec qui il ne s’était encore pu résoudre à rompre ; c’était même là pour moi un sujet de constante surprise ; j’admirais que cette poupée menât à pareilles rênes un homme qui passait pour énergique. Mais cela est un tort que de dénigrer les femmes avant de les avoir, et c’est du jour seulement qu’on les a tenues entre deux draps qu’il y en a des raisons sérieuses.
Je comptais aussi sur cette Noctiluce (Fulvia-Noctilux, comme elle signait) dont les cheveux bleus et les dents en pointe m’avaient séduit naguère. Celle-là était d’origine inconnue, et parlait plusieurs langues avec une égale difficulté. Elle ne ressemblait à rien en France, et paraissait même d’un autre siècle : on eût dit parfois qu’elle sortait d’un Suétone.
Il y avait en elle toutes les curiosités, avec des goûts dont la police, malheureusement, de notre nation lui rendait l’exercice difficile. Il semblait qu’elle se fût plus satisfaite ailleurs et gardât des regrets à ces climats où il est loisible encore de se procurer une chair à meurtrir, esclave et jeune.
Mais, depuis quelques jours, nous nous sentions un peu las l’un de l’autre : la cruauté aussi devient une chose insipide à la longue, si elle n’est qu’imaginative. Ce matin-là même elle s’excusa de ne pouvoir venir, par les mots suivants :
« Cher ami, un Londonien de passage qui va pour tirer des noirs (il
paraît qu’il va y avoir guerre là-bas) m’offre dans ses chambres un
spectacle plus pimenté que votre lunch. C’est tout à fait des primeurs,
dit-il, comme les petits poissons de Caprée : mais les poissons ne crient
pas. Adieu, je viendrai vous dire après. Excuses à vos amis.
- « F.-N. »
Un second bleu m’annonçait que Jacques ne venait pas non plus :
« Mon cher ami, j’ai écrit enfin à Nane pour rompre, et lui annoncer
tout. Là-dessus elle m’a joué un tour pendable : vous raconterai tout ça
plus tard. Ne comptez donc pas sur nous aujourd’hui. Excuses à votre
amie.
- « Jacques. »
Sans plus espérer personne j’allai tout de même à mon atelier : je l’aime
parce qu’ il est sans cesse enveloppé d’un silence admirable. Et je
pensais faire de la musique ; mais je me contentai, pendant près d’une
heure, dans un de ces fauteuils profonds qui semblent avoir été inventés
par la paresse même, de contempler, tout en fumant, les damas fanés,
rouges et jaunes, qui retombent de la galerie et voilent le haut de
l’orgue. Tout à coup on sonna : c’était Nane.
Elle entre de son pas glissant, allongé, silencieux, qui en fait une chose si belle à voir marcher, et tandis que je lui baise le creux des mains :
— C’est gentil, dit-elle, chez vous.
Puis elle s’assied, et demeure immobile. Sous des paupières pesantes, ses yeux de pierre dure sont vides d’expression, et sa bouche, qui est comme celle d’un enfant, fait sans cesse une petite moue. Elle a l’air, aujourd’hui, d’une chose naturelle, fraîche, qui arriverait de province dans un panier ; il s’en dégage comme l’odeur des fougères trempées par l’orage ; et je pense un instant respirer ces bois noirs et frais de chez nous, où il y a de l’eau qui court.
— Vous êtes donc peintre, reprend-elle, que vous avez un atelier ?
— À Dieu ne plaise ; mais pour avoir droit à une salle vaste, commode, bien éclairée, est-ce qu’il est indispensable de salir de la toile ?
— Vous savez, moi je disais ça pour dire quelque chose.
— Je n’espérais plus votre visite : Jacques m’a écrit pour décommander.
— Alors, parce que Monsieur se marie, il croit qu’on ne va plus jamais rien faire !
— Du thé, par exemple ?
— Merci, j’aimerais mieux une cigarette.
Elle l’allume, et retombe dans cette immobilité qui est une de ses grâces : on dirait, tant ses mouvements sont rares, qu’ils sont précieux bien plus que ceux des autres êtres.
Nous nous taisons tous deux ; et il semble bien que tous deux nous pensons la même chose ; c’est qu’il va falloir que je lui fasse quelques doigts de cour : cette obligation de politesse n’échauffe ni son cœur, sans doute, ni le mien.
Nous nous taisons.
— Galanterie française, m’écrierais-je, si l’on s’écriait jamais en ces rencontres, pourquoi me faire une nécessité professionnelle de ce qui serait si agréable, s’il était spontané. L’inspiration de mes sens ne suffirait-elle pas mieux que la tradition, ou mes lectures, à me faire presser une main tremblante, un genou qui se dérobe (ou non) et cette taille, où il ne semble pas encore que le corset ait marqué ses plis. Outre les cas où ça n’est pas drôle, et que, si Nane était une dame mûre de médiocre conservation, l’ardeur que j’apporterais à l’attaque, constamment refroidie par l’effroi de vaincre, me mettrait en ridicule posture. Enfin.
— Vous avez là, Nane, une bien jolie robe : elle fait valoir vos hanches.
— Vous me l’avez vue plus de cent fois.
— Plus de cent fois ? Peut-être pas. Et puis il y avait du monde. (Ceci est le début de la campagne.)
— Vous ne regardez les robes que dans l’intimité ?
— Et à l’envers, Nane, comme les feuilles.
Elle rit, languissamment. Je me rapproche d’elle, et je m’efforce d’avoir l’air hardi comme un page. Mais son front se plisse.
— Quel monte-en-bas, dit-elle tout à coup, que ce Jacques. Vous savez qu’il m’a lâchée. Monsieur épouse un sac.
— C’est pour la rime, sans doute.
À ce moment la porte s’ouvre (ne donnez jamais votre clef à une femme) et Noctiluce entre en tempête. Déjà je flaire une scène ; mais les choses tournent plus heureusement.
— Vous me trompez tous les deux, dit-elle de son rire blanc (et, retenant les poignets de Nane dans une seule de ses mains vigoureuses, de l’autre elle feint de la battre), voilà, voilà pour vous.
— Mais d’Iscamps devait venir, dis-je, et nous l’attendions.
— Les pieds sous la table.
— Mais non, en causant de son mariage.
— C’est vrai, donc, cette affaire-là ?
— Oui, ma chère, avec la fille à Blokh-Rosenbuisson.
— Ah ! le vieux Refiens-y.
— Pourquoi Refiens-y ?
— Il paraît que c’est ça qu’il dit, cet homme, pendant le temps. C’est une amie qui m’a raconté, qui avait été à son cinématographe : vous savez qu’il en a un, avec des tableaux obscènes, des choses qui se passent à Naples. Alors il y mène des petites femmes, une à une ; il se figure que ce sera meilleur marché, pour l’excitation. Le comble est que son concierge le montre pour de l’argent pendant ses absences.
— Est-ce qu’ils partagent, au retour ?
— Je ne sais pas. Et quant à sa fille, elle est belle. Je l’ai vue à l’Hippique : elle avait une jupe grise légère, avec un transparent rose vif. Partout où ça plaquait, on aurait juré la peau : c’était rafraîchissant, comme, ces pastèques, vous savez, qu’on vend dans les rouges rues de Delhi.
— Je ne sais pas. Et votre séance ?
— Ne m’en parlez pas ; je commence à croire que dans votre pays tout est chiqué ; et j’avais vu aussi bien à Ménilmontant. À peine s’il y a eu un peu d’émotion, une fois ou deux.
— Quoi donc ? demande Nane.
Noctiluce le lui explique, à mi-voix : Nane semble intéressée ; sa langue pointe entre ses lèvres, deux ou trois fois, et, l’histoire finie :
— Ah ! dit-elle tendrement, quelle horreur !
— Mais je vous laisse, reprend Noctiluce. Vous attendrez bien M. d’Iscamps sans moi. Non, ne me retenez pas : rendez-vous pressant. Vous, je vous laisse votre clef, en cas que Nane saigne du nez.
Sur cette détestable plaisanterie, elle se sauve, sans rien vouloir entendre, me laissant en proie aux mêmes devoirs que tout à l’heure. Le soir, rouge maintenant, entre par les fenêtres, et brouille, de ses reflets fantasques, l’aspect de toutes choses : c’est une heure sinistre.
Et je reprends mon poste de combat, sur le divan.
— Il va faire nuit tantôt, dit Nane.
— C’est le demi-jour propice aux doux larcins, dont on vous a sans doute déjà parlé. Non, ne me repoussez pas les mains, elles reviendraient.
Mais elle n’oppose plus qu’une faible résistance : elle calcule peut-être que d’ici l’heure du dîner il reste peu de temps à perdre.
— Est-ce que vous avez mis le verrou ? demande-t-elle.
- *
Ma flamme vient d’être couronnée : ces choses-là ne vont pas sans qu’elle
en soit d’abord sinon éteinte, au moins affaiblie. Nane elle-même, parmi
de nombreux coussins, semble appartenir tout entière à ses pensées, et
un grand silence pèse sur nous de toute part.
— Je voudrais, dit-elle tout à coup, que Jacques nous voie comme cela.
Mais Jacques ne nous verrait pas (et il vaut autant), car il fait maintenant presque nuit noire. Et tout en allumant les lampes je songe, non sans quelque regret, au cercle, où l’on se nourrit si bien entre hommes ; et qu’il va falloir dîner en cabinet avec Nane, et le garçon, comme compagnie, de temps en temps.
==III - L’Apéritif chez la Marquise==
- « Patribus cum plebe connubii nec esto. »
- (Leg. XII Tab.)
- Les mariages mixtes ne sont pas tous des unions modèles.
Ce ne fut pas un mariage d’inclination, que fit Jacques d’Iscamps. Il approchait de la trentaine, sans avoir pu décider encore, des tripots ou des hippodromes, où il est le plus aisé de perdre son argent. Du moins en avait-il avec ardeur embrassé l’occasion sur toutes les plaines vertes qui s’étaient offertes à ses yeux, pour ne rien dire de quelques-unes de ses contemporaines où il s’était plu coûteusement. Aujourd’hui, il songeait, la bouche amère, qu’enfin il était à la côte lui aussi : côte fâcheuse où tant de ses amis avaient déjà fait naufrage, côte inhospitalière où, parmi le roc, sous des huttes enfumées, rampent et se nourrissent huileusement de poisson des gérants de cercles, quelques notaires coriaces, et la puante tribu des fournisseurs au sourire mince.
L’idée du mariage flottait autour de Jacques : « Je ne puis pourtant plus taper maman », pensait-il ; de fait, la marquise d’Iscamps était bien capable de se ruiner toute seule et sans qu’on l’y aidât. Jusqu’ici le monceau de sa fortune avait résisté ; mais il semblait enfin qu’il s’entamât secrètement, et l’on y pouvait deviner des lézardes comme dans ces blocs de glace, au dégel, qui frissonnent à la base longtemps avant de s’abymer dans les eaux.
Mais des embarras où elle s’était trouvée sans doute, ayant depuis peu vendu des terres, elle n’avait rien marqué. Frivole, nonchalante, d’une naïveté un peu hautaine, il ne semblait pas qu’aucun chagrin pût altérer la bienveillance dont elle regardait la vie ; et son plus grave caprice aujourd’hui était de jouer à la douairière, se coiffant de dentelle et réclamant des petits-enfants à tout prix.
Le prix lui aurait paru peut-être un peu haut, si elle avait pu concevoir que l’amour n’entrait pour rien, et au contraire, dans la recherche que fit Jacques de la belle Mlle Blokh-Rosenbuisson, et qu’il n’y prétendait épouser autre chose qu’une fortune d’ailleurs mal acquise. Car M. Blokh en avait autrefois gagné le noyau en fournissant à l’armée russe des riz dont l’empire des Indes lui-même aurait refusé de nourrir ses administrés en temps de famine ; et même cela lui avait valu, au front de ces troupes qu’il avait failli affamer, une promenade du matin, en pyjama, et dont un knout rythmait l’allure. Paris, toujours ouvert aux martyrs de la politique, fit le meilleur accueil à ce fournisseur battu, comme à ses économies. Mais parmi les Français qui montrèrent le plus de cette hospitalité qui est une de nos grâces nationales, notre homme distingua surtout M. Rosenbusch, dit Rosenbuisson, jadis son coreligionnaire, et récemment converti au protestantisme par un groupe de libres-penseurs. Il poussa la sympathie jusqu’à en épouser la fille, ayant, du reste, peu de temps après son arrivée, trouvé, lui aussi, son chemin de Genève ; et, issue de tout cela, Georgette Blokh-Rosenbuisson faisait aujourd’hui une chrétienne très sortable, qui dédaignait sans doute le Talmud de Babylone ainsi que les crimes rituels, n’ayant gardé de ses ancêtres que l’habitude atténuée mais fâcheuse de se gratter hors de propos. Elle était enfin d’une beauté extrême, comme d’une extrême impudence.
Ce mariage, dès qu’elle y songea, lui plut. Très fine et parisienne, sinon Française, elle égrenait autour d’elle, depuis son enfance, tout un chapelet de parents et d’amis qui la dégoûtaient un peu. Il lui parut qu’une couronne de marquise, un château poitevin, un vieil hôtel rue de Bellechasse devaient, avec Dieu, suffire à la garder des siens ; et il n’était pas désagréable d’acheter le marquis avec, quand c’était comme celui-ci un beau gars, un peu massif, mais d’une vigueur élégante.
Elle sentait bien qu’il ne l’aimait pas, qu’il en était très loin, au delà même de l’indifférence ; et elle était assez pénétrante pour démêler sous sa politesse quelque chose qui ressemblait plutôt à de l’aversion. Mais ne pouvait-elle pas le conquérir plus tard ? Son imagination, déjà avertie, lui faisait voir, dans un corps aussi magnifiquement ordonné que le sien pour l’œuvre de la chair, les conditions secrètes d’un plaisir assez puissant pour faire oublier le bonheur.
Il y avait un motif moins pur encore aux projets de Georgette, et qui en dit trop long sur certaines vierges modernes pour ne le pas dévoiler. C’est qu’une de ses amies, plus âgée qu’elle et mariée, ayant pris, pendant quelques mois, Jacques pour amant, avait eu l’indiscrétion inusitée de venir le conter à la jeune fille : peu à peu elle avait fini par lui décrire tout le particulier de cette liaison, avec des détails tels que Georgette ne s’y plaisait pas toujours sans rougir. Il lui en resta du goût pour l’homme que sa pensée avait si souvent dévêtu, et comme des droits sur cette chair qu’elle n’eût pas mieux connue pour l’avoir pressée en tous sens de ses propres mains.
Quand Jacques se fut enfin décidé à sauter le pas, il ne resta plus qu’une difficulté, celle de religion, et qui se trouva légère. Georgette en effet n’hésita pas à pousser jusqu’au bout la conversion de sa famille, en sorte que Mme d’Iscamps n’opposa plus de résistance. D’ailleurs, pour le peu qu’elle l’avait vue, elle aimait presque Georgette et se réjouissait que cette âme de prix revint au giron de Rome. Jacques, d’autre part, lui avait juré que son bonheur dépendait de ce mariage ; et peut-être firent-ils bien de ne pas chercher à s’entendre trop exactement sur le sens du mot bonheur.
— Il me suffit, dit-elle, non sans dignité, d’être sûre que tu l’as choisie droite, au physique comme au moral.
Jacques songea avec un peu de mélancolie à la devise qui était la sienne : Droit ! et qui fut donnée par saint Louis à Hugue Poitevin d’Iscamps, guéri par miracle après avoir été laissé pour mort dans les sables de la Mansoure. Interrogé pourquoi il s’était mis si avant parmi les Sarrasins sans retourner, il répondit qu’on ne lui avait pas enseigné à faire virer son cheval.
— Moi, c’est les autos, pensa Jacques.
Son mariage décidément le laissait sans enthousiasme. Pour comble, il prévoyait, côté beau-père, des marchandages répugnants : l’homme l’était déjà, avec sa mine de chien qui se rappelle le fouet. Car il n’appartenait pas à la variété triomphante des Blokh, ayant l’air d’un cambrioleur qui vient de tomber sur un coffre-fort incrochetable ; et c’était une obsession pour Jacques, mais, aussitôt qu’il le voyait, une comparaison jadis entendue lui revenait en tête : Nous avons été volés, comme disaient les trois Juifs, retour d’Écosse. Et, dans ce milieu, qui allait être un peu le sien, où il se surprenait à compter les branches des chandeliers, sa fiancée lui semblait une chose sordide et magnifique, inventée, en haine de lui, par Rembrandt-van-Rhyn.
Il y avait autre chose où Jacques se trouva plus intéressé qu’il n’aurait cru : c’était sa maîtresse Hannaïs Dunois, plus connue sous le pseudonyme de Nane, et qu’il possédait en titre depuis que la mort de Bélesbat, l’homme des hauts fourneaux, avait affranchi cette belle personne d’une servitude d’ailleurs assez légère, et adoucie encore par des honoraires élevés. Jacques s’était attelé courageusement à cette succession : il avait tant de choses à pardonner à Nane qu’il ne savait plus rien lui refuser, et cela contribua à le ruiner comme aussi à le marier plus vite.
Car, juste retour, la courtisane, qui désunit certains ménages, en prépare d’autres, par l’obligation où tombent les célibataires qu’elle a mis à sac de rechercher dans un accouplement légitime les ressources qui commencent à leur manquer.
Mais Jacques souffrit à la pensée qu’il n’embrasserait plus ces membres souples et minces : que dans le petit hôtel de silence, où seul le rire faux de Nane perçait les tentures, sa chair d’ambre rayonnerait pour d’autres, sous les veilleuses. Et soudain il sentit de quel poids pesait sur son cœur la menue idole qu’il avait polie et parée de ses propres mains.
Car il fallait rompre : plusieurs siècles de convenance écrasaient Jacques de leur code héréditaire ; il fallait rompre, et sans l’espoir qu’on pût renouer plus tard. Car il savait aussi quel maladroit sacrilège c’est de reprendre une femme après un long intervalle ; et que le vin de Jurançon qu’on laisse, après en avoir bu, s’éventer dans la bouteille, n’est plus bientôt qu’une topaze insipide.
Jacques recula pourtant jusqu’à ses fiançailles, même un peu au delà. Déjà le mariage, sans avoir été annoncé, était connu un peu partout ; et il s’étonnait que Nane n’en fût pas encore avertie. Rien que sa mine à lui, et quelques précautions toutes nouvelles qu’il prit pour qu’on ne les vît pas trop publiquement ensemble, auraient dû la mettre en éveil. Mais il n’y parut rien, et quand Jacques enfin ne put pas reculer davantage, il n’osa affronter la scène prévue de désespoir : peut-être eut-il peur plus encore que Nane ne lui rît au nez en disant : « Je le savais. » Bref il prit le parti d’écrire.
La lettre était joviale, trop joviale ; et il y avait aussi le souvenir d’usage, mais assez gros pour consoler le plus solide désespoir de veuve. Jacques avait même éprouvé quelque joie en donnant par avance cette direction imprévue à l’argent Blokh.
Ayant lu la lettre de Jacques, qui décidément était maladroite, Nane, presque frénétique, cria, pleura, et cassa de la poterie. Peu s’en fallut même qu’elle ne déchirât le chèque propitiatoire où son nom était accompagné d’un gros chiffre : elle n’en fit rien pourtant, à la réflexion.
Ce courroux n’était pas raisonnable ; et il y avait longtemps que Nane connaissait les desseins de son amant, sans qu’elle s’en fût mise beaucoup en peine. Mais elle avait préparé pour la rupture tout un ensemble de pleurs, de langueurs, de pathétiques colères ; mais elle avait prévu la suprême étreinte, les caresses qu’on se donne encore une fois, qu’on ne se donnera jamais plus, et qui, d’être les dernières, semblent profondes comme la mort. Et voici que toute cette tragi-comédie ne serait pas jouée. Nane, après avoir écouté les pas de Jacques décroître à travers la porte ne retomberait pas brisée sur un sofa de couleurs assorties à son peignoir ; elle ne dirait pas d’une voix touchante : « Je connais les devoirs que votre monde vous impose » ; elle ne dirait rien, elle ne ferait rien, ou bien ce serait toute seule : Jacques renvoyait son rôle.
De tout cela il lui fallait une vengeance, sinon à la corse, au moins à la parisienne :
« Que pourrais-je bien faire, songea-t-elle, qui lui serait très désagréable ? » Et l’idée la plus saugrenue germa dans cette cervelle mousseuse.
Deux heures après, vêtue le plus sérieusement qu’elle avait su, elle descendait de voiture, rue de Bellechasse, devant l’hôtel d’Iscamps. Jusqu’au vestibule tout alla bien, et comme c’était justement le jour que Mme d’Iscamps recevait, elle allait être introduite tout de go, quand le hasard, qui avait voulu rire, fut déjoué dans ses calculs par le passage de Firmin, honnête domestique vieilli dans la maison, et tel qu’on n’en rencontrerait pas même dans les romans. Cet homme blanchi par l’âge, mais « à qui on ne la faisait pas », s’avança le plus vite qu’il put et dit poliment à Nane que « Mme la Marquise ne recevait pas ».
— Eh bien voulez-vous lui remettre ceci ? Et elle lui tendit une carte où elle avait d’avance écrit ces mots qu’elle jugeait propres à émouvoir : « C’est pour le bonheur de Jacques !!! »
La carte portait d’ailleurs, sous un tortil : Damoiselle Hannaïs Dunois, et Firmin, l’ayant prise sans paraître la regarder, di t à Nane le plus gravement du monde : « Mademoiselle la Baronne voudra bien attendre un instant : je vais m’assurer si Mme la Marquise est encore à l’hôtel. »
Entré au salon, sous prétexte d’arranger le feu, Firmin commença de faire à Mme d’Iscamps quelques-uns de ces signes discrets dont le destinataire reste en général seul à ne s’apercevoir point.
Ceux de Firmin devinrent plus énergiques : il trépigna doucement.
— Qu’a donc ce vieux ? se disaient les visiteurs. Quelqu’un aurait-il chapardé la pince à sucre ?
Enfin Mme d’Iscamps ayant regardé du côté du feu, Firmin lui fit une si effroyable grimace, qu’elle en fut toute saisie, et détourna les yeux, sans comprendre. Lui alors, ayant empoigné les pincettes, les précipita, non sans vacarme, sur la pelle, et, avec de nouvelles grimaces, se mit à balancer la carte de Nane vers la marquise, qui, ne tardant pas à se douter de quelque chose, passa dans un petit salon, où il la suivit.
Mise au courant, et fort épouvantée, car elle savait le nom de Nane et que cette fille passait pour bien tenir son fils : « Firmin, dit-elle, que faut-il faire ? Si je ne la reçois pas, elle va faire du scandale. On ne peut pourtant pas la faire entrer au salon — dans mon oratoire non plus — mon Dieu, mon Dieu ! »
— Si j’étais madame la Marquise, répondit Firmin (et cette hypothèse paraissait devoir être écartée), je la mettrais dans ma chambre à coucher. Personne n’entendrait rien, comme par exemple dans la salle à manger ; et on pourrait dire après que c’était une institutrice en commission.
— Eh bien, Firmin, décida la marquise avec un désespoir languissant, faites-la monter ; j’arrive tout de suite. Surtout n’en dites rien à M. le Marquis, s’il rentrait ; elle a peut-être du vitriol.
Dans la haute chambre Empire, qui depuis trois générations n’avait
presque point changé sans doute, Nane se tenait debout, un peu intimidée
tout de même, et consciente de n’être pas absolument à sa place. Autour
d’elle des objets durs et magnifiques restaient hostiles ; des portraits
aussi, pendus aux murailles, et en particulier le père de Jacques, feu
le général marquis d’Iscamps, par Winterhalter, qui semblait lui darder
une indignation militaire.
Mme d’Iscamps entra : elle était grande, paresseuse de gestes, avec des yeux étonnés et doux. Tout de suite elle parut aussi intimidée que Nane ; et elles restaient debout toutes deux, qui se regardaient en silence. Enfin la marquise dit :
— Qu’est-ce qui me vaut, Madame, ce... ce plaisir inattendu ?
Nane posa alors sur une table un ridicule assez gonflé :
— Voici, dit-elle, les choses... les lettres, enfin ; et puis d’autres bibelots qui sont à Jacques, des... des boutons de chemise...
Et elle éclata en sanglots ; c’était trop émouvant aussi, cette grande chambre, et cette mère si douce, si noble, et ce vieux militaire par Winterhalter. Déjà elle avait oublié les choses fines, désagréables, éloquentes, si bien préparées. Car elle avait décidé que cette grande dame « prendrait quelque chose pour son rhume » ; qu’elle s’entendrait dire, entre autres galanteries, que son fils était « le dernier des manants » (Vlan !) et que lorsque, perdant la tête, elle offrirait une grosse somme d’argent à Nane pour l’apaiser, celle-ci répondrait en propres termes : « Non, madame la Marquise ; ce qui m’a fâchée contre Jacques, ce n’est pas qu’il se choisisse une épouse, mais c’est le procédé. Et vous auriez beau m’offrir toute votre fortune, je ne suis pas encore assez croulante pour me faire entretenir par les familles de mes anciens amis. »
Mais voici que la mère ne se prêtait pas plus que ne l’avait fait le fils aux scénarios imaginés par Nane, et Nane elle-même, depuis un moment, avait changé de personnage ; elle se sentait « toute chose ». Appuyée à une table, comme pour ne pas tomber, et tandis que des pleurs inondaient ses joues qu’elle devinait pâlissantes, elle songea avec satisfaction qu’elle devait paraître tout près de s’évanouir.
— Calmez-vous, mon enfant, lui dit la marquise ; vous paraissez souffrir. Voulez-vous vous asseoir (Nane s’écroula sur une chaise), quelque chose pour vous remettre, de l’eau de mélisse, voulez-vous ? ou un peu de grenache, j’en ai justement ici.
Elle posa un verre à côté de Nane, l’emplit ; n’était-ce pas à cause de son fils, en somme, que cette malheureuse se désespérait. Elle s’assit elle-même, à un peu de distance.
Nane but, sembla se calmer. Quelques larmes encore coulaient dans son verre. Touchante et ridicule ainsi, elle parut moins belle à Mme d’Iscamps, qui ne se sentait plus jalouse ; et peut-être même eut-elle la fugitive pensée qu’elles étaient là deux que son fils allait abandonner et trahir, pour une étrangère.
