Monseigneur Henry Verjus/Texte entier

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MONSEIGNEUR
HENRY VERJUS
DU MÊME AUTEUR

I
Avant Malherbe. Études littéraires sur les poètes du quinzième et du seizième siècle. In-18 
 2 francs.
Études littéraires sur le dix-neuvième siècle, avec une introduction de Léon Gautier, membre de l’Institut, 4e édition. In-8  
 4 francs.
Par monts et par vaux. 3e édition. In-18. 
 3 francs.
Portraits Limousins, par l’abbé C. Artiges, avec une préface du P.Vaudon. In-18 
 3 fr. 50
Pluie et Soleil. Poésies. In-18 
 3 fr. 50
II
L’Évangile du Sacré-Cœur. Les Mystères d’amour du Cœur de Jésus. In-18 
 Epuisé.
Pour les Jeunes gens. Entretiens et discours. Un vol. in-18 
 Epuisé.
Pour les Jeunes gens. Nouveaux Entretiens et discours. In-18 
 3 fr. 50
La Douleur et la Mort. Entretiens et discours. Un vol. in-18 
 3 fr. 50
Entretiens eucharistiques et Discours de premières Messes. In-18 
 3 francs.
EN PRÉPARATION

Nouvelles Études littéraires sur le dix-neuvième siècle.

Église et Patrie. Entretiens et discours.


MGR HENRY-STANISLAS VERJUS,
26 Mai 1860 _ 13 Novembre 1892.

MONSEIGNEUR
HENRY VERJUS
ÉVÊQUE TITULAIRE DE LIMYRE
DE LA SOCIÉTÉ DES MISSIONNAIRES DU SACRÉ-CŒUR
PREMIER APÔTRE DE LA NOUVELLE-GUINÉE

SA VIE
PAR
LE PÈRE JEAN VAUDON
DE LA MÊME SOCIÉTÉ
PARIS
VICTOR RETAUX, LIBRAIRE-ÉDITEUR
82, RUE BONAPARTE, 82
1899
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays
y compris la Suède et la Norvège

DÉCLARATION DE L’AUTEUR

Si, dans le courant de cet ouvrage, nous donnons quelquefois à Mgr Verjus ou à tout autre personnage le nom de vénérable, de saint ou de martyr, nous n’entendons en aucune manière prévenir le jugement du Souverain Pontife, auquel nous soumettons humblement notre personne et nos écrits.


IMPRIMI POTEST.
J. CHEVALIER, sup. g. m. s.-c.
Exolduni, die 25e martii 1899.
À
MONSEIGNEUR LOUIS-ANDRÉ NAVARRE
ARCHEVÊQUE DE CYR
VICAIRE APOSTOLIQUE DE LA NOUVELLE-GUINÉE
ET
À SES COMPAGNONS D’APOSTOLAT

À
LA RÉVÉRENDE MÈRE MARIE-LIGUORI
SUPÉRIEURE DES FILLES DE NOTRE-DAME DU SACRÉ-CŒUR
ET
À SES SŒURS MISSIONNAIRES
ce livre est humblement dédié
J. V.
Miss. du S.-C.

LETTRE
DE
SA GRANDEUR MGR L’ARCHEVÊQUE DE BOURGES
À L’AUTEUR


Mon cher et vénéré Père,

Pendant que vous prêchiez la Station du carême à ma cathédrale, je vous lisais. Je lisais en épreuve la Vie de Mgr Verjus qui va s’ajouter demain à la liste de vos belles publications. Ce nouveau livre est à tous égards digne de ses aînés. Il est de ceux qui émeuvent et captivent.

Aussi cette œuvre est-elle autre chose qu’un éloge compassé et monotone de la vie du saint Missionnaire.

C’est cette vie, rendue présente et agissante par une sorte d’évocation ; cette vie, surprise dans des notes et des correspondances qui nous livrent, jour par jour, ce qui en fit le secret ; ses pensées, ses sentiments, ses joies, ses aspirations, ses espoirs, ses enthousiasmes, ses élans de piété, et aussi — car les natures d’élite n’ont point le privilège d’y échapper — ses peines d’esprit et de cœur, ses craintes, ses luttes, ses abattements, ses souffrances ; cette vie, enfin, replacée par une merveilleuse reconstruction de scènes, naïves ou touchantes, gracieuses ou austères, familières ou poignantes, sur les théâtres divers où elle s’est formée, développée, dévouée et finalement sacrifiée.

C’est en connaisseur d’âmes que vous avez retracé ces états d’âme, et, sans parler du lettré qui se décèle partout, c’est en véritable artiste que vous avez su mettre en jeu, pour peindre les lieux et les choses, cette admirable gamme de couleurs, dont les reflets délicatement nuancés, se jouent dans la trame de votre récit. Plus d’un lecteur ajoutera que vous avez fait aussi œuvre de savant et vous saura gré de la très inédite et large contribution que votre livre apporte à l’étude d’une vaste contrée, à peine mentionnée jusqu’ici sur les cartes du monde.

Mais le pieux souci d’éclairer d’une vive et belle lumière tout ce qui par quelque côté touche à l’histoire du vénérable apôtre ne vous a point fait perdre de vue ce qui fut la passion ardente, et peut-être unique de son âme, je veux dire la soif de l’immolation et du sacrifice. Passion innée et jamais assouvie ! Nous la voyons percer dans les naïves confidences du jeune âge, grandir ensuite à chaque nouvelle étape de la vie religieuse ou sacerdotale et atteindre rapidement, vers les dernières années, les proportions de l’héroïsme.

Vous avez pris soin, au cours de votre récit, de la mettre en un saisissant relief et c’est là proprement ce qui constitue la pensée dominante et comme l’âme de votre livre, j’allais dire de votre poème, depuis les premières lignes jusqu’à cette dernière page, véritable chant de triomphe à la gloire du martyr.

Votre livre aurait fait œuvre féconde s’il parvenait à ranimer au sein de notre société contemporaine, volontiers oublieuse de tout ce qui crucifie la nature, cette flamme généreuse de l’esprit de sacrifice qu’il réfléchit si bien.

Les âmes religieuses viendront s’y chercher, et beaucoup d’autres s’y trouveront aussi, car, je n’en doute pas, votre ouvrage dépassera le cercle de lecteurs choisis auxquels vous le destinez modestement…

Recevez, je vous prie, mon cher et vénéré Père, l’expression de mes sentiments les plus affectueux et les plus dévoués en Notre-Seigneur.

† PIERRE,
Archevêque de Bourges.
Bourges, le 30 mars 1899,
en la solennité du Jeudi-Saint
.

IMPRIMATUR
Parisiis, die 19 Aprilis 1899.
† FRANCISCUS, CARD. RICHARD,
Arch. Parisiensis.

Préface

I

« J’ai toujours beaucoup aimé les Vies de Saints, disait Mgr Dupanloup. Ce sont mes lectures de prédilection. Après la sainte Écriture, rien ne m’attire, rien ne me repose et ne me charme davantage. »

Dans le vrai, connaissez-vous rien qui soit plus utile aux âmes ? Il n’est pas un état de la vie chrétienne pour lequel on ne puisse y trouver consolation, encouragement, lumière. Sainte Thérèse les conseillait à toutes les âmes pieuses et très particulièrement aux âmes fatiguées[1].

Autrefois, tous les soirs, à la tranquille lumière de la lampe familiale, après la lecture du Livre de Raison, l’aïeule, d’une voix émue, lisait dans la Vie des Saints le récit du jour. Un moment le vieillard consolé entrevoyait une jeunesse immortelle ; le lendemain, plus vaillamment, l’homme mûr portait le poids du jour ; l’adolescent trouvait moins pénible et il trouvait glorieuse la lutte contre ses passions naissantes ; l’enfant lui-même apprenait à mieux connaître et à mieux aimer le Dieu dont le poète avait dit par la bouche d’un enfant comme lui :

Aux petits des oiseaux il donne la pâture,
Et sa bonté s’étend sur toute la nature[2].

Ces douces et fortifiantes lectures en valaient d’autres, hélas ! aujourd’hui plus communes, dont le moindre défaut est d’amollir les cœurs et d’énerver les courages. Tel roman dont les premières pages vous ont troublé délicieusement, vous laisse en proie à l’ennui des devoirs domestiques et à l’amer dégoût des vertus nécessaires. N’appuyons pas. Avouons plutôt qu’il serait injuste de nous plaindre. Au dix-neuvième siècle comme au dix-septième, nous aimons les saints. Et même, les âmes généreuses ne manquent point, qui se sont éprises de passion pour ces admirables natures, les plus tendres et les plus vaillantes que l’humanité ait produites. C’est une des raisons, entre bien d’autres, pour le dire en passant, qui nous font croire à notre pays. Assurément, la pratique féconde des vertus privées et des vertus sociales dont les saints nous ont donné de si beaux exemples, contribuera plus aux reconstructions de l’avenir que la politique desséchante et stérilisante.

A l’heure qu’il est, on n’étudie pas seulement l’histoire profane. On ne se contente même pas de rééditer les Pères de l’Église, les Conciles, les Docteurs, les théologiens, les auteurs ascétiques. A côté des savants qui déchiffrent les manuscrits, les inscriptions, les chartes, les médailles, il y a l’élite ardente de ceux qu’a séduits la radieuse beauté des saints.

Les « anciens » nous ont raconté avec quel enthousiasme fut saluée l’apparition d’un livre exquis entre tous : Sainte Élisabeth de Hongrie, la « chère sainte ». Ce fut dans le ciel de l’hagiographie comme une clarté d’aube nouvelle, un nouveau printemps, je ne sais quoi que l’on ne connaissait pas encore ; oserai-je dire, quelque chose de nuptial tout à la fois et de virginal ?

Depuis lors, et certainement sous l’influence bénie de ces premiers rayons, que de fleurs charmantes sont écloses, que de fruits savoureux ont mûri : sainte Chantal, sainte Monique, sainte Paule, saint Paulin, saint Jean, saint Dominique, saint François d’Assise, saint Bernard, saint Bernardin de Sienne..., le P. de Ravignan et le P. Lacordaire, Mgr Dupanloup et le cardinal Pie, Augustin Cochin et Montalembert ! Demain ce sera Louis Veuillot. Les belles monographies abondent ; la science hagiographique a été renouvelée.

Le temps n’est plus où le lecteur s’accommodait de renseignements de seconde ou même de troisième main ; il veut boire aux sources vives. La légende l’intéresse toujours, mais seulement à titre de légende : il demande qu’on la démêle de l’histoire. Nous vous faisons grâce des généralités vagues ; mais donnez-nous des détails, des particularités, des faits et encore des faits. Prenez garde néanmoins d’étouffer le personnage sous l’amas d’événements collatéraux : — j’entends dire que c’est le défaut de l’hagiographie allemande. Choisissez vos matériaux ; ordonnez-les, et racontez : c’est ici le lieu de déployer toutes vos qualités de style et d’âme. Surtout, ne retardez pas votre récit par de fastidieuses réflexions. « Il faut un peu, disait Fénelon, laisser remarquer les choses à l’auditeur. »

Ce qui, jusqu’à ces derniers temps, a manqué aux familles chrétiennes, c’est une « collection » de Vies de Saints. Il y avait bien l’anglais Butler, librement traduit par Godescard , et l’espagnol Ribadeneira[3] . Leur œuvre est correcte sans doute, parfois même agréable, mais trop souvent vulgaire, et mesquine presque toujours. La candeur et la naïveté des anciens jours ont disparu ; les fières réponses des premiers moines se sont adoucies. On a poli les aspérités, fait sécher la goutte de rosée, arraché du champ le liseron et le bleuet. Ces compilations ressemblent à une forêt que l’hiver a dépouillée de son feuillage. « Les arbres sont bien à leur place, a-t-on dit justement[4], mais la verdure frémissante, le rayon qui se joue à travers les rameaux en fleurs, la vie qui s’y meut, ont fui avec le charme et le mystère. »

Cependant, le P. Giry ne doit pas être confondu dans la foule des abréviateurs. Quoique panégyriste, au fond, plutôt qu’historien, le pieux Minime n’est pas dépourvu de tout mérite.

Reste l’immense collection des Acta Sanctorum. Évidemment, il ne viendra à la pensée de personne que l’œuvre bollandienne, si admirable qu’elle soit, puisse jamais devenir un livre de lecture courante.

Mais, ne pourrait-on pas utiliser ses richesses incomparables ? Croyez-vous qu’il soit impossible de faire passer dans un ouvrage, relativement court, la substance et la fleur de ces vastes in-folio ? On garderait sur tous les points l’exactitude la plus sévère ; on mettrait à profit les meilleurs travaux de la critique moderne, et de charmants récits s’épanouiraient à toutes les pages, dans la trame d’un style simple, noble et pur. L’œuvre demanderait, il est vrai, d’effrayantes recherches, de longs et persévérants efforts, des soins infinis, une âme d’artiste, un cœur d’apôtre...

Hâtons-nous de le dire, l’œuvre est en train de se faire dans la belle collection de la maison Lecoffre : « les Saints », que dirige, avec tant de compétence, M. Henri Joly, un lettré.

II

Mgr Dupanloup, dans sa lettre célèbre sur « la manière d’écrire la Vie des Saints », disait :

« Avant tout et par-dessus tout, l’amour du saint ; puis une étude approfondie de son âme et de sa vie, dans les sources, dans les documents contemporains : pour cela, le temps et le labeur nécessaires ; puis la peinture de cette âme, de ses luttes, de ce que furent en elle la nature et la grâce ; tout cela tracé avec simplicité, vérité, noblesse, pénétration profonde et vivants détails, de telle sorte que le saint et son temps soient fidèlement représentés... »

« Vivants détails », disait l’illustre évêque. Il y revenait et il insistait :

« Des détails, des particularités, et surtout des paroles, parce que ce sont les paroles qui expriment les âmes : laissez souvent parler le saint lui-même ; sans quoi tout ce qui est personnel et vivant disparaît, et alors tous les saints se ressemblent. » En voilà bien long pour arriver à dire que nous avons écrit la vie de Mgr Verjus avec amour.

Nous l’avons écrite longuement, trop peut-être pour les gens du monde ; et, cependant, d’être lu par eux ce nous serait une joie, sinon une récompense : ils apprendraient dans ce livre à quel prix s’achètent les âmes.

Plus d’une fois, en composant cet ouvrage, nous avons songé à tant de chers jeunes gens de nos collèges et séminaires qui ont au cœur la flamme. Ils interrogent tous les points de l’espace. Ils appellent une cause sainte. Ils la cherchent. Pour elle, ils sont prêts à combattre, à souffrir, à mourir.

La lecture de ces pages orientera peut-être leurs belles ardeurs.

A dire vrai, nous avions en vue, surtout et tout d’abord, ceux de la maison : enfants des écoles apostoliques, frères coadjuteurs, novices, scolastiques, professeurs, missionnaires.

Voilà pourquoi nous n’avons reculé, ni devant les détails, ni devant les paroles. Que de citations nous avons faites ! Au détriment de l’art, assurément ; car nous n’avons pas su les encadrer toujours et moins encore les enchâsser ; c’est à peine si nous pouvons dire avec le vieux Montaigne : « Je n’y ai fourni du mien que le filet à les lier » ; mais en un sujet pareil, qu’importe l’art !

Donc des citations fort nombreuses... ; et nous aurions pu les multiplier encore. Que de hautes pensées, que de beaux élans, combien de sentiments généreux restent « ensevelis » dans la volumineuse correspondance de l’apôtre et dans son Journal ! Un autre biographe, dans quelque vingt-cinq ans pourra les explorer de nouveau : il en rapportera plus que des glanes.

Parler des lettres, pour ainsi dire innombrables, et jetées aux quatre vents du ciel ; parler des notes quotidiennes, fidèlement prises depuis l’adolescence jusqu’à la mort, partout, même au fond des bois d’Océanie, même en pirogue de sauvages sur les fleuves et sur la mer, c’est indiquer les sources très pures et on ne saurait plus authentiques, auxquelles nous avons puisé.

Pour les années d’enfance, nous avons interrogé le frère de Mgr Verjus, celui qu’il appelait « mon Jean bien-aimé », et aussi la Sœur qui a été durant plusieurs années sa maîtresse d’école, Louise de la Sainte-Croix, religieuse de Saint-Joseph d’Annecy.

A l’un et à l’autre, pour leurs précieux renseignements, nous disons merci.

A plusieurs de nos confrères, condisciples d’Henry, nous sommes redevable d’un riche appoint de souvenirs pour les années de la Petite-Œuvre, du noviciat et du scolasticat. Tous, nous les prions d’agréer l’expression cordiale de notre reconnaissance ; tous, et plus particulièrement le R. P. Eugène Meyer, assistant du T. R. Père supérieur général, et le R. P. Pierre Tréand, supérieur de la procure des Missions à Sydney, l’ami intime du grand mort et son confident. Enfin, au P. André Jullien, Missionnaire en Nouvelle-Guinée, nous devons un document de particulière valeur : la carte du vicariat de Mélanésie.

À ce propos, une remarque est nécessaire : Les noms géographiques, sur cette carte, sont orthographiés à l’anglaise. Dans notre livre, suivant la coutume de nos pères qui disaient et écrivaient : Londres et non pas London, Gênes et non Genova, Aix-la-Chapelle et non pas Aachen, nous avons orthographié tout ou à peu près tout, à la française... Honni soit qui mal y pense !


Il ne nous reste qu’à faire une déclaration : Nous soumettons cet ouvrage, comme tous ceux que nous avons publiés jusqu’ici, ceux que nous publierons encore, s’il plaît à Dieu, au jugement et à la sanction de notre Mère la sainte Église. Par avance, d’un cœur docile et joyeux, nous réprouvons, condamnons, effaçons tout ce que le Souverain Pontife, juge suprême de la doctrine et des directions, y pourrait trouver à reprendre, à condamner, à effacer. Natio enim illorum obedientia et dilectio[5].

  Jean VAUDON,
Miss. du S.-C.
Issoudun, 18 janvier 1899,
En la fête de la Chaire de Saint-Pierre,
à Rome.
 