Tout à coup, Nane éclata en de nouveaux sanglots, la face dans les mains :
— Voyons, voyons, lui dit Mme d’Iscamps, il ne faut point pleurer comme cela.
On vit, entre les doigts écartés de Nane, ses beaux yeux brillants de larmes :
— Ah ! madame, implora-t-elle enfin, c’est que vous soyez si bonne pour moi qui me fait pleurer... et de penser... si vous vouliez l’être encore plus... oui, si je pouvais croire que vous ne me méprisez pas tout à fait... au lieu de me faire boire comme ça toute seule, comme un pauvre... mais vous auriez honte... » et Nane retomba en gémissements.
Mme d’Iscamps eut d’abord comme un haut-le-corps ; mais elle avait tant fait : un peu plus, un peu moins..... Elle prit donc un second verre, et se versa du grenache ; mais elle n’alla pas jusqu’à trinquer.
(« Paris, dit Paul Féval dans sa préface à la seconde édition des Habits noirs, ville de boue et de perles, où le sang est cimenté de larmes ; où on ne sait plus quelquefois si les duchesses et les courtisanes ne sortent pas du même lit. » L’hermitte, 1855, page VIII.)
On causa ; et Nane, enfin calmée, avoua qu’elle était venue pour faire une scène, et qu’elle n’avait pas pu ; qu’elle avait été « impressionnée ». Les yeux candides de Mme d’Iscamps se voilèrent d’humidité une seconde.
— Je ne vous en veux plus d’être venue, dit-elle enfin ; et fouillant dans un coffret de bois dur : « je voudrais que vous emportiez un souvenir de cette visite, que vous n’aurez peut-être pas l’occasion de renouveler. Voici un mauvais petit dé d’argent, mais qui a été mon premier. Prenez-le, et si jamais il vous arrivait quelque chose de grave où je puisse vous servir, envoyez-le moi avec votre adresse et quelqu’un passera chez vous de ma part. »
L’émotion de Nane était décidément tout à fait évanouie ; elle songea même, en recevant le petit dé, à son ami S’en-Bat-l’Œil qui cherchait parfois au dessert celui de la conversation sous la table, et faisait crier les petites femmes.
On se sépara enfin, avec les regards les plus touchants, et Mme d’Iscamps sonna pour faire reconduire Nane.
Comme celle-ci était déjà dans le vestibule, Jacques y déboucha par un autre côté, et de voir sa maîtresse chez sa mère, demeura quelques secondes stupide d’étonnement. Mais déjà Nane avait passé, sans paraître le voir, majestueuse.
— Je ne pouvais pourtant pas lui dire, expliquait-elle plus tard : « Bonjour, je viens de prendre l’apéritif avec ta mère ».
==IV - L’Heureuse Mère==
- « De puella vestra, quid scribam ? Valet, viget, jam matura viro, jam plenis nubilis annis. Mores et linguam quoque nostram discit. »
- (ERYCII PUTEANI epistola ad Joh. Baptistam Saccum, apud MARTINI KEMPII, Dissertat. XVI de Osculis.)
- « Que dirai-je de Mademoiselle votre fille ? Elle est comme une treille d’if, que vendange la main des Amours. Et accueillante avec cela, si vous saviez ! Ni nos mœurs ne l’épouvantent, ni notre langue ne la rebute jamais. »
Le proverbe nonobstant, mon amie Nane professait pour les amis de ses « amis » une haine opiniâtre et sournoise. N’ayant pas rencontré de me brouiller avec les miens, elle fut plus heureuse à les refroidir envers moi ; non qu’elle y apportât sans doute de grands calculs, mais il faut prendre garde que la méchanceté de la femme s’accorde parfaitement avec sa frivolité.
Certains de ses procédés valent d’être retenus.
— Tiens, murmurait-elle assez haut pour être entendue au moment que le gros Sans, respirant avec force, s’asseyait à notre table, c’est tout à fait comme vous me disiez hier soir. Et elle clignait de ses yeux métalliques.
Sans souffrait, soufflait, et ne revenait pas.
Ou bien elle relatait devant le fils du conseiller N., sur notre magistrature, des opinions par moi émises en petit comité, et qui sont bien loin d’une basse flagornerie.
Elle parvint même jusqu’à froisser le placide Eliburru à force de lui rappeler, comme par inadvertance, les caravanes de son amie Henriette, et que je l’avais connue longtemps avant lui (au sens de l’Écriture).
Satisfaite enfin de m’avoir fait presque mettre en quarantaine par ces gens, tout au moins quand elle était de la compagnie, elle voulut l’autre jour m’offrir une compensation, et me demanda de l’accompagner, qui allait faire visite à sa mère :
— Je l’aime beaucoup, me dit-elle. Et elle ajouta après un peu de silence :
— Elle m’a bien battue...
Nane était venue à pied, de clair vêtue, aussi printanière que la journée, qui était douce. À peine dans le Bois nous commençâmes de respirer les bourgeons qui pleurent, et je ne sais quelle langueur dans l’air. On eût dit qu’il était tiède par places ; plus loin nous aperçûmes au-dessus des murs la gerbe pâle des lilas.
Comme une fraise que le soleil macère dans un creux de muraille, le cœur de Nane parut s’attendrir ; elle devint sentimentale, plaignant la brièveté des heures, et le temps irrévocable.
— Si aujourd’hui, ajouta-t-elle, pouvait toujours durer, qu’il fait si bon vivre.
— D’autant que cette voiture a des roues très bien caoutchoutées.
— Vous ne savez, répond-elle, que prendre à la blague tout ce que j’admire, et moi-même, comme si j’étais un bibelot, une chose d’ameublement, et que vous ne croyiez pas que j’aie (elle hésite un peu) — que j’aie — une âme.
— Mais si, mais si ; seulement il y a les petits jeunes, pour s’occuper de ça ; je ne puis pas faire tout le ménage. Et puis je ne vous ai jamais traité en bibelot, Nane. Vous êtes bien plutôt pour moi comme un fruit d’or et de sang et qui n’est pas encore tout à fait mûr. Vous êtes comme du vin grec dans un verre de Bohême tout rouge, au moment délicieux qu’on l’approche de ses lèvres : après qu’on y a bu le cristal en demeure longtemps parfumé. Et vous êtes encore comme l’idole qu’on tailla dans une pierre éclatante, précieuse, dure ; comme l’idole, sans souvenir et sans espérance.
Mon pathos n’a pas désarmé Nane ; elle darde sur moi des yeux remplis de défi, et les coins de sa bouche puérile sont tirés en bas. Drôle, qu’il y eût une âme là-dedans.
La mère de Nane est dans son petit jardin, qui arrose avec dévotion
un carré de terre compacte et bombée, où il ne paraît avoir poussé
jusqu’ici que quelques pierres.
Après deux gros baisers sur les joues de Nane, et une révérence pour moi :
— Voyez-vous, nous dit-elle, ce sont des salades.
— Ah ! oui, des salades.
— Dès qu’elles auront poussé, les loches viendront et mangeront tout. Il faudrait passer la nuit à côté, avec une lanterne.
— Tu ne feras pas ça.
— Je suis trop vieille, vois-tu. Ah ! si ton pauvre père vivait encore, lui qui les aimait tant.
Cet amour d’un mort pour les salades me suggère des plaisanteries auxquelles il vaut mieux ne pas donner jour. Je préfère parler de l’arbre malingre où je m’appuie, et qui est le géant du jardin.
— Vous avez là, Madame, un beau prunier.
— Oui, il pousse ; mais je crois que c’est plutôt un pommier.
— Comment, tu n’es pas plus fixée que ça ?
— Je vais te dire : dès qu’il vient quelque chose, les moineaux aussi, et adieu !
— Il faudrait peut-être, dis-je, se tenir à côté, toute la nuit, avec une lanterne.
Cependant la vieille dame nous guide vers la maison. Elle a un peu l’air d’une bonbonne, la vieille dame, et roule en marchant. Mais l’œil est vif encore, la lèvre rouge ; et elle ressemble à sa fille — d’une façon terrible.
Ainsi serez-vous un jour, Nane ma mie, grosse, gémissante, dans un très petit jardin, armée d’un arrosoir vert ; et votre fille, s’il vous en est une survenue, ira vous faire visite, avec des messieurs.
Le salon est reluisant ; des ronds d’étoffe sont devant les sièges ; il y a deux tableaux de première communion pendus à la muraille ; et la pendule, sous un globe, fait socle à un de ces Grecs illustres dont l’anonymat de bronze ou de zinc reste, avec les menhirs, une des plus sombres colles qui se posent encore à l’érudition contemporaine.
— Maman, donne-nous donc un peu de cognac du baron, dit Nane.
— Ah ! tu t’en rappelles.
Et un instant après elle nous verse, hors d’un petit flacon à fleurs, une chose couleur d’ambre, très bonne, d’avant le phylloxera, certainement. Et moi que la mémoire de ce baron imprévu avait presque importuné d’abord ; moi qui l’avais situé tout de suite dans la haute banque et le culte mosaïque. Mosaïque ? non pas ; cet homme généreux dut être de race ancienne et catholique, digne de cantonner une croix de gueules de douze oiseaux couleur du temps. Et, d’un cœur échauffé par le noble jus de Saintonge, je lui fais d’intérieures excuses.
Nane, qui a une chambre ici, y est montée chercher je ne sais quoi ; nous restons seuls, madame mère et moi ; et je regarde les tableaux de première communion. Celui-ci, au nom d’Anaïs Garbut (souvenir précieux si vous êtes fidèle), doit être celui de mon amie Nane.
— L’autre, me dit-on, est celui de Clotilde, mon autre fille, l’aînée. Ah ! l’ai-je assez gâtée, celle-là ; et croyez que je le regrette bien.
— Est-ce qu’elle vous donnerait de l’ennui ?
— Pas précisément ; mais elle est restée gnole comme tout. La voilà depuis cinq ans mariée à un contremaître, avec quatre enfants, et deux mille quatre par an ; la misère, quoi. Ah ! si je n’avais à compter que sur ceux-là !
— Vous avez eu plus de satisfaction avec la cadette.
— Vous savez, elle est bonne pour moi. Elle est reconnaissante de ce que j’ai fait autrefois, avec si peu de moyens, pour l’élever. Et si vous saviez ce que ça coûte, les filles !
— À qui le dites-vous...
— Enfin, comme me disait le vicaire de Saint-Martial (c’est ma paroisse), tout le monde ne peut pas suivre la même voie. Mais ce qui me crispe, c’est les airs que se donnent les autres avec Anaïs. Sa sœur ne vient la voir qu’en cachette de son mari : avec ça que... Et lui, quand il en parle, c’est toujours un tas d’arias, et des airs de mépris bien ridicules. Je vous assure que ça n’est pas lui qui en boirait, du cognac du baron..... quoiqu’il aime le schnick.
— Vraiment. Il ne sait pas ce qu’il se refuse. Moi, je m’en verse un autre verre. Le soir peu à peu envahit la pièce. Déjà je ne distingue plus, sous le globe, Xénophon, qui est peut-être Aristarque ou Thalès de Milet. Enfin j’entends dans le silence les pas de Nane sur l’escalier.
— Au moins, madame, dis-je, elle ne fera rien qui puisse payer l’excellente éducation que vous lui avez donnée. Et si complète ! Quoique, sur quelques points, elle l’a peut-être parachevée d’elle-même.
La porte s’ouvre, et Nane peut entendre la réponse :
— Moi, monsieur, j’ai cherché surtout à en faire une bonne chrétienne. Avec de la religion, on peut se tirer de peine partout.
==V - L’Après-midi esthétique==
- « Sua quemque natura in studia abripit, ad quæ potissimum factus est. »
- (J. BARCLAIUS in Euphormion.)
- Il y a un je ne sais quoi, insensiblement, qui nous entraîne à quelque étude où, sans doute, nous étions destiné. Ne demandez point ce qui a fait de M. de M*****, un océanographe, de M. F*****, un politicien ; ou porté M. H*****, à l’Académie de France : c’est un je ne sais quoi, vous dis-je.
Courtisane de qualité, que les Grâces trois fois décorent, ô Nane ! quel démon vous a mis en tête le tourment de l’Art ? Auriez-vous fait rencontre, dans une brasserie, d’un peintre, d’un esthète, — d’un critique, peut-être (disons le mot) ? Car c’est dans les brasseries, vous le savez, Nane, que se rencontre l’aristocratie de la pensée ; comme, dans les bars, celle de la naissance. Et ces Messieurs auraient-ils noué partie d’épaissir, à leur jargon, ce peu de cervelle qui est la vôtre, qu’on s’imagine mousseuse et candide, pareille à ce qui peut tenir de crème-fouettée sur la langue rose d’un chat. Ils vous ont parlé de Nietzsche, j’en suis sûr, de « tons de distance », de Gauguin. Et ils ont dit, avec mépris, à propos des choses qu’ils n’aimaient point : « Ce n’est pas de l’Art. C’est de la littérature. »
Eh, laissez-le donc tranquille, l’Art : afin qu’il vous le rende. Si le caprice vous vient de contempler des belles choses, n’avez-vous pas assez de vous mirer dans votre miroir, votre beau miroir Louis~XVI dont le cadre, doré au mat, figure une sensible bergère qui répand des pleurs auprès d’un nid renversé ? Et sur mon âme, ce meuble est épris de vous. Pareille à la brume délicate qu’un soir d’août suspend sur les eaux, voyez cette buée qui le voile, tant il s’émeut, dès que vous surgissez devant lui parée de vos seuls colliers ; aussi nue et moins rigoureuse qu’une Vérité mathématique. Mais vous, Nane, vous ne l’aimez point. C’est pourquoi sans pudeur vous souffrez qu’il vous épie jusque dans votre chair la plus secrète, avec vos genoux un peu rapprochés, vos coudes de corail pâle, une gorge sans escarpements ; si irrégulière pour tout dire, en vos charmes, qu’ils ne sont peut-être qu’une exquise difformité.
Déjà vous voici ensevelie sous le linge, armée d’un corset, de jarretelles, de bottines très hautes, comme en portèrent, sous leurs crinolines (« Ah oui, dites-vous : Constantin Guys.... »), les dames de Compiègne, autrefois. Et de nouveau vous êtes charmante. Restez-le un moment ainsi, voulez-vous ? Non, vous préférez aller au Louvre, voir les nouveaux tableaux dont vous ont parlé ces gens. Et il est de fait que dans la rue, et « en plein vingtième siècle », comme parlent les gazettes, votre passage, ainsi troussée, soulèverait la critique aussi bien que celui de Vénus faisait naître sous ses pas les violettes couleur de nuit et le sang des anémones. Habillez-vous donc.
Une heure à peine a passé que déjà vous êtes en toilette décente, je veux dire qu’on ne voit plus la couleur de votre peau. À part cela la jupe trahit et souligne chez vous une croupe de danseuse andalouse ; outre qu’elle plaque si exactement au tablier qu’on connaît du premier coup d’œil le module de vos nobles jambes, cette double colonne d’un marbre veiné d’azur, dressée par quelque dieu au seuil de la plus voluptueuse Atlantide. — Pourtant, de ventre, vous n’avez plus du tout. Où est-ce que vous avez bien pu le mettre ? Malgré soi, on cherche sous les meubles : non, il n’y est pas.
Maintenant, chapeautez-vous, Madame. Mon Dieu, comme il est plat votre galurin. On dirait une assiette à dessert ; — ou un paradoxe de M. Biornstern Biornson. Tout autour il y a un rang de pensées, comme si on avait voulu marquer au peuple, par ce symbolisme ingénieux, que c’est un chapeau d’Intellectuelle. Mais au fond c’est si fatigant de penser. Et quand vous vous mettez à chercher des idées originales au fond de votre « mentalité » — tel un enfant qui pêche à la ligne dans un bocal à poissons rouges — cela vous donne un air triste, triste. Oui, telle que vous êtes alors, je m’imagine la fille d’un mercier protestant qui aurait engrossé sa bonne, jadis, un jour de pluie.
D’ailleurs j’aimais mieux ce lampion vert et or qui couronnait l’an dernier les ondes de votre chevelure. C’est très joli les lampions ; et toutefois, n’oubliez pas votre voilette, ni vos gants. Évitez même que ceux-ci ne soient de la même main ; ou du moins de ne vous en apercevoir qu’en voiture, à seule fin de me les envoyer alors changer en disant : « Surtout, ne soyez pas long. » Enfin mettez-vous autour du cou ce serpent floconneux qui vous donne l’air d’avoir passé la tête à travers un édredon. Et houp !
Après tout, vous avez raison, pourquoi n’ irait-on pas au Louvre, surtout par les jours froids, comme il en fait un aujourd’hui ? Les salles y sont spacieuses, chauffées. Et puis il y a les gens qu’on y rencontre. De belles Londoniennes, d’abord, en étoffes bourrues, avec des gants amples, des souliers ronds — flanquées de leurs tristes époux. Et des Allemandes vêtues... ah vêtues comme les dames d’Hildburghausen ; sans omettre ces singuliers maris à lunettes, coiffés de vert, qu’elles ont. — Quelques Parisiens, aussi, rares comme la véritable amitié. Pour ne rien dire de ces provinciaux ahuris, dont parla jadis M. Élémir Bourges, et qui cherchent en vain, à travers les salles du Louvre, les magasins du même nom. Mais ce qu’il n’y a jamais, à moins de l’amener comme je fais aujourd’hui, c’est une Parigote un peu pelucheuse, caressante à l’œil, et qui glisse sans bruit sur les parquets ou les vastes dalles.
Et voici toute la tribu des pauvres diables, ouvriers inoccupés, éclopés, échappés de l’hôpital ou de la prison, mendigos sans poste, assemblés et causant à voix lente autour des bouches de chaleur ; ou bien assis en brochette, comme des oiseaux des îles, sur ces banquettes rouges dont il semble que la peluche soit teinte de sang. Ne feignez point d’être surprise qu’ils vous guettent avec ces avides yeux : ce n’est pas toujours de manger, Nane, que les hommes ont faim.
Mais puisque nous sommes ici pour les nouveaux tableaux, allons les voir. Dans le Salon Carré, tenez, ce grand paysage de Poussin, on l’a acheté l’autre jour chez Dufayel. Vous vous plaignez qu’on ne distingue rien, qu’il fait trop sombre. Mais c’est toujours comme ça, au Salon Carré. Les tableaux n’y sont pas pour être vus. Ils se reposent, et, pour un peu, on leur mettrait des housses. — Et ça ? — Ça c’est les noces de Cana, en Galilée. — Beaucoup trop pour vous, n’est-ce pas ; et vous préféreriez une bonbonnière comme celle qu’acheta Willy, aux Miniaturistes ? Mon Dieu, l’un et l’autre sont à peu près incomparables. Ne les comparons pas.
Mais déjà la Grande Galerie vous effraye ; et vous faites demi-tour. À vrai dire ces milliers de figures, à droite pendues, et à gauche, sur un demi-kilomètre de long, et qui vous regardent sans vous voir, ne laissent pas d’intimider un peu. On a le sentiment qu’on va passer par les baguettes. Vous devriez pourtant aller dire un petit bonjour, là-bas, à cette Mistress Angerstein en mousseline blanche, que peignit Lawrence auprès de son rouge mari. Ce n’est pas au moins que j’aime la peinture anglaise ; mais cette dame, par ses regards sinueux, par ses mains pleines de promesses, et ce sourire équivoque qui se joue de la tendresse à la cruauté, me rappelle, avec moins d’assiette, la charmante Mademoiselle Auguste de Crébillon-le-fils. « Ah ! trop heureuse époque, où jusqu’au sein des maisons d’éducation... »
Ici, je m’aperçus que Nane, excédée sans doute par mes discours, avait pris la fuite. Elle fendit, sans en paraître étonnée, tout cet or de soleil couchant qui poudroie à travers la Galerie d’Apollon, et je ne la rattrapai qu’au milieu des vases grecs, car elle courait aussi vite qu’une nuée d’orage.
— Héla ! lui dis-je, et moi qui voulais vous faire voir ce Printemps de Millet qui sent l’herbe, la pluie et le pommier. Il y a là un horizon gris ardoise avec trois oiseaux blancs qui fait songer à vos yeux quand vous êtes en colère. Ils sont si grands alors qu’on y cherche malgré soi des nuages, la mouette qui crie, et l’ivresse salée du large.
Mais Nane ayant répondu « qu’elle en avait sa claque de mes boniments, et aussi de tous ces bibelots », nous tombâmes d’accord de quitter ce Musée National, et sortîmes par le Musée Égyptien où c’est en vain que je tâchai de l’intéresser à deux sarcophages de bois peint, don de S.A.S. le Khédive. Tandis qu’elle s’obstinait à les traiter de « vieilles baignoires », la salle spacieuse et grise, où méditent tant de dieux de granit, fut envahie soudain par plusieurs petites Anglaises, danseuses de music-hall ou de cirque, qui chantaient en chœur un air de cake-walk. Et tant de sans-gêne ne parut pas scandaliser ces beaux sphinx jumeaux, noirs comme une nuit sans étoiles, qui portent une fleur de lys en ferronnière. Aussi bien sont-ils en pierre — comme vous-même, ô Nane, deux fois dure à toucher.
==VI - Une journée entre toutes==
- « Inter non paucula pocula. »
- (M. T. CICER.)
- Nous ne bûmes pas peu.
— Qu’y a-t-il, me dit Eliburru ? Encore Nane ?
— Ah ! mon Dieu non ; elle est hors de scène, je vous jure.
— Est-ce que vous ne seriez plus avec ?
— Mais si. Ou avec, ou dessus, comme le Spartiate.
— C’était un avantageux, ce Spartiate-là.
— Et à quoi, dis-je, pensez-vous donc que je lui aide ? Pas à faire des neuvaines à Saint-Jean du Doigt, bien sûr. Mais il y a des semestres comme ça, où la vie semble une chose niaise, et aussi une chose mal faite, laide et blessante, comme un soulier trop grand qui vous fait germer des cors.
— C’est, reprit-il, que vous confondez entre eux, comme bien des gens, les outils de vivre. Vous prenez tour à tour un tire-bottes pour une lyre, ou ce trottin qui passe pour la Religieuse Portugaise. Le tout est de laisser les choses en leur place : elles y présentent de l’agrément.
Nous étions assis tous deux à la terrasse du Schubert ; le soir indulgent s’attardait sur la Ville, où mai à son déclin semblait prêter aux choses une douceur nouvelle. Le bruit des molles voitures croissait et décroissait comme s’il eût été le bruit même de la mer ; et il y avait autour des guéridons une conversation multiple et joyeuse qui papillotait aux oreilles.
Je suivis le trottin des yeux. Elle laissait paraître cette grâce souffreteuse en même temps que hardie qui émeut parfois chez les Parisiennes du peuple. Avec un demi-sourire d’espérance qui écartait ses lèvres pâles, elle allait de son pas net et presque dur vers son amant, sans doute ; ou peut-être chez le vieux monsieur qui lui promet une situation.
— Comment m’intéresserais-je à des choses que je connais trop bien, ou que je ne connaîtrai jamais ? Qui me dira si cette enfant a le cœur bien placé, et comment saurai-je si le maître d’hôtel qui passe là doit d’être bouffi et jaune à une maladie de foie ou à des peines sentimentales ? D’ailleurs, qu’est-ce que cela me fait ?
— Je vais vous dire. Il y avait une fois un sophiste athénien qui s’occupait de politique, et s’il était, peut-être, socialiste de gouvernement, je ne sais. Toujours est-il qu’un après-dîner il sortit de chez lui pour aller dire un grand discours qui devait maintenir entre les mains de son parti le contrôle des douanes, devoir patriotique extrêmement fructueux à accomplir. Mais comme il passait devant la porte du bel Agathon, il aperçut, au pied du figuier qui l’ombrageait, je ne sais quelle agitation minuscule. À y regarder de plus près, c’était des fourmis ; et notre homme s’en amusa fort un moment, puis un autre ; tant que l’heure y passa. Des gens chevelus vinrent enfin, au désespoir, lui annoncer que tout était perdu, la République compromise, les douanes, jusque-là affermées à d’honnêtes Phéniciens de leur bord, livrées aux prêtres de Delphes. Ils prononcèrent même les mots d’« obscurantisme » et de « flabellon ». Cependant le sage s’occupait de transporter un fétu dont deux fourmis, des plus vaillantes, n’avaient jusque-là pu venir à bout.
— Voilà un grec ! Mais moi, les fourmilières, je n’ai jamais su qu’y flanquer des coups de pied. Sans compter qu’on n’en rencontre pas toujours dans les rues de Paris.
— Je vous passe les fourmilières. Mais n’avez-vous pas sous les yeux ce qu’il vaut le mieux regarder vivre ? Une femme gracieuse, et d’une âme si ténue, si insaisissable, qu’on l’a dû tisser avec ces fils de la vierge qui se balancent dans le soleil du matin.
— Voilà, c’est que si je regarde Nane, j’ai envie de la toucher. Et cela me met dans une situation fausse, qui me gêne pour observer.
— Essayez une journée seulement ; vous serez baba. Si vous saviez ce que les drames de la vie font pâlir les inventions des romanciers.
Huit jours après, au bar de la Brinvilliers, dans le tumulte triste de
minuit :
— Eh bien, philosophe, vous aviez raison : j’ai suivi toute une journée de Nane, pas à pas, ou de ma pensée. Rien de plus extraordinaire.
— Dites-moi ça. On a toujours plaisir à voir ses théories vérifiées — par les autres.
— C’était mardi ; et voici comment les choses se passèrent. Je n’exagère en rien, et m’appuie, outre mes observations personnelles, sur le rapport que la maison Simpson-Schuhmacher, place des Victoires, m’a fourni au prix de deux livres sterling : « Monsieur, avais-je déclaré à cet industriel, je suis envoyé par la Banque N..., auprès de qui Mlle Hannaïs Dunois cherche à contracter un emprunt. Pour vérifier si son mode d’existence prête à cette négociation une base suffisante, il me faudrait l’emploi exact d’une de ses journées. » L’homme, s’étant assuré d’un regard coupant et noir que ce que je venais de dire n’était point vrai : « Ce sera cinquante francs », répondit-il avec simplicité.
Nane donc, mardi vers onze heures, et comme Justine vient d’ouvrir les fenêtres, bâille : « Fait beau ? » demande-t-elle ; et rassurée : « Pourvu que ce soit la même chose à Auteuil demain. Dire qu’il va falloir encore aller essayer, pour cette retouche à la jupe. Et pourvu que ce soit prêt : peux pourtant pas aller toute nue à la course de haies. » — « Je crois que ça n’est pas permis, fait Justine, avec une voix de regret. »
— Cette fille est stupide, interrompt le philosophe. Voyez-vous une tribune de femmes sans chemises ? Ça serait horrible.
— Entre tant Nane se lève, passe dans la salle de bains. Déjà elle n’a plus que ses babouches et son collier. Douche froide, courte ; et puis, houp ! elle saute dans le bain chaud, en éclaboussant les carreaux vert pâle. Conversation avec Justine :
« — Monsieur viendra déjeuner » (Monsieur, c’est moi, ces temps-ci).
« — Bon ; c’est la cuisinière qui va encore en faire, du rousqui.
« — Je vous prie de me lâcher le coude, avec vos grossièretés. Voyez-vous cette créature ; faudra que je prenne les messieurs sur ses certificats, maintenant ! Et qu’est-ce qu’elle dit encore ?
« — Elle trouve que Monsieur le fait à la pose ; qu’il lui faut à chaque repas un plat chaud, au lieu de manger de la viande froide, comme tout le monde ; qu’il se plaint toujours de ce qu’il n’y a pas assez de sel ; et patine, et pataine...
« — Je vous ai défendu de me raconter tous ces ragots... Et dire, mon Dieu, qu’il va falloir aller essayer cette jupe ! »
Ici Nane préside à quelques savonnages d’intérieur. Je vous passe le reste de la toilette.
— Oh ! si vous en sautez.
— Enfin l’heure du déjeuner arrive ; Monsieur aussi ; un homme charmant, un peu incolore, mais si correct. On me connaît d’ailleurs.
— Ah, c’est vous, dit Eliburru, le monsieur correct. Vous m’auriez plutôt fait souvenir de Musset.
— ........ ?
— Vous ne vous rappelez pas, la Confession, et la gravure de Bida : « Ainsi parlais-je de déjeuner, d’une voix mordante, dans le silence de la nuit. »
— Que vous êtes bête, mon pauvre ami !... Toujours est-il qu’on m’offre un peu de vin de Porto : « Nane, est-ce que c’est toujours cette chose fade et blanchâtre, qu’on vous envoie de Lunel par Bercy ? » — « Non, il est rouge, avec ce goût de poussière que vous y aimez. » J’en bois donc un verre, et comme menu ensuite il y a des hors-d’œuvre (ils sont convenables chez Nane) : crevettes, anchois, du céleri-rave haché à la sauce de moutarde qui est très bon, du beurre avec du sel gris, et puis de ces poissons hindous boucanés, qu’on ne trouve nulle part...
— Du haddock ?
— Hindous, je vous dis. D’Inde, comme Mme de Talleyrand. Après ça, des rognons aux œufs pochés, dans un turban de nouilles. Après ça, des crêpes aux confitures : vous savez, de ces confitures glorieuses dont parle Montaigne. Après ça...
— Merci, je n’ai plus faim.
— Vous dirai-je les vins et le café ?
— Pousse-café, rincette, surrincette. Vous avez dû vous faire jolis.
— Pas mal. Nane surtout me parut être au mieux de sa forme. Là-dessus, et moi-même joyeux d’avoir évité la fâcheuse congestion, chacun se tire de son côté. C’est ici que ça se corse.
— Prenez votre temps.
— Vous savez que Nane a une nouvelle manucure, une femme extraordinaire, dont l’existence est tout un roman. C’était la fille d’un photographe chargé d’enfants. Toute jeune elle épousa un employé d’octroi, qui lui fit cinq fils. Les uns moururent, les autres tournèrent mal ; en sorte qu’elle est restée veuve en pleine maturité, et devenue, par un incroyable concours de circonstances indépendantes de sa volonté, marchande à la toilette. Mme Jargogne, tel est son nom, tire aussi les cartes, outre qu’elle a appris à faire les mains et à y lire.
— Brrr !... Cette histoire est pleine de dessous.
— Mme Jargogne, donc, entre familièrement, avec tout un murmure de jupes de soie : « Bonjour, la plus jolie. Et ces manettes ! Il faut encore leur faire les griffes : ah ! pauvres hommes. Vous ne savez pas ce que m’a dit l’un ? » — « Vous savez, Jargogne, que je vous ai défendu de me parler bijoux. » — « Ouais, défendu. Et s’il s’agissait de dentelles ? Mais, c’est vrai, vous n’aimez pas le point de Venise. » — « Moi, je n’aime pas le... » crie Nane suffoquée (elle en ramasserait sur la tête d’un teigneux). « Seulement, c’est la galette. » — « Bon ! quand je vous dis qu’il ne vous en coûterait rien, au contraire. Figurez-vous... »
— Ça devient beaucoup Tableau des mœurs du Temps, cette affaire-là, grogne Eliburru.
— J’abrège donc, puisque vous refaites de la critique. Etc., etc., etc. À cinq heures, Nane va chez son couturier. Petite pose au salon, puis essayage. Le pli sur la hanche gauche à disparu. Tout va bien : « Pourvu qu’il fasse beau demain », soupire Nane une fois de plus ; et, comme elle remonte en voiture : « Faites un tour de Bois, dit-elle au cocher ; mais pas les Acacias. Et puis vous irez au Valence. »
Nous y sommes un tas lorsqu’elle arrive, quelques-uns ornés de lorgnettes, quelques-unes d’ombrelles claires. Les cocktails sentent bon sur les tables ; et Nane, enfouie en un profond fauteuil, bientôt s’absorbe à sucer d’une paille attentive je ne sais quelle eau couleur de couchant.
Le grand Machin a gagné aux courses ; d’autres y ont perdu : excellente préparation à faire de la dépense. La plupart tombent d’accord de dîner ensemble, et qu’il faut donner le ton de la vraie fête à tous ces étrangers qui encombrent Paris ces jours-ci. Moi, je dîne en ville : « Pas d’importance, me dit-on, si vous nous prêtez Nane. »
« — Je vous la donne ; mais ne la maltraitez pas. Elle a l’habitude d’être caressée : j’aimerais mieux la tuer que si on devait lui donner des coups de pied.
« — Merci, dit-elle. Est-ce qu’il faut remuer la queue ?
« — Il faut être à onze heures et demie au Schubert, où je vous attendrai.
« — Ça va. »
À minuit je les retrouve tous, un peu bruyants même. On a fêté, au dessert, une débutante cueillie Dieu sait où, et rebaptisée : Blanche de Chahut. Elle est silencieuse et servile : on regrette de n’avoir pas des chaussures sales, pour lui faire faire quelque chose.
La petite fête continue. À quatre heures, on est dans un cabaret étroit de Montmartre, où le maître d’hôtel ressemble à un eunuque assyrien. Tout le monde a la voix enrouée d’avoir crié : « Vive l’armée ! » et pâteuse d’avoir bu. Blanche chante une romance sentimentale, comme on en peut entendre dans les cours des maisons ouvrières : elle a ôté son chapeau, et l’agite mollement.
Un moment après, elle n’est plus là ; le grand Machin, non plus.
« — Où est-il, le grand Machin ? demande quelqu’un en bâillant... (Ah ! ce qu’on s’amuse !)
« — Il aura gagné les petits salons, avec cette dame.
« — Eh bien, ils ne sont pas vites !
« — À cette heure-ci, dit un autre, on n’est jamais vite. C’est comme dans la chanson de Mallarmé, vous savez bien : « Le Monsieur qui montait n’est pas redescendu... »
Et voilà !
— C’est tout ? demanda Eliburru.
— C’est tout, mais vous aviez bien raison ; les inventions de nos romanciers les plus populaires pâlissent à côté des drames de la vie réelle.
— Quand je vous le disais, répondit le philosophe. Et, s’asseyant au piano, il se mit à « broder les plus folles variations » sur sa dernière œuvre musicale, la bruyante Nec mortale Sonate.
==VII - Nane-au-Miroir==
1.
[modifier]- « Abyssus abyssum fricat. »
- (N.)
- L’abyme appelle l’abyme.
C’est un dessin d’Aubrey Beardsley, cet excellent élève du Primatice,
un dessin pour la « Boucle » de Pope, qui a inspiré la table drapée de
batiste et de dentelle où mon amie Nane, qui devait dîner en peau ce
soir-là, se tenait assise. Les brosses, les houppes, les limes, dont
elle avait cessé de se servir, gisaient en désordre et, sous les
ampoules voilées de rose-saumon, elle considérait dans un miroir
ourlé d’or, l’ambre pâle de ses épaules ou de ses bras, et cette face
victorieuse qui lui est à elle-même comme un monstre toujours nouveau.
Elle fit reluire les dorures de ses yeux, abaissa ses paupières jusqu’à
ne plus apercevoir que la tache des cils, retroussa de côté sa lèvre
supérieure pour se donner l’air sardonique, et, découvrant enfin l’ombre
touffue d’une double aisselle en croisant ses mains derrière son cou, me
dit :
— Pensez-vous que moi aussi je deviendrai vieille ?
Comme je m’apprêtais à ne pas répondre, on vint annoncer Eliburru, qui devait dîner avec nous ; et je priai Nane qu’on l’introduisit ici même.
Le philosophe était magnifiquement vêtu. Son habit, tout battant neuf, lui allait comme un gant — comme un gant trop large ; et il portait avec effort un chapeau à claque dont il semblait se demander tour à tour si c’était un tambour de basque, ou un plateau à petit verres.
Mais Nane dit encore :
— Moi aussi, est-ce que vous ne croyez pas que je deviendrai vieille, un jour ?
— Non, pas un jour, répondit le philosophe. C’est la nuit qu’on vieillit, qu’on devient flasque et ridé, qu’on se poche.
— Pourquoi ?
— C’est qu’il y a des bêtes, Nane, des bêtes frileuses et presque invisibles, qui vivent de notre sommeil. Quand vous êtes si profondément endormie que vous ne savez plus même si vous dormez seule, elles se coulent frissonnantes entre vos draps, et c’est alors que vous rêvez d’abymes et de bie n-aimé. Elles, cependant, de leurs doigts pâles, de leurs lèvres, tâchent de ravir votre jeunesse ; elles vous sucent le sang, ou se repaissent des baisers que vous donnez à l’amant imaginaire. Et un matin, au sortir de leurs bras, vous vous réveillerez lasse, avec deux ou trois rides au coin de ces yeux jusqu’alors irréprochables : ce sera la patte d’oie.
— Oh quelle horreur ! on dirait que vous y avez passé.
— Je n’ai pas eu, Nane, à perdre de beauté, qui d’ailleurs ne m’aurait pas offert un suffisant gagne-pain. Mais pensez-vous tout de même que j’aie dansé de joie de voir un jour à mon réveil que le ventre me pointait ?
— Vous deviez être bien durant la constatation. Est-ce que vous aviez un gilet de flanelle ?
Et Nane s’esclaffe. Mais tout à coup elle pousse un cri :
— Ah ! Seigneur, j’ai quelque chose au coin des yeux quand je ris, c’est horrible : est-ce que c’est la patte d’oie ?
Elle semble tout près de pleurer et je la console :
— Que parlez-vous de vieillir, Nane, à vingt-deux ans ! Vous avez l’éternité d evant vous. Et n’écoutez pas ce sinistre philosophe avec ses histoires de gouges. Il n’y a d’autres bêtes, la nuit, que celles que vous voulez bien.
Elle paraît rassurée et jette au miroir un glorieux sourire qui est comme l’aube sur les eaux dormantes d’un étang.
— Pourtant, dit-elle, il y en a des choses comme ça, la nuit. Noctiluce m’a promis même de m’en faire voir, mais j’ai peur.
— Moi j’ai peur que votre amie ne se moque de vous, Nane. On m’a toujours dit que les femmes, au contraire des chiens, ne voyaient pas de fantômes.
— Elles y perdent, dit Eliburru. Les spectres sont des créatures délicieuses. Je me rappelle, dans une vieille rue de ma vieille ville, une maison toute noire, faite aux trois quarts d’escaliers et de corridors, où je recevais une amie que j’avais alors dans le commerce ; une amie qui était la jeunesse même, la joie, et d’une chair incomparable. Or elle ne parvint jamais à distinguer une dame vêtue d’un reflet de lilas, qui entrait souvent en même temps qu’elle et nous considérait avec, je ne sais quelle ombre de sourire. Mais elle en avait, grâce à mes récits, une peur qui ne se pouvait vaincre.
— Quand je serai une vieille dame morte, dit Nane, j’aimerai à me vêtir, moi aussi, de brouillard lilas, et de fumée rose ; je me nourrirai avec le parfum des fleurs ; ou avec l’odeur des prunes, qui est délicieuse et qui me donne des envies d’amour.
Elle ferme les yeux et s’imagine peut-être, dans l’ombre et l’herbe d’un verger, sucer l’or des mirabelles, tandis que les abeilles bruissent autour des branches et qu’un papillon couleur de soufre se balance indolemment au milieu de la chaleur.
— Mais je ne sais pas du tout, reprend-elle, ce que je ferai quand je serai une vieille dame vivante. Peut-être vendrai-je des journaux dans un kiosque, près de Saint-Lago avec un roquet qui aboiera aux clients. Il ne me sera pas resté d’amis, personne ne viendra causer avec moi, jamais, pas même le sergent de ville ; et j’aurai envie de pleurer à voir les mômes, sur le trottoir, découvrir leurs chaussettes — comme moi, jadis.
— Ne pleurez pas, bébé, les choses ne seront pas si noires, mais, au contraire, un de vos amis vous ayant acheté un fonds de commerce, vous trônerez au milieu d’une belle épicerie. Il y aura tout autour de vous des ananas écailleux, mille pâtés dans des boîtes brillantes, et ces flacons où les fruits confits ressemblent aux pierres les plus précieuses. Il y aura aussi les regards en coulisse des garçons qui loucheront sur la patronne en pensant à tant de belle chair perdue sous vos amples jupes. Car vous serez grasse, Nane ; mais vous serez sévère aussi et ne souffrirez point de galanterie des subalternes.
— Et pourquoi, dit le philosophe, ne seriez-vous pas la châtelaine d’une bicoque Louis~XIII, blanche et rouge, qu’on apercevrait de loin à travers les trembles ? Vous y porteriez le deuil honorable de feu le colonel de réserve votre mari ; il aurait toujours sa place à la table où, trois fois la semaine, vous joueriez le whist avec quelque hobereau sondeur du voisinage et monsieur le curé.
— Non, non, pas de curé, ça porte malheur !
— Ah ça ! Nane, seriez-vous devenue anticléricale ?
— Mon ami, répond-elle avec un regard majestueux, je ne suis plus une enfant. Je pense que les curés sont des hommes comme les autres.
— Mais vous ne crachez pas chaque fois qu’un homme vous approche, il me semble.
— Il y a des moments où je me demande si vous n’êtes pas un peu idiot.
Dans le silence qui suit cette déclaration, entre Noctiluce, que personne n’attendait : on dirait l’heure qui précède les cyclones, et que les choses deviennent noires autour d’elle.
— Voilà, dit le philosophe, quelqu’un qui va nous dire ce que fera Nane une fois vieille.
Les deux femmes sont sur le sofa, et Noctiluce, en fixant sur sa compagne des yeux lourds de passé :
— Je sais, dit-elle, moi, ce qu’elle fera avant même d’être vieille. Parce qu’elle aura aimé, quoique on lui ait dit, ce qu’il ne faut pas aimer, nous nous vengerons ; elle deviendra folle. Alors elle ira de long en large dans sa cage, ridée et nue, en poussant des cris. Ou bien elle se tiendra accroupie, à manger de la terre.
Nane est devenue toute blanche ; alors Noctiluce se penche plus près d’elle encore, et lui parle bas.
2.
[modifier]- « Sathan propior nobis est quam ullus credere possit. Hæc non sunt vana et inania terriculamenta. »
- (M. LUTHER. Colloquia. t. I, page 240, édition Bindseil.)
- Le diable est plus notre voisin qu’on ne saurait croire : ce n’est pas un vide et vain épouvantail.
Nane est à son miroir, de nouveau. Mais elle n’y jette, dirait-on, que des regards languissants et sans fierté, comme si elle était moins orgueilleuse aujourd’hui que lasse de cette image, et d’elle-même. Comme elle s’est, entre tant, brouillée de nouveau avec sa manucure, elle fait ses ongles toute seule ; et il est manifeste qu’elle y est distraite : celui de l’annulaire gauche a été sur les côtés limé trop près de la chair, et elle oublie à plusieurs reprises de mettre du corail sur le chamois.
Voilà trois semaines que je ne l’ai vue, ayant été appelé en province et en famille par un de ces partages à l’amiable qui ne laissent pas de rappeler à l’occasion quelque conciliabule de gentilshommes, après détroussement de diligence.
— Qu’avez-vous fait de bon, Nane, ces temps-ci ?
— Je n’ai rien fait, dit-elle ; rien fait de bon.
— Et Noctiluce ? dis-je, songeant qu’à mon départ on commençait de la rencontrer beaucoup ici.
Nane a l’air gêné :
— Je l’ai vue un peu, répond-elle ; je n’ai plus envie de la voir.
— Elle vous ennuie, déjà ?
— Non, non. Mais, voyez-vous, elle m’a enseigné des choses que j’aimerais mieux pas. Ah ! pourquoi êtes-vous parti ?
— Enfin, qu’est-ce qu’il y a eu ?
— Je vais vous le dire. Vous savez si je suis libre penseuse.
— Libre penseresse, Nane : c’est plus élégant.
— Eh bien, je ne sais plus que croire. Entre autres choses, et ça, c’était avant votre départ, elle m’a menée chez des spirites, à Passy. Là, une dame anglaise qui regardait dans une carafe m’a écrit une lettre de la part de mon père mort, et juste son écriture — comme je vous vois.
— Et qui disait ?
— Oh ! des choses très bien, des conseils : d’aimer ma mère, d’aimer les pauvres...
— ... Pas tous, Nane, laissez-en...
— ... De continuer dans la vertu.
— ? ? ?
— Etc., etc. Noctiluce m’a très bien expliqué : ça veut dire qu’on peut faire ce qu’on veut si on ne pense pas mal, si on voit tout sous le... le je ne sais plus quoi... de l’amour.
— Et ensuite ?
— Ensuite ? Elle m’a menée chez une personne — je ne puis pas tout vous dire, et puis je crois que j’ai un peu rêvé. Bref, il était en colère, et Noctiluce lui a parlé étranger, et il s’est mis à jouer d’une espèce d’orgue. Alors ça été peu à peu comme si je fondais, et que nous serions devenus plus de trois. Et les autres faisaient signe que non, excepté un avec les yeux baissés, qui faisait signe que oui : il me semblait que c’était le plus beau. Alors il est venu vers moi,... pour m’embrasser ; il a soulevé les paupières (oh !) et je suis devenue comme un glaçon.
Plus tard, je me suis retrouvée au lit, et Noctiluce dans ma chambre, qui riait, qui m’a dit que j’avais rêvé, que ça ne serait rien pour cette fois-ci, qu’il ne fal lait pas en parler, ni y penser. Mais — si vous aviez vu les yeux. Quand je suis seule, ils sont toujours dans un coin de la chambre, fixés sur moi.
Et Nane presse son cœur de ses deux paumes.
— Ma pauvre Nane, on vous a tout bonnement trimballée chez un hypnotiseur. Il a pris vos mains, n’est-ce pas, et s’est mis à vous regarder ?
— Pas du tout ; il regardait un côté du plafond.
— Précisément, dis-je ; il cachait son jeu : tout ça, ce sont des trucs. Mais, vous vous en êtes tenue là, je suppose, de vos expériences ?
— Oui, c’est-à-dire, une autre fois. Je ne sais pas ce qui démantibulait Noctiluce, elle était comme folle : je l’avais toujours dessus, avec des projets extraordinaires, pour le temps que vous ne seriez pas là. Moi alors, j’ai eu envie de refaire, avec le monsieur à l’harmonium ; mais elle s’est mise en colère : j’ai cru qu’elle allait me battre. Et de me dire que j’avais été trop gourde, que j’attraperais quelque chose à parler de ça, etc. Finalement, elle m’a menée à la messe noire, mais pour rire, je pense ; une messe noire pour femmes seules.
— Ah ! et c’est Vanor qui officiait ?
— Non : c’était un vilain bonhomme, couleur cheminée. Là, il s’est donc fait un tas d’horreurs. On a beau ne plus être chrétienne, tout de même ça me dégoûtait ; et encore, je crois que c’était du battage. Mais ensuite, quand le négro a été parti, on a commencé de s’amuser — et c’est là que j’ai eu peur.
— Mais de quoi, tout de bon ?
— Ah ! dit Nane, d’un air chaste, songez : il n’y avait plus que des femmes.....
— Qu’en pensez-vous ? dis-je au philosophe, après lui avoir rapporté les
discours de Nane.
— Je ne sais trop que vous dire, rumine Eliburru dans sa barbe noire. D’une part, cette louve de Noctiluce a mené Nane à de laides orgies, cela saute aux yeux. — Mais il y a autre chose, que vous découvrirez peut-être vous-même, en y réfléchissant : je puis toujours vous dire qu’on a fait, au moins une fois, jouer cette enfant avec des jouets au-dessus de son âge et quelle s’en est tirée à bon compte — jusqu’ici. Et cette Noctiluce est vraiment singulière. C’est, je pense, une curieuse, blasée sur les tourments physiques : variété particulièrement dangereuse.
— Merci, lui dis-je, vous m’avez rendu tout cela clair comme eau de roche.
==VIII - Venise sentimentale==
- Ibi civitas sunt Venetiæ.
- (OLIVARIUS in Pompon. Mel.)
- L’inconnu, dont la lune éclairait les traits repoussants, tendit son bras vers une masse de brumes et de lueurs :
- — Voilà Venise, dit-il ; et c’est par une nuit pareille que le prince lombard jeta ses éperons d’or à l’eau, en jurant de ne plus chevaucher jamais que Cornarine au nombril brillant, et les vagues de la mer.
- — Il est vrai, dit un autre, et c’est par une pareille nuit que Jean-Jacques reçut d’une courtisane, qu’il n’avait pas satisfaite, le conseil de se vouer aux mathématiques.
- — Hélas, dit mon amie, c’est par une pareille nuit que l’ardente Aurore Dupin voulut persuader le seigneur Pagello, dont elle ne fut jamais bien comprise, qu’il était son premier roman.
- — Et c’est, lui dis-je, par une nuit pareille, que Nane, de ses lèvres ruineuses, baisa pour la première fois son ami, à travers mille serments dont pas un n’était vrai.
Cet automne que nous fûmes à Venise, mon amie Nane et moi, nous étions partis de Bordeaux. C’est ainsi, mais par mer, qu’il faudrait toujours quitter la France ; et les regrets qu’on emporte de ce beau royaume seraient moins vifs, si on ne lui disait adieu qu’à travers cette cité de vin et de morues, couchée sur les bords noirs d’un port sans navires.
Car ces matins ne sont plus où se voyaient de riches armateurs, en pantalon de nankin, sur le damier des quais. Cependant on débarque le sucre et le précieux café que les noirs du Petit Goave ont enveloppé de pagne ; et une belle dame à la taille haute regarde languissamment sous son ombrelle à franges, en rêvant peut-être aux aides de camp de M. le duc d’Angoulême.
Nous passâmes ensuite par ces villes du Sud, où il y a beaucoup, assure-t-on, de huguenots : Nîmes, Orthez, Montauban, Moissac. Peut-être ne sont-elles pas citées dans l’ordre ; et d’ailleurs nous ne les distinguâmes point, parce que c’était un train de nuit. Mais, à l’aube, ce fut Arles en robe lilas, des architectures gallo-romaines, et, sur le quai de la gare, une fille, de chair grasse et mate, qui vendait du raisin très mûr. Alors, mon amie, s’étant soulevée sur sa couchette, demanda :
— Combien de stations y a-t-il encore ?
— Soixante-dix-huit, répondis-je, — et elle retomba accablée.
Les topos de Nane manquent un peu de précision. Elle n’a pas reçu, étant d’ extraction obscure, cette forte éducation géographique qui nous permet de ne pas confondre l’île de Nossi-Mitsiou avec le détroit ou phare de Messine.
Elle a d’ailleurs peu de prétentions aux sciences, contente de régenter les lettres et les arts. Elle ne croit pas non plus que l’archéologie ni l’érudition historique lui soient tout à fait étrangères. Mais peut-être s’y exagère-t-elle sa valeur.
Les douanes passèrent. Nous étions en Italie, et Nane s’indigna de n’apercevoir autour d’elle aucun changement. Les plus lointains regards qu’elle ait encore jetés sur le monde, c’est jusqu’à Mustapha-Supérieur ; et longtemps elle caressa l’illusion que les pays étrangers sont autre chose qu’une espèce de France plus mal tenue, habitée par des professeurs de langues. Peut-être espérait-elle aujourd’hui qu’elle allait voir des gens se promener nus, les pieds en l’air, avec des yeux sur le ventre, ou toute autre chose de ce goût-là ; en sorte que d’être déçue elle devient injuste, tourne le dos au paysage éblouissant et mou, et ne veut même pas reconnaître dans l’air cette odeur d’épices, qui est proprement l’haleine de l’Italie. Car chaque pays a la sienne. C’est ainsi que l’Angleterre sent la marmelade et les houilles éteintes, tandis que l’Espagne est toute odorante de sang, de fleurs corrompues, de sueur ; et pour l’Allemagne je n’en sais rien, sinon que la chambre de Fräulein exhalait le parfum du café au lait refroidi.
Mais Nane est insensible à ces nuances. Aussi ne lui parlerai-je point des petits ports hindous, où l’on respire le safran et le poisson salé ; ni du Maroc, empire fleuri, aromatisé de jonquille ; non plus que de cette île créole qui répandait au loin, sur la mer nocturne, l’âme des cassies et des gérofliers.