MONSEIGNEUR HENRY VERJUS

OLEGGIO — SEYNOD — ANNECY

I

Le 16 août 1861, au matin, un homme sortait d’Oleggio, petite ville du Piémont, avec deux voitures de déménagement. Une femme s’était installée, comme elle avait pu, parmi les meubles et les ustensiles de ménage, avec ses deux enfants. L’un avait trois ans : il s’appelait Jean ; l’autre avait quinze mois : il s’appelait Henry. C’étaient de ces pauvres gens que le Sauveur Jésus aimait.

La femme était bien triste. Elle venait de quitter son père et sa mère. Elle s’en allait dans un pays dont elle ignorait la langue.

L’homme non plus ne partait point sans émotion. Carabinier dans l’armée sarde, Philippe Verjus était resté une vingtaine d’années en garnison à Oleggio. C’est là qu’après avoir été admis à la retraite, il avait épousé Laure Massara, pieuse jeune fille qui lui avait donné deux enfants. Jamais peut-être il n’aurait songé à regagner la Savoie, son pays natal, s’il avait pu obtenir du gouvernement italien la pension sur laquelle il comptait en sa qualité de militaire. Mais, quand il la réclama, on le renvoya au gouvernement français. Effectivement, comme il était Savoyard d’origine et qu’il n’avait pas opté pour l’Italie, il était, par le fait même de l’annexion de la Savoie à la France, devenu Français. Le gouvernement de Napoléon III lui fit la modique pension de trois cent soixante francs par an ; un franc par jour. C’est peu pour quatre personnes ; mais, Dieu aidant, et, avec du travail, personne ne mourra de faim. Et le binier conduit ses attelages à travers les rudes lacets de la montagne.

Dans la nuit du 19 au 20, on arrive à Saint-Michel en Maurienne. C’est là que l’on prendra le chemin de fer pour Annecy. Du bourg, un sentier conduit à la gare à travers une prairie. Le père marchait le premier, tenant par la main son fils aîné. La mère portait sur un bras le petit Henry et de l’autre un panier où étaient les langes de l’enfant. On a gardé le souvenir de cette nuit-là. Il était environ une heure du matin. Il n’y avait point de lune ; mais, dans le ciel sans nuage, des feux étincelants. Tout à coup la mère entend le bruit que fait l’eau en courant sur des cailloux. « Philippe, dit-elle, cherche donc le ruisseau. » A la clarté des étoiles, le père l’eût bientôt trouvé. La mère dépose Henry dans l’herbe et fait asseoir Jean à ses côtés. Le père les garde, tandis qu’elle lave le linge. « Ah ! disait-elle plus tard, les langes de mon Henry, je les ai autant lavés de mes larmes que de l’eau de Saint-Michel ! » Le soir même de ce jour, le père, la mère et les deux enfants couchaient à l’auberge des Quatre-Colonnes, dans Annecy.

II

Henry Verjus, le futur évêque de Limyre, naquit le 26 mai 1860, à sept mois, comme le doux évêque de Genève, saint François de Sales. On devine les soins assidus dont il fut pour ainsi dire enveloppé par sa mère ; mais, chrétienne toute pénétrée de la foi la plus vive, elle se dévoua plus encore à former l’âme de son enfant. Elle y réussit à merveille.

Presque aussitôt qu’il put marcher seul, Mme Verjus confia Henry à la sœur Louise de la Sainte-Croix, institutrice à Seynod, commune voisine d’Annecy, où la famille s’était fixée. « Je n’ai pas connu, lisons-nous dans les notes de la Sœur, d’enfant plus pieux, plus obéissant, plus exact et plus sérieux qu’Henry. Il était le modèle de tous. On l’avait surnommé le petit ange. » La première année de sa scolarité, l’enfant, à raison de l’exiguïté du local et de sa petite taille, fut installé sur le pupitre de la maîtresse. Si parfois la Sœur était obligée de sortir, c’était Henry qui surveillait. L’ascendant qu’il avait sur ses condisciples, maintenait le plus parfait silence. Mais, quand sonnait la fin de la classe, le grave surveillant prenait ses ébats plus joyeusement et plus bruyamment que pas un.

Qu’il fût turbulent et même étourdi, la chose est certaine. Son bon ange sans doute l’a plus d’une fois porté dans ses mains ; sans quoi, il eût été victime de ses imprudences. À Annecy, un jour de grand marché, il avise, sur la Place-au-Bois, une voiture, attelée d’un gros mulet, qui stationnait en face des Quatre-Colonnes. Tout droit, Henry va se placer sous l’animal. Comment faire, quand on est si petit, pour atteindre du front le Ventre du mulet ? Henry se met à sauter, en riant aux éclats. La bête commençait à perdre patience et à ruer, lorsque Jean, le frère aîné, qui était là, pousse un cri. Un domestique sort de l’hôtel, se précipite, arrache l’enfant... À l’instant même, le mulet s’emporte et s’enfuit dans une course furibonde. Quelques secondes de plus, Henry eût été écrasé.

Une autre fois, à Seynod, Henry aperçoit un nid dans un peuplier qui s’élevait au milieu d’une forte haie. Malgré la défense que lui en avaient fait souvent son père et sa mère, il grimpe au nid. Au moment d’y mettre la main, la branche qui le portait, casse. Le dénicheur tourne dans l’air et s’abat sur la haie. Son frère qui le croyait mort ou gravement blessé, essaie, tout tremblant, de le dégager des épines. Henry, voyant sa pâleur et sa frayeur, éclate de rire ; puis, tendrement : « N’aie pas peur, mon petit Jean, je ne recommencerai pas ; je ne désobéirai plus au papa et à la maman. »

Henry n’avait peur de rien ni de personne. Citons encore un trait ou deux qui mettront en lumière l’intrépidité du futur apôtre. Les deux frères revenaient d’Annecy. Chemin faisant, ils rencontrent deux enfants effrayés. Un homme était couché en travers de la route, et ils n’osaient avancer. « Jean, dit Henry d’un air grave, prends mon sac. Je vais couper un bâton... Maintenant, suivez-moi, d’un peu loin. » — « Jugez, écrit l’un des témoins, si le cœur battait fort dans la poitrine ! » L’homme effrayant était endormi. Henry le réveille d’un coup de bâton. L’ivrogne — car, c’en était un — injurie ce vaurien qui se permet de le réveiller de si étrange façon. « Vous voyez bien, riposte Henry, que, si vous barrez la route, les voitures vont vous passer sur le corps. » Et comme l’ivrogne ne bougeait point : « Venez, vous autres, et n’ayez pas peur, je suis là ! » Quand ils furent passés, Henry prend l’homme par les jambes et le tire un peu à l’écart : « Il se ferait écraser tout de même, dit-il, et, s’il a des enfants... »

Un dimanche, en attendant l’heure des vêpres, Henry s’arrêta à regarder des joueurs de boule. Quelqu’un, parce qu’il avait perdu, faisait-il mauvaise figure, Henry ne pouvait comprimer un sourire. « Va-t’en aux vêpres, espèce de bigot ! lui dit un mécontent. — Bien sûr, répond l’espiègle, il vaut mieux aller aux vêpres que d’être aussi maladroit que vous. » Et il part, mais pas assez prestement pour esquiver une pierre que lui lance le drôle. Le coup atteint Henry à la tête, et le voilà tout en sang. « Ce n’était pas lui qui pleurait, remarque son frère ; c’était moi. » À quelque temps de là, Henry aperçoit l’individu qui l’avait blessé, près d’une fontaine où il puisait de l’eau. Henry s’approche doucement, saisit brusquement le seau rempli jusqu’au bord et il en coiffe son homme.

En tout ceci, comme en bien d’autres aventures que nous savons, pas ombre de méchanceté. Histoire de rire. Jamais de rancune. S’était-il battu avec des écoliers de son âge pour défendre son frère, le lendemain il était le premier à proposer la paix et à la cimenter par quelque beau tapage. S’il voyait, au milieu des jeux, pleurer quelque camarade, il quittait sur-le-champ la partie la mieux engagée et ne la reprenait que lorsqu’il avait séché les larmes. Aussi, comme on l’aimait !

III

Après le jeu, l’un des plus doux passe-temps d’Henry Verjus était de construire de petits oratoires. Il les recouvrait de branches vertes et les décorait à l’intérieur de figurines d’un art plus ou moins rudimentaire, auxquelles il donnait, suivant le plus ou moins de vraisemblance, le nom de saint Joseph ou de saint François de Sales. Quelquefois il s’exerçait devant ses chapelles à dire la messe. Le plus souvent, revêtu, en guise de surplis, d’une camisole blanche de sa mère, il montait sur une chaise et répétait avec le plus grand sérieux du monde les sermons de M. le curé. Un lendemain de lessive, il s’empare du cuvier. Voilà qui vaut mieux pour la prédication qu’une chaise ! Et puis, tout à son aise, comme faisait sans doute le bon curé lui-même, il pourra frapper sur le rebord. Dans un mouvement d’éloquence frappa-t-il trop fort ? Toujours est-il qu’en un clin d’œil l’orateur se trouva sous la chaire, au grand effroi de son auditoire. On relève le cuvier. Henry souriait de son bon sourire.

M. Viannay, curé de Seynod, aimait les enfants. De bonne heure il distingua Henry Verjus. L’enfant n’avait pas trois ans. Un jour que le bon prêtre visitait l’école des garçons, un peu courbé et appuyé sur une canne, Henry va droit à sa rencontre : « Monsieur le curé, pourquoi donc as-tu un bâton ? — Petit curieux, c’est pour corriger les méchants. Tiens ! tiens ! — Ah ! tu crois, monsieur le curé, que je vais me laisser battre… » Et l’enfant saisit une de ces baguettes dont on se sert dans les classes enfantines pour faire épeler l’alphabet. Puis se dressant : « À nous deux, monsieur le curé ! Tu verras si j’ai peur. » M. Viannay se prit à rire et fut désarmé. Depuis lors, à chaque entrevue, c’était entre l’enfant et le vieillard une partie d’escrime, une rencontre à l’épée.

Henry était encore en robe que M. le curé de Seynod l’enrôla dans la Sainte-Enfance. Le soir du 28 décembre 1863, il rentrait tout joyeux à la maison : « Maman, je serai parrain d’un petit Chinois. » À partir de ce moment, il fit tous les jours quelque chose pour le rachat des infidèles, et déjà sa maîtresse, la sœur Louise, l’appelait « le petit missionnaire ».

En 1865, à la distribution des prix, on joua une pièce empruntée aux Annales de la Sainte-Enfance. Le rôle d’Henry consistait à prendre son repas à la mode chinoise, assis par terre, mangeant du riz à l’aide de morceaux de bois. Ils étaient six à ce banquet. Henry était le plus jeune. Il s’acquitta de son rôle avec un tel sérieux et un semblant d’appétit si naturel qu’on l’eût pris aisément pour un Chinois de Chine. Plus tard, il tint le rôle principal dans les petites comédies des jours de fête.

En 1867, le 10 juin, Mgr Magnin, évêque d’Annecy, se rendit à Seynod pour y bénir de nouvelles cloches et donner la confirmation. Henry, malgré son jeune âge, fut au nombre des confirmands. Il n’oubliera point cette date et, chaque année, ce jour-là, en action de grâce, il récitera le Veni Creator Spiritus. Ce fut lui qui complimenta Monseigneur. Sa bonne tenue et la netteté de son langage ne passèrent point inaperçues. Quelque temps après, il rencontra Mgr Magnin qui se promenait dans la campagne. Il l’aborde et lui récite ingénument un compliment qu’il avait fait à M. le Maire au jour des prix, non pas, bien entendu, sans changer le nom de l’officier municipal. Monseigneur fut charmé de la candeur et de la gentillesse d’Henry. Il lui prend la tête dans ses deux mains, le baise au front, le bénit et lui fait cadeau d’une belle médaille d’argent.

L’année qui suivit la confirmation, M. le curé de Seynod avertit Mme Verjus qu’il allait préparer Henry à la première communion. La mère se récria, objectant son âge, — il n’avait pas encore huit ans, — et son étourderie. « Laissez-moi faire, répondit le vénérable prêtre ; vous ne savez point ce qui se passe dans le cœur de cet angélique enfant ; moi, je le sais. » Chaque année, le 5 avril, Henry Verjus ravivait au fond de son âme les inoubliables émotions de cette première journée eucharistique.

Le 29 janvier 1870, ce fut un grand deuil dans la famille Verjus. Le père venait de mourir. Un jour la pauvre veuve arrosait de ses larmes le travail de couture qu’elle tenait à la main, Henry détache de la muraille un crucifix et il le dépose sur les genoux de sa mère : « Regarde, maman ! Notre-Seigneur a plus souffert que nous. »

IV

Avec la mort, l’extrême pauvreté allait peut-être entrer dans la maison ; mais la Providence a veillé jusqu’à présent sur cette pieuse famille, elle ne l’abandonnera pas. Une personne charitable qui l’appréciait, la recommanda aux Sœurs de Saint-Joseph d’Annecy[6]. Il fut convenu que Mme Verjus irait avec ses deux fils habiter aux Molasses, la campagne des religieuses. Il y avait là une petite magnanerie. Mme Verjus soignerait les vers à soie. Le P. Vandel, missionnaire du Sacré-Cœur, dont le nom reviendra quelquefois dans cette histoire, faisant plus tard allusion à la vocation d’Henry, dira : « Les Molasses nous ont donné le plus beau cocon qui ait jamais paru. Cet enfant deviendra la gloire de notre petite Société. Son nom remplira le monde. »

La maison des Molasses est entourée d’arbres : saules, acacias, peupliers. Les pommiers et les poiriers ne manquent pas non plus, ni les cerisiers. D’un rond-point qui est tout proche, la vue est charmante sur Annecy dans la vallée et grandiose sur les montagnes.

Les deux frères passèrent là des journées délicieuses. Henry s’y montra, comme toujours, hardi, ardent, malicieux et bon, par-dessus tout plein de foi. Il lui arriva de renverser une planche sur laquelle étaient placées des branches de bruyère chargées de vers à soie. Désolée de cette maladresse, Mme Verjus prend une verge pour fustiger le coupable. Celui-ci cherche à désarmer la main maternelle. Impossible. Il s’évade. Au soir, la faim le ramène au logis. Voyant que sa mère est toujours fâchée et qu’elle se dispose à le châtier, Henry, saisi d’une inspiration soudaine, décroche un crucifix : « Maman, dit-il, voyez Jésus, dans quel état on l’a mis, et pourtant il ne s’est point fâché ! » La mère dissimule son émotion et comprend une fois de plus que le bon Dieu lui a confié un trésor.

Nous savons que cet enfant de dix ans se privait de nourriture en faveur d’un pauvre vieillard qui n’avait d’autre domicile que le grand chemin.

La bonté de son cœur se manifestait même à l’égard des animaux. Que de fois, durant l’hiver, on l’a surpris endettant aux passereaux son morceau de pain !

Un jour qu’il était occupé, devant une table, dans la cour des Molasses, à finir un long et laborieux devoir, l’écolier entend tout à coup les enfants du voisin qui prennent leurs ébats. Vite il se lève et s’en va, laissant là livre et cahier. Au bout de quelque temps, la troupe joyeuse aperçoit près de la table une chèvre. Les enfants accourent. La chèvre les regarde philosophiquement, en achevant de manger la dernière feuille du cahier d’Henry. L’écolier s’élance. La chèvre s’enfuit. Henry la poursuit.

Mais, soudain : « Non, dit-il, je ne la frapperai pas : la pauvre bête n’a pas l’intelligence de ses actes. » Prenant alors sa voix la plus douce, il la rappelle, il la ramène, il la caresse, il la prend dans ses bras ; puis, courageusement, se remet au travail.

V

Les Sœurs de Saint-Joseph ne tardèrent pas à soupçonner les desseins de Dieu sur ce béni enfant. Sa tenue à l’église, son maintien dans la prière, les longues stations qu’il faisait devant le Saint Sacrement avant d’aller en classe, sa manière surtout de servir la messe, frappaient d’étonnement et quelquefois d’admiration les bonnes religieuses. L’une d’entre elles, plus particulièrement, sœur Saint-François, aimait à s’entretenir avec Henry. Un jour, elle le prend à part, et, à brûle-pourpoint, lui demande ce qu’il compte devenir. « Moi, dit-il fermement, je serai Missionnaire. — Missionnaire ! reprend la Sœur. Mais, mon pauvre Henry, tu n’y songes pas ! Pour être Missionnaire, il faut être instruit. Il faut savoir le latin, le grec, les sciences, la théologie, et bien d’autres choses encore... — Après, ma Sœur ? — Après ? Souvent tu seras seul dans les bois, dans les déserts, dans les montagnes. Des bêtes féroces viendront et elles te mangeront. — Et après ? — Tu souffriras du froid, du chaud, de la faim, de la soif, de toutes les maladies. — Et après ? — On t’enverra peut-être dans ces pays sauvages où les hommes se mangent entre eux. Ils te tueront et ils te mangeront. — Et après ? » Aux effroyables peintures de la vie de Missionnaire que lui faisait la Sœur, Henry restait impassible et invariablement répondait : « Et après ? » Enfin, la Sœur, un instant décontenancée, croit avoir trouvé l’objection décisive : « Mais’, mon pauvre enfant, y as-tu pensé ? — A quoi, ma Sœur ? — Une fois parti pour ces pays lointains, tu ne reverras plus ta mère !... » La Sœur avait frappé au point sensible. « Ah ! cela, dit-il, c’est différent. » Et l’enfant, songeant à sa mère qu’il pourrait ne plus revoir jamais, se met à marcher de long en large, la main au front et l’esprit comme plongé dans un abîme. Au bout de quelques instants, il s’arrête ; il regarde la Sœur d’un calme et profond regard, semblable à un homme qui vient de prendre une résolution suprême : « Ma Sœur, je serai Missionnaire. » Henry avait onze ans.