D’ailleurs mon amie avait été plutôt âpre à me reprendre sur mon attitude à la douane. Elle a entrepris depuis peu de refaire mon éducation, bien différente de ce qu’elle était jadis sous la lune de miel, attentive alors à me découvrir sans cesse quelque perfection nouvelle. Je l’entendais, par exemple, me dire tout à coup :
— Comme vous avez le pied petit.
— Je l’ai plutôt mince, répondais-je avec complaisance, tout près de piaffer.
Et Nane répétait docilement :
— C’est vrai, plutôt mince.
— Ou bien :
— Comment faites-vous pour avoir des pantalons si droits ?
— Je les fais repasser, Nane.
Mais aujourd’hui :
— C’est extraordinaire ce que vous savez peu parler aux subalternes. Vous leur dites tout le temps : « Ayez la bonté de ceci, de cela. Voudriez-vous porter ces sacs... m’indiquer le télégraphe... » Ils sont payés pour ça, après tout.
— Tout le monde, Nane, est payé « pour ça ». Croyez-vous pourtant que si j’allais dire à quelques personnalités haut placées : « Ayez donc la bonté de reprendre ces traditions de raffinement, d’élégance dans la force, qui paraissent tombées en désuétude depuis M. de Morny », ils ne m’enverraient pas au bain ? Et Dieu sait pourtant, en fait de bains...
Elle fait la moue.
— Pourquoi n’êtes-vous pas républicain ?
— Je trouve que mon père l’a été pour deux.
La moue s’accentue. Mais voilà bien Nane. Elle est, naturellement, incapable de raisonner. C’est un beau réflexe, qui dit quelquefois des choses, par simulation.
Cependant le Milanais s’enfuit lentement de droite et de gauche, avec ses fossés pareils aux mailles d’un réseau, sa terre gonflée comme une mamelle, et de la vigne qui monte aux arbres, toute rouge. Ce train n’a pas de wagon-restaurant ; et nous dînons (mal) dans un buffet enrichi de stucs multissimicolores, dont le Palladio se fût attristé sans doute, ou diverti. Il y a aussi des mouches ; il y en a partout, jusque dans la paille des fiascos.
Et Nane se débat contre les longs serpents de pâte. Elle me rappelle Laocoon, en petit. Mais comme elle a taché, décidément, sa veste fauve :
— C’est sale, dit-elle, l’Italie.
La nuit passe. Changement de train, dès l’aube ; et, à Meste, je vois sans plaisir monter auprès de nous une ancienne connaissance d’Aix. Je ne me trompe point : ce cirage en moustaches, ces yeux qui semblent nager dans l’huile comme des cèpes de conserve, ces mains adipeuses, nul doute. Lui, manifeste une joie haute. Qu’est-ce qui m’amène à Venise ? Et il coule ses yeux gras vers mon amie, jusqu’à présentation :
— Le marquis Gondolphe. Mme Hannaïs Dunois.
Nane est ravie. D’abord elle n’a vu que moi depuis un tas d’heures, ce qui est tout près de m’avoir assez vu, et puis je soupçonne cette jeune républicaine de nourrir pour la feuille d’ache une passion honteuse.
Et enfin, voici Venise. Sous le soleil qui monte, elle est grise et rose, comme un flamant.
On m’avait dit : « N’allez pas à l’hôtel. Le service est inimaginable. Et
puis il n’y descend que des voyageurs en vins d’Asti, « d’Asti spumante ».
Ou bien des photographes d’art. »
Et on m’avait dit : « Surtout, ne louez pas. Vous vivriez entre les cancrelas et les gouttières. Et même, depuis quelques années, il y revient. C’est ainsi qu’un Anglais a été trouvé mort, l’autre jour, on ne sait de quoi, et son chien aussi, sous son lit. »
— Qu’en pensez-vous, Nane ?
— Ça m’est égal, dit-elle ; pourvu que ce soit une maison neuve.
Mais Gondolphe se range côté hôtel. (Quelle commission peut-il bien toucher au juste ?)
— Allez donc à Hispaniola. C’est très bien ; et vous avez l’eau.
Nous y allons. Le ciel s’est couvert. Il commence à pleuvoir, et les appartements ferment mal. C’est vrai, nous avons l’eau, comme dit Gondolphe.
Ce Gondolphe a tout le charme des compagnies douteuses. Avant qu’on ne le rencontrât à Aix, il avait deux ans, ou trois, vécu à Paris, quelque chose dans les consulats. Mais il semblait plus occupé de concerts que de politique : et le reste du temps on le pouvait voir au Washington, où du reste il se ruina. Dans la suite le baccara lui fut plus favorable. « On ne peut pas toujours perdre », vous disent ces vieux messieurs de stations balnéaires, dont le bruit court qu’ils se sont décavés, étant jeunes. C’est ennuyeux d’être né si tard qu’on ne leur sert jamais qu’à se refaire.
Gondolphe, qui n’est pas un vieux monsieur, m’a mené au cercle de la Girafe : « Tout ce qu’il y a de mieux, ici », assure-t-il. Valets à moustaches, en livrée d’un rouge douteux, et qui restent assis quand on entre, — tapisseries du second Empire « genre Gobelins », un peu moisies (mais cela leur vaut mieux), et des crachoirs dans tous les coins, comme aux salles d’attente de la Compagnie de l’Ouest, — et une cagnotte vraiment par trop béante, à la table de bac : celui-ci, d’ailleurs, paraît étiolé ; et puis on n’entend pas, d ans ce pays de billets, le joli son de l’or, discret « leitmotiv » de Pallas, sous les doigts du changeur.
Ces Italiens sont d’une impudence gracieuse : ils vous marchent sur les pieds avec des révérences. Nous étions, hier, Nane et moi, à la terrasse de cette pâtisserie si joliment levantine qui fait face à San’ Giminiano<ano>L’église de San Giminiano a été démolie au commencement du 18e siècle.</ano>, quand débouchèrent du Broglio l’inévitable Gondolphe, et un jeune homme très beau, bestialement, avec de trop petits pieds chaussés étroitement (cuir jaune et vernis). Celui-là, dénommé Dolcini, ne parle pas ; mais il regarde avec des yeux si humides que j’ai envie d’essuyer les joues ovales de mon amie, où s’est posé son regard.
Il nous quitta, et Gondolphe, que le zucco semblait rendre plus communicatif encore qu’à l’ordinaire :
— Si vous aviez connu, dit-il, sa mère, la marquise. C’était une Vénus. Avec ça et des seins de pierre, monsieur.
— Ça devait lui peser, remarque Nane, en portant la main vers sa gorge.
Et notre ami ajoute rêveusement :
— Ç’a été ma première maîtresse. Ah ! ça ne nous rajeunit pas.
« La discrétion, a dit un poète arabe, est à l’amour comme au sabre son fourreau : elle le garde de souillure. »
On dirait, depuis quelques jours, que Venise commence à n’amuser plus
autant mon amie. Elle m’a dit l’autre soir en bâillant :
— Savez-vous ce que nous devrions faire demain ? Une promenade en voiture.
— Mais Nane, ne vous êtes-vous pas encore aperçue qu’il n’y a de chevaux à Venise qu’en cuivre ? Et le seul animal de trait qu’on y connaisse est le Bucentaure. Encore n’a-t-il plus servi depuis qu’il alla chercher Henri de Pologne. Jean Bellin (est-ce bien Jean Bellin, ou Tiepole ?) a représenté le roi au moment qu’il débarque, accompagné de Barbezières et de Villequier. (Au fait, était-ce ce bien Villequier ?)
— J’ai connu, dit Nane, un Villequier.
— C’est bien ça : un officier, brun, mince.
— Le mien était peintre sur porcelaine. Même il a fait un service de quatre cent quatre-vingts pièces, où je suis représentée en Diane, et qu’on a acheté pour l’Élysée.
— Ainsi, Nane, M. Loubet se trouve jouir quatre-cent quatre-vingts fois de vot pendant que je n’ai, moi, que deux ou trois photographies.
— Les domestiques en auront peut-être cassé.
— Mon chéri, lui dis-je, chagrin de son irrespect, les domestiques de l’Élysée ne cassent rien. Les patrons non plus, d’ailleurs.
Cependant, sous le ciel gris de perle, Venise amortit ses verts et éclaire ses roses.
— Un Sisley, dit Nane.
Car elle me comble maintenant d’opinions jusque dans les minutes les plus sacrées ; et j’ai perdu tout espoir qu’elle se taise jamais plus, comme au temps où je lui avais persuadé que le silence donnait une expression ironique à son visage.
Elle me croyait, alors.
— Sisley ? lui dis-je.
C’est comme si elle me parlait d’un corps chimique nouveau : je prends un air bête, mais bête, qui la fait écumer tout de suite. C’est la vengeance des pauvres hommes, ces jeux de physionomie : les seuls, dit Eliburru, où l’on ne perde point son argent.
— Vous n’allez pas, me dit cette gracieuse personne, me charrier longtemps, je pense.
Elle s’irrite, au fond, que je ne croie plus e ne croie plus à ses esthétiques, depuis ce jour où je lui voulus faire admirer sur un piédestal les plantureuses ciselures de Leopardi. Au lieu de ça, elle mettait ses mains, comme une enfant sale, dans les creux secrets du bronze, ou bien tirait la langue à deux ou trois dames allemandes qui la regardaient avec ce regard d’envie qui est encore ce qu’on a trouvé de mieux, à l’étranger, comme opinion sur nos femmes.
— Qu’est-ce qu’elles ont à m’acheter comme ça ? Je suis sûre que j’ai quelque chose qui ne va pas. Regardez.
Elle sourit d’un air victorieux et tourne avec lenteur sur elle-même, en haussant les seins. — Sa robe est bleu pastel ornée de boutons en émail camaïeu, où sont représentés des attributs Empire — la jupe volantée trois fois en forme, tout en bas. Et son chapeau est fait d’un seul oiseau dont on dirait, tant il est plat, que pendant longtemps quelqu’un de très lourd s’est assis dessus. Enfin elle cesse de girer, et me dit d’un air grave :
— Pourquoi voulez-vous que j’admire toute cette décadence ? Ça ne vaut pas mieux que Florence ; et vous savez, aussi bien que moi, que Michel-Ange a tué la sculpture.
Sur le moment ça me donne un coup. Mais je me remets et lui demande avec douceur :
— Nane, est-ce que vous connaissez M. Claude Anet ?
— Oui, de nom.
— Eh bien, il a écrit une chose sublime : c’est qu’« il faut battre les femmes maigres avec un bâton ».
Nane hausse les épaules et regarde le soir qui tombe. Elle se retourne pourtant, au bout de quelques minutes, et me dit d’une voix mouillée :
— Corot a dit quelque chose de bien plus sublime à propos du crépuscule.
Je prévois.
— Il a dit : « C’est l’heure où les fleurs font leur prière. »
Décidément, il me vaudra mieux m’entretenir avec autre chose. Moi aussi, je tourne le dos et contemple le paysage : une buée lente, peu à peu, enveloppe Venise, qui semble descendre et s’ensevelir dans les eaux.
Et, enfin, nous voilà de retour, paisibles, encore que les conditions
de notre départ n’aient pas laissé d’envelopper ce que ma compagne
appellerait, en son ramage, « un peu de chichis ».
De quelques jours nous n’avions été quittes des deux marquis : devant les Tintoret ; à Saint-Marc, caverne d’ombre et d’or où des pirates enchâssèrent dans la mosaïque tout un butin de marbre ; sur le Lido lépreux, ils étaient là, à droite, à gauche, le plus vieux qui tâchait à démarquer Casanova pour s’en composer des aventures ; et l’autre, Dolcini, couvant Nane de l’humide silence de ses yeux : en vérité, il eût été assis sur un gros œuf que je ne lui aurais pas trouvé l’air plus bête. Mais Nane le considérait avec bienveillance.
L’autre soir, prise de migraine, elle monta se coucher au sortir de table, et me laissa seul au salon. Gondolphe, entré presque aussitôt, me mit en soupçon par tant de hâte qu’il n’y eût complot, peut-être, pour m’endolciner. De l’empêcher ou de le surprendre, je choisis le second, pensant que ce me serait une vengeance à la fois amère et douce de planter là cette perfide, en proie à son Italien.
Plus j’y réfléchissais, plus mes doutes prenaient figure de certitude. Nane devait avoir accepté rendez-vous au dehors, et, pourvu que je ne fusse pas absent moi-même beaucoup plus d’une heure, j’étais sûr de la pouvoir cueillir à son retour, et avec quelques « je sais tout » extorquer un aveu de sa première surprise.
Je me laissai donc conduire à la « Girafe », où nous devions trouver, me dit Gondolphe, « un baccara épouvantable ». Mais ce n’était qu’un chemin de fer très omnibus qui évoluait avec parcimonie autour d’une mise de cinq lires. Un écarté avec mon compagnon me séduisit davantage.
Dieux puissants ! Il gagna onze parties de suite, puis trois encore, puis sept. Vingt et une parties sur vingt-quatre, qui a jamais vu cela dans notre France ? (Ah ! me disais-je, décavé, ce Dolcini n’a même pas l’esprit de dessous le linge.) Gondolphe alors me proposa de jouer sur parole, et je refusai : « Mais, lui dis-je, ma pelisse, voulez-vous, contre cent louis ? Il gagna encore.
— Vous me la prêteriez bien pour rentrer chez moi ?
— Vous ne jouez plus ?
— Que voulez-vous que je joue ? Ma veste ?
— Jouez votre dame.
Il était sérieux à gifler. Mais il me sembla plus drôle d’accepter cette proposition romantique.
Il fit cartes, tourna la dame de cœur ; j’avais les trois autres, par deux valets, jeu de règle ; et, en effet, je marquai un point.
La veine avait tourné enfin (que faisiez-vous, Nane, cependant ?) et je regagnai ma pelisse (du renard tout frais-venu de Sibérie), mon argent, celui de Gondolphe, qui se trouva peu de chose au comptant, et une somme assez grosse sur parole. Je lui offris, pour celle-ci, tout le temps qu’il voudrait, à quoi mon homme répondit fièrement qu’il s’acquitterait dans les vingt-quatre heures. Voilà, mais lesquelles ?
Entre tant, comme fait l’eau d’une salade qu’on secoue à force, Nane m’était sortie de la tête. Il est vrai aussi qu’on n’éprouve pas deux passions à la fois et que le jeu l’emporte sur n’importe quelle curiosité sentimentale. Cette fois même, il l’avait tuée, et lorsque ma maîtresse me revint à l’esprit, ce ne fut plus parmi de ces images grossièrement désobligeantes dont l’Éthique nous a laissé l’analyse — ou la confession. On eût dit plutôt des cartes transparentes après du haschish, quand tout devient autour de nous à la fois comique et chatoyant. Je songeais aussi à des gravures de la Restauration, où des gens d’une surprenante impassibilité, corrects de tout le haut du corps comme des notaires, quelques-uns avec un léger collier de barbe, se livrent sans abandon à une gymnastique d’intérieur. On en pourrait illustrer quelque casuiste espagnol, si tout cela ne s’intitulait avec fraîcheur : « la bonne mère », « à la couturière », « à l’enfant »...
Ma gondole, cependant, me ramenait à Hispaniola, selon ces courbes précises et molles qui en font la plus voluptueuse des voitures, et, chaudement, dans ma pelisse reconquise, je regrettais que l’hiver fît taire ces chœurs nocturnes dont la romance semble glisser et rebondir sur les eaux.
Je songeai qu’au cours d’une nuit délicieuse parmi les nuits de cet automne étrange de Venise, où nulle feuille ne tournoie, alors que l’âme, suspendue entre l’espace et la durée, est comme un éther qui jouirait de s’accroître élastiquement, et que la musique n’a plus, pour ainsi dire, de contour extérieur, ma compagne, dont le beau visage ironique, pâle et busqué évoquait Jessica, m’avait dit avec émotion :
— Vous vous souvenez ? Ils ont joué ce même air chez Paillard.
— Non, je ne me souviens pas.
— Vous autres hommes, soupira-t-elle, vous n’avez pas de sensibilité.
Que fait-elle maintenant, Nane ? S’il n’y avait rien de vrai dans mes soupçons, et qu’elle soit à se coucher toute seule, bien sage, lasse de m’attendre ? Sa belle liquette chauffe auprès du feu ; mais la batiste en restera froide par places. Et cela, tout à l’heure, la fera frissonner ; comme un étang où soudain l’on s’écrie à rencontrer, sous l’eau dormante, une eau plus froide, et qui court.
C’était à peu près comme j’avais prévu, sauf que Nane avait choisi de faire chauffer sa chemise sur elle-même. Accroupie auprès du feu, elle transparait à travers le lin, et il semble que la flamme l’ait dorée ; ou plutôt, sa chair a la nuance d’un quartier de mandarine. Maintenant, elle me guette du coin de l’œil, et pose ; moins orgueilleuse de la décisive géométrie de son corps que de sa chair voluptueuse, qui vous met l’âme au bout des doigts, de sa hanche qui se tend ou de ces secrètes ombres dont elle voit que ma figure malgré tout s’émeut.
Et elle a un sourire parfaitement obscène.
— Vous avez l’air, lui dis-je, de ces « suspensions » que les ménagères voilent de tulle aux approches de l’été, par crainte des mouches.
Mais Nane, dédaigneuse des épigrammes, quitte la cheminée et se couche, occupation où beaucoup de gens s’accordent avec moi à la juger irrésistible.
Un peu de temps se passe et ce n’est que plus tard que Dolcini retombe dans la conversation.
— . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ?
— Non, c’est lui qui est venu me voir, avoue Nane avec une candeur presque excessive.
— Et alors ?...
— Mais non, je vous assure. Et d’ailleurs, s’ils sont tous aussi mollassons que lui à Venise ! Alors, quand j’ai vu ça : « Ouste, je lui ai dit, mon enfant. On vous a assez eu. ». Le malheur, c’est que ça ne lui entrait pas et qu’il a fallu lui expliquer avec douceur, quoi, qu’il commençait à me courir, qu’on ne l’avait pas fait venir pour entretenir le feu — et si son père l’avait fait faire dans les prisons — comme les noix de coco. Du coup, il a mis son chapeau sur sa tête ; et il est parti, avec votre parapluie, même.
— Vous comprenez, Nane, que si on ne peut plus sortir sans risquer d’être dépouillé de tout ce qu’on aime...
Etc., etc. Là-dessus, on dormit un peu. Mais sur les dix heures :
— Nane, Nane, criai-je en la secouant, je viens de recevoir une dépêche. Nous partons pour Paris. À moins que vous ne restiez à conquérir des Vénitiens.
— Ah ! non, répondit Nane en bâillant : leur bouche !
==IX - L’Indifférent==
- « Zelotypus..., qui enim imaginatur mulierem, quam amat, alteri sese prostituere, non solum ex eo, quod ipsius appetitus coërcetur, contristabitur, sed etiam quia rei amatæ imaginem pudendis et excrementis alterius jungere cogitur, eandem aversatur. »
- (BENEDICTI DE SPINOZA Ethica : Pârs III Propos. XXXV in Schol.)
- Le jaloux, à imaginer sa maîtresse qui fait l’amour, se chagrine non seulement que ses propres désirs en soient empêchés, mais encore qu’il lui faille joindre l’image de celle qu’il aime aux membres nus d’un autre, à ses hontes, et la détester avec lui.
Certes, il faudrait être aussi dénué d’idées générales que feu Alexandre Bain, pour ne pas savoir que nous aimons à retenir ce qui est à nous, mais à partager le bien des autres. Aussi n’est-ce point une preuve qu’on soit amoureux, tant de soins apportés à se croire le seul amant de la femme même qu’on aida naguère à tromper le sien.
Non que je prétende n’avoir jamais éprouvé pour Nane que les sentiments du cambrioleur, tour à tour, et du propriétaire. Et il y eut même un temps où les grâces de cette belle personne m’attachèrent plus qu’il n’était raisonnable, si bien qu’après l’avoir prise sans zèle, pour obéir en quelque sorte à la tyrannie de l’occasion, je m’aperçus que les mouvements harmonieux de son corps devenaient une part nécessaire de mon bonheur.
Mais le temps amortit toute chose, et déjà, à Venise, j’avais ressenti que Nane commençait à n’intéresser plus que ma curiosité. Aujourd’hui surtout, distrait par le Paris frivole de l’hiver, par le Paris nocturne, tour à tour bleuâtre et froid, ou enseveli sous ces brouillards dorés de gaz, j’éprouvais avec joie et, pour ainsi dire, à pleins poumons, combien cela m’était égal qu’elle palpitât en d’autres lits que le mien, frémissante des flancs et des lèvres, les yeux mi-clos.
Trop heureux si elle avait partagé cette indifférence. Mais, au risque d’être fat, il me fallait bien croire à quelque amour de sa part, rien qu’à subir sa curiosité jalouse, comme aussi l’ardeur de ses embrassements. En ceci du moins sa folie ne laissait pas d’être contagieuse, car Nane caressa toujours à la perfection.
Je fus donc surpris, le peintre Lycoris nous ayant priés à son bal diabolique , qu’elle acceptât de bonne grâce de s’y rendre sans moi, qui ne l’y aurais pu conduire, ayant engagé ma soirée jusqu’à deux heures de la nuit. Au fond, j’étais ravi qu’elle le prît comme cela.
— J’irai, me dit-elle, avec Luce de Rosmarin, et d’Elche, qui doit l’y mener.
— D’Elche ?
— Vous savez bien, l’ami de ma sœur.
— Mais elle est mariée.
— Eh bien, et avant ? Mais il me semblait que vous l’aviez rencontré chez moi.
D’Elche ? Cela me rappelle d’abord la bizarre Salammbô du Louvre, aux lèvres carminées — et puis une histoire assez confuse que m’a contée Jacques, de son séjour en Alger, où ce Monsieur jouait un rôle : rien d’héroïque, autant qu’il m’en souvienne.
Toute jalousie à part, la combinaison ne me paraît convenable qu’à moitié.
— Voulez-vous attendre jusqu’à une heure ? Je me sauverai de façon à pouvoir vous prendre vers cette heure-là.
— Oh ! c’est beaucoup trop tard : on arrive de bonne heure chez Lycoris.
— Comme vous voudrez, alors.
La scène est au Palais de Glace. Nane me quitte pour patiner, je la suis de l’œil, qui glisse et tourne, pleine d’une languissante aisance : si elle se flanquait par terre, au moins ; qu’elle fût ridicule, et criât. Mais le ciel reste sourd d’ordinaire à nos vœux les plus légitimes.
Quelqu’un vient s’accouder à côté de moi : c’est Yeïte, jolie fille, qui est en train de passer à la mode, non sans y recruter vraiment un peu trop d’électeurs. Mais il n’y a pas un an encore, il faut le dire, qu’elle faisait de la figuration dans les tavernes du quartier Latin ; et il lui en reste quelque chose.
— Ah ! ah ! me dit-elle ! nous z’yeutons Madame. (Beaucoup de gens ont cette opinion déraisonnable que je suis jaloux de Nane.)
— Si vous saviez ce que cela commence à me laisser froid. Elle ne m’en fera jamais autant que je lui en voudrais rendre — avec vous.
— Chich !
— Mais êtes-vous veuve ?
— Vous parlez, Charly. Mon sénateur est à la chasse, et de ce temps-là je travaille aux pièces.
— Venez jusqu’au bar : je vous raconterai une histoire. — Qu’est-ce que vous buvez ?
— Un marathon cocktail.
On nous sert.
— Est-ce que vous allez au bal de Lycoris ?
— Qu’est-ce qu’il vend, Lycoris ?
— Peinture. C’est à Montmartre. Voulez-vous venir ? Nous avons tout le temps jusqu’à demain soir, pour votre travesti.
— Mais en quoi me mettrai-je ?
— Eh bien, en diable quelconque : un maillot rose, couleur de la bête, et un domino noir, fermé, avec beaucoup de trous.
— Et une paire de cornes d’argent, à travers le capuchon.
— Oui, et une belle queue d’écureuil. Ça va-t-il ?
— Ça va. Mais Nane ?
— Eh bien, nous l’intriguerons.
Yeïte est séduite : elle achève son manhattan et nous prenons rendez-vous pour le costumier.
Le lendemain, vers une heure après minuit, nous faisions notre entrée
chez Lycoris. Le bal battait, comme on dit, son plein. Dans le vaste
atelier, tendu de cuirs chatoyants, tout un enfer de chair et de
taffetas bruissait, tournait, caquetait, pressé d’habits noirs. Des
tziganes, inévitables comme la mort, grinçaient sur la galerie, non loin
du vestiaire-lavabo ; et l’on y pouvait monter par une échelle, si l’on
n’aimait pas mieux prendre l’escalier.
Tout de suite j’aperçus Nane, debout, une coupe à la main, qui causait avec deux hommes. Elle me vit aussi, me fit un signe de tête, et, sans paraître remarquer à côté de moi Yeïte, qui était pourtant charmante assez pour éveiller en elle quelque inquiétude, reprit sa conversation.
Il me faut avouer que ce parti pris d’indifférence ne m’agréa point : j’ai déjà dit que je n’étais plus amoureux de Nane ; mais enfin, de la trouver familière ainsi, rieuse, abandonnée presque envers des gens qui n’étaient même pas de mes amis, était à mon sens une espèce d’inconvenance. À ce moment, son voisin de gauche, un peintre norvégien que je connaissais un peu, enveloppa son bras nu d’une main épaisse, dont je me rappelai qu’elle était couverte de poils roux ; et il me sembla soudain que cette chair ambrée, dont je pouvais me rappeler le goût rien qu’en fermant les yeux, en était comme souillée. Elle cependant appuyait ses doigts délicats sur l’épaule de l’autre homme ; ses yeux mordorés, qu’elle avait détournés de moi, étaient sans doute fixés sur lui ; et il me parut ridicule, de petite taille, avec une tête à la Boulanger, trop grosse, branlante, dont tout son corps paraissait comme accablé.
Je me demandai ce qu’il pouvait bien être officiellement : pour ce soir, gigolo sans doute, ou même pis ; fait à souhait pour respirer en eau trouble, et rapporter à la maison les fleurs des vieux messieurs. Et, d’une gracilité qui semblait déjà près de s’épaissir, pareil à un cochon de lait bien en chair, il faisait, sous son frac très ajusté, les mines d’un ancien joli enfant.