En ce temps-là, au centre de la France, dans le Berry, une congrégation, jeune encore, avait fondé une École apostolique qui portait un nom déjà populaire : la Petite-Œuvre du Sacré-Cœur. Les Sœurs de Saint-Joseph, notamment sœur François et sœur Flavie[7], en étaient les zélatrices ferventes. Elles écrivirent à Issoudun en faveur de leur protégé. On décida qu’il serait bon qu’Henry connût les éléments de la langue latine. M. le curé de Seynod lui donna les premières leçons ; puis, Mme Verjus étant revenue habiter Annecy, l’écolier suivit les cours de la maîtrise de la cathédrale.

La porte de la maîtrise ne s’ouvrit pas d’elle-même : « Il n’y a pas une seule place, disait Mgr Magnin ; il n’y a plus un seul pupitre. — Oh ! qu’à cela ne tienne, Monseigneur ! répondit au bon évêque sœur Saint-François. Saint-Joseph, notre patron, était charpentier : il fera bien encore un pupitre. » Et la porte s’ouvrit.

Les commencements furent pénibles. Henry eut à lutter contre les difficultés de l’étude. Un instant même, on le découragea. Mais, le bon Dieu lui donna, dans la personne de l’un des professeurs, un ami perspicace et dévoué.

Écoutons M. l’abbé Veyrat[8] : « J’étais professeur de latin à la maîtrise d’Annecy. Un jour, Henry Verjus arrive dans ma chambre avec sa mère. Ils étaient désolés tous les deux. Quelqu’un avait déclaré que l’enfant était dépourvu de moyens et qu’il ne fallait pas songer à devenir prêtre. Henry désirait pourtant beaucoup entrer chez les Pères d’Issoudun, et la constatation, en quelque sorte autorisée, de son inaptitude, le jetait dans un vrai désespoir. En m’exposant sa peine, le pauvre enfant pleurait à chaudes larmes et sa mère aussi. Moi-même, je me sentis tout ému d’un pareil chagrin et je me dis qu’il n’était pas possible que Dieu eût mis dans l’âme d’un enfant un tel désir d’être prêtre, sans y mettre en même temps, au moins en germe, les qualités indispensables pour le devenir. » Et le clairvoyant professeur, pour relever le courage et raviver l’espérance, apprend à l’enfant que semblable décision avait été prise à l’égard d’un jeune berger de la vallée de la Saône, qui devait être un jour le saint curé d’Ars ; que Jean-Baptiste Vianney ne s’était pas laissé abattre, mais qu’il avait poursuivi son but humblement et généreusement ; que les facultés sommeillent parfois assez longtemps ; qu’à la fin elles s’éveillent ; et que, d’ailleurs, pour aller chez les sauvages, il n’était pas toujours nécessaire d’être un grand savant, pourvu que le Missionnaire fût un homme dévoué, sacrifié, persévérant, un homme de Dieu.

C’en était assez, comme bien l’on pense, pour ranimer le courage du futur apôtre et rallumer ses ardeurs. Henry n’oublia jamais cette intervention providentielle du bon prêtre. Lorsqu’en 1884 le P. Verjus fit un voyage en Savoie avant de partir pour les Missions, il rappela à M. Veyrat que c’était à ses encouragements de 1872 qu’il devait le bonheur du sacerdoce. Peu de temps avant sa mort, dans le dernier voyage qu’il fit à Annecy, comme, dans un repas, on l’avait loué de ses travaux apostoliques magnifiquement : « Monsieur l’abbé, dit l’évêque en répondant au toast, prenez pour vous une bonne part de tout ce que vous venez d’entendre. » Henry Verjus, s’il n’eût guère, comme on le verra plus tard, la mémoire de l’esprit, eut, à un rare degré, la mémoire du cœur. Au printemps de cette même année 1872, le 17 avril, à l’âge où l’Enfant Jésus entrait au Temple, Henry Verjus entrait à la Petite-Œuvre du Sacré-Cœur.



II

LA PETITE-ŒUVRE

CHEZAL-BENOIT

I

Au mois de mars de l’année 1866, dans une station thermale des Pyrénées, à Amélie-les-Bains, deux prêtres demandaient à la douceur du climat et à la bienfaisance des eaux la réparation de leurs forces. L’un était le T. R. P. Chevalier, et l’autre l’abbé Vandel.

Le 8 décembre 1854, jour de la proclamation du dogme de l’Immaculée-Conception, le P. Chevalier avait jeté les fondements de la petite société des Missionnaires du Sacré-Cœur.

Le même jour de la même année, l’abbé Vandel, ancien curé de Nyon, dans le canton de Vaud, en Suisse, où il avait fait, malgré les protestants, un bien immense, eut, en célébrant la sainte messe, l’idée nette de l’Œuvre des Campagnes.

Toute sa vie, l’abbé Vandel avait eu une dévotion spéciale au Cœur de Jésus. Ordonné prêtre le 7 juin 1846, il attendit, pour célébrer sa première messe, jusqu’au 19, fête du Sacré-Cœur. La consécration qu’il avait faite, ce jour-là, de tout lui-même, au Cœur du divin prêtre, il la renouvellera, dix ans plus tard, dans l’église de Notre-Dame-des-Victoires, à Paris, « pour que ses affections, ses souffrances, ses désirs, tous ses projets arrivent, par Marie, au Sacré Cœur de Jésus » ; et cet acte, écrit de sa main, il le signera de son sang. L’abbé Vandel et le P. Chevalier, on le voit, étaient nés pour se comprendre.

Ils se comprirent.

« J’avais proposé au conseil de l’Œuvre des Campagnes, disait un jour l’abbé Vandel, un moyen bien simple d’obtenir des ressources ; à mon grand regret, on le refusa. — Quel est donc ce moyen ? répondit le P. Chevalier. — Je n’ose vous le dire ; vous allez peut-être, vous aussi, rire de moi. — Parlez toujours. — Eh bien, voici : Je proposai au conseil général de ne demander aux associés de l’Œuvre qu’un sou par an. Un sou ! Personne ne l’aurait refusé, et ce sou multiplié aurait fini par donner des sommes considérables. » Ce fut un trait de lumière pour le R. P. Chevalier. Depuis quelque temps il était préoccupé du moyen de trouver des recrues pour sa petite société. « Cher Père Vandel, dit-il vivement, j’accepte votre idée. Vous aussi, vous allez être Missionnaire du Sacré-Cœur. Vous y songez depuis longtemps déjà. Nous allons créer ensemble une École apostolique et nous lui appliquerons l’idée, qui me paraît féconde, du « Sou par an ».

L’accord était fait. Séance tenante, pour ainsi dire, on esquissa le plan de l’Œuvre, et, à cause même de la petitesse du moyen qu’on allait employer, on la nomma la Petite-Œuvre, — la Petite-Œuvre du Sacré-Cœur. C’était aux approches du 25 mars. Or, en France, cette année-là, la fête de l’Annonciation de la très sainte Vierge, tombant le dimanche des Rameaux, était renvoyée au lundi de Quasimodo. Mais, comme en Espagne, elle est fête d’obligation et par conséquent célébrée le jour même, les deux prêtres, voulant à tout à prix mettre leur projet sous la protection de la Mère de Dieu, gravirent les hauts sommets pyrénéens et dirent la messe dans une chapelle du versant espagnol. Le P. Vandel écrira plus tard : « La Petite-Œuvre a eu pour berceau un autel. »

Il n’entre pas dans notre plan de raconter les commencements de l’École apostolique. C’est proprement l’affaire de l’historien du P. Vandel. A l’époque où nous sommes de la vie d’Henry Verjus, elle est installée, à quatre lieues d’Issoudun, au département du Cher, à Chezal-Benoît, casale benedictum, « maison bénie », dans un ancien monastère de Bénédictins, tout près d’une belle église romane, et à la lisière d’une forêt de chênes. C’est là que le P. Vandel lui-même conduisit Henry Verjus.

II

Quelles furent les premières impressions d’Henry à la Petite-Œuvre ? « Deux choses, lisons-nous dans son Journal, me resteront longtemps gravées dans le cœur ; je veux dire ma première retraite qui me fit beaucoup de bien et ma première confession générale à la Petite-Œuvre. Ces deux choses m’impressionnèrent très fortement et me firent un peu comprendre la piété. » La retraite fut donnée par le P. Vandel. Henry prit soigneusement des notes sur les instructions du prédicateur et les histoires qu’il racontait, sur ses propres lectures, ses pensées personnelles, et il nota ses résolutions. Voici une prière qu’il rédigea et adressa à Notre-Seigneur : « Mon Jésus, faites-moi la grâce de me corriger, de devenir Missionnaire du Sacré-Cœur et de porter votre dévotion jusque chez les sauvages. Vous savez, ô mon Jésus, que, dès ma plus tendre enfance, je vous ai aimé de tout mon cœur. Toujours j’ai voulu être prêtre. Ô mon amour, faites que je sois martyr pour votre gloire ! » Ne l’oublions pas, Henry n’avait encore que douze ans.

Suivons-le maintenant en l’année scolaire 1873-1874. Malheureusement sa correspondance des deux premières années avec sa mère et ses bienfaitrices du couvent Saint-Joseph d’Annecy a été perdue. Voici ce qu’on nous écrivait d’Annecy à la date du 19 juillet 1893 : « Après la mort de notre vénérée sœur Flavie, nous n’avons pas retrouvé vestige des lettres charmantes qui lui avaient été adressées par le jeune Henry Verjus. Chacune de nous se souvient parfaitement de les avoir lues ou entendu lire ; mais, comme elles étaient pleines de témoignages de tendresse et de reconnaissance pour la chère Sœur, nous pensons que son humilité et son esprit de mortification les lui auront fait détruire. Nous le regrettons vivement ; car elles auraient été pour l’historien une mine très riche... » À défaut de ses lettres, nous avons un résumé de sa vie d’écolier fait par lui-même avant son entrée au noviciat et, de plus, nous avons des témoins authentiques : ses condisciples et ses maîtres.

En ce temps-là, les élèves des hautes classes formant une sorte de juvénat, à Saint-Gérand-le-Puy, au diocèse de Moulins, ils étaient douze à la Petite-Œuvre de Chezal-Benoît, douze comme au collège apostolique ; tous groupés dans une classe unique ; quelque chose qui pouvait ressembler à une sixième. Un Père et un Scolastique gouvernaient ce petit monde. Le Père, curé dans le voisinage, n’avait pu résister aux attraits du Sacré Cœur : il était venu à Issoudun. L’étudiant, hier encore pastoureau dans la plaine champenoise, gardait les agneaux de la Petite-Œuvre. On n’a pas oublié ces années déjà lointaines. Les Pères vivaient de la vie des enfants, travaillant, jouant, priant avec eux. C’était un régime affectueux, très simple, très doux, presque naïf. L’enseignement n’était pas plus élevé que le reste. Lhomond en faisait tous les frais. Le maître disait et l’élève croyait que rien n’était beau comme une règle de grammaire bien apprise ou comme une page d’analyse grammaticale bien faite. On goûtait fort, en été du moins et à l’automne, la manière d’enseigner du professeur d’arithmétique. Économe en même temps que professeur, souventes fois, avant de se rendre en classe, le maître passait par le fruitier ; il y cueillait pommes et poires, les exposait aux regards des élèves, puis, pour mieux expliquer les fractions, il les divisait et les distribuait. Excellente façon, disait-on parmi la gent écolière, d’ouvrir les intelligences.

Henry Verjus était l’aîné et aussi, étant arrivé à Pâques de l’année précédente, le plus ancien. Ajoutez que pour les études il avait quelques mois d’avance sur ses camarades. Or, comme on avait à la Petite-Œuvre un grand respect pour tout ce qui était hiérarchie et tradition, son droit d’aînesse et d’ancienneté lui donnait sur les nouveaux qui, pour la plupart, n’avaient pas encore ouvert le rudiment latin, sinon du prestige, au moins une certaine autorité. Il n’en abusa jamais. Au contraire, il était joyeusement empressé à faire plaisir. Très volontiers il mettait au service de tous et de chacun ses petites lumières que les plus jeunes croyaient très grandes. « C’est à lui, nous écrit en souriant l’un d’eux, que je suis redevable d’avoir compris, après des fouilles inutiles dans mon dictionnaire, qu’en latin le que enclitique remplace l’et conjonctif. »

Il avait une façon charmante d’accueillir les nouveaux. Écoutez : « C’était le soir du 15 août 1874. J’arrivai à Chezal-Benoît, conduit par le vénéré P. Vandel. A peine avais-je franchi le grand portail qui ouvre sur la cour, que je vis venir à moi un enfant dont la joie débordait. Me sauter au cou et m’embrasser fut son premier mouvement ; puis, apercevant le lourd sac qui contenait mon trousseau, il l’enleva des deux mains, le hissa, comme il put, sur ses épaules et courut le porter au vestiaire, racontant, chemin faisant, aux camarades, sa bonne fortune. Cet enfant n’était autre qu’Henry Verjus. » Il était déjà plein de charité et de dévouement. Ayant appris l’arrivée d’un nouveau, il n’avait pu se contenir, et, muni de l’autorisation du supérieur, il avait brusquement quitté l’étude pour lui offrir ses services. « Cet acte d’exquise fraternité chez un enfant, ajoute son condisciple, fit sur moi l’impression la plus vive, et, aujourd’hui encore, après vingt ans, je m’en souviens comme si c’était d’hier. »

Un autre élève avait de la peine à s’habituer. Le mal du pays le prenait souvent et lui arrachait des larmes. Un jour d’hiver qu’il fallait, par un froid très vif, cirer ses souliers dans la cour, Frédéric se désolait plus encore que de coutume et pleurait dans un coin. Henry qui lui avait été donné pour « ange gardien », l’aperçoit. Il court à lui, il le console, le brosse et le cire avec un tel entrain et une cordialité si franche qu’il a du coup et pour toujours chassé les idées noires. « Certainement, dira plus tard Frédéric, c’est à Henry Verjus que je dois d’avoir gardé ma vocation. » En juin 1873, le mois des grands pèlerinages, le Berry envoya une députation à Paray-le-Monial. Paray, c’est tout à la fois le berceau de la dévotion au Cœur de Jésus et le tombeau de la glorieuse visitandine qui en fut l’apôtre. Les Missionnaires d’Issoudun étaient là, escortant la bannière de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Les élèves de rhétorique représentaient le juvénat. Deux élèves de sixième représentaient la Petite-Œuvre. L’un était Henry. C’est assez dire l’estime qu’avaient pour lui ses maîtres.

Peut-être aussi l’avait-on choisi pour sa voix. Il avait une belle voix de soprano dans laquelle passait son âme. À l’entendre, à la chapelle, chanter des cantiques avec tant d’émotion et de piété, on priait mieux et l’on devenait meilleur. Sans maître, il jouait aussi de l’harmonium, et d’aucuns prétendent qu’il accompagnait bien le plainchant. Au besoin, pour être agréable à ses condisciples, il se faisait compositeur. « Je me rappelle, lisons-nous dans les notes d’un contemporain, avoir chanté, un soir d’Épiphanie, une jolie bluette, intitulée : le Roi de la Fève, dont la musique était de lui. »

Henry excellait déjà dans la déclamation, surtout la comique. Sans tomber dans la charge ou la bouffonnerie, il lançait les mots, les regards, les gestes, les saillies, d’une manière si spirituelle et si plaisante qu’il déridait les plus graves et enlevait les applaudissements. « Je le vois encore, dit un bon juge, costumé en Scaramouche, dans la pièce intitulée : Qui casse les verres, les paie, et faisant, d’une mine impayable, mille évolutions drôles. » Son triomphe était la Chanson de Robinson :

Mes enfants, faut que j’vous raconte
Les aventur’s de Robinson.
C’est un’ histoire qu’est pas un conte
Et qui contient plus d’un’ leçon...

Comme il s’agit d’aventures dans cette chansonnette, de voyages sur mer, d’îles lointaines, de combats avec les sauvages, Henry était là dans son élément. Avec quel accent il chantait, surtout le dernier couplet, ce couplet ajouté par un Père, ce couplet qui avait trait aux missions, rêve déjà de son âme ardente, ce couplet qui était pour lui « la morale de l’histoire » !

Et nous aussi, chez les sauvages,

Nous irons faire la leçon ;

J’espèr’que nous serons plus sages

Et plus util’s que Robinson.
Sans avoir peur, Et de bon cœur,
À les sauver nous mettrons notre ardeur.
S’il faut souffrir, S’il faut mourir,
Oui, nous irons un jour les convertir.
Mais, avant de fair’le voyage,

Mes amis, il faut travailler ;

Il nous faut écrire, étudier,

Et ne jamais perdre courage.

Les petites séances récréatives n’étaient pas les seuls délassements de nos écoliers. Chacun cultivait dans la cour, au pied des acacias, un jardinet. C’était à qui épanouirait les plus belles fleurs. L’un montrait avec orgueil ses dahlias et ses pavots ; l’autre ses capucines, celui-là ses gueules-de-lion et celui-ci les souples enroulements des plantes volubiles. Rivalités innocentes.

Aux jours fixés par la règle, on s’enfonçait dans la forêt voisine, sous les chênes. Parfois, dans les vertes profondeurs, on s’en allait jusqu’à Notre-Dame-de-l’Image. Aux heures chaudes, on côtoyait, parmi les ajoncs et les bruyères, l’étang de Bourniziou aux rives mélancoliques et l’on s’y baignait, ou bien l’on poussait jusqu’à la fraîche vallée de Sarmel et l’on péchait dans l’Arnon. Il arriva qu’aux vacances de Pâques on fit un pèlerinage dans l’Indre, près de Châteauroux, à Notre-Dame de Touvent, ravissante chapelle de la propriété du général Bertrand[9], et à Notre-Dame de Déols, la Vierge des miracles. Pendant les grandes vacances, ce fut merveille : une promenade dura quatre jours. On visita les bords de la Creuse, le petit séminaire de Saint-Gaultier, si pittoresque au penchant de la bourgade, et la blanche abbaye de Fontgombault qui se réveille, dans ses ruines splendides, et rajeunit. Au 8 septembre, à Issoudun, trente mille pèlerins acclament Notre-Dame du Sacré-Cœur. Les enfants de Chezal-Benoit y portent la bannière de la Petite-Œuvre en avant du cortège triomphal où figurent les abbés mitrés d’Aiguebelle, de Staouéli, des Dombes, de Fontgombault, les évêques de Séez, de Mende, de Limoges, de Châlons, Mgr le prince de la Tour-d’Auvergne, archevêque de Bourges, et Son Éminence le cardinal Donnet. Journées mémorables ; inoubliables vacances.