Je m’oubliais un peu à ces menues observations, où j’avais plaisir à constater qu’il n’entrait ni partialité, ni amertume, lorsque ma compagne à la queue d’écureuil, lasse peut-être de rester là debout sans rien dire, me rappela à la courtoisie en me tirant par la manche. Je la menai aussitôt au buffet, où elle se fondit, dans la cohue et la conversation, comme du beurre aux doigts d’une cuisinière.
Tandis que j’essaye de renouer mes inductions psychologiques, quelqu’un me frappe sur l’épaule. C’est mon peintre Scandinave, et, comme il ne m’a jamais vu avec Nane, je le fais causer, sans effort, le ciel l’ayant créé d’un naturel bavard et poétique.
— Ah ! cette poupée, toute vernie de poisons et de littérature. Voilà des jours que je la regarde. Figurez-vous, sa mécanique est détraquée ; alors elle va à droite, à gauche, elle fait du mal, et de temps en temps, elle perd un peu de son.
— Vous êtes sévère. Moi je lui trouve quelque chose, une saveur de différence. Et ces gestes bizarres ; il semble qu’ils n’ont plus pour nous de signification exacte, comme si c’étaient les signes d’une langue lointaine, oubliée déjà aux jours d’Adam.
— Oui, elle est mystérieuse comme la sottise. Mais elle a des prunelles magnifiques, des prunelles à reflets d’or, pleines de fourberie. Chez nous les filles ont les yeux couleur de leur âme, clairs et pâles, etc., etc.
Il continue un moment à m’entretenir de regards norvégiens : « Et le jeune homme, dis-je, à grosse tête, qui est avec elle ?
— Ça, c’est un vicomte d’Elche — son vice, je pense. Car elle a l’air d’en tenir. Il l’avait quittée tout à l’heure un moment de trop ; et alors elle l’a mordu à la main d’une façon vraiment gracieuse. On aurait dit un enfant qui retrouve son sucre d’orge.
Ce Norse m’ennuie avec ses métaphores ; c’est dommage qu’il ne m’ait pas consulté pour son déguisement. Je lui aurais dit de s’habiller en soulier. Eh, que m’importe, après tout, ce vicomte de camelote ! Qu’il lui rende ses morsures, à la poupée : je la lui laisse toute, avec sa peau fine, où du sang viendrait si vite sous les dents ; du sang — du son.
Et puis, tout ça n’est peut-être pas vrai. Quelle apparence que Nane ait pu me dissimuler une tendresse de ce genre, depuis tant de jours que je la connais ? Il y a bien cette histoire d’Alger que m’avait racontée d’Iscamps. Mais d’Iscamps était l’être le plus ridiculement jaloux qui se pût voir ; avec ça d’une imagination grossissante, une vraie lentille. D’autre part, le d’Elche a tout l’air d’être ce que Yeïte appellerait un purotin : tranchons le mot, il marque mal ; et on ne peut refuser à Nane le sens hiérarchique, incapable qu’elle est de tromper un gentleman avec autre chose qu’un gentleman.
Yeïte interrompt encore ce soliloque intérieur.
— Vous parlez de crampons, fait-elle avec son joli rire inexpressif : ne vous croyez donc pas obligé de me renier comme ça tout le temps.
— Excusez-moi, lui dis-je. Au fond, je suis bien sûr que vous ne manquez pas d’entourage.
— Encore s’y restaient autour. Mais sérieusement, j’ai tout ce qu’y faut de bêtes pour qu’on me couche. Alors, si ça vous chante de rentrer seul, ou avec Nane, vous gênez pas. Justement, je viens de la voir monter avec ce nabot à barbe jaune, qui vous remplace, ce soir.
— Ah ! ils sont sur la galerie ?
— Je crois qu’ils se choisissent un tzigane. À moins qu’ils ne soient dans le petit lavabo. Au revoir, alors, mon vieux.
Et elle disparaît, incrustée entre deux habits noirs.
Le bal est maintenant un peu plus calme ; des gens sont partis ; des couples causent de tout près dans les coins ; et les tziganes jouent en sourdine une chose langoureuse, qui m’entre sous les ongles. Cela me rappelle une heure d’été passée à Armenonville. Il avait plu toute la journée sur la terre chaude ; les branches s’égouttaient avec lenteur. Mille feuillages semblaient nous défendre du monde haïssable qui s’agite ; on apercevait seulement en haut d’une haie le fouet des voitures allant et venant. Et un grand diable de Magyar qui était avec nous ayant conté aux musiciens des choses en leur langue, ils jouèrent cette valse qu’ils jouaient ce soir, voluptueuse.
Je cherchai Nane, je ne l’aperçus nulle part, et je m’imaginai seulement saisir sur un visage quelconque le sourire dont on enveloppe les amants malheureux : « Elle est dans le petit lavabo, pensai-je ; dans le petit lavabo. » Je montai.
Je poussai la porte. Il y eut un petit cri : « N’entrez pas », d’une voix bien connue, et j’aperçus sur le sofa banal Nane et le d’Elche qui se dégageaient maladroitement.
— Oh pardon, je me suis trompé de vitre, dis-je ; et je redescendis du plus grand calme.
Mais non pas tel, sans doute, qu’il ne m’en montât à la tête quelque méchante humeur, car, aussitôt rentré, je pris le lit avec un joli mal de gorge, orné de fièvre, qui ne dura guère que trois jours.
— On dirait un coup de sang, me dit le docteur : est-ce que vous auriez eu quelque contrariété ?
==X - Les Asphaltites==
- « .....homines.....doctrinà, studio, affectu, commercio, semifeminæ ; et qui solo fere pondere præputii (et quo interdum se gravari dolent) distant a scortis. »
- (ATLINGER. oper. passim.)
- Ce sont des orgiaques du commerce le plus dangereux. Parfois, dans leur frénésie, ils tournent les uns contre les autres ces armes dont le poids les importune, et leur rappelle qu’ils furent des hommes.
Non, toutes ces étincelantes cantharides qu’on voit vibrer autour d’un frêne, dans l’or du couchant, personne n’en saurait extraire de philtre tel que la jalousie. Cela réveillerait les morts : cela les réveille peut-être ; et c’est alors que leur veuve en voit passer l’épouvante à travers son lit.
Rappelez-vous ces soirs trop tendres où l’on ne presse son amie encore qu’avec mollesse. Mais à s’imaginer seulement qu’elle a fléchi de même, peut-être, et roucoulé, auprès d’un autre, un peu avant, un éclair vous traverse ; on se sent devenir un autre homme. Du reste je n’en parle que par ouï-dire, et nul sentiment ne m’est resté aussi étranger que celui-là.
Mais de cette sotte soirée chez Lycoris, où j’avais surpris Nane aux bras (si j’ose dire) de ce d’Elche, je gardai quelques jours l’âme perplexe, pour ne rien dire d’un mal de gorge que m’avait valu je ne sais quelle agitation du sang.
Du reste, Nane redevint mienne presque aussitôt. Dans sa chair, dont j’aimais l’élasticité et la fraîcheur ; dans l’éclat de ce front convexe ; dans son âme même (qui n’était point autre chose, sans doute, que l’harmonie de ses membres) habitait un charme sans lequel il ne me semblait plus possible d’être heureux. Et qui saurait oublier sa voix, cette voix qui apaise l’oreille comme un ruisseau qu’on écoute à travers le bois ?
Et je me flatte que ce fut aussi l’idée virile du pardon qui me fit retourner vers elle, et trouver à ses baisers un goût inconnu jusqu’ici. Je suis assuré qu’il n’y eut là aucun avilissement ; et de n’avoir pas agi à l’instar de ces amants ridicules, qui semblent courir sans cesse au-devant d’une honte nouvelle pour la dévorer à nouveau : comme ce Jacques d’Iscamps, par exemple, dont on sait les lâches faiblesses envers elle.
D’autre part, Nane me jura qu’elle n’aurait plus avec d’Elche que des relations de courtoisie, elle me jura aussi qu’elle ne l’aimait pas.
Il m’arriva de me heurter encore à lui ; et c’est encore un bal qui fut cause de cette malencontre.
Il est onze heures du soir ; et voici que, sur l’escalier du Nouveau
Mabille, des masques équivoques apparaissent. Rares d’abord, par deux,
par trois, ils descendent d’un pas hésitant, gênés par leurs talons trop
hauts. La foule, ironique et sans colère, s’ouvre devant eux ; mais ils
ne s’y confondent pas.
En voici d’autres plus nombreux, d’autres encore. Des clameurs amicales maintenant les accueillent, des serrements de mains, de petits cris. Le troupeau commence à se sentir maître du parc, et les danseuses peu à peu cèdent le champ.
Nane, qui a voulu venir là, est assise à une balustrade, et regarde. Elle est en pleine toilette, toute noir-vêtue de dentelle, et fort décolletée.
— Comme il y en a, dit-elle. De quoi vivent-ils ?
Aucun économiste n’étant parmi nous, cette question demeure sans réponse.
— Voyez, reprend-elle, leurs escarpins. Des godillots de soirée, quoi. (Seigneur, que ce Champagne est mauvais !) Mais pourquoi ont-ils la toilette roulée sous le nez ?...
Et toujours de nouveaux masques arrivent, les derniers plus luxueux. À quelques-uns, plus illustres, on fait une entrée : « Vive la Chatte blanche ! — Ah ! le Fils-à-Papa ! — Bravo, Otérotte ! etc. » Cependant des habits noirs, à « tête » impénétrable, se glissent dans la foule, interrogent leur proie d’un œil invisible, l’évaluent. D’où sortent-ils, ceux-là, dont le linge est souple, le frac seyant. Il semble qu’on les ait rencontrés déjà sur des parquets mieux cirés ; on a peur d’en reconnaître.
Mais un cri général éclate :
— Valenciennes, Valenciennes !
Une Maja, « signée : Gaya y Lucientes », descend les marches d’un pas souple et lent. Sa jupe flottante est vert pâle ; elle porte un boléro du même gris que son feutre. Ses yeux sont faux et profonds.
— Valenciennes, Valenciennes !
La chose fait des gestes avec les bras, envoie des baisers, et, sur le milieu des degrés un instant immobile, relève sa jupe couleur d’eau pour laisser voir un pantalon à plusieurs volants de dentelle.
La voici enfin descendue : l’ovation se resserre autour d’elle, et c’est une lutte pour l’approcher. Des habits noirs d’abord s’en emparent, la pressent : on entend de petits cris. Puis le remous s’entrouvre, et l’on voit que victoire est restée à deux cavaliers Henri~III, en satin blanc, avec des bilboquets, des drageoirs, et si maquillés qu’on ne les saurait pas reconnaître demain. Ils prennent les deux côtés de la Maja : tous trois disparaissent, en se déhanchant, suivis de quelque trente curieux en banc de sardines.
— Valenciennes, Valenciennes !
— C’est le petit Septime, dit quelqu’un. Sa mère tenait le bar Sapor, vous vous rappelez. Il y a connu, tout jeune, des gens qui l’ont conseillé (sinon payé), des littérateurs, surtout ; lui-même s’occupe de littérature.
— La réciproque dans la concurrence me serait un peu dure, dit Eliburru ; mais il faut tout de même que je nage deux ou trois brassées là-dedans.
Et quand il revient :
— Vous n’avez rien vu, nous dit-il, de ne pas voir la mime Aïssa en mal d’éphèbe : un joli blond, ma foi !
— L’union des concurrences.
— Mon cher, avec cette virilité et cet aspect marocain qui la font un peu déplacée en son sexe, elle a pris le gosse sur ses genoux : ce pauvre petit en faisait une figure toute décontenancée. Pensez donc, des baisers sans épines !
— Comment l’appelle-t-on, celui-là, savez-vous ?
— J’en ignore : on pourrait demander le Tout-Sodome.
— Oh ! regardez-moi ce fripon-là.
Un cupidon cinquantenaire, au déguisement souffreteux, passe devant nous ; et son cotillon laisse apercevoir qu’il est très cagneux. On dirait un cordonnier triste, un cordonnier sans canari dans son échoppe, ni giroflée à sa fenêtre. Deux petites ailes cotonneuses palpitent tristement à son dos, comme de dégoût.
La bacchanale est à son comble. Des voix singulières, aiguisées pour ainsi dire, crient dans la fumée ; les gestes qu’on y distingue ont je ne sais quoi de jamais vu, et comme un sens nouveau.
L’orchestre maintenant attaque une suite d’airs religieux, noëls et cantiques ; sur quoi tout un quadrille s’organise, morne et monstrueux ; et, tandis qu’en proie à je ne sais quelle épilepsie se désossent tous ces chicards de mauvais rêve, d’autres couples cherchent le mystère propice, se parlent de près, dans l’ombre.
La chaleur, l’ennui, un peu de répugnance nous font taire ; et, inopinément, dans le silence, Nane déclare avec simplicité :
— C’est très joli.
— La musique aussi, n’est-ce pas ?
— Tiens, c’est vrai, dit-elle, et chantonne :
- C’est le mois de ...ie,
- C’est le mois le plus beau.
— Ça ne vous écœure pas de voir ce que ces gens font avec des choses
qui vous faisaient battre le cœur autrefois. Que vous deviez être
aimable, Nane, à l’ombre parfumée d’une église, et toute recueillie en
vous, comme un bouton de tubéreuse.
Mais quelle flatterie saurait percer la croûte de son scepticisme ?
— Je trouve, répond-elle, que tout ça sert aussi bien à faire danser.
— . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Et puis, vous m’ennuyez avec vos superstitions !
Elle hausse les épaules, et s’incline en avant de la balustrade.
Je me penche aussi pour découvrir sur son beau visage les grimaces de la contrariété ; mais, au même instant, je la vois changer de couleur : ses yeux se fixent épouvantés sur un couple qui est en contre-bas de nous et qui, peu soucieux sans doute ou ignorant de notre présence, s’abandonne au plaisir de la conversation.
C’est d’abord une espèce de géant qui rit d’un accent germanique sous sa « tête », tandis qu’il étudie, de ses mains énormes et laiteuses, un masque d’apparence plus aimable, une soubrette, qui, ayant quitté son domino, le porte roulé sur un bras et demeure là en ce galant déshabillé d’estampe. Elle a gardé du fil de fer sur la figure, mais ses épaules sont nues, blanches au demeurant et ornées d’un large collier d’or vert, de perles, d’opales.
C’est ce collier que Nane contemple avec une attention passionnée. Enfin, elle s’exclame tout haut ; la soubrette, ayant levé les yeux, nous aperçoit, quitte aussitôt son antagoniste et s’esquive parmi la cohue.
— Saleté ! siffle Nane, et, prenant mon bras : Venez, me dit-elle, il nous faut l’attraper.
Dire que l’enthousiasme m’attache ses ailes aux pieds serait une exagération. Je suis, pourtant, sans tout à fait comprendre l’aventure, ni les raisons que peut avoir mon amie de haïr cette jeune personne en jupon à raies, dont l’aimable tortuosité trahissait tout à l’heure un sexe désormais presque inattendu en ces lieux. Nane cependant se tait, et suit sa piste.
Mais des gens, sans cesse, nous coupent. Une Milanaise, dont la robe de velours olive, fendue sur le côté, laisse apercevoir que le personnage est en maillot, s’incline révérencieusement devant Nane, et d’une criarde voix :
— Venez voir, tous, clame-t-elle, venez donc voir Madame !
Puis c’est un Arlequin d’une obscénité inattendue, dont le costume collant et versicolore laisse, çà et là, par quelques losanges vides, apparaître un peu de chair. Il brandit vers nous une batte qui a l’air d’un symbole ithyphallique, ou d’une palette à croupiers.
Nous passons. Voici Valenciennes encore et sa queue de provinciaux. Depuis plus d’une heure, sans savoir pourquoi, ils la suivent, comme ils suivraient toute autre chose, propre ou sale, pourvu qu’elle soit notoire.
Mais Nane aperçoit derrière une colonne la soubrette en train de remettre so n domino. Elle y court ; l’autre s’échappe encore : moi continuant à suivre, et, mon Dieu, que je dois avoir l’air sot !
Enfin un groupe retient la fugitive ; et Nane bondissante atteint sa proie. Elle ne dit toujours rien, mais cherche à lui enlever son masque : l’autre lutte, se détourne, et Nane, s’en prenant soudain au collier, l’arrache à force. Il cède, se brise, des pierreries roulent à terre, et, tandis que des obligeants s’occupent à les ramasser, la soubrette de nouveau a disparu.
Voici, retrouvés, les fragments du bijou, tous ou à peu près. Nane s’en empare :
— Le collier est à moi, dit-elle d’un ton rageur, le monsieur pareillement ; mais lui, on peut le garder.
C’était donc un homme aussi, la soubrette ! J’interroge Nane, que j’ai fait asseoir dans un coin, et qui pleure.
— Bien sûr que c’en est un, gémit-elle : c’est d’Elche. Vous savez bien qu’il m’avait emprunté de l’argent ?
— Comment diantre voulez-vous que je sache ces choses-là ?
— Enfin, il l’a fait. Et puis dernièrement, comme je n’en avais plus, il m’a pris des bijoux ; je ne voulais pas d’abord ; mais il m’a forcée.
— Comment forcée ?
— Oui, enfin. Il a — il a insisté. Ensuite, il ne m’a pas rendu les reconnaissances. Et ce soir, je le vois portant mon collier — et, avec un homme. Mais c’est bien fini — je le jure.
Et Nane pleure toujours.
— Enfin, vous l’aimez encore, ce poisson-là ?
— Moi ! je ne peux pas le souffrir, vous savez bien.
— Ce n’est pas, je suppose, l’estime, ni l’admiration qui vous retiennent dans ses bras ?
— Dans ses bras ! Et Nane, haussant les épaules, rit avec mépris parmi ses larmes. Comme s’il y avait quelque chose à y faire ! (Seigneur ! Seigneur ! que je suis malheureuse.)
— Pourquoi ne pas le faire pincer ? D’après ce que vous me dites, en disant un mot aux inspecteurs.
— Non, non, s’écrie-t-elle d’une ardeur soudaine. Je ne veux pas qu’on lui fasse du mal. (Seigneur !)
Un silence désobligeant tombe sur nous, et dure. Malgré le brouhaha, j’entends que Nane soupire, de toute son enfantine douleur.
— Mais enfin, Nane, si vous ne l’aimez pas, ce d’Elche, ni ne l’estimez, et qu’il ne soit d’aucun usage, pourquoi le gardez-vous ?
Nane interrompt ses pleurs, et réfléchit derrière la grille de ses cils :
— Je ne sais pas, dit-elle.
Cependant un petit cercle s’est formé, qui nous entoure. La Milanaise a repris son aigre boniment :
— C’est une femme, crie-t-elle, une vraie femme.
L’Arlequin aux losanges de peau est là aussi, appuyé contre une colonne. On dirait qu’il est ivre ; et tandis que le rouge de ses joues, en fondant, découvre une peau bleuâtre, de sa batte il agite l’air épais,
avec mélancolie. XI
Les charités de Nane
I
Primavérile de Ver
- « Caritas habenda est ad omnes. »
- (Im. Christ. I, 3.)
- Quant aux Œuvres, mieux vaut ne s’en mêler point du tout que d’y porter des soucis de parti, ou de secte. Si entêté que vous soyez de votre dieu, l’en croirez-vous mieux établi, de l’avoir fait confesser pour une pièce d’or, comme don Juan ?
Quelle chose fut jamais plus changeante qu’un matin d’avril, si ce n’est mon amie ? Les pitres eux-mêmes, au visage mobile, sauraient-ils figurer ses caprices ? Car Nane, comme une eau sinueuse, que le vent froid du matin éveille et fait frémir au pied des saules, ce n’était que frisson, imprévus détours, secrète pente.
Mais c’est envers ses amies surtout qu’on la vit se piquer d’inconstance. Cette Noctiluce, par exemple, à qui elle parut se fixer un instant, ne fit, comme les autres, que traverser sa vie. Étrangère, d’ailleurs, et nul ne sachant rien de son passé, elle disparut soudain sans rien laisser derrière elle que le sillage inquiétant de son souvenir. C’est ainsi qu’en été, au crépuscule, un large papillon, fait d’ouate noire, entre par la fenêtre avec l’odeur des herbes et des arbres, palpite autour des lampes, un instant, et de nouveau se perd dans la nuit.
Puis vint Primavérile de Ver, petite et charmante personne, aussi printanière que ses noms, et qui aime à se vêtir, comme un tabouret Louis~XVI, de rayures et de fleurs. C’était, de les voir toutes deux ensemble, maints délicats tableaux : on aurait juré qu’elles s’aimaient vraiment. Cela n’allait pas même sans un peu de jalousie, et j’eus d’abord à en souffrir du côté de Primavérile. Elle laissa percer plus d’une fois le déplaisir que lui causait ma présence entre elles ; et jusqu’à me traiter de « fourneau », ce qui n’avait aucun sens, comme je lui en fis la remarque.
Il est vrai de dire qu’elle se montrait tout autre aussitôt que Nane avait le dos tourné. L’impertinence était alors remplacée par les plus séduisantes agaceries, des airs mutins, une main sur mon épaule, et le spectacle multiple de ses jambes au milieu de ses jupes ; spectacle, en vérité, bien propre à émouvoir un honnête homme.
Cela vint au point que je souhaitais les absences de Nane, pour étudier sa petite amie mieux à fond. Je ne suis pas de bois, à parler franc, mais enclin au contraire à embrasser les formes plaisantes : celles de Primavérile l’étaient. Il ne faut donc point s’étonner si je me trouvai un jour riche de ses promesses les plus formelles, et d’un rendez-vous pour le lendemain au Plutus, « où on ne connaît personne. »
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mais à les voir, comme j’avais fait la veille encore dans la chambre de mon amie, après un essayage (me dit-on), qui en aurait cru aucune capable de trahir l’autre ? C’était le plus délicieux abandon. Nane, en chemise longue et dans un grand fauteuil, faisait sauter sur ses genoux une Primavérile à peine mieux vêtue qu’elle, si ce n’eût été une culotte de satin paille et des chaussettes cachou, qui lui donnaient l’air d’un petit garçon. Elle avait aussi des rubans aurore à ses genoux, et, cependant, de sa voix en fer de lance, criait :
- À Paris,
- À Paris,
- Sur un petit cheval gris.
C’est ainsi que le lendemain je me trouvai, un peu avant dîner, au
Plutus. Il y faisait bon, il y faisait meilleur de toute la bourrasque
qu’on entendait meurtrir aux carreaux ses ailes humides ; de tout le
froid qu’on devinait sur le boulevard. Du reste, j’y avais tout de suite
été reconnu par un monsieur âgé. Puis Alcide de Cintra entra, me tendit
la molle charcuterie de ses doigts, déposa pareille offrande dans la
main du vieux raseur, et, je ne sais pourquoi, s’assit à mon côté.
— Il fait bon, ici, dit Cintra.
— Et il y a du linge.
— C’est vrai ; c’est comme dans le distique.
— Quel distique ? interrogea poliment le macrobe.
— Vous ne savez que ça ; ce qu’on lit l’été, sur les devantures :
- Vu l’élévation de la température,
- Aujourd’hui la volaille est à l’intérieur.
Il fait très bien dans le décor, Cintra, au milieu des stucs
magnifiques. Parmi tous ces gens de théâtre, dont il est, avec ses yeux
agiles et fins, sa barbe à huit reflets, ses oreilles si rouges qu’elles
en ont un air fraîchement tiré, c’est encore une figure bien parisienne,
Cintra : je l’aime beaucoup.
— Mais, me dit-il, en quel honneur vous voit-on ici ? Vous avez cet aspect qu’on prend malgré soi, lorsqu’on attend une autre dame que celles qui sont là. Est-ce que vous auriez fait un béguin, par hasard ?
Et se passant sur les lèvres une langue qui est comme un rond de betterave, il ajoute : C’est d’ailleurs la chose la plus agréable...
Il dit cela d’un ton suprême, qui m’agace un peu. C’est vrai, après tout, que je suis au Plutus pour attendre une dame à qui j’ai inspiré (pourquoi m’en défendrais-je ?) un tendre caprice. Et c’est vrai que les questions de Cintra, comme sa compagnie, m’agacent. Pour couper court :
— Vous qui connaissez tout le monde, lui dis-je, qui est-ce donc, tout près de nous, cette petite femme — qui a gardé ses peaux de bête — et il y a deux dos de Messieurs — dont un en raglan — qui lui font vis-à-vis ?
— C’est Mary Merrycourt, une Arlésienne : vous ne la connaissez pas ?
— Si, si, mais je n’en voyais qu’un triangle de joue.
J’appuie un peu à droite. Mary, qui m’aperçoit, cligne un sourire, à quoi je réponds par une des meilleures grimaces de mon répertoire, qui est vaste, et va de Léonard à Hoksaï. Tout de suite, elle baisse le bout rose de son nez, mais, au bout d’un moment, regarde encore : autre grimace, du genre tragique, cette fois. Mary est hypnotisée, a envie de rire, et ne peut se tenir de regarder mes jeux de visage, que j’accentue, en les variant. Et soudain, ça y est : elle pouffe dans son verre. Les deux messieurs se retournent ; mais moi, j’ai déjà revêtu l’olympienne physionomie de feu Wolfgang ; et je critique le plafond.
Cintra ne m’écoute pas : il achève une petite histoire aussi personnelle que possible.
— ... Il faut vous dire que, de ce temps-là, j’étais fauché comme un tennis...
— Ce n’est pas, insinue l’autre, le tennis que l’on fauche.
— Oui, oui, je sais, c’est le lawn. Toujours est-il que j’étais enchanté de mon aventure : « Un petit souper tout simple » elle avait dit, et, là-dessus, désigné à son cocher un restaurant fort connu que je ne connaissais encore que de nom. Traversée brillante, chuchotements sur le passage, attention générale, escalier, etc. ; petit salon simple mais très cossu ; je remarquais aussi qu’elle commandait beaucoup de choses. Nous soupons donc, et, tout fini, on apporte la note, que j’attendais sereinement avec la somme que j’ai dite, cinq ou six louis. Il y en avait pour trois cents francs, Monsieur : un vol manifeste. Je commence par crier, par donner ma parole que je ne paierai pas...
— Vous pouviez toujours leur donner ça, comme à compte...
— Et la klebbe, pendant ce temps, qui me regardait avec ses airs de Diane au mépris ; je l’aurais saignée. Il fallut tout de même la prendre dans un coin, lui expliquer. Ah ! ce rire qu’elle eut ; je l’entends encore : c’est des choses qui vous durcissent le cœur, pour le reste de la vie.
Quand même, elle me consola : « Je n’ai pas ma bourse, me dit-elle ; mais le gérant me connaît, tu parles. On va lui faire le boniment. » Là-dessus, monte le gérant, qu’elle prend à part ; un gros, c’était, qui est mort depuis dans les tours Notre-Dame, d’une frayeur qu’il a eue, il paraît. Et je le voyais faire des grands bras d’assentiment. Alors on est venu enlever l’addition. Pendant ce temps, ma douce amie était à causer et rire avec la femme du vestiaire. Puis on rapporta les vêtements, et nous nous séparâmes, moi un peu fraîche, elle voulant me retenir. Mais j’allai me coucher ; j’en avais ma claque, des tragédiennes. Et voilà qu’en ôtant mon pardessus, je déniche trois billets de cent francs, qu’elle y avait mis. Ah ! je vous promets que je n’ai fait qu’un bond jusque chez elle !
— Vous étiez furieux ?
— Pensez donc, d’avoir été si gourde avec une femme comme ça ; une femme de cœur, monsieur. Le plus drôle, c’est qu’elle m’attendait.
— C’est tout ce qu’il y a à faire, après l’amorçage.
Le vieux monsieur, qui est peut-être pêcheur, n’a pas l’air de l’avoir dit méchamment, et le conteur clôture par ces mots :
— Pas une fois, d’ailleurs, nous n’avons reparlé de ça ensemble.
— Mais, la note ?
— Je n’ai pas besoin de vous dire que je l’ai payée, ou plutôt fait payer par un homme d’affaires ; on a même fait une réduction. Car, dans les grands restaurants, c’est toujours meilleur marché de faire attendre.
Tout cela étant plus riant, au fond, pour Cintra que pour moi, je me remets à faire des grimaces à Mary Merrycourt, qui prend un air furieux, et change de place avec un de ses cavaliers. Je ne puis pourtant pas continuer ma mimique avec le Monsieur. Alors je retombe à la conversation : ce n’est plus Cintra qui parle, maintenant ; mais son compagnon n’est guère plus drôle, et raconte des aventures de jeunesse.
À la longue, et le récit en paraissant devoir renaître sans cesse de ses cendres :
— Pardon, lui dis-je, si je vous coupe, comme disait Samson au poète André de Chénier, mais il me semble que tout cela, pour si flatteur qu’il vous paraisse et qu’il vous soit, n’a rapport que d’assez loin à cette espèce de passion canaille dénommée béguin, dont vous vous êtes longuement entretenus et que pour ma part...
— Là, là, dit Cintra, reposez-vous.
— Tenez, je puis vous fournir un exemple plus authentique, de béguin ; et ce n’est pas à l’orateur, cette fois-ci, que c’est arrivé, mais à un Belge du Congo, que vous avez peut-être rencontré à Léopoldville, ou au Bois — qu’on appelait : Romuald... Romuald A’Benissen van Thulda.
Les deux hommes hochent la tête.
— Ah ! on l’appelait comme ça, fait Cintra. Et est-ce qu’il venait ?
— Parfaitement. Donc, il avait cue illi, dans je ne sais quel Moulin, une fille quelconque, assez jolie, qui s’obstina longtemps à le prendre pour un marchand de savon, et qui en était folle. À ce point qu’un beau jour, munie d’une de ses cartes de visite, elle alla se faire tatouer au blanc de la cuisse ces paroles mémorables, que timbre un cœur transpercé d’un couteau : « J’aime (j’aimerai toujours) Romuald A’Benissen van Thulda, représentant de l’État libre du Congo, 279, rue de Villersexel »...
— ... Ci-devant rue de Mailly, continua le vieillard : il y avait là jadis un parc délicieux.
— ... Mais mon Belge, excédé d’avoir ce témoignage sans cesse devant les yeux...
— Oh ! sans cesse...
— Enfin, quelquefois. Mon Belge, donc, repartit pour son Congo ; et maintenant la môme gagne tout ce qu’elle veut avec les étrangers. Elle est en passe (si j’ose dire) de devenir inscription historique ; et je crois qu’elle a un traité avec Cook.
— Mais, toujours à propos de béguin, demande Cintra ironique, et le vôtre ? Vous allez en être réduit, tout à l’heure...
À ce moment, la porte s’ouvre.
— Quand on parle de la louve..., lui dis-je. Et la petite Primavérile s’en vient à nous, capricante, menue, les yeux luisants comme deux gouttes de café. Elle s’assied tout contre moi : sa robe, exacte aux hanches, me défend mal contre le toucher d’une chair étroite et dure.
— Je ne veux pas, me dit-elle à l’oreille, dîner avec ces mufles-là... Vous tout seul...
— Dans un fauteuil ? II
Le bon chien Cocktail.
- « Vix invenires fabulam quæ istam insulsitate superest. »
- (J. DE LAUNOY. Op.)
- Il est certain que ce chapitre-ci ne présente pas un grand intérêt.
Nane n’a eu aucun soupçon de ma fugue avec Primavérile de Ver. Et moi, j’en ai gardé le meilleur souvenir. Outre qu’elle se montra à la suite d’ébats divers, d’un désintéressement difficile à vaincre. Et ces choses-là, dirait Cintra, vous vont au cœur.
Quant à Nane, la voici abusée d’une tendresse nouvelle. C’est un toutou, cette fois, où son cœur s’intéresse, un mauvais toutou de gouttières, qu’elle a ramassé rue Dauphine, venant de se faire écraser la patte par un camion — et qui hurlait son âme. Il était hirsute, d’ailleurs, crotté, et, sauf qu’il n’avait pas de collier, on l’aurait pris pour un socialiste de gouvernement.
Grâce aux avis de son docteur et deux vétérinaires, elle a réussi à retarder quinze jours la guérison de cette pauvre bête. Aujourd’hui, qu’il est enfin sur ses pattes, le voilà tout à coup familier, gourmand, cela va sans dire, mais goulu, encore, jusqu’à ronger les descentes de lit ; et qui répond au nom de Cocktail comme si c’était celui même de ses pères, de ses nombreux pères.
— Il est vilain, Nane, votre cabot ; mais il paraît racheter cela par sa bêtise.
— Bête, Cocktail ! Vous ne comprenez rien aux bêtes, mon cher. C’est à croire que vous n’avez jamais eu de cœur. Et si vous saviez, quelles dispositions il a pour sauter ! Cocktail ici !
Et elle prend une canne. Cocktail, dévoré d’inquiétudes à la vue d’un bâton, se réfugie derrière les rideaux de la fenêtre.
— Cocktail, ici, Cocktail ! Stoupide bête !
Cocktail ne bouge, mais, comme Nane finit par lui donner des coups de canne, il cherche un havre entre mes jambes.
— Comme c’est ingrat, dit-elle, les chiens : on dirait des hommes. En voilà un que j’ai soigné, embrassé, pendant un mois ; que j’ai fait tondre, laver, pomponner. Et pour quelques malheureux coups de canne, ça fait la tête.
Nane paraît près de tomber dans une affreuse mélancolie — quand on vient lui annoncer sa sœur.
— Ne bougez pas, me dit-elle, je vais la recevoir dans ma chambre, et l’expédier tout de suite.
Nane ayant, à son ordinaire, laissé la porte ouverte, et la causerie des deux sœurs bientôt monté de ton, je distingue tout ce qui se dit, à travers la portière.
— Je t’ai déjà écrit, fait Nane, que je ne pouvais rien faire. Je n’ai pas le sou et maman me coûte déjà assez cher comme ça.
— Écoute-moi, ’Anaïs, je ne t’ai pas tout dit dans ma lettre ; j’ai deux des enfants malades, l’un à la maison qui me mange de médicaments ; et l’autre, c’est le dernier, mon petit Alfred. La nourrice m’écrit que je suis trop en retard, et que, si je ne lui envoie pas d’argent, elle va me le rapporter, en pleine rougeole : il mourrait sur la route.
— Tu comprends bien, que tout ça c’est du battage, une nourrice aime trop son nourrisson, en général, pour le faire mourir. Tout le monde sait ça. Et puis, tes enfants, après tout... tu n’as même pas voulu que je sois marraine.
— Mais, ’Anaïs, je t’ai expliqué..., ma belle-mère... mon mari...
— Ah ! et qu’est-ce qu’y devient, ton mari, l’homme fort, le père de tes enfants ? Sais-tu une chose : tu devrais me l’envoyer ; nous arrangerions peut-être quelque chose ensemble. Je devine, au timbre de sa voix, que Nane sourit.
— Mais, ’Anaïs, crie encore la malheureuse, tu sais bien qu’il ne voudra jamais. S’il savait seulement que je suis venue, il serait capable de me battre.
— Que je le tienne seulement une heure ; j’en ai maté d’autres, va ! D’ailleurs, si vous êtes assez riches pour vous payer de la fierté ! On reste chez soi, alors. Je ne vous emprunte pas d’argent, moi.
— Et à cette époque où tu étais si en dèche ? Est-ce que je ne t’apportais pas un louis, comme tu dis, par semaine ? Et Dieu sait si ça m’était commode.
— Je te les ai rendus, pas ? Je voudrais bien que tu fasses de même. Sais-tu combien tu me dois ? J’ai regardé hier, quand je t’ai écrit : 760 francs. Ça me paraît assez comme ça ; vous finiriez par me prendre pour Madame le Bon. De l’argent, de l’argent, c’est facile à dire. Tâche d’en gagner toi-même, que diable. Fais comme moi, travaille !
— Mais, ’Anaïs ! Tu ne veux pourtant pas que je me mette comme ça, tout de suite... je suis honnête, après tout.
— Oui, une honnête femme, qui a fait Pâques avant Carême.
— Puisque nous devions nous marier.
— Moi, je trouverais ça plus dégoûtant encore, de marcher avec quelqu’un, si je devais être sa femme. Et puis, quoi, cherche autre chose, alors. Grouille-toi. Mais ne compte pas sur moi, j’ai assez de charges, Dieu merci ! Tu ne te figures pas que je vais te prendre comme seconde femme de chambre ?
Ici Cocktail, en pénétrant dans la chambre à coucher, avertit ces deux Atrides que la porte est restée ouverte ; on la ferme, et je n’entends plus rien.
Au bout de quelques minutes, Nane me rejoint :
— Elle a été dure à décramponner.
— Oui — j’ai entendu d’ailleurs la moitié de votre dialogue, et il me semble que c’est vous qui avez été dure. Donnez-moi au moins son adresse, je lui enverrai quelque chose de votre part.
— Ce n’est pas la peine, j’ai fini par lui donner cent sous (et Nane rit). Il fallait voir sa tête ; mais elle les a pris tout de même. Si vous saviez ce que ça rend vil, d’être mère ! Pour ses enfants, elle ramasserait de l’argent avec sa bouche — dans la boue.
— Comme vous dites, Nane. Mais ne pensez-vous pas qu’il aurait autant valu être charitable pour votre sœur, que pour le chien Cocktail.
— Parce que c’est ma sœur ? Mais, justement, il me semble que la charité qu’on fait par devoir, ce n’est plus de la charité.
Et Nane paraît comme frappée elle-même par la contondance de son argument.
— Moi, je crois, sans tant de profondeur, que pour vous être défendue aussi bien, il faut que vous teniez à votre galette.
— Je tiens à ma galette, moi !
Le reproche paraît l’émouvoir. D’un port indigné, elle marche à son bonheur-du-jour, l’ouvre et me tend un papier où je puis lire :
Reçu de mademoiselle Hannaïs Danois, la somme de *** cents francs,
pour avoir un béguin pour l’ami de Mme Nane.
- Signé : PRIMAVÉRILE DE VER.
Je demeure un peu chose sur le moment, et Nane, de son ongle dur et
bombé me touchant l’épaule :
— Je vous donnerai, dit-elle, l’ adresse de ma sœur, décidément : vous pourrez lui envoyer un peu de cet argent-là. Et ne dites plus que je ne suis pas charitable, de vous avoir offert cette petite.
Elle ajoute même, pour corroborer sa sentence de tout à l’heure :
— La vraie charité est celle que l’on fait au gré de son cœur. III
L’Hospitalité écossaise ou l’Electricien
- « Voces meretricibus convenientes ingerit, quas fortasse didicit a matre sua. »
- (J. WESTPHALUS adv. Calvinum.)
- Elle se ressent de ses origines, et fait parfois usage d’un langage hardi.
Qui ne connaît la maison de couture Furstendolch, où l’on inventa (quand la loi permit aux ouvrières de s’asseoir) le tabouret en pin des Landes, où les jupes s’enrésinent ? Qui n’a admiré cette façade modern-style, que des fleurs tachent d’azur, tour à tour, ou de sang ; et c’est une gloire de plus, dans ces parages glorieux de la colonne, que la maison Furstendolch. À passer devant tant de géraniums ou d’hortensias, on goûte une joie saine ; on respire la campagne, l’honnêteté : on se sent meilleur.
Au temps qu’elle y occupait un emploi, la sœur de Nane, Mlle Clotilde Garbut, dit Clo-Clo, fit, honnête encore, la connaissance de issance de M. Évenor Lemploy, contremaître ès-arts mécaniques.
Pour être plus précis, Lemploy appartenait à l’espèce dangereuse des électriciens, vêtus de bleu. Il était de ces anonymes qui envahissent les maisons par équipes, pour y clouer, le jour durant, des fils de fer contre les murailles éventrées, et qui organisent à coups de marteau des catastrophes complexes. Et puis, ils s’en vont d’un cœur léger, laissant derrière eux l’insomnie et la migraine.
Lui, Lemploy, était pareil à ses collègues. C’était un pauvre cerveau sans images, à qui le temps apparaissait comme une progression arithmétique pas très longue, l’espace comme un polygone irrégulier ; car il ne pensait communément que sur deux dimensions. Mais les solutions des manuels lui tenaient lieu de raisonnement.
Tel quel, il aima Clo-Clo, l’engrossa, l’épousa.
Il n’y aurait pas eu grand mal s’il s’en était tenu à ce trio de sottises, et il pouvait à son usine gagner assez largement la vie de trois à quatre personnes. Clotilde, de son côté, n’était pas incapable d’aider au pot-au-feu, avec son aiguille. Par malheur, la manie de faire des enfants est une des moins guérissables qu’il y ait au monde. On a vu des épouses chrétiennes faire douze petits de suite ; d’autres en mettre au monde jusqu’à trois à la fois, et tous les trois, horrible détail, — viables. Les ménages ouvriers surtout sont incorrigibles : couples naïfs, insoucieux d’une porcelaine où entendre clapoter Malthus.
Les Lemploy eurent donc un second lardon, puis une môme et un mioche, suivis d’un moutard. Aucun d’eux ne mourait, et ils mangeaient tous comme des enfants de pauvres. Au cinquième, Clo-Clo tomba malade, ne put pas nourrir. Cela fit des frais, et d’autant moins opportuns que le père avait pris de mauvaises habitudes.
C’était un assez beau gas, cet électricien ; de ceux que les femmes du peuple jugent « costaux ». Il avait les épaules larges, une moustache qui reluisait de cosmétique, la main grande, douce et velue. Brutal de son naturel, comme sont d’ordinaire les hommes caressants, il la levait souvent cette main, mais au grand dam surtout de ses amoureuses ; car d’ailleurs il n’aimait pas beaucoup à taper sur sa propre famille.
D’amoureuses il ne manquait point, ayant trompé sa femme aussitôt qu’elle le fut devenue. C’est ce qui, peu à peu, le dérangeait, le rendait irrégulier à l’usine ; beaucoup plus que de boire, où il était enclin aussi, mais ne se hasardait qu’avec prudence. Non que ce fussent des liaisons coûteuses ; et elles auraient pu devenir tout l’opposé, s’il l’avait voulu. Mais, au fond, ce contremaître était un honnête homme, encore qu’il manquât de culture et de philosophie. Aussi bien était-il libre penseur ; ce qui, peut-être dispense beaucoup de penser.
On ne sait pas très précisément si Mme Lemploy était avertie de son malheur : il y a peu d’apparence. Lemploy courait surtout les bonnes, les concierges, les cuisinières, dont son état le rapprochait. Un homme qui pose des fils de fer sur un mur, qui peut mettre le feu à la maison ou foudroyer les gens, c’est une espèce de Prométhée pour des âmes vierges. En cas que le vautour du désir ne dévorât trop profondément le porteur de flamme, ces Océanides le consolaient d’ordinaire sans le trop différer ; et l’escalier de service où il passait inaperçu, le menait, par un degré commode, vers ces déesses subalternes : consolatrices aux bras forts, au lit qui craque, au large cœur.
Clo-Clo ne les connaissait pas. Tout cela se passait loin de son quartier ; et les femmes de sa classe, toujours occupées, n’ont point le temps de se bâtir des malheurs en Espagne, ni d’imaginer des rivales dans l’inconnu. Si elles sont jalouses, mal dont elles ont leur part, c’est d’une voisine ou d’une parente ; de la personne qui les touche de près. La plupart le deviennent de leurs filles, et non point toujours sans raison. Mais la fille de Clo-Clo était bien jeune encore ; et puis l’électricien, placé, par un métier mal défini, à mi-côte entre le « sublime » d’atelier et M. Joseph Prudhomme, était une façon de demi-bourgeois : Évenor avait des préjugés.
Il en nourrissait contre Nane, sa belle-sœur, que lui avaient fournis les romans-feuilletons, ces moules-à-gaufre de la conscience populaire. La Bacchanal d’Eugène Sue et sa sœur touchante, la Mayeux, qui trime, tandis que l’autre mène une fête Louis-Philippe à dégoûter des vices les plus beaux, ont enfanté une famille nombreuse, redoutable, où le peuple croit reconnaître ses filles, et se réjouit de voir maudire leur déshonneur en mauvais français. C’est là aussi que Lemploy avait puisé cette opinion que le métier de courtisane est mal compatible avec la décence ou la vertu, alors qu’il ne l’est pas même avec l’amour.
Tout cela fait qu’il portait peu de sympathie à Mlle Dunois, ne voulait pas la voir, ni que sa femme la vît ; et souffrait dans son cœur qu’une aussi fâcheuse tare souillât le nom des Garbut, et des Lemploy par éclaboussure : deux noms irréprochables, assurait-il ; et c’est vrai que l’Histoire ne leur reprochait rien. La Tare, de son côté, ne l’aimait guère, encore qu’elle le jugeât bel homme. Surtout elle ne pouvait souffrir Clo-Clo, que leur mère, Mme Garbut, avait chérie trop longtemps à son désavantage.
— Pourquoi est-elle toujours enceinte ? disait-elle un soir à un de ses amis. C’est répugnant.
— Il en faut comme ça, Nane : la Tunisie manque de bras français.
— Ben, s’il n’y a que moi ? Remarquez que ça n’est pas gratis pro Deo, les enfants. Alors, pourquoi passe-t-elle son temps à se faire engrosser ; et puis après pour crever de mouïse — si on la croyait...
— Ne vous fâchez pas.
— Et caressant à l’œil, avec ça. J’en voyais une, l’autre soir, qui prenait le Métro. On aurait dit qu’elle portait un panier à bouteilles sous sa jupe. Non, mais très peu pour moi, je vous prie, de ventre.
Et Nane, constate avec orgueil, dans la psyché, que le sien est presque concave, ainsi que la mode exige. Elle ressemble un peu, ainsi, aux léopards des Plantagenets.
— Tout de même, continue cette bête héraldique, j’ai fini par leur avoir le meilleur, aux époux Lemploy. Clo-Clo m’annonce que mon beau-frère accepte de venir dîner avec moi, ce soir. Quel honneur ! Et ce qu’ils en font des magnes pour taper les gens ! Tenez, goûtez-moi ça : c’est tout frais.
Elle me tend une lettre à l’encre pâle, où l’on peut lire :
« Ma chère sœur,
« Ça n’a pas été tout seul de décider Évenor ; et il a commencé par faire du fouan. Et puis, come il est bon cœur dans le fond, il a dit : « Non ! je suis père de famille. Mon devoir c’est ma honte. C’est moi qui vous ai mis dans la purée : j’irai rompre le pain de ta sœur. » Il faut te dire que, s’il est sans place, c’est que, come un fait exprès, il était absent, pour une certaine raison, le jour où les patrons infâmes, sous le prétexte que les frais leur mangeait de l’argent, ont flanqué leur sac à deux des contremaîtres. Évenor a beau être aimé de tout le monde, come il était absent sans avertir, il a écopé. Je ne conte plus que sur toi dans nos malheurs, ma chère Hanaïs. Sois bonne et généreuse pour lui : avec le temps, il t’aimera ; et renvoie le vite après le café. Je t’embrasse comme je t’aime.
- « CLOTILDE.
« P.S. — Le petit Alfred va mieux. Mais la nourrisse réclame toujours son
dû. »
Comment trouvez-vous le chiffon ? reprend-elle. On dirait une portière de
théâtre.
— Moi, je la trouve très gentille. Voyez, elle s’est reprise pour ajouter un H à Hanaïs.
Mais Nane rit, avec cette voix sifflante et cette bouche de reptile qu’elle a contre les gens qu’elle hait. Joli reptile, au demeurant. Et l’ami songe que si le comte Julien de la légende mourut pour avoir couché avec des serpents, c’est qu’ils étaient trop. Un seul, il l’a su naguère, cela n’est pas sans douceur. Il rêve à la Nane des jours passés, aux nœuds de sa fougue lascive, à sa gorge blanche, à ses blanches jambes — aux neiges d’antan.
Qu’elle est loin, aujourd’hui — et s i près, dressée, comme un bel écran, devant le grand feu du cabinet de toilette. À travers le linon et la mousseuse mousseline, les courbes de sa chair sont trahies et dorées par la flamme :
— Vous êtes jolie, comme ça, Nane : on dirait une pêche Bourdaloue.
— Oui, il faut bien se mettre en frais pour sa famille. Vous permettez que je continue. Avec vous, je ne me gêne pas.
— Hélas !
— Et puis, je voudrais lui faire comprendre, à cet homme de science appliquée, qu’il y a d’autres femmes que son épouse — pas pareilles. Oh ! en tout bien, tout honneur, vous savez.
— Et quand même, Nane ! Ça ne sortirait pas de la famille. Mais lui donne-t-on un bon dîner, au moins ?
— Il y a des machines avec du poivre frais ; d’autres, au safran...
— Vous croyez encore aux épices.
— Et puis du champagne tout autour : ils adorent ça. Chez moi, quand j’étais gosse, on en parlait comme du sang de Jésus. Et la première fois qu’on m’en a fait boire, dans une flûte — quand j’ai fermé les yeux pour sucer la mousse, elle est descendue tout le long, le long de ma gorge, avec un picotement. Il me semblait que j’avais un cou qui n’en finissait pas, un cou de cygne. Et il me semblait aussi que l’amour, ça devait être quelque chose dans ce genre : la tête qui tourne, un plaisir léger, tout près de faire mal.
— Et ça n’est pas ça ?
— Ah ! vous pouvez en faire courir le bruit. Le Champagne aussi, ça n’est plus le même. On a beau fermer les yeux, on voit toujours l’étiquette : Duc d’Autrechose, Goût Américain, etc. Et la peluche de canapé. Ah !...
— Moi, la première fois que j’ai donné un baiser à une femme, c’était sous un noyer, où nous avions été rabattus par une de ces averses de printemps...
— Quelle idée de ne pas choisir l’automne : un beau matin d’automne à la campagne, quand l’eau du puits, dans le tub, sent la feuille morte, et que le ciel, derrière les carreaux, change toutes les dix minutes de couleur d’yeux.
— Alors la petite me dit...
— Écoutez, mon vieux, interrompt Nane, vous ne comptez pas me conter toutes vos amours, depuis le premier ; et avec le décor encore. Même sans avoir été très séduisant, on a toujours des souvenirs, à votre âge.
— Ah, Nane ! Toujours indulgente aux amis..
— Qu’est-ce que vous voulez ? Il y en a de si plats qu’on y met les pieds.
Mais me voici prête. Venez-vous me tenir compagnie, au petit salon, jusqu’à l’arrivée de l’homme aux plots ?
L’homme aux plots ne se fit pas attendre, et, annoncé par la femme de chambre, entra d’un pas hardi : une éclatante Lavallière rose vif pavoisait son estomac. Mais on vit bientôt que toute cette braverie n’était que surface, rien qu’à la façon dont il s’assit. Car il se tenait tout raide au bord de son fauteuil, le buste droit ; et, avec son complet à petits carreaux qui le grossissait, et son melon maintenu de champ sur ses genoux, il faisait songer au mot du satiriste inexorable : « C’est vilain, un ouvrier qui se repose ! »
Le monsieur ami ayant pris congé tout de suite après les présentations, il ne restait plus en face d’Évenor Lemploy que cet objet chétif et redoutable, Nane, pareille encore au léopard, dans sa robe bleuâtre mouchetée d’or, et qui couvait son beau-frère des yeux, sans rien dire, toute ramassée sur son divan.
La nouvelle que madame était servie, mit un terme à cet immobile pantomime. Mais on revint au boudoir après le dîner. Le contremaître s’y était déjà sensiblement dégourdi ; son esprit et ses sens parcouraient avec agilité ces deux dimensions sous lesquelles il concevait le monde extérieur, et il était heureux. On aurait pu lui écrire « Joie » dessus, comme sur les boîtes d’allumettes suédoises. Le « pousse-café » l’acheva ; il devint tout à fait confortable.
— Elle est bonne, cette fine, disait-il, nom de D...
— Oui, dit Nane, mais je ne savais pas que vous fussiez protestant, Évenor. C’est une belle religion.
— Et comment ! Mais s’il n’y avait qu’elle pour me nourrir. Voyez-vous, Hanaïs, pour moi, il n’y a que la science. Un trolley, par exemple, je comprends ça tout de suite, une automobile, un phonographe. Ainsi vous, vous allez au théâtre, supposons. Mais moi... moi...
— Je ne vous entends pas très bien. Voulez-vous vous mettre ici, un peu plus près ?
Le contremaître adhéra, et reprit :
— Je vous disais donc qu’avec un accumulateur... Nom de D... ! qu’elle est bonne, cette fine !