Cependant, le dirai-je ? Nulle joie humaine n’était comparable pour ces enfants à la joie que leur procurait la visite du vénéré P. Vandel, directeur, non pas immédiat, mais général, de la Petite-Œuvre, et son pourvoyeur. Le cœur, vraiment, faisait explosion. Lisez plutôt :

« Le Père ne laissait pas quelquefois de nous surprendre agréablement par une arrivée imprévue. Nous étions en étude, travaillant comme on travaille à la Petite-Œuvre. La salle se trouvait au rez-de-chaussée, et, à l’extrémité opposée de la cour, s’ouvrait la porte qui donnait accès sur la voie publique. Il y avait bien des persiennes qui essayaient de faire obstacle à la curiosité ; mais quelques fentes secrètes livraient un passage clandestin aux œillades furtives, et l’on pouvait se faire une idée confuse de l’étranger qui arrivait. Car c’était tout un événement que la présence d’un visiteur au milieu de nos bois rustiques. Mais quand une soutane de grande stature se dessinait au travers des platanes, le cœur battait. Un instant encore et le doute s’évanouissait : c’est lui, c’est le P. Vandel ! Jamais branle-bas ne produisit une telle soudaineté de mouvements. En un clin d’œil, surveillant en tête, on évacuait le local, et lui, le grand vieillard, calme et bon, voyait en souriant accourir toute sa famille. Il serrait chacun dans ses bras, avait une bonne parole pour tous, s’informait tout au long de la santé des infirmes… « Cependant, l’on voyait les croisées s’ouvrir précipitamment, et professeurs et directeur, étonnés de cette rumeur inopinée, lancer des regards sévères et scrutateurs. Ah ! le mal les prenait à leur tour, et c’était fête dans toute la maison, depuis le haut jusqu’en bas, et il n’y avait pas jusqu’à la cuisinière et au jardinier, dont les visages ne fussent rayonnants, tellement cet homme bon et simple avait gagné tous les cœurs. Au reste, on savait qu’il apportait d’intéressantes nouvelles, de pieuses histoires, de saints encouragements, et souvent encore… de bonnes choses. Car il nous aimait de toute façon, saintement et matériellement, sachant bien que l’un n’exclut pas l’autre. Lequel d’entre nous, anciens élèves de la Petite-Œuvre, n’a gardé le souvenir de ces journées bonnes et heureuses, et n’aime à y revenir par la pensée, afin de renouveler en lui les salutaires impressions qu’excitaient toujours la présence et la parole de notre bien-aimé Père ? »

Assurément, Henry Verjus prenait sa part de ces joies en quelque sorte filiales. D’une lettre qu’il écrivait à sa mère, après une de ces visites, nous détachons un court passage qui en dira long : « Le R. P. Vandel me charge de vous saluer. Il garde d’Annecy et de vous un bon souvenir. — J’ai reçu la fleur que vous m’avez envoyée de la tombe de mon très cher père. Oh ! j’ai pleuré en voyant la fleur ; et le P. Vandel m’a dit : « Prenez cette fleur, c’est un don de la tendresse de votre mère. » Et il a pleuré avec moi[10]

III

Cette première année, Henry, grâce à ce qu’il avait acquis d’avance, se soutint assez bien dans ses études. Il fut même couronné à la distribution des prix. C’est avec une sorte de fierté qu’il montrait les deux volumes de la Vie de saint François de Sales par M. Hamon. Cet ouvrage représentait les deux premiers prix de thème latin et de version latine. Ces triomphes ne se renouvelleront plus. Est-ce à dire que notre écolier fut inintelligent ? On l’a prétendu. La manière dont il chantait et déclamait prouve déjà le contraire. Pour bien interpréter un morceau, il faut d’abord le bien comprendre. L’infériorité de Henry venait de l’ingratitude de sa mémoire et de la légèreté de son esprit. Le maître parvenait-il à fixer sur une page incorrecte cette tête mobile, l’élève notait de lui-même les fautes et les corrigeait. Dans les petits travaux plus personnels, la narration, par exemple, Henry presque toujours réussissait. Fallait-il décrire une fête religieuse ou raconter une histoire des Missions, Henry ne le cédait à personne et son me jetait un rayon. Dès la cinquième, son professeur disait : « Nul de ses condisciples ne parlera mieux que lui. Les uns construiront des discours plus parfaits et des thèses plus savantes. Nul, autant que lui, ne touchera les cœurs. » Remarquons, en outre, que cette classe était pourvue exceptionnellement. La plupart des condisciples de Henry Verjus ont conquis leurs grades littéraires ou scientifiques, et tous ou presque tous sont docteurs en philosophie et en théologie. Lui, grâce à un courageux et persévérant travail sur lui-même, gravira des hauteurs plus abruptes et des cimes autrement radieuses. Un souvenir de la cinquième. Une fois, en classe d’arithmétique, le professeur fit, un peu vivement, quelque reproche à l’écolier. Celui-ci répond et boude. De là, une note, sinon mauvaise, du moins inférieure. Or, le P. Vandel se trouvait à Chezal-Benoît et il devait assister à la lecture publique des notes. Henry était morfondu, désolé. Il conjura le professeur de lui pardonner et d’effacer la vilaine note. Le professeur fut inflexible. « Eh bien, soit ! dit l’enfant, cela me servira de leçon. » Et, de bon cœur, il accepta l’humiliation.

Au milieu du résumé qu’il a fait de sa vie en l’année 1874-1875, Henry Verjus écrit : « Ici commence pour moi un temps de deuil, d’épreuves de tous genres. Notre-Dame du Sacré-Cœur, c’est à vous que je dois le triomphe ; merci ! Bonne Mère, vous avez sauvé ma vocation. Sans vous j’étais perdu ! Merci ! » Oui, cet enfant, dont l’âme était toute blanche, avait couru, sous l’influence criminelle d’un malheureux qui s’était glissé on ne sait comment à la Petite-Œuvre, le risque horrible d’être non pas seulement troublé, mais corrompu. Par un miracle de la grâce, il ne vit rien, il ne comprit rien. Quand le directeur lui eut fait entrevoir l’abîme où il aurait pu tomber, Henry eut un instant de désespoir, et il se crut damné. La secousse violente passa, mais un profond découragement resta. Les études s’en ressentirent, et aussi la piété. « J’avais perdu, écrit-il, le goût de la prière. Je n’aimais plus personne. Mais je savais encore dire de tout mon cœur : Notre-Dame, ayez pitié de moi. » Et le pauvre enfant ajoute : « Notre-Dame du Sacré-Cœur m’a sauvé. Elle m’avait conduit à la Petite-Œuvre. Elle m’y a conservé. Pourquoi ? Je serai martyr du Sacré Cœur. »

L’année 1875 ne s’acheva pas sans de graves changements à la Petite-Œuvre. Vers la fin de septembre, le R. P. Vandel arriva inopinément à Chezal-Benoit avec d’autres Pères. On conclut aussitôt, dans ce petit monde, à quelque chose d’insolite et de grave. En effet, le Révérend Père rassemble les enfants à la chapelle et il annonce que leur supérieur va les quitter pour aller à Rome où l’on vient d’ouvrir un scolasticat et que le R. P. Marie lui succédait. D’instinct, les enfants comprirent que tout allait changer dans leur vie : les enfants ont l’intuition des différences qu’il y a entre les hommes. Jusqu’ici la simplicité, l’ingénuité, la candeur avec un peu de laisser-aller peut-être. Du P. Marie, ils ne connaissaient que l’air austère, imposant, majestueux, et, pour l’avoir entendue une fois ou deux à la distribution des prix du collège, la voix éloquente. On ne rompt point si facilement, n’eût-on pas encore atteint la quinzième année, avec tout un passé. On pleura beaucoup au départ du Père. Henry Verjus, plus particulièrement, était inconsolable. « C’est à lui, après Dieu, écrit-il, que je dois d’avoir été sauvé. » Hâtons -nous de dire qu’il fut bientôt l’un des enthousiastes admirateurs du P. Marie. Ce n’était pas cette fois légèreté de nature et inconstance, mais plutôt l’effet naturel d’une âme spontanée et franche, d’un cœur droit et bon.

Le P. Marie avait d’ailleurs tout ce qu’il faut pour être aimé de la jeunesse : il l’aimait lui-même à plein cœur. Qu’on en juge par les lignes suivantes, empruntées à une lettre qu’il écrivait, l’année même de sa mort, à l’un de ses enfants d’autrefois, devenu à son tour directeur de la Petite-Œuvre : « Quels souvenirs vous me rappelez, mon bien-aimé Père et Enfant ! Que j’aime à y penser et à vous revoir tous autour de moi, à l’étude, dans la cour, en promenade, à la chapelle surtout ! Cette union des âmes en Dieu et pour Dieu nous était un avant-goût du Paradis. Qu’il est rare, hélas ! de trouver le bonheur au degré où nous avons joui ! Au ciel, nous verrons que nous nous en rapprochions alors, et que nos joies en descendaient[11] ... »

Si le Père se souvenait, les enfants n’oubliaient pas. L’un d’eux écrivait, à l’occasion des noces d’argent de la Petite-Œuvre, cette page émue : « Il nous appartenait tout entier : ses jours et ses nuits, son cœur si tendre et si élevé, sa haute et belle intelligence, son admirable éloquence qui retentit si souvent dans les chaires les plus illustres, et dont Bruxelles conserve encore, après quinze années, un vivant souvenir[12] ; tout cela, il le consacrait exclusivement à quarante petits enfants, souvent incapables de le comprendre, mais incapables aussi d’échapper à l’ascendant de sa vertu et de sa piété. De quelle manière suave et vigoureuse à la fois il façonna ces jeunes âmes d’enfants qu’il s’était inviolablement attachés pour les donner plus sincèrement et plus entièrement à Dieu ! Non, tant que vivra un seul de ceux qui furent formés à son école, l’ empreinte qu’il laissa ne s’effacera pas de son âme, pas plus que la filiale affection que nous lui avons vouée[13]. » Henry Verjus prenait sa part de l’élan commun et s’en donnait à cœur joie. Il écrivait, en juin, à un ami de sa famille[14] : « Ah ! monsieur, pourrez-vous jamais comprendre notre bonheur ! Communions fréquentes, messes tous les jours, instructions réitérées, d’excellents maîtres, un supérieur qui est pour nous comme un père, et qui veut que nous soyons avec lui comme avec une bonne-maman ! Loin du monde, nous travaillons à devenir des saints et des savants. Vraiment ! Nous sommes gâtés par le Sacré Cœur. »

IV

Cette année de quatrième fut marquante dans la vie de Henry Verjus et l’on peut dire décisive. A l’admiration que l’enfant ressentait pour le P. Marie s’ajouta bientôt la reconnaissance.

Assurément, et nous l’avons dit, Henry était pieux, charitable ; personne ne douta jamais de son cœur ; mais, en même temps, l’ardeur de son âme et la fougue de son tempérament l’emportaient quelquefois jusqu’à la violence, jusqu’à la colère. Alors il lui arriva de parler et même d’agir sous le coup de ces impressions vives. L’irréflexion qui apparaissait dans ses études, éclatait quelquefois dans sa conduite.

Le P. Marie, d’ordinaire si affectueux, savait être aussi, quand il le fallait, « terrible ». Au commencement de l’année 1876, à la lecture des notes, sa voix tonnante ébranle l’âme de Henry jusqu’en ses profondeurs. « Si vous ne changez pas, mon enfant, on sera obligé de vous rendre à votre famille. » — « Cette parole, écrit Henry Verjus, m’accable, me terrifie. Je pense à ma vocation de Missionnaire, au martyre ! Je pense à ma mère mourant de désespoir. Tout cela me tue. La fièvre me prend. » Survient le P. Vandel, à qui, depuis quelque temps, on répétait qu’étant donnés ses difficultés pour l’étude, ses défauts de caractère et sa légèreté, sa paresse, vraisemblablement Henry Verjus n’avait pas la vocation ecclésiastique. D’une anxieuse timidité, quand il s’agissait de vocation, le Père était en même temps d’une admirable longanimité et patience. « N’y a-t-il donc aucune espérance de voir réussir cet enfant, l’un des plus anciens de la Petite-Œuvre ? » dit-il un jour au P. Marie. Le supérieur, dès le premier regard, avait deviné, sous les impétueux dehors d’une nature toute neuve, avec une pureté d’ange, une générosité sans égale. « Rassurez-vous, mon Père. Cet enfant sera prêtre. Je réponds de sa vocation. » Le bon P. Vandel s’en retourna tout heureux et comme déchargé d’un poids lourd. Aussitôt le P. Marie fait venir l’enfant dans sa chambre. Ce n’est plus la foudre cette fois qui retentit ; c’est le cœur qui parle au cœur : « Voilà, mon enfant, la responsabilité que j’ai prise devant le P. Vandel et devant Dieu... Ma parole de prêtre est engagée... Est-ce que mon Henry, mon enfant, me ferait mentir ? » Henry Verjus, sanglotant, promit de faire tous ses efforts pour devenir en peu de temps non pas seulement un bon élève de la Petite-Œuvre, mais un saint ; et, baigné de larmes, il se précipite à la chapelle et il confie à Notre-Dame du Sacré-Cœur sa résolution vaillante et sa promesse loyale. Une seconde fois il était sauvé.

Nous lisons, dans une page écrite de la main de l’Évêque-Missionnaire : « Notre-Dame du Sacré-Cœur a sauvé ma vocation le jour de l’Épiphanie 1876. » Tous les ans, ce jour-là, jusqu’à sa mort, en actions de grâces, Henry Verjus dira un chapelet, récitera le Veni Creator et le Te Deum, puis renouvellera sa consécration à Notre-Dame du Sacré-Cœur.

Dans une autre page, écrite à Rome dans son Journal, par le scolastique, et encadrée de noir, nous lisons : « … 29 avril 1883. — Nous avons appris aujourd’hui la mort de notre vénéré P. Marie. Que le Sacré Cœur de Jésus soit avec lui ! Que son nom soit toujours en vénération parmi nous ! C’était l’idéal du vrai père et du vrai Missionnaire. C’est par son moyen que le Cœur de Jésus m’a conservé ma vocation. Il m’a sauvé.

« … Pauvre Père, il est mort sans avoir autour de lui ses bien-aimés enfants ou ses chers confrères. Quelle peine pour son cœur ! »

Le lendemain, le scolastique reprend la plume :

« Mon pauvre cœur ne peut s’habituer à cette pensée : Mon pauvre P. Marie est mort ! Je ne lui parlerai plus… Mais non, je me trompe : je lui parlerai plus que jamais… Il est avec ses enfants : il les a formés ; il les aime ; il s’occupe toujours d’eux…

« Il faudra bien prier pour notre bon Père. C’est un devoir de reconnaissance et de justice… Oui, mon nom a dû être prononcé à son jugement. Père ! J’espère que ce n’a été que pour l’augmentation de vos mérites…

« … Plus je pense aux vertus de ce vénéré Père, plus je me sens touché d’admiration profonde et de reconnaissance sans bornes… Ô mon Dieu, rendez-lui tout ce qu’il a fait pour votre pauvre enfant ! »

Le 2 mai, on célébra, dans notre église de la place Navone, un service funèbre pour le repos de l’âme du cher défunt. Au sortir de la messe, Henry Verjus ouvre son Journal et il écrit : « J’ai bien prié, je prie, je prierai pour lui toute ma vie. La cérémonie a passé vite, j’aurais voulu la voir durer longtemps ; mais, j’ai élevé à ce bon Père un monument dans mon cœur, et j’espère que rien ne le pourra détruire... »

Enfin, le 7 mai, comme, à la lecture spirituelle, on avait donné des détails sur les derniers moments du Père : « Pauvre bon Père ! écrit Henry, comme il a été sur la croix ! Il ne sentait, disait-il, que les épines du Cœur de Jésus. Que n’ai-je été là pour en arracher quelques-unes !

Ainsi aimait ce généreux cœur.

V

Jusque-là, jusqu’au 6 janvier 1876, Henry Verjus, si bon qu’il fût et si pieux, ne sortait pas du commun.

À partir de ce jour, qu’il appelait le jour de sa conversion, quelque chose de nouveau apparaît en lui, aux regards de ses maîtres et de ses condisciples. C’est la lutte qui commence, et, du premier coup, sur toute la ligne. L’écolier est d’un caractère ardent, nous l’avons dit, même violent. Il travaillera à se modérer, à se posséder. Voyez-le, au jeu de balle, par exemple. Sans sourciller, il reçoit les coups les mieux assénés. Il en rit même le premier et de bon cœur. Ramasser, d’un geste prompt, la balle qui vous arrive, et, d’une main vigoureuse, riposter à l’agresseur, c’était là chez lui, comme chez tout écolier, le premier mouvement. Le voilà maintenant d’une modération calculée et d’une réserve extrême.

Une anecdote fera mieux ressortir encore l’empire étonnant que, de jour en jour, l’écolier prenait sur lui-même. Debout dans le recoin d’un étroit couloir qui formait l’antichambre du directeur de la Petite-Œuvre, il attendait, patiemment, entre deux portes, son tour de direction. Tout à coup arrive un élève qui, brusquement, ouvre la porte du couloir et, de toute la force de son poing, inconsciemment, la lance contre le pauvre Verjus. Abasourdi de ce choc aussi violent qu’inattendu, Henry sent passer comme une secousse électrique dans tout son être. Mais l’occasion est belle de remporter sur soi une victoire. L’impétueux écolier se contient, reste là, les bras croisés, et ne dit mot. Quand l’autre, fort cavalièrement d’ailleurs, — car, tout en admirant les vertus de son condisciple) il y trouvait de l’exagération et n’était pas fâché de lui avoir donné une petite leçon sur les inconvénients d’une humilité excessive, — quand l’autre eut murmuré quelques paroles de banale excuse, Henry lui fit comprendre, d’un signe et d’un sourire, que le mal n’était pas grand.