— Buvez à ma santé, dit-elle. On trinqua, et, se renversant sur les cousins :
— Je ne sais pas ce que j’ai ; cette lumière me fatigue, dit Nane, qui commençait à avoir envie de rire, et, chose horrible, à avoir envie tout court : cet homme ivre avait sa beauté. Et, lui ayant lancé un dernier trait de ses regards, dont il resta comme physiquement frappé pendant une minute, elle rabattit sur ses prunelles d’aventurine ses paupières brunies. Mais l’homme, ayant tourné deux boutons, qui laissèrent la salle dans le demi-jour, reprit sa place un peu plus près, en disant :
— Vous voyez, ça me connaît. Tandis que le pétrole...
Évenor adhérait de plus en plus. Il sentait, à portée de sa main, palpiter la gorge de Nane, comme un oiseau qui a peur, qui sait qu’on va le prendre. Il le prit (c’était sa manière) et la conversation tourna.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— ... Tiens, vous n’avez donc pas de jarretières.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Non... pas ici... dans mon lit.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Il faudra emporter la fine.
. . . . . . . . . . .
Le lendemain matin, vers dix heures, et après une solitaire nuit de larmes, Mme Lemploy, qui était venue deux fois déjà, sans succès, quérir des nouvelles de son mari, fut introduite auprès de sa sœur. Nane, qui était dans sa chambre à coucher, habillée déjà, achevait de mettre son chapeau. Par terre il y avait des vêtements d’homme, des choses à carreaux, une loque rouge. Au fond du grand lit, son bras étendu sur la couverture, Évenor dormait la bouche ouverte ; et, dans sa main, il y avait des papiers bleus.
— Le v’là, dit Nane, ton époux. Même qu’il est payé de ses sueurs, comme tu vois. Et tu sais, tu peux prendre les fafiots sans remords : l’électricien ne m’a pas volée. Pas un court-circuit, ma chère !
Cependant Clo-Clo, abandonnée sur un fauteuil, avait fondu en larmes, et Lemploy, réveillé par ces sanglots, considérait tour à tour, d’un œil atone, sa femme, Nane et les billets dans sa main. Manifestement, il avait peine à retrouver sa seconde dimension.
— Eh bien, adieu, dit Nane. Vous vous expliquerez mieux sans moi.
Et, de cette marche allongée qui donne au bas de sa jupe l’air d’une vague, elle disparut.
==XII - Nane pense mourir==
Qui saura jamais pourquoi Nane, au contraire de ce qu’ont accoutumé la plupart de ses pareilles, était républicaine ? Comment s’était-elle défendue, parmi les cabarets les plus galants, de sucer le lait de ces opinions aristocratiques où excellent nos demi-mondaines ? Fut-elle séduite par la théorie hasardeuse de l’égalité humaine, ou seulement par ce goût naturel de la licence qui a converti au Régime tant de boulevards extérieurs ? Peut-être son berceau fut-il enchanté par de vieilles-barbes ; et les vit-elle, toute petite, tremper leur absinthe de larmes en disant des phrases sur le joug détruit des Badingueusards, ou qui s’esclaffaient à la lecture de Boquillon ?
Toujours est-il qu’en ces jours boueux il ne fallait point plaisanter Panama ; malgré que ce ne fût, ainsi qu’on le lui avait expliqué, qu’une vieille histoire de chapeau.
— Vous savez, lui disait quelquefois Eliburru, que les victimes du 2 décembre vont beaucoup mieux.
Mais elle ne pouvait point rire d’objets aussi graves.
Au moins de sa mère, et qui au reste se vantait d’y avoir tenu la main
jadis, ou le balai même, elle avait gardé une éducation religieuse
longtemps inébranlable. Mais voici qu’enfin, par des gradations
insensibles, Nane avait glissé à la libre pensée : devenue libertine, et
pour tout dire, anticléricale ; mais anticléricale à faire pleurer de
joie Mme M. L. Gagneur, anticléricale comme une loge.
Il est difficile de dire quelles influences lui avaient fait adopter une attitude d’esprit, dont on peut tout au moins dire que l’élégance y a peu de part. Nane ne fréquentait guère les journalistes, et de pharmaciens point. Peut-être avait-elle rencontré quelque israélite récemment converti : cela suffirait à mettre au dégoût la religion la plus solide.
Mais Nane ne le montra nulle part autant qu’à son lit de mort.
Une maladie cruelle, rapide s’abattit soudain sur mon amie. Tout son corps en parut comme ébranlé, ses lèvres pâlirent et la fièvre, venant disputer à ses nuits les quelques restes d’un sommeil que son mal ne dévorait pas encore, ne lui laissa bientôt plus que ce qu’il fallait de raison pour se sentir mourir.
Mme Garbut, cette mère qui lui était si attachée, moins encore peut-être par les liens du sang que par ceux de la gratitude, nous attristait tous par un zèle touchant et maladroit. Tantôt elle apportait des reliques que sa fille rejetait avec horreur ; tantôt elle prêchait la vertu des simples ; et les princes de la science étaient importunés de ses avis.
La fièvre devint plus ardente ; Nane commença de donner la nuit, quelques signes de délire. Mais, le jour, elle reprenait tout son bon sens, et causait avec nous, d’une humeur égale. Un peu amaigrie par le mal, et si pâle qu’on eût dit sa figure taillée dans le bloc d’un ivoire sans tache ; plus gracieuse dans la douleur qu’elle ne l’avait paru jamais dans le plaisir même, elle me sembla devenir plus touchante, et comme l’occasion d’une tendresse.
Mais elle nous affligea de garder en ce passage fatal, l’âme incrédule qui convenait si mal à son sexe, comme à sa condition. Et l’état de la malade semblait de plus en plus désespéré. Mme Garbut se décida enfin, à lui parler de ses devoirs religieux. Elle le fit sans doute avec peu d’adresse, et c’est ainsi que Nane apprit qu’elle était perdue. J’arrivais à ce moment même, pour la trouver en pleurs. Mais elle devint tout aussitôt calme.
— Mon ami, me dit-elle alors, il paraît que c’est fini. Quelques jours encore, et je ne serai plus qu’une petite chose froide, à quoi vous ne penserez plus.
— Taisez-vous, Nane. D’abord vous n’êtes pas près de mourir, et si jamais...
— C’est vrai, vous la regretterez un peu, votre amie Nane, qui a été si capricieuse avec vous ? Mais vous aviez tant de patience, comme on est avec un enfant qui n’est pas le vôtre. Vous rappelez-vous, de m’avoir recueillie tombant d’un omnibus ?
Et elle se met à rire, comme autrefois ; mais d’un rire faible et pour ainsi dire suranné.
— Je voudrais vous demander quelque chose, reprend-elle. Vous savez qu’à tort ou à raison je n’ai pas les idées de maman sur certaines choses, ni les vôtres. Mais pui sque c’est comme ça, définitivement, faites au moins qu’on me laisse mourir en paix. Je vous en supplie ; je ne veux pas de robes noires autour de moi.
— Eh bien soit, lui dis-je, (et la promesse me pèse un peu) je ferai mon possible. Aussi bien, dans les dispositions où vous êtes.
Mais le lendemain, Nane eut à supporter un autre assaut, et d’un côté imprévu. Comme je passais la plus grande partie du jour auprès d’elle, je me trouvai là au moment que sa mère lui apportait une carte sur laquelle était gravé :
- M. D’ARTAXIA, prêtre,
et, dessous, écrit au crayon :
- de la part de la marquise d’Iscamps.
— Il faudra donc le recevoir, dit Nane avec résignation.
Je croisai en effet dans le boudoir l’abbé d’Artaxia, personnage fort poussé par la Nonciature que je connaissais un peu. Sous la robe de laine blanche qu’il portait par je ne sais quel privilège, et son chapeau de feutre gris clair à glands rouges, avec sa figure jolie et rose de levantin, c’était bien l’être théâtral et souple qu’il fallait à mon amie, celui d’ailleurs qu’on chargeait à l’ordinaire des purifications délicates, et qui même en avait reçu le surnom de : Papier d’Arménie. Il ne parut point étonné de me voir.
— Je ne sais, m’expliqua-t-il, quels rapports il peut y avoir entre Mlle Dunois et Mme d’Iscamps. Toujours est-il que celle-ci m’a fait instamment prier de passer en cette maison.
Et, de son pas onduleux, il entra dans la chambre de Nane.
Quand il en ressortit une demi-heure après :
— Je ne pense pas, me dit-il, que ma visite ait été tout à fait inutile, quoique cette demoiselle semble avoir subi de bien terribles influences. Mais je reviendrai.
Hélas, le soir même, l’état de mon amie empira tellement que toute visite de ce genre apparut bien désormais devoir arriver trop tard.
— Elle délira toute la nuit, agitée d’épouvantes nouvelles. À plusieurs reprises elle regarda fixement un coin de la chambre, en criant : « Noctiluce ! la bête, la bête. » D’Elche joua un rôle aussi dans ses hallucinations, et elle gémissait alors, comme un enfant.
C’était bien fini de ma pauvre Nane. Le célèbre et coûteux docteur Z. déclara le lendemain, qu’il n’y avait plus rien à faire, qu’elle passerait la nuit, mais non pas le jour suivant. Nane elle-même se sentit tout près de sa fin ; et elle s’occupa alors, avec sa bonne grâce accoutumée, de quelques souvenirs et legs pour des amis, sa sœur, ses neveux.
— Vous, mon ami, me dit-elle, je vous donne tous mes miroirs. Si vous savez regarder, à la nuit tombante, vous croirez me voir encore. Et sans doute y reviendrai-je en effet, pour vous sourire.
Mais je veux aussi, reprit-elle, garder quelque chose pour moi : c’est mon beau collier d’émaux verts et bleus ; et tu me le laisseras autour du cou, n’est-ce pas, maman ?
Mme Garbut ne sut répondre que par des sanglots : peut-être est-ce là une bonne façon de ne pas s’engager avec les mourants.
Le soir, et comme j’avais veillé deux nuits déjà, je rentrai chez moi, épuisé de fatigue ; ayant prié, au cas improbable où l’on constaterait un peu de mieux que l’on m’en fît avertir, pour me permettre de prendre un repos plus long. Mais il ne vint rien, qu’un camarade qui monta me voir, vers onze heures ; j’allais justement me rendre ch ez Nane.
Nous redescendîmes et je l’accompagnai un moment. Le malheur voulut que l’Élysée fût sur notre route, et mon compagnon, en passant, s’abandonna à la plaisanterie qui égayait alors les Parisiens. C’est-à-dire, qu’il ôta son chapeau haut de forme, comme pour saluer, et, en ayant contemplé attentivement la cime : « Mais il n’a rien du tout », déclara-t-il d’une voix claire.
Il sembla que cette mimique à laquelle tant de gens s’étaient jusque-là impunément amusés fût depuis la veille devenue inconstitutionnelle, car presque aussitôt des argousins en civils se jetèrent sur moi, et, non sans quelques sourdes bourrades, (« Tiens, tiens, c’est ça, pensais-je, des casseroles ») me conduisirent au poste prochain. Cependant, mon camarade, qu’on avait, je ne sais pourquoi, respecté, ayant pris un fiacre qui passait libre, disparaissait.
Au bout de quatre heures environ, fort ennuyeusement ruminées en un malpropre petit cachot, on me conduisit devant le commissaire, et je pensais déjà qu’après une admonestation paternelle, ou tout au moins avunculaire, et le conseil de ne pas y revenir, il allait me faire relâcher. Mais il en fut bien autrement.
— Monsieur, me dit ce magistrat d’une voix glaciale, (ainsi parleraient les carafes frappées, s’il plaisait à Dieu) des recherches faites chez vous, il résulte l’impression la plus défavorable, et je suis obligé de vous remettre aux mains de M. le Procureur de la République.
— Monsieur le Commissaire, répondis-je, c’est peut-être qu’on a découvert quelques bijoux dans un meuble, ou bien de l’or monnayé. Et malgré l’étonnement où pourraient demeurer plongés vos hommes que tant de choses précieuses n’aient pas été amassées par un pique-poche, je crois pouvoir vous affirmer qu’elles me viennent de famille.
— Monsieur, répliqua cet homme, je ne m’attarderai pas à relever la façon dont vous vous moquez déjà de la justice gouvernementale. Vous aurez affaire désormais à plus haut que moi.
Là-dessus, m’ayant extrait du poste, on me conduisit en un bâtiment national beaucoup plus vaste. Je lus avec plaisir sur la porte : Liberté, Égalité, Fraternité. Mais on me mit au secret presque aussitôt.
Et cela dura soixante-treize jours.
Il était temps en vérité que cet état de choses cessât, le soir que
la Justice, ou l’appareil qui en porte le nom, jugea opportun de me
renvoyer à mes chères études. Elle ne me donna d’ailleurs d’explications
aucune, et moi-même je négligeai de demander l’addition, content,
quoique un peu hébété encore, de me faire conduire chez moi par le
premier fiacre que je rencontrai : il portait le numéro à jamais béni de
4529479.
— Monsieur, me dit mon valet de chambre, en me présentant des cartes, il n’est pas venu une seule lettre, ni rien par la poste. C’est à croire...
— Elles se seront égarées, voilà tout. Il arrive tous les jours qu’on ne reçoive pas de lettres de trois mois, et je vous prie de n’en pas accuser le gouvernement, n’est-ce pas, ni la police, ni la magistrature. Ce sont des corps où je ne veux plus compter que des amis.
Là-dessus, comme il se faisait tard, j’allai dîner dans un restaurant très fréquenté, où je ne rencontrai pas une figure de connaissance. Puis je fis un tour de boulevard, et finis par entrer au bar du Munster-Hôtel : une surprise m’y attendait.
Parmi cinq ou six (exactement si x) Anglo-Saxons, qu’à leur épilation excessive je connus Américains, se tenait assise, aussi vivante qu’il lui était loisible, mon amie Nane. C’était bien elle, son col nu, ses yeux de pierre dorée, le rebroussis de ses cheveux, et c’est avec son éternel sourire d’enfant triste qu’elle m’appela.
Suivit une de ces présentations dont je ne lui ai jamais pu faire perdre la fâcheuse habitude :
— Monsieur Pastisson.
Et elle enveloppa du même geste les six fracs.
— Puisqu’il faut pâtir, pensai-je ; et je m’assis.
Mais, comme je ne sais pas l’anglais, la conversation fut laborieuse. Après une infructueuse tentative de me faire entendre leur français, où Nane seule sans doute sait démêler ce qui lui est utile, l’un d’eux me parla quelque chose qui était, je pense, de l’allemand. Par politesse je répondis en basque : il eut l’air d’abord de comprendre, croyant peut-être que ce fût du cheepaway, mais l’erreur fut courte, et ils retombèrent dans un sextuple silence, Nane et moi nous étant alors mis à causer de sa guérison imprévue, de ma prison, de mille choses, la demi-douzaine Pastisson se leva, salua, s’en fut.
— Voyez-vous, me disait Nane, quand j’ai été guérie, et les médecins n’en revenaient pas (j’ai cru qu’ils allaient me faire un procès), je suis tombée à d’autres tracas. Votre prison, d’abord, m’a toute chambournée. Puis voilà tout d’un coup mes fournisseurs qui se déguisent en créanciers. Alors ça n’a pas été drôle du tout ; ils voulaient faire saisir mes meubles, reprendre des bijoux, que sais-je. C’est Pastisson qui m’a tirée de là.
— Mais Nane : Pastisson enfin ? Ils sont six.
— Mais non, me répond-elle avec candeur, je vous assure que c’est toujours le même.
==XIII - Les Noces de Nane==
- « Deus bone ! quam bonus ille Belga...... »
- (JOH. BEVERWICKIUS : Epistol. ad Vossium CLXXII.)
- Bon Dieu ! Le bon Belge !
Sans être fataliste, ni vouloir démêler en toutes choses les mauvais desseins de la Providence, « cette caricature de Dieu », a dit Nicole, on peut croire que M. Dieudonné Le Marigo était destiné par son nom à un hymen inexorable.
— Vous comprenez, conclut Nane après m’avoir laissé entendre qu’elle tramait d’épouser ce Belge riche et industriel, un mendigo, n’est-ce pas, c’est un monsieur qui mendie. Eh bien, Le Marigo, c’est un monsieur qui se marie ; je veux dire : qui se marie en justes noces. Même qu’il s’attarde un peu... Dieudonné.
— Ah Nane ! de justes noces : cela va vous changer beaucoup. Prenez garde de les faire craquer, au moins.
— Insolent, est-ce que j’engraisse ?
Et elle tourne sur elle-même, ainsi qu’elle a accoutumé quand elle se juge plus admirable. Sa toilette l’est aujourd’hui par la décence, la discrétion ; à quoi le souci de M. Le Marigo n’est peut-être pas étranger, car tous les poissons ne se prennent pas à la même boëte. Enfant infortuné des Flandres, c’est contre vous, sans doute, que fut liée cette conjuration du drap et de la fourrure qui va du noir à l’auburn, en passant par l’encre-de-Chine. Et si vous en tâtiez, Dieudonné, comme je fis tantôt dans le vestibule, vous sauriez combien c’est agréable, cette peau de bête à long poil. C’est contre vous, encore, que fut édifié ce chapeau aussi ténébreux que les projets de notre amie, et qui fait une varangue sur son front. Tout le haut de sa face en est noyé d’une ombre cendreuse, où reluisent ses yeux d’aventurine — ces yeux qui ont l’air de penser quelque chose, et qui ne pensent même pas à rien ; ces yeux dont vous aussi, Monsieur, après bien d’autres, hélas ! vous vous obstinez sans doute à découvrir le sens, à peupler le vide mystérieux : tout de même qu’enfant vous vouliez voir l’Homme dans la lune.
— Mais vous ne regardez pas la peinture, dit-elle.
Car nous sommes dans une de ces petites Expositions, éternelle revanche des aveugles, dont, à chaque printemps, il y a mille et trois, en France seulement.
— Merci, lui dis-je ; et le diable m’emporte si je sais ce que je venais faire ici. Ou plutôt je le sais enfin : c’est mon cœur qui m’entraînait vers vous.
À ces mots un rire léger voltige sur sa bouche.
— Vous êtes gentil, aujourd’hui, répond-elle. Et je songe qu’il y a longtemps que je n’ai été vous voir. Vous demeurez toujours à la même place ?
J’ai quelques raisons de ne pas recevoir Nane chez moi dans le moment, et je lui réponds avec autant de franchise mais peut-être moins d’ingéniosité qu’Odysseus :
— Certainement, ma chère amie, c’est-à-dire non. Mon valet de chambre faisait sa première communion, ou plutôt sa fille. Alors il est tombé malade ; et, par économie, je me suis logé à l’hôtel pour ne pas être seul — du côté de Saint-Sulpice, l’hôtel A’Kempis, je veux dire Man’A’Kempis. Connaissez-vous ça ? C’est un hôtel très chic, un hôtel belge !
— J’ai entendu parler, dit mon amie d’un air vague. Et Saint-Sulpice, c’est bi en où il y a des tours qui se flanquent les jambes en l’air.
— ... ?
— Enfin, où il y a un échafaudage pour les tenir. Et il faut aller vous voir là ?
— Certainement, dès que vous aurez l’âge canonique. Les dames n’y sont pas reçues avant celui de cinquante-deux ans.
— Eh bien ! s’écrie Nane saisie. Mais il n’y a donc que des curés, là dedans.
— Oui. Quelques évêques aussi ; avec leurs mères, leurs bonnes allemandes...
— Écoutez, mon cher, c’est pas la peine de charrier. Si vous ne voulez pas qu’on aille vous voir, c’est pesé, on n’ira pas. Mais vrai, il fut un temps...
— C’est quand je vous aimais.
— Vous ne m’aimez plus ?
— Sans doute ; mais il y a la Clo’, la petite Clo’...
— ... Ni moi non plus ?
— La Clo’ est une personne jeune encore, qui était venue passer quelques heures chez moi, il y a quelques mois. Elle s’est un peu attardée ; et comme la saison a changé, elle n’ose plus sortir à cause que sa robe est trop claire.
— Vous êtes bête, mon pauvre ami !
— Chut ! Ne le répétez pas. Et puis, elle n’est pas déjà si mal, la petite Clo’. Si vous la voyiez, le matin, faire des cabrioles sur le lit, avec ses jambes blanches, il y a de quoi béer.
— Bée...
— Et je vais vous dire une bonne chose. Au lieu de venir chez moi, si vous voulez que je passe chez vous, un de ces jours, on pourrait faire une promenade charmante — que vous n’avez jamais faite.
— Pensez-vous ?
— Vous n’êtes jamais montée aux tours Notre-Dame ?
— Mais vous ne parlez que de tours, mon pauvre ami. Du reste, c’est vrai : je n’y suis jamais montée. Quand j’étais gosse, maman me promettait toujours ça ; mais c’était pour le jour que je serais sage...
— Sans attendre jusque-là, mardi prochain, 2~h., vous irait-il ?
— Ça colle. Là-dessus, je vous laisse. Rendez-vous avec Dieudonné au thé de la rue Martin. À revoir.
— Adieu, Madame.
Et je reste tout seul, dans le désert versicolore de l’Exposition, parmi les vues de Venise et de Bruges-la-Morte. Faut-il que ces deux cités aient offensé le Ciel, pour être ainsi livrées aux peintres. Silencieux marais de Bruges, où se mirent, avec de pâles arbres, mainte façade bien retapée ; et vous, canaux vénitiens, où trempent des mirlitons, à l’ombre des palais roses : double royaume du moustique, quand donc une compagnie de tramways vous comblera-t-elle — et nos vœux ?
Mais quelques jours après, c’était sur le dos glauque de la Seine que nous voguions, Nane et moi, en un de ces bateaux aux flancs clairs qui volent vers l’Hôtel de Ville. L’après-midi était bien parisien ; l’air, aussi acide que si on y eût exprimé l’âme de mille citrons verts. On ne s’en pouvait garantir qu’en se tenant tout près de la machine — et alors, on se grillait d’un côté, comme Montezuma, — ou en descendant dans les « salons » — et alors ça sentait mauvais, et l’on n’apercevait plus goutte du panorama dont j’avais vanté l’agrément à mon amie.
Le charme de ces petites parties, c’est que « c’est fait avec rien ». Le beau travail, que d’amuser une dame au prix de sommes énormes. Ici, il faut tout tirer de soi-même, comme — pour employer une comparaison nouvelle — comme l’araignée, sa toile.
Cependant, ma compagne contemplait, à travers son face-à-main et la crasse atmosphère, ces quais qu’elle n’avait jamais vus, coupés d’escaliers clapotants, et qui inclinaient vers l’eau le noir de leur ramure ; plus loin, des maisons couleur de crème sale aux innombrables fenêtres ; plus loin encore, quelque dôme indistinct qui semble flotter à ras des nues, comme une montgolfière. Et parfois, le dessous enfumé d’un pont faisait se dresser en l’air les roses narines de Nane.
L’un d’eux, qui venait vers nous, l’étonna par la masse et la majesté. Orné de masques, il s’appuyait d’un pied sur un jardin, et supportait une statue équestre qui nous tournait le dos. Et Nane, soupçonnant que ce cavalier avait dû être quelqu’un de notoire :
— Qui est-ce donc, dit-elle.
— J’en ignore. Mais, mon Dieu, que vous êtes jolie aujourd’hui.
— Vous croyez qu’il ne le sait pas, cet employé, avec sa casquette ?
— Que quoi ? Que vous êtes jolie.
— Mais non ! Qu’il ne sait pas qui c’est la statue.
— Oh ! c’est bien possible. — Un marin... Et Nane l’interroge.
— Té, répond cet homme, qui a une barbe bleu de Prusse et l’accent marseillais, té, c’est Henri~IV, qu’ils disent ici.
— Merci, Monsieur.
— Voyez-vous, moi, à Paris...
Mais il est obligé de s’interrompre pour la manœuvre de l’accostage ; et c’est ici que nous débarquons. En sorte que nous ne saurons jamais ce que lui, à Paris...
— C’est vrai. Nane, que vous êtes jolie comme tout, ces jours-ci. Et quand je songe que c’est M. Le Marigo, avec ses quarante-cinq ans, qui va moissonner toutes ces roses, comme lui-même dirait, et tous ces lys. Quel âge avez-vous ? Vingt-trois ans ?
— Quand vous aurez fini de m’acheter. Vous savez aussi bien que moi que j’ai trente ans.
— Trente ans, c’est de la folie ! Vous en avouiez tout juste vingt-cinq au dernier Réveillon.
Nane rougit, et gravit d’un trait, sans paraître alourdie par son grand âge, l’escalier du quai.
— Mon cher, reprend-elle, il y a tout un ordre de mensonges, comme me l’a fait comprendre Dieudonné, qui ne sont plus de mise chez une femme comme il faut.
— Mais c’est un perfide désenchanteur, ce capitaliste, avec son goût pour la vérité. Si on le laissait faire, il serait capable de changer les bêtes en hommes. Et voyez-vous, Nane, le jour où on ne mentirait plus, chacun, de dégoût, se réfugierait tout seul dans une île déserte. Vous-même, la première fois que vous le tromperez, votre Marigo, — car vous le tromperez, n’est-ce pas... ?
— C’est possible ; mais si je le fais, répond-elle non sans obscurité, ce ne sera pas rien que pour le plaisir qu’il le soit : ce sera aussi pour mon plaisir.
— D’accord, mais le soir de ce jour-là, croyez-vous que vous lui direz, en vous mettant à table : « Mon ami, je viens de vous faire cocu avec M. Adolphe Désuet, de la grande maison de lingerie ? » Non.
— Mon cher, réplique Nane, cela prouve seulement qu’il y a aussi tout un ordre de vérités qui ne sont pas de mise chez une femme comme il faut.
À quoi elle ajoute :
— Ça, ça n’est pas M. Le Marigo qui me l’a dit.
Entre tant, nous voici au pied de la tour. Je prends deux tickets à 0 fr. 50 l’un ; car ces petites fêtes, pour modeste qu’en reste le train, ne sont pas tellement gratuites qu’on croirait. Et là-dessus nous gravissons deux mille cinq cent trois marches, ou environ.
— Ouf, fait Nane, qui s’est fait porter, en quelque sorte, dans les trois derniers quarts du parcours.