Le soir, le jeune étourdi, à genoux au pied de son lit où il récitait une dernière prière, entend derrière lui comme un frôlement. Il se retourne. C’était Verjus qui lui baisait les pieds. Alors, tout confus, il se lève : « Que faites-vous donc ? lui dit-il. C’est moi qui devrais vous baiser les pieds. N’est-ce pas moi qui vous ai offensé ? » Très simplement Henry Verjus répond : « Je viens vous demander pardon ; car, durant quelques minutes, j’ai été bien en colère contre vous, intérieurement. Le Père m’a permis de venir vous avouer ma faute, de vous baiser les pieds et de me recommander à vos prières. » Alors, deux mains fraternelles se nouent dans une chaude étreinte, et en voilà pour toujours.

Les efforts continus que faisait Henry Verjus pour arriver à une complète maîtrise de lui-même, donnèrent en peu de temps à son caractère une gravité supérieure à son âge. Ses études elles-mêmes s’en ressentirent. Il apprit peu à peu à réfléchir, à penser, à exprimer droitement, uniment, couramment, ce qu’il voulait dire. N’est-ce donc rien ?

Cependant il s’en fallait que toutes les difficultés eussent disparu du jour au lendemain. La mémoire, surtout, restait revêche. Plus d’une fois, elle fut pour l’écolier une source d’humiliations auxquelles volontiers il se résignait.

Une, entre les autres, fut longtemps célèbre à la Petite-Œuvre. Tous les soirs de dimanche, il y avait une séance dite de déclamation. Aucune espèce d’apparat. Montait à l’estrade qui voulait. On récitait quelques morceaux de littérature appris en classe pendant la semaine ou aux heures libres en supplément. Le P. Marie avait maintes fois exprimé le désir que chacun prît part à cet exercice qu’il couronnait lui-même par une lecture, magistralement faite, de quelque grande page du dix-septième siècle. Un soir, Henry monte en chaire et présente un conte en vers que l’on rencontrait dans les anthologies de ce temps-là : Fanfan et Colas. Durant quinze jours, le pauvre écolier a sué sang et eau pour emmagasiner dans sa mémoire les rimes de l’abbé Aubert : il sait son conte imperturbablement. Aussi a-t-il escaladé l’ambon d’un pied ferme, et, avec une assurance qu’on ne lui connaissait pas, il fait face à l’auditoire ; puis, d’une voix forte, il annonce le titre de son poème : Fanfan-t-et-Colas. La salle entière accueille ce « cuir », comme on dit en terme d’écolier, d’un formidable éclat de rire. Le déclamateur s’aperçoit de sa distraction et rougit. Quand le silence s’est rétabli, il essaie, mais en vain, de déclamer le morceau : il l’a oublié. De retour à sa place, Henry fond en larmes. L’un de ses voisins veut le consoler. « Oh ! répond-il, ce n’est pas parce que l’on s’est moqué de moi que je pleure ; mais je sens que je ne pourrai jamais rien faire. Toute ma vie, je serai inutile, et voilà ce qui me désole. » Bien des années après, il rappelait l’aventure à un de ses amis et il ajoutait : « Ce fut un châtiment de ma présomption ; car, le meilleur moyen d’échouer en tout est de compter sur ses propres forces. » Combien de fois, dans ses conversations, dans ses lettres et dans son Journal, il a gémi de n’avoir pas plus de facilités pour l’étude ! D’instinct il comprenait que la science doublait les forces du prêtre. « Priez, écrivait-il[15] , afin que nous fassions d’excellentes études. Hier, un Père Bénédictin qui est venu nous voir, nous disait : « Mes chers enfants, un prêtre sans science ne peut faire grand bien. Mais, moi, je suis effrayé quand je pense à tout ce que doit savoir un prêtre… Si je n’avais la grâce de Dieu, il me semble que j’y renoncerais. » Plus tard il écrira de Nouvelle-Guinée : « Je sens combien est indispensable la science, et, tous les soirs, avant de me jeter sur ma natte, je repasse quelque chose de nos saints dogmes et de la théologie morale. Je prépare toujours avec soin mes sermons, mes conférences et même mes catéchismes aux sauvages. »

VI

Le trait saillant de la physionomie de Henry Verjus à cette époque fut l’esprit d’apostolat auprès de ses . condisciples, le zèle des âmes. Personne mieux que lui ne savait amener la causerie sur un sujet d’édification. Il excella bientôt dans cet art si difficile pour un enfant, au point qu’il captivait ses condisciples. Un nom revenait de préférence sur ses lèvres, le nom de la très sainte Vierge. Il appelait Notre-Dame « la bonne Mère », comme plus tard, il appellera Notre-Seigneur « le bon Maître ». En ces entretiens intimes, pas ombre d’apprêt. C’était l’effusion candide d’une âme pieuse et d’un cœur aimant. « Henry Verjus, nous assure un témoin, a certainement contribué à augmenter à la Petite -Œuvre la dévotion envers Marie. »

Les paroles ne suffisent point au vrai zèle. L’apôtre veut des actes. Henry Verjus avait tant d’influence sur ses condisciples, ou, comme on dit dans la famille de la Petite-Œuvre, sur ses frères, qu’il groupa autour de lui les plus fervents et non les moins intelligents. De son autorité privée, mais avec l’assentiment formel du Père directeur, il organisa, dans l’ensemble et dans les détails, une sorte de congrégation de la Très-Sainte-Vierge. De temps à autre il distribuait à ses congréganistes des billets écrits de sa main où il spécifiait l’intention qu’ils devaient avoir dans leurs prières et dans leurs actions. La première était naturellement une tendre dévotion à Notre-Dame du Sacré-Cœur. Personnellement, il avait fait le vœu de chasteté entre les mains de la Vierge immaculée. Son confesseur ne lui ayant pas permis de le faire perpétuel, il le renouvelait aux quatre grandes fêtes de Marie. S’il trouvait dans ce don de tout lui-même à la Vierge des vierges un stimulant pour sa piété, il souffrait néanmoins de ne pouvoir s’immoler tout entier et pour toujours. Il fit aussi, en ce temps-là, les vœux temporaires de pauvreté et d’obéissance, le vœu héroïque en faveur des âmes du Purgatoire et aussi le vœu du « plus parfait ».

Il va de soi que le petit groupe avait une dévotion toute particulière au Cœur de Jésus. Nous avons sous les yeux leur acte de consécration, composé par Henry. En voici un passage. Il jette déjà un jour singulier sur la physionomie du pur adolescent qui mourra victime de son dévouement aux âmes :

« Cœur sacré de notre doux Jésus, nous vous aimons de tout notre cœur, et, pour vous prouver notre amour, nous sommes prêts à mourir de la mort la plus cruelle.

« Cœur sacré, nous voulons être vos victimes. Épuisez sur nous votre colère et laissez votre miséricorde s’épancher sur le monde…

« Et maintenant, ô Jésus, que nous sommes à vous, faites de nous ce qu’il vous plaira. Façonnez-nous selon votre bon plaisir, faites de nous des Missionnaires selon le désir de votre Sacré Cœur. Faites de nous des martyrs. »

Et chacun, le Père directeur lui-même, signait de son sang l’acte de consécration, et, tous les jours, au saint sacrifice, pendant que le prêtre élevait le corps et le sang de l’adorable victime, on demandait la grâce de mourir martyr.

Henry en faisait un jour la confidence à sa mère : « Tu m’as donné à Dieu, lui écrivait-il, et Dieu me garde... Je t’aime beaucoup, ma très chère maman, et je te voudrais voir encore une fois ; mais peut-être que Dieu ne le veut pas : qu’il soit béni ! il veut que je sois son Missionnaire et son martyr, et déjà maintenant il m’envoie quelques petits sacrifices afin que je sois prêt quand viendront les grands… Aujourd’hui j’ai fait la sainte communion pour toi, avec deux de mes condisciples qui, eux aussi, veulent être martyrs… Prie, prie pour moi, afin que Dieu m’accorde la grâce de conserver ma sainte vocation et pour que je sois martyr[16]. » Évidemment, on priait pour les sauvages dans le groupe héroïque, et l’on peut dire que, dès ce temps-là, Henry Verjus vivait pour eux. Nature essentiellement expansive, le futur apôtre ne pouvait contenir le feu qui le dévorait. Il fallait qu’il parlât de ses chères Missions. Comme on travaillerait, comme on prêcherait ! Comme on souffrirait ! Assurément, les infidèles se convertiront, et le Missionnaire versera son sang ! Quelle vie ! Quelle mort ! Quel triomphe ! Et tout cela était dit avec tant de conviction, un témoin écrit « avec tant de certitude de l’avenir », que les auditeurs en étaient stupéfaits, quelques-uns embrasés. Toutefois, plusieurs, même parmi ses amis, trouvaient ces belles ardeurs exagérées, et chimériques ces beaux désirs, d’autant que notre petite société n’avait pas encore de Missions étrangères, et que rien ne faisait pressentir qu’elle dût en avoir de sitôt. Henry laissait protester les esprit rassis et rire les railleurs. Il n’en continuait pas moins de vivre dans son rêve, d’aimer ses amis et de se dévouer à tous.

VII

Les joies de la Petite-Œuvre ne lui faisaient point oublier sa famille. Il écrivait, à sa mère, en italien, des lettres parfois délicieuses :

« Ma très chère maman, j’ai prié pour toi afin que le Sacré Cœur te guérisse du mal de tête ; mais, si Dieu veut que ce soit là ta croix, accepte-la de bon cœur, car chacun doit avoir sa croix en ce monde… Je prie beaucoup pour toi, parce que, quand j’étais encore à la maison, souvent je t’ai fait mettre en colère ; mais, maintenant, je vois bien que tu avais raison[17]… »

« … Que le Cœur de Jésus te bénisse, ma très chère maman, pour toutes les bonnes choses que tu m’as dites dans ta lettre ! Tu as l’intention de venir me voir. Oh ! ma mère, viens, viens vite ! Quand tu seras ici, j’aurai de grandes choses à te dire[18]… »

Et, en effet, le pieux et candide enfant rêvait de voir sa mère sous les livrées des Filles de Notre-Dame du Sacré-Cœur et son frère, coadjuteur des Missionnaires. « Oh ! mère, disait-il, quel bonheur ! Tous les trois à Issoudun !

Tous les trois dans le Cœur de Jésus ! Vends tout : viens avec Jean, et reçois mon amour[19]. » La mère vint, en compagnie d’un généreux cœur que l’enfant, en signe de particulière estime et d’affectueuse gratitude, appellera son « parrain » ; elle vint, non pas pour se faire religieuse, mais pour revoir son Henry. Ce furent, de part et d’autre, des heures très douces ; dans les lettres, on les évoquera souvent :

« … Mes professeurs sont contents d’avoir fait ta connaissance, ils me parlent de toi et ils disent que je suis bien heureux d’avoir une si bonne mère[20]. »

« … O ma très chère mère, tu m’aimes trop. Oui, tu es trop bonne pour moi. Je n’ai besoin de rien. Je suis très content. Je ne demande que tes prières… O ma mère, vois combien je t’aime : tout ce que je fais, je le fais d’abord pour l’amour de Dieu et puis pour l’amour de ma très chère maman... Vive le Sacré Cœur qui m’a envoyé ici ! Je suis bien. J’ai une excellente mère. Que Dieu soit béni[21] !… »

Et à son « parrain » :

« … Depuis l’heureux moment où j’eus l’honneur de faire votre connaissance, mon cœur a besoin de vous aimer… Je suis encore tout ému des bonnes paroles qui me témoignaient si bien votre amour et votre intérêt pour moi. Merci, mille fois merci ! Ce qui m’a touché surtout, c’est votre délicate attention pour ma bonne mère. Veuillez lui continuer vos soins si tendres. Le Sacré Cœur vous récompensera au centuple[22] . » Enfin, nous allons citer plus largement une lettre où éclatent en même temps son ardeur déjà apostolique et la surnaturelle tendresse qu’il porte à son Jean bien-aimé : « … Mon bien cher frère, crois bien que je t’aime de tout mon cœur. Je ne puis t’exprimer tout l’amour que je ressens au fond de mon cœur pour toi. Mais, hélas ! Une grande tristesse vient se mêler à ce bonheur que j’éprouve en t’aimant. Tu ne comprends peut-être pas ce que je veux te dire. Je n’ose te l’expliquer, craignant de me mêler d’affaires qui ne me regardent pas. Ah ! mon frère, mon frère très cher, mon frère bien-aimé, elles me regardent cependant, ces affaires, puisque je suis ton frère. Pardonne-moi donc de te supplier de te confesser et de communier plus souvent. Promets-moi de le faire au moins six fois par an. Le démon voudrait te perdre. Oh ! mon frère, je t’en supplie, combats, combats contre lui. Sois fier d’être chrétien et écoute toujours les conseils de notre bonne et sainte mère. Elle m’a dit que tu étais bon pour elle et que tu ne lui désobéissais pas. mon cher frère, continue. Aime Dieu et ta mère. C’est là ton grand devoir[23]. »

VIII

Les dernières lettres de cette année 1876 nous montrent Henry Verjus dans tout l’éclat de son premier dévouement.

Au commencement de l’hiver, une sorte d’épidémie : fièvre scarlatine, fièvre tierce, fièvre intermittente, toux opiniâtre, tomba sur l’École apostolique et désorganisa les classes. Sur quarante élèves, une douzaine au moins étaient au lit. On les avait installés à l’autre bout de la maison, dans les bâtiments les plus reculés, afin de préserver ceux que le mai n’avait pas encore atteints. Henry Verjus paya l’un des premiers son tribut à la contagion. « J’ai été malade quatre jours, écrit-il à sa mère[24] ; maintenant tout est passé. Je soigne les autres. » À peine remis, il voulut être l’infirmier de tous. On le voyait du matin au soir faire le trajet, qui était considérable, de la cuisine à l’infirmerie, portant aux malades remèdes et aliments. Il faisait les lits et ne cédait à personne, pas même à son compagnon d’infirmerie et de sacrifice, Georges Mayer, les besognes les plus répugnantes. C’était pour sa charité une trop bonne aubaine. Jour et nuit, au moindre appel, il était là, toujours affable, toujours souriant, tendre comme une mère, et d’un entrain qui faisait l’admiration de tous.

Sans doute la charge était rude. Il le sentait quelquefois. « Les malades me donnent bien de la peine, écrit-il le 2 janvier 1877[25] ; mais je serais si heureux, de tomber à leur service ! Ils ne savent pas combien je les aime. » Il est exaucé. La fièvre le reprend de temps en temps. Il faut s’aliter. « Elle m’a cloué deux jours. Quelle mortification de me voir, moi aussi, là, sur un lit ! J’ai lâché cependant de profiter des consolations qu’hier je donnais aux autres. Mais, j’ai reconnu qu’il est plus facile de donner des conseils que de les suivre[26] . »

Et il se remet à la besogne avec courage, nous allions dire avec une verve joyeuse. « Je suis tout heureux, écrit-il à son cher parrain, de soigner ces bons malades. J’en remercie bien le Sacré Cœur. A celui-ci il faut mettre une emplâtre ; à celui-là il faut donner un bain ; à cet autre un gargarisme. J’ai toute une pharmacie. Je considère les deux chambres qui composent l’infirmerie comme mes maisons, et il faut que tout aille à merveille[27] . »

À coup sûr, tout, allait bien pour le dévouement. Par exemple le succès dans la préparation des aliments n’était pas toujours à la hauteur de la bonne volonté. Il arriva plus d’une fois que le lait fût brûlé, au désespoir de Henry qui croyait avoir fait merveille. Alors, pour réparer, il le croyait du moins, sa maladresse, il le saturait de sucre, au risque d’entendre les reproches de la Sœur cuisinière qui se lamentait du gaspillage.

Ajoutons que si, d’aventure, le lait était imbuvable, Henry le réservait pour son propre déjeuner, et c’était pour lui un régal. C’était le comble de la joie de dîner avec les restes des malades. On raconte qu’un jour où ces reliefs étaient plus maigres qu’à l’ordinaire et plus rebutants, il les dissimula soigneusement sous son grand paletot ; puis, faisant à Georges Mayer un signe d’intelligence : « Venez, lui dit-il, il y en a pour deux. »

Ainsi, le saint enfant préludait à ces effroyables mortifications que nous devrons révéler à la fin de sa vie.

Déjà, avec de vieilles cordes, il s’était fabriqué une discipline ; et, ne trouvant pas que les nœuds fussent assez durs, il les avait garnis de fils de fer aigus. Nous savons que, lui non plus, ne frappait point en l’air, mais qu’à l’exemple de saint Paul, il châtiait son corps et le réduisait en servitude[28] . « Soyez sûr, nous écrit son plus intime confident, qu’il a emporté au ciel la robe de son baptême. » Sera-t-on surpris maintenant qu’entre le directeur de la Petite-Œuvre et ce béni enfant il y eût une intimité profonde ? Le Père, lui aussi, encore bien qu’il le cachât soigneusement à tous les regards, était avide d’immolation. Ce que le P. Lacordaire faisait devant un Frère convers, le P. Marie le faisait devant Henry Verjus. Il se mettait à ses genoux, lui baisait les pieds et lui commandait de le châtier pour l’amour de Dieu. Puis, il découvrait ses épaules, et, bon gré mal gré, il fallait lui donner la discipline. « Les forces, écrit l’enfant dans son Journal, me manquèrent une première fois. Cet exemple d’humilité de la part de mon supérieur me transporta de colère contre mon orgueil, et je résolus de l’abattre. Le P. Marie, quel saint !... Et, pour moi, quelle grâce ! »

Cependant, l’épidémie qui avait désorganisé la Petite-Œuvre sévissait toujours. On transporta les malades, dans les premiers jours de janvier 1877, à Issoudun. On espérait qu’un changement d’air et de régime aurait enfin raison du mal. Tandis que les infirmes et les convalescents se reposaient à l’ombre de la Basilique du Sacré-Cœur, Henry Verjus, sans client désormais, reprit tranquillement ses études. Ce n’est pas à dire que l’infirmier oubliait ses malades. Il priait pour leur guérison prochaine et répondait à leurs billets reconnaissants par des lettres charmantes dont plusieurs se souviennent encore. « Je suis seul à l’infirmerie, écrit-il[29] ; je puis prier à mon aise. Ce matin je me suis offert au Sacré Cœur comme victime pour réparer la peine que lui font quelques petits. »

Toutefois, les santés ne s’améliorant pas aussi vite qu’on avait pu l’espérer, et cette infirmerie provisoire établie à Issoudun ne pouvant, sans le péril moral qu’engendre partout et toujours l’oisiveté, devenir permanente, on résolut d’interrompre les classes et d’envoyer les élèves les plus âgés au noviciat.

À cette nouvelle, ce fut parmi les convalescents et parmi ceux qui se portaient bien une explosion de joie. Henry Verjus lui-même, tout en pleurant de quitter son cher et vénéré P. Marie, ne put retenir ses transports. Le noviciat, n’est-ce pas la vie religieuse qui approche ? De plus, c’est une étape, il n’en doutait point, vers les Missions lointaines ; et la Mission, c’est le Paradis.

Le 25 janvier 1877, le P. Vandel conduisait à Saint-Gérand-le-Puy les treize aînés de la Petite-Œuvre de Chezal-Benoît.



III

LE NOVICIAT

SAINT-GÉRAND-LE-PUY

I

À l’est du département de l’Allier, dans l’arrondissement de Lapalisse, sur une éminence, un podium, un « puy », de 300 mètres d’altitude, s’étage pittoresquement le gros bourg de Saint-Gérand. Au sommet du mamelon, tout près de la vieille église qui date du onzième siècle, une maison blanche du quinzième, petit manoir à trois tourelles. Elle se détache sur le fond verdoyant d’un massif de très beaux ormes et semble peinte sur la colline. Des vignes grimpent le long des pentes jusqu’aux terrasses superposées. De là l’horizon est immense.

Aux pieds du mamelon, la vallée tranquille où coule un ruisseau : le Rhédan ; çà et là, dans les champs, des maisons d’heureuse apparence ; puis, les ondulations de coteaux gracieux où les beaux arbres abondent ; plus loin, au second plan du tableau, là-bas, dans le soleil, des tourelles et des clochers, des châteaux, des hameaux, des villages et clés églises ; plus haut, la tête dans le ciel, les monts d’Auvergne, le Puy du Montoncel, les Bois-Noirs, le rocher Saint-Vincent en Ferrières et enfin le chaînon sombre des monts de la Madeleine.

Le manoir appartenait à une famille de haute race, éminemment chrétienne et hospitalière. C’est là que descendit Pie VII, lorsqu’il se rendait à Paris pour le sacre de Napoléon Ier. Au temps où nous vivons dans ce récit, les châtelains, M. et Mme de Saint-Gérand, n’avaient pas de récréation plus douce que de chanter des cantiques. Mme de Saint-Gérand faisait les solos et son mari l’accompagnait du violoncelle. Les deux époux, pressentant la mort, se préoccupaient de la maison héréditaire. Autant qu’ils l’avaient pu, et à l’envie l’un de l’autre, ils l’avaient sanctifiée par la vie la plus exemplaire. Il faudrait, pour qu’elle fût toujours saintement habitée, trouver une communauté religieuse. M. de Saint-Gérand mourut. Sa femme, par l’entremise de Mgr de Dreux-Brézé, évêque de Moulins, s’entendit avec les Missionnaires du Sacré-Cœur, puis se retira au Calvaire de Lyon pour y soigner les incurables. Au mois de septembre 1873, les Pères d’Issoudun installèrent dans la maison bénie leur noviciat. Le 25 janvier 1877, nous l’avons dit, Henry Verjus y arrivait.

II

Si nous avons justement crayonné le portrait de cet adolescent de seize ans à peine, — grand, élancé, les cheveux châtains, le regard un peu vague, mais très doux, les lèvres souriantes, et, par-dessus tout, humble, modeste, attirant, — Henry doit nous apparaître déjà dans la lumineuse beauté de la vertu. Candeur et douceur ; tendresse et force ; humilité profonde ; oubli de soi ; besoin joyeux et toujours croissant de donner, de tout donner, et son temps, et sa peine, et sa santé, son âme et sa flamme, voilà les traits saillants de cette physionomie virginale et virile. Le noviciat ne fera guère qu’en accuser le relief.


Ce que c’est que le noviciat, Henry Verjus ne tarda pas à le comprendre. C’est un temps de préparation, la préparation d’un holocauste. Quand un postulant frappe à la porte d’une cellule, il demande à s’immoler. La vie religieuse est un sacrifice perpétuel.

Le P. Vandel prêcha la retraite d’ouverture. Elle fut douce, comme il convenait à des jeunes gens qui sortaient presque tous de maladie. Chaque jour, il y avait une heure de récréation où le Père racontait des histoires édifiantes et reposantes. Une fois même, vers le milieu des exercices, on descendit dans la vallée pour une promenade. Le prédicateur mit dans ses prédications toute son âme, une âme d’une onction pénétrante et d’une suavité sainte. « Nous respirions à la fois, répètent les novices de ce temps-là, le parfum de ses enseignements et l’arôme de ses vertus. »

Du premier coup, Henry Verjus sut apprécier le livre des Exercices spirituels de saint Ignace : « Il me semble, écrit-il dans ses notes, qu’avec ce livre, je deviendrai saint et grand saint... »

« Cette retraite, écrit-il encore, m’a été très utile ; elle fera date dans ma vie. J’aime et je connais mieux le Sacré Cœur. Je ne veux rien épargner pour devenir un saint novice et un saint Missionnaire. »

Ce n’est pas à dire que tout fut consolation et joie pour le retraitant. Il est bien vrai qu’il répandit, surtout au début, des larmes d’amour ; mais il est plus vrai encore qu’il fut en proie le plus souvent à des sécheresses, à des tristesses, à des désolations dont il souffrit beaucoup. « Aussitôt que je commençais à méditer, les distractions venaient avec les tentations. Je les repoussais ; je protestais à Notre-Seigneur que je ne consentais nullement à ce que le diable me mettait dans l’imagination ; mais toujours cela revenait, et je passais tout le temps que j’aurais dû consacrer à la méditation, à combattre contre mon imagination... Le démon me poursuivait avec tant d’acharnement qu’à la fin j’étais fatigué, abattu. Que le Sacré Cœur de Jésus en soit loué et glorifié ! »

Dès le commencement, Henry fut soumis à une petite épreuve. La retraite devait se clore par la prise d’habit. A coup sûr, tous les postulants avaient hâte de revêtir la soutane. Henry était plus impatient que personne. La vêture, c’est l’oblation de la victime. Il lui tardait d’être offert à Dieu et de commencer, pour ainsi dire officiellement, les actes de purification totale sans lesquels l’holocauste ne serait point agréé. Mais, avant toute cérémonie, il fallait être muni des lettres testimoniales des évêques respectifs. Neuf seulement sur treize en étaient pourvus. Ceux-là, le 5 février, eurent la joie de prendre les livrées de Notre-Seigneur. Les jours suivants, trois lettres arrivent, et trois postulants reçoivent le saint habit. Henry reste seul avec les vêtements du siècle un jour encore, deux jours, trois jours, des larmes plein les yeux. Enfin, le 13 lévrier, au soir, on apporte un télégramme de l’évêché de Novare, annonçant l’expédition des lettres attendues. Le lendemain matin, le frère Verjus — nous l’appellerons ainsi jusqu’à son sacerdoce — revêtait la soutane, une longue et vieille soutane, du haut en bas toute rapiécée, et dont la teinte originelle avait depuis longtemps disparu. Mais, qu’importe la valeur et la couleur ! Il suffit que ce soit une soutane, c’est-à-dire le vêtement de l’immolation. Aussi, tel fut le bonheur du Frère qu’il se mit à danser. « J’étais fou de joie, dit-il ; je ne voulais pas y croire. » Dans son élan, la soutane s’accroche je ne sais où, et se déchire. Le novice, un peu confus, attristé surtout, subit de son mieux les traits plaisants de ses jeunes confrères et la première et douce gronderie du Père-Maître. Racontons encore, pour n’y plus revenir, un épisode de ce temps-là.

Le frère Verjus avait un peu de peine, surtout dans les commencements, à donner à sa démarche cette gravité qui est requise par la modestie religieuse. Un jour donc le Père-Maître lui imposa, comme pénitence réformatrice, de traverser la grande cour du noviciat, comme s’il eût dû la mesurer. Il devait, à chaque pas, appliquer le talon d’un pied à l’extrémité de l’autre, et la consigne était de répéter cet exercice à chaque fois que l’ardent savoyard passerait par la cour. Il y eut bien d’abord, de la part des novices, quelques sourires : pour être sur le chemin de la perfection, on n’en est pas moins homme à de certaines heures, et, du reste, c’est un fait d’expérience qu’il faut chercher ailleurs que dans un noviciat la terre classique de la mélancolie[30] ; mais le frère Verjus fit son expériment avec tant de simplicité et une fidélité si scrupuleuse qu’il fut bientôt pour tous, en ceci comme en tout le reste, un sujet d’édification profonde.

III

Que dirons-nous du noviciat de ce cher enfant, sinon que les journées en furent pleines jusqu’au bord, comme cette mesure dont il est parlé dans l’Évangile[31] , pleines de bonnes pensées, de bons désirs, de bonnes paroles, de pieux sentiments et d’actions saintes ? Écoutons le Père-Maître rappelant à lui, après quinze années, ses impressions d’autrefois : « Le frère Verjus était la vivante image d’une âme tout entière abandonnée aux touches les plus délicates de la grâce. Le Sacré Cœur le préparait visiblement à sa grande Mission par un oubli complet de soi. Son âme était de ces âmes dans lesquelles on est heureux d’avoir pénétré, parce qu’il s’en exhale, même après de nombreuses années, un parfum de sainteté. Oh ! qu’ils sont beaux les cœurs où Jésus règne en maître ! » Écoutons encore Mgr Navarre, Missionnaire du Sacré-Cœur, archevêque de Cyr, vicaire apostolique de la Nouvelle-Guinée anglaise, dont le nom se retrouvera plus d’une fois sous notre plume dans le cours de cette histoire. Curé dans l’archidiocèse de Bourges, non loin de Chezal-Benoît, il avait aperçu Henry Verjus à la Petite-Œuvre : « La vue de cet enfant, dit-il, a été pour quelque chose dans ma vocation religieuse. Deux ou trois ans après, je faisais mon noviciat avec lui et je le trouvais déjà un saint religieux [32] . » En ce temps-là, le P. Navarre était loin de se douter que lui deviendrait archevêque et qu’il aurait pour coadjuteur son compagnon de noviciat.

Entrons nous-mêmes dans l’intimité de cette âme exquise. Ouvrons son Journal, au hasard en quelque sorte, et lisons :

« J’ai senti et vu clairement la sainteté de mes frères, et j’ai été écrasé sous le poids de ma misère. J’ai bien pleuré. Cela m’a fait une telle impression que je suis tout ému de respect et de vénération lorsque mes frères me parlent. Je les regarde comme des saints[33] . » — « Le sentiment de la sainteté de mes frères me poursuit partout. J’ai médité avec fruit ces paroles de Notre-Seigneur : « Aimez-vous les uns les autres. C’est à ce signe que l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples. » Que c’est bien la marque distinctive des Missionnaires du Sacré-Cœur[34] ! » — « Ma méditation a roulé sur ces paroles : Aimez-vous les uns les autres. Vous savez, ô mon Jésus, mon amour pour tous mes frères ! Je prends la résolution de ne jamais les regarder en face, de ne jamais leur faire de peine, de saluer leur bon Ange ou le Sacré Cœur qui est en eux, toutes les fois que je les aborderai[35] ... » — « Je ne puis m’empêcher d’avoir pour tous mes frères une sorte de culte. Ce sont des saints. Oh ! que je suis loin d’eux[36] ! »

Voilà bien, dans cette estime surnaturelle que le frère Verjus a pour ses compagnons de noviciat, ce que les Maîtres appellent la charité de l’esprit, préface en quelque sorte de la charité affective et effective dont le cœur est le centre et le foyer. C’est de la foi qu’elle tire ses lumières. En ces âmes fraternelles, Henry voit l’œuvre de Dieu, et c’est pourquoi il les vénère : il a pour elles « une sorte de culte ».

Connaissait-il la parole de saint Jérôme : « L’hostie et l’holocauste du Christ, c’est la virginité[37] » ? En tout cas, il écrit :

« À partir d’aujourd’hui et tous les jours, je veux demander au Sacré Cœur d’être aussi pur que mon bon ange[38] . » — « J’ai lu dans Rodriguez le traité sur la chasteté. J’ai senti en mon cœur un si grand amour pour cette vertu et un si grand désir de l’acquérir que je n’ai fait que la demander avec larmes toute la journée[39] . » — « Quel bonheur ! Le Sacré Cœur m’exauce. Je suis bien tranquille. Le démon cherchera à me salir ; mais il n’y réussira pas. Je ne dis point cela par présomption. Je me jette dans le Cœur de Jésus. Qu’il vienne m’y chercher, s’il le peut ! J’aime beaucoup saint Stanislas, saint Louis de Gonzague et la très sainte Vierge. Oui, je veux que la sainte pureté soit l’objet de tous mes désirs et de tous mes efforts[40] . »

Plus tard, en temps opportun, nous citerons sur ce même sujet de très belles notes du frère Verjus. Nous ne sommes encore qu’aux premiers jours du noviciat. Rien n’est beau comme ces âmes de quinze ans, de dix-huit ans, de vingt ans, ces âmes vierges, qui, volontairement, joyeusement, s’immolent. Quelle suave odeur devant Dieu s’exhale du sacrifice, et, sur le front des victimes, aux regards des hommes qui ont des yeux pour voir, quelle transparence ! elle vient de l’âme ; quel rayonnement ! il vient de Dieu. Continuons de feuilleter ces notes du noviciat :

« Ce matin, à la méditation, je n’ai pu demander au Sacré Cœur que des souffrances et des croix. Il m’a semblé que ma place était dans les humiliations et les abjections[41] ! » — « Des souffrances ! des souffrances et encore des souffrances ! puis la mort la plus ignominieuse, la plus cachée et la plus cruelle ! Voilà ce que je veux, ce que j’aurai !...

« Lorsque je souffrirai, je serai plus gai, plus doux, plus affable.

« À partir d’aujourd’hui, je veux m’immoler et me dépenser tout entier[42]. » — « J’ai commencé, d’après le conseil de mes frères, une neuvaine au vénéré P. Chanel[43], pour obtenir la grâce d’être un saint Missionnaire et un saint martyr[44] . »

Ces dernières notes sont d’avril. En ce mois, le 26, une nouvelle foudroyante consterna le noviciat. On attendait le P. Vandel pour une profession. Il avait promis sa présence ; il avait même annoncé son arrivée, et l’on apprend sa mort. Il venait d’expirer à Issoudun de la rupture d’une veine au cœur, dans la nuit du 25 au 26. La veille au soir, il était resté plus de trois heures devant la statue de Notre-Dame du Sacré-Cœur, à genoux, immobile, ravi. Le frère Verjus écrit dans son Journal : « Il était pour moi un père. Je ne l’oublierai jamais. » Personne parmi ses enfants ne l’a oublié. Il reste pour eux l’idéal du prêtre ; pour eux aussi, par excellence, il est le Missionnaire du Sacré Cœur.

IV

« Je veux m’immoler et me dépenser tout entier », lisions-nous tout à l’heure dans les notes du Frère. La charge d’infirmier qu’il avait eue à la Petite-Œuvre et que le Père-Maitre lui confia de nouveau, fut pour Henry Verjus une occasion de satisfaire son besoin de dévouement.

Il avait le don de gouverner les malades. « Quels gracieux entretiens, nous écrit-on, son cœur lui dictait au chevet des infirmes ! Il établissait le patient dans la paix, puis dans les sentiments de la piété la plus douce, et, peu à peu, dans la joie de souffrir. » Souvent il exprimait son désir de changer de rôle, d’être malade à son tour et à la place de ses frères, d’être soigné par eux, d’être un enfant entre leurs mains, un petit enfant sans impatience ni murmure, joyeux malgré tout et, s’il se peut, souriant à la maladie et à la mort elle-même.

Que de fois il a demandé à Notre-Seigneur toutes les infirmités du noviciat, attendu que ses compagnons profiteraient des leçons du Père-Maître, des impulsions de la grâce, des saints exemples et que, lui, n’était qu’un pauvre être inutile et stupide !