Sur la terrasse, une aimable bise nous accueille, qui rachète l’aigreur par l’humidité. À nos pieds pleure Paris, avec des clochers et des toits qui percent la brume. Mais, plus près de nous, toutes les pierres, et la plate-forme entre les deux tours, et le peuple pétrifié des monstres qui en ornent les abords, sont flammés noir et blanc, comme on voit certains pelages. Et parmi les hyènes, les éléphants, les diables, il y a une image surtout qui étonne mon amie : c’est le démon qui, accoudé sur un coin de balustrade, contemple la capitale du péché avec une si cruelle goguenardise. Celui-là aussi, Nane voudrait l’« identifier » ; et comme personne ne me démentira :
— C’est, lui dis-je, Baalzébub, prince des mouches.
— Il ne doit pas, observe-t-elle, être très occupé de ce temps-ci. À moins qu’il n’ait aussi la police sous ses ordres. Justement, elle n’est pas loin. Mais comme il est laid : il me fait presque peur, avec sa langue.
Et frissonnante, elle s’insinue dans mon pardessus.
— J’ai froid, dit-elle : embrassez-moi.
— Attendez un peu, Nane. Il y a ici un mufle de gardien, qui est toujours derrière les gens pour les pincer à ça. Il faut profiter quand il vient juste de repartir.
À peine ai-je émis ces paroles que le gardien projette, à l’angle d’un mur, son blair grotesque. Mais comme je suis en train d’indiquer, avec mon parapluie, un invisible Arc de Triomphe, il bat en retraite, déçu ; et j’en profite pour obéir aux ordres de mon amie.
— ... Là ! en voilà assez, dit-elle enfin. On s’en va.
— Je vous mettrai chez vous, si vous voulez, à moins que...
— À moins que ?
— ... Que vous ne préfériez me mettre chez moi, — un petit moment.
— Et Mlle Clo’ ?
— J’ai réfléchi, figurez-vous, qu’en voiture fermée elle pourrait sortir sans scandal e. Alors je l’ai renvoyée chez sa mère — changer de robe.
— Voulez-vous que je vous dise, mon cher, vous êtes un fumiste. Et Mlle Chose n’a jamais existé.
— Il y a tant de gens, Nane, qui n’ont jamais existé. Mais, voici une voiture... Cocher !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quelques heures après, Nane, ayant déjà remis jusqu’à sa voilette :
— Adieu, dit-elle, les restes pour Mlle la Clo’.
— Ah ! s’ils étaient aussi bons que les morceaux que je laisse à M. Le Marigo. Pourvu qu’il n’y trouve rien de manque ce soir.
— Marigo ? ce soir ! Non, mais vous pensez s’il peut se bomber d’être renseigné à l’avance. Pour cette fois, je tiens au maire, mon cher ; et au curé.
— Et aux filatures.
— Et aux filatures, oui. Et il suffit parfois d’une imprudence pour tout remettre en question. Les plans les mieux ourdis sont ceux que l’on base sur...
— Pourquoi vous mettez-vous à parler « lune », comme ça, tout d’un coup ?
— Enfin, « lune » ou pas, le voyez-vous me plaquant, après dégustation. Ce que les petites camarades seraient folles de joie !
— Mais au contraire, telle que je vous connais (ne rougissez pas), que je vous connais encore, — et c’est ce qui me tue, — il me semble que vous ne pouvez que gagner à multiplier les points de contact.
— Et croyez-vous donc que ces qualités qu’on aime à rencontrer chez sa bonne amie, je veux dire l’invention, le doigté, la... la gymnastique..., savoir attaquer..., prendre la pose, etc., tout cela convienne chez une épouse ?
— Je veux bien, moi. Mais pour parler d’autre chose, le patient, comment est-il, dans tout ça ?
— Il marque pas mal, merci ; avec une redingote, toujours, et une belle barbe où il passe des petits peignes. Il arrive aidé d’une serviette, où il y a des montagnes de papiers, et qu’il ne retrouve jamais quand il s’en va. « Vous me l’avez cachée », dit-il alors d’un ton espiègle. (Non, mais je me vois jouant à « l’objet trouvé » avec ce quadragénaire.) À la fin, on la dégotte sous le canapé, où il l’avait mise, et il s’en va.
— Enfin, seule !
— Ne le croyez pas. Presque aussitôt, il revient, tire de sa poche — côté cœur — une petite chose froissée et triste, un bouquet de violettes de deux sous qu’il avait oublié de me donner, m’embrasse sur le front et res’en va.
— Mais pourquoi de deux sous ?
— Ah ! voilà. C’est que j’avais été assez poireaute, au début, pour lui dire que je les aimais : vous savez, comme on dit dans les romans. Évidemment, je les aime, de loin, sur les éventaires : ça fait des jolies taches, demi-deuil. À part ça, j’aime mieux deux louis de lilas... Ah ! que je voudrais sentir les lilas, à la campagne. Ce printemps, qu’il faisait tiède, et que j’ai passé avec vous, en Victoria, par la rue du Petit-Musc : il y en avait en haut d’une muraille, vous rappelez-vous ?
— Comme je vous vois.
— Mais Dieudonné, depuis que j’ai dit ça, tout le temps il m’en apporte, des bouquets de deux sous. Si nous sortons ensemble et qu’il aperçoive un marchand, de loin il prépare ses deux sous. Et si le marchand n’a pas de violettes à deux sous, mon cher, il n’en prend pas. « Non, non, dit-il : quatre sous c’est trop cher. » Et il faut voir son air mutin !
— Espoirs charmants.
— Ça n’est pas qu’il soit avare, au moins. Un peu regardant, tout au plus, et plutôt par éducation. J’ai idée que son père n’a jamais été duc.
— C’est un mot..... ?
— Non, et ses billets de banque, il les met dans la doublure de son gilet. Même qu’il voulait me faire voir. Mais comme je n’ai pas l’intention de l’entauler avant les noces... Du reste, il est en train de m’acheter une maison, boulevard Raspail, un immeuble de rapport, pour que je n’entre pas en ménage les mains vides. « Il ne tient qu’à vous-même, comme je lui en ai fait la remarque, d’y mettre quelque chose. »
— Et quoi qu’il a répondu, l’homme du Nord ?
— « Ce que j’aime, il a soupiré, c’est votre simplicité. » — « Et moi aussi, c’est ce que je préfère en vous », je lui ai dit.
— Avec ta bouche.
— D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ça. C’est un excellent homme, qui a confiance en moi. Et je ne voudrais pas qu’on le chine : je l’aime beaucoup... Mais, de ma vie passée, je ne lui ai pas tout dit.
— À qui avez-vous tout dit, jamais ?
— Mon cher, il n’y a pas un homme dans ce cas qui resterait couché une minute de plus.
— Nane, il faut que je vous embrasse pour ce mot-là.
— Laissez-moi au moins relever ma voilette.
— Merci.....
— Pour en finir avec M. Le Marigo, je l’ai présenté à maman, à mon beau-frère....
— Vous êtes donc rabibochée avec votre sœur ?
— Il a bien fallu. Qu’est-ce que je n’ai pas fait pour ce mariage ? jusqu’à aller à la messe.
— Vous allez à la messe ? Ah ! que je vous baise encore.
— Mais vous savez, toute votre messe, ça ne m’empêche pas de penser comme je veux.
— Ce serait dommage que non.
Là-dessus, Nane, ayant promis de m’écrire, s’en va de ce pas olympien qu’il serait oiseux de décrire pour la onzième fois. Et depuis, je ne l’ai jamais revue.
Mais elle m’écrivit, et quinze jours environ après ces propos que nous avions échangés, non sans résultat, au sujet du mariage qu’elle fomentait, je reçus cette lettre, qui me fit presque regretter de l’avoir si souvent traitée de sotte au dedans de moi... — et aussi soupçonner que Nane prenait depuis quelque temps des leçons de style.
« Mon cher ami,
« Ça y est. Les bans se publient, et nous sommes affichés à la mairie. Le sieur Georges-Aristarque-Dieudonné Le Marigo, propriétaire industriel, épouse Mademoiselle..... parfaitement : Mademoiselle — Mademoiselle moi, sans profession. Ça lui a un peu couru, d’abord, de voir que je m’appelais Garbut, plutôt que Dunois. « Mais, lui ai-je dit, je suppose que vous ne m’épousez pas pour mon nom. Et du reste, qu’est-ce que ça fait, puisque je prends le vôtre. »
« — Ce n’est pas ça, qu’il a fait ; mais je me demande pourquoi vous en avez changé.
« — Je vous l’ai dit cent fois, si ça n’est pas une (n’en croyez rien, vous : je n’en avais jamais seulement pipé) ; c’est parce que ma pauvre sœur avait un peu trop fait parler d’elle, avant de trouver un électricien responsable. Et à cette époque, je me destinais à la carrière théâtrale. (Eah : théâtrale, j’ai dit.)
« — Je vous demande pardon, je n’y pensais plus, a répondu cet honnête homme.
« Mais moi, j’ai gardé un air offensé, et poussé, pendant une heure, des soupirs de veau qui a peur. Il faut prendre garde que tout ceci se passait chez moi. Au fond, j’avais envie de rire, à m’imaginer l’hérissement des Lemploy, s’ils m’avaient entendu débiner la chaste jeunesse de Clotilde. Vous savez si elle y tient, à son passé ; n’ayant guère que ça à se mettre sous la dent, qu’elle a d’ailleurs un peu rare, comme le cheveu. Mais ce n’est pas pour son charme que je l’aime.
« Après un siècle, donc, de ces soupirs, et tout ce renfrognement qui me recroquevillait la moue, il n’y a plus tenu, le filateur : il a filé. Et moi je le croyais dissipé déjà dans l’air pour quelques heures, que d’avance ma pensée dépensait en menus plaisirs, menus, menus — comme la bouche de Primavérile — ; mais écoute s’il pleut. Est-ce qu’il ne revient pas au bout de onze minutes, environ ; avec cet air roucoule à lui vider un syphon dessus, et le sempiternel bouquet de violettes : « Vous croyez peut-être, je lui ai dit, que les orc hidées, ça salit les gants ? » Et, tout l’après-midi, j’ai été comme une herse.
« Mais avouez aussi, mon ami, depuis cinq mois qu’il me courtise, à trois bouquets par jour, en moyenne, ça fait quatre cent cinquante bouquets à deux sous, soit quarante-cinq francs de fleurs. Voilà ce qu’on nomme, sans doute, le fleuretage ; eh bien, ça n’est pas assez ; et vous-même étiez plus magnifique, à l’époque où j’habitais votre garno de cœur.
« Mais je ne vous écris pas purement pour vous conter ces ragots : c’est, à vrai dire, dans le but de vous demander quelque chose. Vous-même m’avez dit que la plupart des lettres de femmes n’en avaient point d’autre. Et, en passant, croyez-vous que celles des Messieurs ne soient toutes que pour offrir ?
« Enfin, voici : quand on se marie, il ne suffit pas, malgré le proverbe, d’être deux. Comme pour les duels, outre les combattants, il faut encore des témoins ; et, comme pour les duels, il y a des gens que ce rôle enchante, d’autres, non. J’ai peur que vous ne soyez de ces derniers ; et pourtant j’ai besoin de vous, de votre bras, de votre signature, car enfin, réfléchissez : qui prendrais-je ? Et pensez-vous qu’il y ait tant de gens de votre genre, avec qui, après avoir été au mieux, je ne sois pas restée au pire.
« C’est vrai qu’on a le droit, aujourd’hui, de prendre des femmes, pour ça. Mais vous savez, vous[1], que je n’en ai jamais aimé beaucoup l’usage, quand même la mode a pu, un temps, l’imposer à mes contemporaines ; parmi tant d’autres choses non moins saugrenues ; telles que la morphine, les Cinghalais, ou encore ces pièces de théâtre qu’on allait voir en bandeaux, et qui se passaient dans les pays froids.
« Et puis encore, qui prendre ? Ah ! si la marquise d’Iscamps n’était pas au lit, elle aurait marché, j’en suis sûre. Ses façons à mon égard ont toujours été si gracieuses que j’ai cru pouvoir la prévenir de l’événement. D’autant plus que ça doit lui faire plaisir que je me marie « dans la chapelle du domaine de Saint-Thiers-le-Capiau », car c’est là que nous bouclons la boucle, mon cher : une vieille terre, à plus d’une lieue des ateliers, et venant de la mère à Marigo, qui était fille (vous me suivez bien) du comte des Ardennes, ou Désardènes, une bonne famille du pays.
« Mais enfin vous voyez, d’après tout ça, que vous pouvez très bien venir. À la campagne, ce n’est jamais très cérémonie, je pense. Vous pourriez même passer deux ou trois jours d’avance à Saint-Thiers, où je serai (Dieudonné couchera à l’auberge, par convenance) ; et me donner un peu votre avis sur la maison, sur le vin, sur les domestiques, sur ce qu’il y a à faire, en général. Et quant au préjugé, au respect humain, etc., qui interdit d’assister aux noces d’une personne comme moi, j’espère que vous êtes au-dessus de ça, malgré toutes vos bigoteries.
« Pour en revenir à Mme d’Iscamps, elle est malade ; mais elle m’a fait un cadeau tout de même : c’est une cafetière Empire. Je pense même qu’elle est de l’époque, car elle est dédorée, et, de plus, il y a leurs armes, ce qui est d’une grande politesse, ou d’une grande malice. Et on m’a donné bien d’autres jolies choses. Mon vieil ami, M. de Malapper, vous savez, ce petit gris qui a trois mille francs de rentes, et pour un million de bibelots chez lui ; il est venu me voir, l’autre jour, avec un air et un paquet bien enveloppés, et m’a dit :
« — Ma chère enfant, c’est la première fois que je me dessaisis d’un objet de mon cabinet. Mais vous feriez renier Dieu quatre fois.
« Là-dessus, il a démaillotté son poupon : c’était quelque chose de petit, de sale ; ça ressemblait à un chandelier, à moins que ce ne fût quelque chose pour friser les cheveux, ou pour couper les légumes ; et M. de Malapper a ajouté :
« — C’est un ivoire du XIVe siècle ; un moule de fauconnerie pour fabriquer des capuchons d’épervier (il le caressait avec amour) ; la base est en os et plus ancienne. Vous voyez : elle faisait sans doute partie d’un objet carolingien similaire, qui aura subi une réfection partielle. Et promettez-moi, ma chère enfant, si jamais vous veniez à mourir, et que vous n’en auriez pas l’emploi précis, de le léguer au Musée du Louvre.
« Ce que je fis, en l’embrassant.
« Et il y a mon coiffeur, aussi, M. Larivoste, dont les yeux sublimes vous amusaient tant. Lui m’a apporté, devinez quoi : une grosse éponge, mon cher, mais grosse comme la gidouille d’Ubu.
« — Et dans quel but, lui ai-je dit, m’offrez-vous cette énorme plante marine ?
« Je pense qu’il était ivre : il m’a répondu :
« — Je voudrais voir Madame en faire usage.
« Alors je l’ai flanqué à la porte ; mais j’ai gardé l’éponge. Elle vaut bien vingt-cinq francs. Et, comme dit Dieudonné, l’économie ne semble ridicule que chez les gens qui n’ont rien, ou peu de chose.
« Et vous, mon ami, qu’allez-vous m’offrir ? Quoique ce que j’aimerais le mieux, c’est votre présence, entendez-vous ? Allons, cher clair de lune, laissez-vous faire. Vous êtes le seul, décidément, qui, amour à part, me convienne tout à fait au moral, comme au physique. Je ne veux pas dire que vous soyez beau comme le jour, non. Mais enfin, au contraire du chandelier Malapper, vous ne semblez encore avoir subi aucune réfection, même partielle. Et pour tout dire, vous avez (précocement : je le veux bien, mais enfin vous avez) quelques-uns des agréments du soir. Vous savez entrer dans une chambre sans plus de bruit que le crépuscule ; vous êtes secret comme un puits sous grille ; vous ne chantez jamais — que durant votre toilette — ; et quand vous vous asseyez sur un meuble, il ne fait pas de poussière (ni vous non plus d’ailleurs, chez les gens, n’étant point crampon de nature). Quoi, avec tant de qualités, faudra-t-il me priver de vous ? Venez, vous dis-je, venez deux ou trois jours d’avance ; et dois-je vous répéter que Dieudonné couche à l’auberge. Adieu, je vous embrasse.
- « Votre amie
- « Nane. »
Au reçu de cette agréable lettre, je tombai dans mille perplexités et
une perplexité : telle la branche caduque, entraînée au fil de l’eau, et
dont se jouent, etc...
La vérité c’est que j’étais en grand deuil, et qu’il n’y avait peut-être pas, à la noce d’une horizontale, prétexte suffisant à le rompre. C’eût été déjà beaucoup, en temps ordinaire, que d’aller jouer, devant l’autel, à l’oncle ou au cousin d’une dame toute blanche que l’on a si souvent tenue dans ses bras, vêtue à peine d’un peu de lin.
D’autre part, l’approche de son mariage, c’était comme lorsque elle avait été près de mourir, et la parait à mes yeux des grâces du renouveau. J’aurais eu plaisir, en vérité, dans le beau domaine de Saint-Thiers-le-Capiau, à me montrer familier envers une hôtesse aussi belle ; à l’heure même où le Marigo aurait regagné son auberge à travers la boue des champs et l’innombrable betterave. Cependant le feu, favorable aux amants, eût souri dans la cheminée familiale à nos caresses, ou éclairé parfois l’appas, un instant découvert, de mon amie, du sanglant éclat de l’escarboucle. Ah ! si au moins j’avais pu n’accepter de cette hospitalité que les deux ou trois jours qui précéderaient la noce.
Puis c’était là un jeu dangereux, à quoi Nane, soucieuse de ne point perdre cette grosse partie sur une dernière carte, ne se serait prêtée peut-être que de mauvaise grâce — et c’est en amour surtout que la façon de donner vaut mieux souvent que ce qu’on donne. En conséquence, je choisis de me dégager, et lui écrivis la lettre suivante :
« Ma chère amie,
« C’est pour remercier, et refuser, hélas ! La faute en est à une tante, une vraie, qui m’est morte il y a dix jours, le lendemain de cette ascension aux tours Notre-Dame, dont je n’oublierai jamais que nous en délassâmes chez vous la fatigue. Cette tante, je le répète, n’est point une fable, quoiqu’elle soit maintenant réduite à ne vivre que dans la mémoire des siens. Elle se nommait de son vivant Mme de la Font-Merlin, personne acariâtre et abandonnée au jansénisme. Nous étions aux couteaux depuis fort longtemps, ce qui la détermina sans doute à me léguer, au détriment de ses proches, tout ce qu’elle n’avait pu placer en viager. Cela fait encore une liasse, Nane : quel moment prenez-vous pour nouer des liens légitimes ?
« Mais vous sentez par vous-même combien il m’est défendu, un peu de temps encore, de me livrer à des plaisirs officiels. Celui de vous conduire à l’autel eût été vif pourtant, et surtout de vous en ramener épouse chrétienne, parée par le sacrement de quelques vertus nouvelles pour vous, j’ose le dire. Ce ne sera point une insulte, n’est-ce pas, de vous voir comme sous un jour nouveau, dès que vous aurez revêtu, parmi les autres caractères de l’épouse, cette retenue, cette pudicité, qui enseignent à cacher de sa jambe ou de son épaule tout ce qu’une volupté matrimoniale et savante dérobe à la vue pour le réserver au sens plus précieux du toucher. Et pour parler plus précisément que ce galimatias, Nane, cela veut dire qu’il vous vaudra mieux, une fois mariée, si j’ai compris quelque chose à votre Belge, porter au lit des chemises montantes, et qui ne lui laissent point rassasier ses yeux. Craignez qu’au hasard de la causerie, et d’une couche défaite qui ne vous voilerait plus, cette même chemise, roulée en turban et remontée jusque sous vos épaules, ne laisse jaillir votre soudaine nudité, telle une amande verte dont on presserait la gaine entre ses doigts. Il vaudra mieux aussi les choisir moins transparentes que celles où, dit-on, vous pensiez autrefois vous dérober, et qui étaient à vos membres comme ce peu de brume couleur de perle que le printemps suspend autour d’un peuplier svelte et pâle. Contentez-vous qu’elles soient diaphanes, quelques-unes, et vous pareille alors à l’ébauche de Galathée que l’albâtre emprisonne encore. Au demeurant choisissez-les collantes, ces chemises : sévères mais justes, voilà le point.
« Encore une fois, c’est, à la province, le toucher qui est le sens le plus vif, comme partout où l’hypocrisie aiguise ces curiosités que nous avons au bout des doigts. Que celles de monsieur votre mari puissent reconnaître et solliciter son plaisir à travers la rigueur d’une hollande, où vous le braverez, attentive. Car les jeux d’une amie qui s’ébat sous un linge mousseux, telle que la baigneuse dans l’écume, ce ne sont point plaisirs d’industriels. Celui-ci, s’il heurte à cette blanche armure, ou vous en veut, tout de suite, dérober, que l’étroitesse du fourreau, aidée par un peu d’écart de vos genoux, lui rende difficile d’en toucher dès l’abord l’envers et le plein.
« Si j’ajoute qu’ayant été épousée pour votre charme plutôt que vos vertus, il faut éviter de vous montrer trop ménagère ; et que votre rôle ne va pas, chaussée de lasting et vêtue de poult de soie, à surveiller les sauces, j’aurai tout dit, je pense. Oui, tels sont à peu près, ma chère Nane, les conseils paternels que mon rôle auprès de vous, si je l’avais pu remplir, m’aurait appelé à vous donner. Mais quel que soit le prix que votre indulgence y voudra bien attacher, ne la poussez point jusqu’à les vouloir faire admirer de M. Le Marigo. Le sel lui en échapperait, je pense ; et moins vous lui en direz en toutes choses, moins vous lui en montrerez, et lui laisserez voir même, mieux cela vaudra. Ne vous abandonnez guère ; craignez l’automatisme, et trop de hardiesse dans votre langage, ou votre costume : enfin n’oubliez jamais qu’il est votre mari. Gardez de lui dire au petit jour, le lendemain de vos noces, distraite et vous croyant encore à Paris, dans ce Paris où tant d’inconnus passent : « Chéri, il serait peut-être temps de vous retirer : mon ami vient quelquefois de très bonne heure ». Ou bien : « En partant, si la porte est encore fermée, criez au concierge : Docteur Durand ! C’est le manucure du second. »
« Et du reste, de tous ces avis, si vous préférez n’en suivre aucun, qu’à cela ne tienne. Les choses n’en iront sans doute pas plus mal ; car, on a beau faire, les choses vont toujours la même chose.
« Peut-être penserez-vous aussi que mon rôle, en toute cette affaire, n’est pas de vous donner des conseils seuls ; et je vous entends bien ; mais j’ai beau me creuser la tête, je ne sais que vous offrir. Ah ! si ma tante était déjà « réalisée », comme dit mon ami l’arriviste. Mais il y a des longueurs, du notaire au bijoutier. Alors, j’ai songé à vous envoyer mon dictionnaire Larousse. J’en suis dégoûté ; il est plein d’erreurs, qui telles quelles, pourtant, pourraient encore suffire à votre instruction. Mais peut-être que ça ne vous amuse pas beaucoup, le dictionnaire Larousse ? Préférez-vous le Moreri ? Non plus ; quoi alors ? Vous savez bien qu’il ne me reste pas un bibelot passable, depuis longtemps que vous avez pris le soin de n’en laisser chez moi aucun qui puisse tenter une autre femme ; ce qui est du sentiment le plus délicat, mais n’a pas laissé de faire un peu de vide sur mes commodes.
« Ah ! si, pourtant, j’ai quelque chose depuis peu que vous ne connaissez pas. C’est une aquarelle de Léone Georges, de la plus équivoque chasteté : deux femmes qui caressent un paon blanc, et se sourient. Vous en seriez folle !
« Car cela fait rêver à tout un petit monde de féerie et de fête galante, marionnettes aux réflexes ingénieux, cœurs de nèfles, corrompus et glacés ; et tant de beaux yeux meurtris. Et puis des travestis, des négrillons, des macaques, des kakatoës, des carlins : Bergame ou Masulipatam. Là, des chambres parquetées en bois des îles répandent l’odeur du benjoin, de la jonquille et des longues chevelures. Ouvrez-en les fenêtres, un soir ; vous trouverez qu’elles donnent sur de hautes serres, parfois striées d’une pluie artificielle et parfumée, que, du dehors, le soleil couchant irise d’arcsen-ciel fragiles — où des oiseaux en duvet, des papillons, mille fleurs, balancent leur mélancolie versicolore — où Colombine, à la dérobée, vient rafraîchir le bout de ses doigts dans la fontaine de rocaille aux larmes noires.
« N’aimeriez-vous pas bien connaître l’auteur aussi ? Comme on se la figure pareille à ses personnages, menue, fragile, et que le soir il faut ranger dans une vitrine.
« Et, du reste, ça ne m’amuse pas beaucoup que vous deviez dormir contre ce Flamand. Mais quoi, c’est la vie, comme disait un philosophe qu’on menait pendre. Vous, au moins, ne vous laissez point affliger par ces confuses cérémonies. N’y apportez pas la figure d’une amie que j’avais à la province, et que je rencontrai un matin qu’elle se mariait. C’était à cette heure de l’année où, dans les jardins dont cette ville est enclose, l’odeur des tilleuls commence à effacer celle des glycines. Mon amie, elle, devait sentir la fleur d’oranger, pour peu que celle dont sa robe était ornée fût authentique : mais là-dessus, j’avais des doutes. Toujours est-il qu’elle me jeta, comme je passais, le plus mélancolique regard d’oiseau en cage qui se puisse rêver. Et certes, j’avais de bonnes raisons de croire que ce n’était pas moi qu’elle regrettait : mais ma vue lui rappelait peut-être quelques-uns des plaisirs de la liberté.
« Puisse la vôtre vous être légère à perdre ; et laissez-moi, une dernière fois, saluer vos lèvres, puisque désormais, ô Nane, vous ne serez plus que ma sœur. Hélas, et n’était-ce point assez des Suédois ?...
- « N. » Table des Matières
- « N. »
- I. —Première version31
- II —Version seconde39
- I. —Primaverile de Ver171
- II. —Le bon chien Cocktail183
- III. —L’Hospitalité écossaise, ou l’Électricien191
- ↑ Le correspondant de Mlle Dunois déclare n’en rien savoir