« En de certains colloques de piété, nous écrit encore le même témoin, je l’ai vu ardent et enflammé, si ému qu’il en avait les larmes aux yeux. »

Mais, les envolées dans les hauteurs mystiques ne lui faisaient point oublier le côté matériel de sa charge. Content de tout pour lui-même, il ne trouvait rien d’assez bon pour ses chers infirmes. Il devinait non pas seulement leurs besoins, mais leurs moindres désirs. Ne lui dites pas que ce sont là des fantaisies et des caprices ; il a, pour les justifier, les mille ressources de la charité la plus ingénieuse, et, pour les défendre, au besoin même devant les supérieurs, les chauds accents de la plus persuasive éloquence. « Un malade dans une famille, disait-il volontiers, n’est-ce pas la bénédiction du bon Dieu ? » Un jour de la « grande retraite » dont nous parlerons bientôt, cinq Anglais ou Irlandais entrèrent à l’école préparatoire que l’on avait fondée, à côté du noviciat, pour la Petite-Œuvre. L’un d’eux, David O’S***, tombe malade. Le frère Verjus ne l’avait vu qu’à la chapelle, mais si profondément et si pieusement recueilli que, du premier regard, il l’aima[45]. Cet enfant fut pris de crises nerveuses et épileptiques. En même temps une effroyable maladie de peau, sorte de gale, se déclara. Le Père-Maître appela le Frère : « Je vous confie cet enfant. Soignez-le bien. » — « Mon Jésus, écrit l’infirmier, merci !… Je suis heureux ; mais, guérissez-le… Quel spectacle !… Faites-moi souffrir pour lui… Sauvez-le… Il est digne de devenir Missionnaire du Sacré-Cœur. » Une mère, au témoignage du Père-Maître, n’aurait pas soigné son enfant avec un dévouement plus entier. Quand on voit Jésus dans un malade et quand on aime, les fatigues sont des jouissances. Jamais de plainte. Nul souci de la contagion. Le jour, deux ou trois fois, l’infirmier prenait le malade dans ses bras, et, du second étage, il le descendait à la salle de bains. La nuit, sur un lit de camp, il était tout près, plus éveillé qu’endormi, debout au moindre appel. À l’heure des crises, il y a des luttes corps à corps, des luttes qui durent une demi-heure, une heure même. Quelquefois elles sont si violentes que le courageux et robuste gardien n’en peut plus, et qu’il est contraint d’appeler au secours. Quand les crises sont passées, plus doux que jamais, compatissant et caressant, il s’approche de son malade et tâche à le distraire un peu, à l’encourager, à le consoler. Au surplus, David ne voulait point d’autre infirmier. Seul, le frère Verjus pouvait lui faire accepter les prescriptions du médecin, dont quelques-unes, à la lettre, le martyrisaient. De temps à autre, pour extirper sans doute l’affreux germe, on lui appliquait sur la peau une chemise enduite de je ne sais quel ingrédient. Le martyre commençait. « Je brûle ! Je brûle ! » criait le pauvre enfant. Et pour le contraindre à subir, le temps voulu, ce remède horrible, il ne fallait rien moins que le génie et le cœur de notre bon Frère.

L’enfant fut rendu à sa famille où il mourut. L’infirmier l’avait soigné durant plus de quatre-vingts jours. Pendant ce temps-là, faute de loisir, il n’ouvrit son Journal que pour y écrire très simplement ces mots sublimes : « J’ai passé là trois mois de délices. »

V

Se dévouer aux malades, c’est bien ; s’immoler pour les âmes, c’est mieux. Toute la vie d’Henry Verjus sera une immolation. Dès le noviciat, il demande à se sacrifier de la sorte.

Un de ses amis de la Petite-Œuvre, un membre de la pieuse association qu’il avait fondée à Chezal-Benoit et dont il était l’âme, on s’en souvient, un de ses compagnons les plus chers du noviciat, un des treize, vient de rentrer dans le monde. Le voyage qu’il a fait dans sa famille à l’occasion de la mort de son père, l’a troublé profondément, l’a dérouté et perdu peut-être. Il ne reparaît à Saint-Gérand que pour en repartir presque aussitôt.

À cette nouvelle le frère Verjus a la mort dans l’âme. « Comment, dit-il à l’un de ses confrères, vous qui, à l’heure triste, avez vu ce pauvre égaré, comment ne l’avez-vous pas retenu sur le bord de l’abîme ? Il lui paraissait que, s’il avait pu le voir un instant et l’entretenir, il l’eût arrêté dans sa résolution fatale… Rentré dans sa cellule, il écrit : « Hélas ! Ô mon Jésus, où l’entraînera sa désobéissance ! Ô sainte obéissance ! Ô joug de mon Jésus ! Je veux vous porter coûte que coûte. Je jure à l’obéissance fidélité jusqu’à la mort et à la mort de la croix, c’est-à-dire à la mort la plus cruelle. Quelle leçon que la chute de ce Frère qui avait de si bonnes dispositions ! Oh ! {{{2}}}, mon Jésus, comme l’enfant qui, entendant à côté de lui un grand bruit, s’attache et se cramponne à la robe de sa mère, de même, ô mon Jésus, en voyant tomber à côté de moi celui qui était si au-dessus de moi, je suis effrayé, terrifié, et je m’attache à vous et à ma sainte vocation plus fort que jamais. » Puis, il s’en va trouver le Père-Maître et il lui demande de se flageller pour le salut du novice infidèle. Le Père l’autorise à se donner la discipline trois fois par semaine. C’est bien peu ; mais, « le Père n’a pas permis davantage, si ce n’est de me mettre pour le fugitif à la disposition de Notre-Seigneur. Si le Sacré Cœur veut me faire souffrir pour cette âme, je suis prêt. Oui, mon Jésus, si vous le voulez, frappez-moi et sauvez-le. »

Le retraitant — car ceci se passe durant la grande retraite — profite de cet exemple douloureux pour se fortifier dans la vertu d’obéissance : « Le Père-Maître m’a dit : « Ô mon cher Frère, attachez-vous à l’obéissance. « Cette chère obéissance, c’est le grand moyen pour vous sauver. Obéissez, obéissez jusqu’à la mort. Obéissez maintenant et toujours. Ô sainte obéissance, quel trésor ! » — « Oui, mon Jésus, je vous le promets : obéir et mourir pour obéir. Quand l’obéissance parlera, je veux marcher sur toutes mes affections les plus légitimes. C’est l’obéissance qui doit me sauver. Ô mon Jésus, à votre exemple, je veux obéir, maintenant, toujours et jusqu’à la mort, dans les petites choses, dans les grandes, dans celles qui me sont agréables et dans celles qui me répugnent. Je vous le promets, mon Dieu, aidez-moi. »

Nous pouvons dire dès à présent que, toute sa vie, Henry Verjus a magnifiquement pratiqué l’obéissance. Le sentiment profond de sa misère le maintenait dans l’humilité et l’humilité lui rendait l’obéissance facile. De plus, grâce aux vives lumières de sa foi, partout et toujours, sous le voile, j’allais dire sous le sacrement plus ou moins vulgaire d’un homme terrestre, il voyait Dieu.

VI

La vie silencieuse et retirée de Saint-Gérand ne diminuait en rien son amour des Missions.

Vers le milieu du noviciat, arrive un prêtre dont nous avons déjà rencontré le nom, M. l’abbé Navarre. Henry Verjus s’attache à lui. Ce bon Père était richement pourvu de connaissances pratiques : maçonnerie, charpenterie, menuiserie, la peinture même et le reste ; sans compter qu’il avait apporté les manuels Roret, sorte d’encyclopédie des arts et métiers, sciences théoriques et pratiques, etc., dont le Frère faisait ses délices. Dès ce temps-là, en prévision de l’avenir, il s’appliquait à tous les métiers.

Son désir des Missions allait grandissant. Un jour, il aperçut dans la bibliothèque une vie du P. Chanel, premier Missionnaire et martyr de l’Océanie centrale. Il la demanda, la lut et la relut. Pendant les promenades, à l’heure du repos, il appelait le frère Georges Mayer. Tous les deux s’écartaient des groupes où l’on causait et s’asseyaient à l’ombre. Là, ils ouvraient la vie du bienheureux Mariste, et, lentement, à qui mieux mieux, en savouraient l’austère douceur. Ils n’interrompaient leur lecture que pour s’enflammer mutuellement du désir de l’apostolat lointain et du martyre.

Un autre jour, c’est la vie du vénérable Joseph Marchand, martyrisé en Cochinchine, qui lui tombe sous la main. « Je viens de lire le martyre de M. Marchand. J’avais mal à la tête et au cœur. Cette lecture m’a relevé. Je veux tout supporter. Ô mon Jésus, comme je vous remercierais, si vous m’accordiez un martyre aussi cruel que celui-là ! »

Or, on ne peut lire sans horreur ce qu’eut à souffrir ce vaillant Missionnaire. Une première fois, les bourreaux lui ont déchiré avec des pinces la chair des jambes et des cuisses. Quinze jours plus tard, comme des cicatrices commençaient à se former, on renouvela le même supplice avec des tenailles rougies à blanc : les plaies ardentes fumaient. Au milieu de ces tortures, le martyr confessait la foi de Jésus-Christ. Enfin, on l’attache à un poteau. Deux hommes, ou plutôt deux monstres que le tam-tam accompagne, déchirent d’abord la peau des sourcils et la rabattent sur les yeux, puis, avec leurs tenailles, saisissent la poitrine du patient, la tirent, la tordent, la coupent et en jettent par terre les lambeaux sanglants. L’héroïque victime ne bouge pas. Les bourreaux saisissent d’autres parties du corps dans la même région et coupent encore deux morceaux. Le martyr frissonne et tremble. Ses yeux cherchent le ciel : « mon Dieu ! ô Père ! » s’écrie-t-il. On descend aux jambes. Deux lambeaux tombent sous le fer. Alors la nature épuisée succombe, la tête de M. Marchand s’incline, il meurt.

Le frère Verjus a lu, dans le détail, cette scène atroce que nous venons d’abréger, et il écrit : « Mon Jésus, comme je vous remercierais, si vous m’accordiez un martyre aussi cruel que celui-là ! »

En attendant, il se fabriquait des chaînes de fer, armées de pointes, pour les bras, les jambes et la ceinture. Celles qui, à son gré, n’étaient point réussies, c’est-à-dire qui n’entraient pas dans les chairs assez vivement, il en faisait cadeau à ses amis, et se remettait à l’ouvrage pour quelque invention nouvelle. Jusqu’où ne serait-il pas allé dans la pénitence, si le Père-Maitre n’eût entravé son élan ! Mais, avant tout, nous l’avons vu, il était fils de l’obéissance.

« Pendant la messe, j’ai été rudement tourmenté par Satan. Il m’inspirait toutes sortes de mortifications à faire. J’ai presque succombé. Ô mon Jésus, ayez pitié de ma misère ! … Le Père-Maître m’a permis trois disciplines pas semaine. Pas plus. Je n’en ferai pas davantage. Je ne veux me servir de cette créature qu’autant qu’elle me conduira à ma fin. Elle serait nuisible autrement. Je déclare donc au démon que je me tiendrai dans l’obéissance. — L’obéissance est meilleure que le sacrifice. — L’humilité, l’oubli de moi-même, la soumission aveugle, voilà des créatures dont je ne risque pas d’abuser. »

VII

Ceux de nos lecteurs qui sont familiers avec les Exercices spirituels ont reconnu dans ce mot « les créatures », une des expressions de saint Ignace en sa méditation « du principe et du fondement ». Deux fois déjà nous avons évoqué le souvenir de la grande retraite. Nous y sommes.

Aujourd’hui, dans tous les noviciats, ou peu s’en faut, au courant de l’année, sans préjudice de la retraite d’ouverture et de la retraite des vœux, on fait « les grands exercices », les exercices complets, autrement dit, la retraite de trente jours. Rien de plus sage. De quoi s’agit-il en effet dans un noviciat ? De se vaincre soi-même et de régler sa vie suivant la volonté de Dieu. Or, régler sa vie est la fin dernière des Exercices. Pour jeter l’âme du retraitant dans le creuset d’où elle sortira, si elle veut, non pas seulement purifiée, mais transfigurée, et toute prête aux volontés divines, le livre de saint Ignace est d’une force merveilleuse et vraiment unique. « Que de bien il me fait, disait le frère Verjus, tant il est clair, pratique et profond ! »

Voici donc, dans l’étroite solitude du noviciat, les novices qui se font, pour quatre semaines, une solitude plus étroite encore. Toutes les avenues de l’âme sont fermées du côté de la terre. L’espace est libre du côté du ciel. Une fois la semaine seulement, il y aura relâche et repos, un jour de congé qui n’aura rien de dissipant. Tout d’abord il s’agit de purifier l’âme, de la détacher des affections terrestres, puis de l’établir dans la crainte de Dieu et l’horreur du mal. C’est l’objet de la première semaine[46].

Le frère Verjus, est-il besoin de le dire ? entre dans les Exercices avec une générosité vaillante et pour ainsi parler à plein cœur. Laissons-le nous faire la confidence de son âme. Il s’est peint dans son Journal de retraite, comme dans tous ses autres écrits, sans retouche, avec une candeur aussi charmante qu’elle est naïve. Il a donc, en ces premiers jours, scruté sa vie, depuis l’éveil déjà lointain de sa raison jusqu’à l’heure présente : « Il me semblait qu’à la lumière d’un grand soleil je voyais toutes mes fautes principales. J’en ai compté quatre-vingts. » Mais, ce qui lui a fait grande peine, c’est que jamais il n’a pu croire qu’elles fussent mortelles. « Il me semble que je les ai commises sans y penser, que je ne les aurais pas faites, si j’eusse pensé que c’était offenser Dieu. » Admirable enfant ! À peine si l’ombre du péché a effleuré son âme, comme ces nuages qui passent sur des eaux limpides sans presque en ternir l’éclat ; il n’en est pas moins désolé d’avoir contristé le Cœur de Jésus, désolé et humilié, « terriblement humilié », dit-il. « Je voudrais me rappeler souvent ce sentiment d’humiliation, d’anéantissement que j’ai éprouvé ; mon orgueil serait bien rabattu. O mon Jésus, j’espère que vous ne m’épargnerez pas cette vue. Frappez, frappez, ô mon Dieu, anéantissez-moi, humiliez-moi, abîmez-moi !

Il revient dans une autre méditation sur ses péchés personnels, et, de tout son cœur, il demande à Dieu la contrition. « Oh ! que cette méditation a été bonne ! Le Sauveur m’a fait une grande grâce : Je me suis bien repenti de mes fautes. J’ai pleuré sur mes péchés, parce qu’ils avaient fait de la peine au Cœur de Jésus. » Une autre grâce, « une grâce immense », dont il remercie le Seigneur, c’est d’avoir une horreur profonde de tout ce qui serait, de près ou de loin, « l’ombre même du péché ».

Il y a des méditations, cependant, dont il ne peut venir à bout, celle de l’enfer par exemple. Il essaie bien de suivre les prescriptions de saint Ignace et de se figurer les effroyables supplices que la justice et la sainteté de Dieu infligent aux damnés ; mais, toujours et comme malgré lui, il entend chanter à son oreille le refrain de la bienheureuse Marguerite-Marie :

L’amour triomphe, l’amour jouit, L’amour dans Dieu se réjouit.

Quand il médite sur la mort, la pensée du martyre vient à la traverse et jette sur les aspects funèbres comme une pourpre radieuse. Il la repousse, car elle est propre à lui donner de la joie, et « il fait, dit-il, tout comme s’il devait mourir dans son lit ».

Ainsi donc, humilité, confusion, douleur de ses fautes, voilà le fruit que l’exercitant a retiré des méditations de la première semaine .


Dans la seconde, les sombres horizons se déchirent. Une belle lumière se lève sur l’âme généreuse. C’est Notre-Seigneur qui s’approche et qui l’appelle. Il l’appelle à combattre, avec lui et comme lui..., quoi donc ? l’orgueil par les abaissements ; l’amour des richesses par la pauvreté et les privations ; l’amour des honneurs par l’obscurité et les humiliations ; l’amour des plaisirs par les travaux et les souffrances.

« Je serai saint ou je mourrai », conclut le frère Verjus. C’est le mot d’ordre. Soldat du divin capitaine, il le répétera souvent, ou encore, et dans le même sens, il dira avec la bienheureuse Marguerite-Marie : « Je veux vaincre ou mourir. » « Volo : Je veux. » C’est l’affirmation que saint Ignace place au commencement de chacun de ses Exercices ; c’est l’acte, cent fois répété, d’où dépend le succès de la retraite. La volonté joue dans le frère Verjus, comme dans saint Ignace, un rôle prépondérant. Une rare vigueur dans les affections de la volonté, l’acrius insistendum, voilà, avec la piété la plus affectueuse, ce qui distingue le Frère dans son Journal. Nous allons le citer largement.

« Ô mon Jésus, en présence de votre divin Cœur, bien persuadé que sans vous je ne puis rien, moi, Henry Verjus, après vous avoir promis de fuir, détester, abhorrer jusqu’à l’ombre du péché le plus petit, comme si je devais mourir à chaque seconde, je déclare la guerre à ma nature, vous promettant de faire le contraire de ce qu’elle m’inspirera, en tout, partout et toujours. Je veux imiter les vertus de votre divin Cœur, et je déclare la guerre au démon, au monde, à ma chair, prêt à vaincre ou à mourir. »

Et ce que le novice écrit en ce moment, sous la forte impression de la grâce, le religieux le pratiquera toute sa vie. Toute sa vie, nous le verrons, non pas réduit à la défensive, mais dans l’action, la marche en avant, l’attaque, agendo contra[47], en vrai chevalier qu’il est du roi Jésus.

La troisième semaine a pour but d’affermir le retraitant dans le choix d’une vie plus haute et plus parfaite et de le confirmer dans sa résolution d’être tout entier au service de Dieu pour sa gloire. « Il s’agit donc, écrit le frère Verjus, d’être ardent, ferme, courageux, dans tout ce qui regarde le service du Sacré Cœur... Je ne veux rien passer à ma nature, mais tout passer au prochain. Fermeté humble ! »

À ce propos, saint Ignace nous présente dans la Passion du Sauveur un grand et puissant exemple de courage. Dans ces contemplations l’âme ardente du Frère s’enflamme. Il sent tout à la fois, et plus vivement que jamais, l’horreur du péché, la justice et la sainteté de Dieu. Il demande à souffrir, il est heureux de souffrir pour expier ses fautes et pour témoigner à Notre-Seigneur une compassion pratique,

« Dans la première semaine, dit-il, j’ai résolu d’éviter avec horreur l’ombre même du plus petit péché, afin d’honorer, louer et servir Dieu.

« Dans la seconde, j’ai résolu non seulement de me défendre, mais de faire agression contre ma nature, le démon et le monde. Je l’ai dit : ou vaincre ou mourir.

« Mais, dans la troisième, je ne veux pas me contenter de cela. À l’exemple de mon Jésus souffrant, je veux être prêt à souffrir les tourments les plus cruels et les plus longs, plutôt que de consentir à faire souffrir encore mon Jésus par des imperfections volontaires.

« Ô mon Jésus, je suis heureux d’avoir la fièvre et le mal de tête, depuis que je médite votre Passion. Augmentez mes peines. Avec votre grâce, je veux être fidèle. Je suis bien décidé à souffrir tout, en mon cœur, en mon honneur, en mon corps, comme Jésus… — Tout souffrir, sans me plaindre, jusque dans les petits détails. — Tout va parfaitement. Le bon Jésus me fait souffrir et me console en même temps. Oui, je veux souffrir et mourir toute ma vie, mourir à mes moindres petites volontés. »

Certes, ce sont là de beaux sentiments. Mais, pour courageux que l’on soit et saintement épris d’oraison, quand une retraite dure trente jours, quatre méditations par jour, d’une heure chacune, sans en compter la préparation et l’examen, sans compter les autres exercices, c’est un rude labeur, et il n’est point surprenant qu’il y ait des moments de fatigue, de malaise, même de souffrance, et que l’on soit tenté quelquefois de découragement. Les meilleurs ont passé par là. Le frère Verjus eut le sort commun.

« J’ai eu une assez forte fièvre qui m’a empêché de méditer. Le démon m’a tenté d’une façon formidable. Il aurait voulu, à cause de ma maladie, me faire cesser la retraite, parce que cela me fatigue. J’ai failli succomber ; mais le Sacré Cœur m’a aidé. Quand je ne pourrai rien faire, je me tiendrai en présence de Jésus-Christ souffrant, comme un compagnon de misère ; mais, je veux suivre la communauté, tant que mes forces y suffiront. Ou vaincre ou mourir. Désolation complète. Mal de tête. Fièvre. Ô mon Jésus, le démon rirait bien, s’il me voyait quitter la retraite ; mais dussé-je en sortir à l’agonie, je suivrai, jusqu’à la dernière seconde, la communauté, heureux qu’on me souffre parmi tant de saints. Quelle ferveur d’un côté ! Quelle lâcheté de l’autre ! »

Non seulement le vaillant Frère n’abandonna point l’oraison, mais, pour dompter les infirmités de la nature et répondre aux sollicitations de la grâce, il la prolongeait ; parfois même il la recommençait, et, de la sorte, méditait deux heures de suite. « Vaincre ou mourir. » Quelle mise en œuvre de la parole de saint Ignace que nous avons citée : « Il faut agir contre ! Agendo contra. » — « Grande journée. Chemin de la Croix. Que de leçons ! J’ai demandé à Notre-Seigneur de me faire victime de son Sacré Cœur, non seulement dans les grandes circonstances, mais en détail. » — « Aujourd’hui j’ai eu l’idée de me faire victime pour tous mes frères. » — « J’ai mis au pied de la croix de mon Jésus toutes mes affections et toutes les créatures. Je lui ai tout sacrifié. Je me suis sacrifié moi-même. » — « Désolation complète. Mon Jésus, qu’ai-je donc fait ? Encore une sottise ?… Oui, une grande sottise. Le Père-Maître me l’a dit. En soignant le Frère***, j’ai parlé de choses qui ne regardaient pas ma charge. Ô mon Jésus, vous me punissez. Merci. Oui, je l’ai bien mérité. Je suis un mauvais novice, m’a dit le Père-Maître. Ô mon Jésus, quand je vous le disais qu’on ne pouvait plus me supporter ! Ô mon Jésus, je vous offense donc sans le savoir. Je suis donc aveuglé par mes crimes. Ô mon Dieu, il me semble cependant que je voudrais bien vous aimer. Il me semble que je déteste le péché de toutes les forces de mon âme. Ô mon Jésus, pitié ! Donnez-moi une pénitence. Le Père ne veut pas m’en donner, parce que je n’en suis pas digne. Ô mon Jésus, je me jette dans votre Sacré Cœur, consumez mes iniquités. »

Notre-Seigneur lui faisait sentir, comme à toutes les âmes de choix, ses moindres manquements et faiblesses. Voici comme il s’accuse :

« Aujourd’hui, je me suis laissé distraire par le congé. J’ai fait plusieurs fautes que je viens de pleurer bien amèrement devant mon Jésus-Hostie. Il me semblait que Jésus était irrité de ces fautes, après tant de grâces ! »

Quelles sont donc ces fautes ?

« 1° J’ai continué d’écrire après le son de la cloche. 2° J’ai trop désiré d’aller à la lithographie. 3° J’ai trop désiré la récréation. 4° En récréation, j’ai trop parlé. 5° J’ai dit trop vite mon office.

« Ô mon Jésus, voilà ce que je suis ! Je prends des résolutions pour ne pas les tenir… Ayez pitié de moi, je vous en supplie. Ne regardez mes fautes que pour me les pardonner. »

Quand les désolations étaient trop fortes, il allait trouver son directeur. « Un jour, nous écrit le Père-Maître, il m’arriva tout consterné. Je lui demande s’il n’a point occasionné cet état par quelque infidélité à la grâce. À force de réflexion et d’examen, il crut avoir découvert quelque léger manquement, s’en alla aux pieds de Notre-Seigneur, et implora son pardon avec un si vif repentir qu’il revint bientôt tout rayonnant de joie. Il était consolé. »

À l’exemple de Notre-Seigneur dont toute la vie n’est qu’un mystère d’anéantissement, le frère Verjus semblait chercher des abîmes de plus en plus profonds, les trouver et s’y complaire.

« J’ai vu dans toute sa laideur ma vie passée… Que monstre ! C’est maintenant que je désire être méprisé, bafoué, oublié de tous. Ô mon Jésus, pardon, pardon ! Je suis bien persuadé que je suis la peste de ce saint noviciat. Aussi je me veux faire le serviteur de tous. Je veux me faire mépriser. Je veux me cacher. » — « Ô mon Jésus, je vous en supplie, ayez pitié de moi. Faites que je commence enfin à me haïr et à me mépriser autant que je le mérite et que je vous le désirez. » — «J’ai demandé pardon à mon Jésus de ma sotte vanité qu’il a voulu expier en se faisant passer pour fou aux yeux des hommes. Je lui ai demandé de tout mon cœur la robe blanche, signe de folie devant les hommes, signe de pureté devant Dieu. Je la lui ai demandée avec larmes, lui promettant, avec sa grâce, de la conserver pure. » — « J’ai demandé au Sacré Cœur que toute chose me tourne en humiliation. Il me semble que je suis exaucé. »

Voilà des vérités qui, pour être fondamentales dans la vie spirituelle et surtout dans la vie religieuse, n’en font pas moins horreur à la nature. Aux yeux du clairvoyant novice, tout cela est dans l’ordre, tout cela est bon et savoureux. C’est le calice du Maître et le disciple n’en doit point détourner ses lèvres.

Enfin on entre dans la quatrième semaine où l’âme est uniquement occupée de l’amour de Dieu et des saints désirs du ciel. On médite les glorieux mystères du Christ qui en sont le gage et le modèle. Le frère Verjus, de plus en plus dépris, dégagé de la terre, fait je ne sais quels divins rêves de pureté idéale. Écoutons-le :

« Ce matin, j’ai fait une excellente communion. J’ai bien demandé à mon Jésus la pureté. Depuis quelque temps je désire tant cette vertu que je ne passe pas un seul jour sans la demander en pleurant à chaudes larmes. Je ne sais pourquoi, quand je pense à cette vertu, je me mets à pleurer, et je la demande à Jésus, à Marie, à mes saints patrons, avec beaucoup d’ardeur. » — « J’ai étudié le petit Enfant Jésus avec de grandes douceurs. Dans ses yeux bleus, j’ai vu la sainte pureté. » — « Pendant la messe, avant la communion, je me suis figuré que mon Jésus me disait : « Henry, pourquoi es-tu venu ici ? Cette pensée m’a bien fait pleurer mes péchés. J’ai dit à mon Jésus : « Non, mon Jésus, je ne suis pas venu vous trahir. J’en suis pourtant capable, hélas ! Je suis venu pour vous « recevoir en mon cœur, afin que vous me guérissiez, que vous me laviez. » Et alors je lui ai présenté successivement toutes mes facultés, mon âme, mon cœur, mon esprit, mon corps, pour que ce bon Jésus purifie tout. » — « Je viens de lire un passage de la vie de saint Stanislas. Ce bon saint veut me faire la grâce de protéger en moi la belle vertu. Je vais ajouter un billet à ceux que je porte sur ma poitrine, demandant pour moi à saint Stanislas une pureté comme la sienne. Mais, dit le saint, pour avoir cette vertu en haut degré, il faut avoir une grande dévotion à la sainte Vierge. Plus on aime la sainte Vierge, plus on est pur. Ô ma Mère ! ô ma Mère chérie ! ma chère Mère, pourriez-vous refuser cette grâce à votre enfant ? Non, vous êtes trop bonne. saint Stanislas, je vous en conjure, je vous en supplie, faites que je vous ressemble. »

— « Je repousse tout sentiment qui pourrait me venir de la joie que j’aurais à être pur. Je ne veux être pur que pour être agréable au Sacré Cœur, pour être sa victime. »

— « Oh ! oui, il faut absolument que j’arrive à être pur comme un ange. Je repousse de toutes mes forces tout sentiment de satisfaction personnelle. Je veux être pur, mais pour mon Jésus, pour lui plaire, et afin de mieux le connaître pour le mieux aimer. » — « Saint Stanislas m’enflamme d’amour pour la sainte vertu. Oh ! qu’il est bon, le Sacré Cœur de mon Jésus qui a donné au monde un si beau saint ! Oh ! que je suis heureux ! Mon bonheur est inconcevable. Jamais ! non, jamais, je n’en avais goûté un si pur ! »

On le voit, il est heureux. Il manque quelque chose à son bonheur pourtant, puisqu’il n’a pas encore, il le dit du moins, la science intégrale de l’amour :

« Oh ! que je serai heureux, quand je saurai aimer ! Amour ! Ce seul mot m’émeut ; mais il me semble que je ne le comprends pas encore bien. Il me semble qu’on ne peut le comprendre ici-bas. mon Jésus, ô ma Mère, je le sais, je suis indigne de vous aimer ; mais, je vous en supplie, ne me défendez pas de vous aimer. Ayez pitié de moi. Mettez en mon cœur un si ardent amour que je ne puisse aimer personne autre que vous !… »

La retraite est finie. Il reste au Frère à condenser en quelques brèves formules et à réduire en pratique, outre les réflexions que lui a suggérées l’Esprit de Dieu, les résolutions qui feront de toute sa vie une vie de pureté, d’humilité, de sacrifice, d’union à Notre-Seigneur, une vie d’amour.

Pour la glorification de l’humble novice et la haute édification du lecteur, nous citons ces pages intégralement.

FRUITS DE MA RETRAITE
RÉSOLUTIONS PRATIQUES

« Voici les résolutions que je veux faire entrer désormais dans le cours ordinaire de ma vie :

« I. — La première résolution que je devrai observer tous les jours de ma vie, c’est de faire scrupuleusement, sans y manquer jamais, les additions que marque saint Ignace pour bien réussir dans l’oraison[48]. Car, il me semble que j’ai compris de quelle importance il était pour moi de bien faire oraison.

« Tous les jours, de même, je ferai et marquerai mon examen particulier et mon examen général.

« II. — Je veux désormais rejeter, abhorrer, repousser vivement, mais sans trouble, tout ce qui peut, même de très loin, avoir la moindre ombre de péché, afin de réjouir le Cœur de Jésus et Notre-Dame, afin d’être prêt à mourir à toutes les secondes.

« III. — Je veux mener une vie d’oraison, c’est-à-dire avoir la présence de Dieu continuelle. Sans contention d’esprit, je me tiendrai toujours auprès du Sacré Cœur. En tous mes moments libres, j’irai faire oraison devant le Saint Sacrement, méditant sur la vie et la passion de Notre-Seigneur, selon les besoins du moment, m’efforçant de trouver le Sacré Cœur partout.

« IV. — Je veux être obéissant jusqu’à la mort, m’efforçant de l’être non seulement dans les grandes occasions, mais aussi et surtout dans les plus petits détails ;

« Essayant de tout faire, tout, absolument tout, par obéissance ;

« Obéissant à mes inférieurs en tout ce qui ne contrevient pas à la loi et aux conseils de Notre-Seigneur, essayant de leur rendre le plus de services possible, mais sans donner du reste la moindre attention à leur appréciation de mes actions, lorsque f aurai fait mon devoir[49] ;

« Obéissant surtout à mes supérieurs.

« Oui, il faut que j’acquière cette vertu à un degré sublime.

« V. — Je veux mener une vie pure, prenant pour modèle le Sacré Cœur de Jésus. J’aurai recours pour cela au jeûne et à la prière. Vigilate et orate. Je réprimerai mon imagination, en ayant une vie toute d’union à Dieu. Je combattrai ma chair. En un mot, je n’épargnerai rien pour acquérir une pureté angélique. Le Cœur de Jésus me veut pur comme saint Stanislas. Il faut absolument que j’y arrive.

« VI. — L’humilité ! Voici une vertu que le Sacré Cœur me veut voir pratiquer parfaitement. Il le veut et je le puis avec sa grâce.

« Donc, je ne parlerai pas de moi. Je serai heureux de me voir méprisé. Je tâcherai d’être toujours caché. Je ferai quelquefois des sottises innocentes pour me faire mépriser. Mais, surtout, et toujours, je serai strict observateur de la règle et des moindres volontés ou désirs de mes supérieurs, au risque de paraître singulier et ridicule. J’appuierai tout particulièrement sur ce dernier point : Je me donnerai toujours tous les torts.

« J’excuserai toujours mes frères. Je leur demanderai pardon quand je les aurai offensés. Je baiserai, quand je serai seul, la trace de leurs pieds.

« Je me dirai souvent : Je ne suis que le rebut de la maison.

« VII. — Amour ! Ama et fac quod vis. Mon cœur est naturellement porté à l’amour.

« Je ferai tout par amour, et je tâcherai d’exciter ce sentiment en mon cœur par de fréquentes aspirations.

« En tout ce qui m’arrivera, je verrai une marque de l’amour du Sacré Cœur. « Je veux tout faire par amour. »

« Voilà sept résolutions. Je les confie de tout mon cœur à ma bonne Mère. Car, de moi-même, je ne pourrai pas les tenir. Mais, avec son secours, j’y parviendrai certainement.

« Il faut que je sois un saint !… Ô ma Mère ! Il le faut absolument. Avez-vous entendu ? Il le faut. Aidez-moi donc et donnez-moi la persévérance.

« Merci, mon Jésus, de toutes les grâces que vous m’avez accordées pendant cette retraite. Elle fera date dans ma vie.

« Vous m’avez fait éprouver la consolation la plus douce et la désolation la plus amère, autant du moins que je puis en juger.

« Que votre saint Nom en soit béni et que votre Sacré Cœur en soit glorifié !

« Vive le Sacré Cœur de Jésus !

« Vive Notre-Dame du Sacré-Cœur !

« Vive saint Tharcisius ! »

Au bas de ces pages, le Père-Maître a écrit de sa main :

« Qui se humiliât, exaltabitur : Qui s’humilie, sera exalté. »

Comment Henry Verjus a été fidèle à ses résolutions, les quinze années qui lui restent à vivre vont nous l’apprendre.



IV

APRÈS LE NOVICIAT

REPRISE DES ÉTUDES

I

Il y a dans l’Église une petite société qui a voulu être fondée, baptisée, et, pour ainsi parler, consacrée dans le sang et dans le feu du Cœur de Jésus. La fin générale de cet Institut, sa mission officielle, est de glorifier le Sacré Cœur, de manifester au monde les trésors de grâces dont il est rempli et de réparer les injures qui lui sont faites.

Sur la poitrine du Missionnaire, un Cœur rayonne avec cette devise triomphante : « Aimé soit partout le Sacré Cœur de Jésus ! » Du sein de flammes qui s’élancent comme pour un embrasement, la Croix victorieuse apparaît. Les épines s’entrelacent et s’enfoncent ; le sang coule : symbolisme admirable de l’amour immolé. La blessure s’entr’ouvre comme pour abriter dans un sanctuaire une vie d’action, de contemplation, de charité. Pour le Missionnaire du Sacré-Cœur, toute science consiste à connaître le Cœur de l’Homme-Dieu, toute piété à l’adorer, toute vertu à l’imiter, tout bonheur à l’aimer. Partout et toujours, auprès, au loin, jusqu’aux dernières limites du globe, dans l’intime rencontre des âmes ou, du haut de la chaire, devant les foules, il sera son héraut et son prophète. Son consolateur aussi : des ingrats le délaissent ; des impies le méprisent ; des méchants l’outragent. D’office, il sera réparateur. Les deux traits, pour ainsi dire caractéristiques de la physionomie du divin Maître, l’humilité et la bonté, distingueront le disciple. La douceur en sera l’exquise floraison et le fruit savoureux. Ce n’est donc pas une vaine et creuse religion que celle-là. Par la blessure du Cœur, elle pénètre jusqu’aux profondeurs mêmes du Christ et se résume en ces trois mots : infusion dans la prière ; effusion dans l’apostolat ; consomption dans le sacrifice et dans l’amour. C’est toute la vie du Sauveur. Mihi vivere, Christus est[50].

Or, la joie était grande au noviciat de Saint-Gérand, le 15 février 1878, « la joie la plus sainte ». En ce matin inoubliable, la chapelle rappelait vraiment le Cénacle. Ils étaient douze à la profession religieuse, tous de la Petite-Œuvre. « Quel bonheur est le mien ! écrit le frère Verjus. Que le Sacré Cœur est doux à ceux qui veulent se donner à lui ! Je suis hors de moi-même. Il me semble que je suis prêt à tout. Je n’aime que le Cœur de Jésus et ce qui se rattache à sa gloire. »

L’émission des premiers vœux en usage dans la Société des Missionnaires du Sacré-Cœur se fit à la messe. « L’émotion était profonde. On pleurait de bonheur. Enfin le moment arrive. C’est moi qui commence. Quelle joie ! quelle allégresse ! Voveo ad triennium paupertatem, castitatem et obedientiam[51]. C’est fait. On s’embrasse en pleurant. Je suis Missionnaire du Sacré-Cœur ! »

Le profès resta sous la vive impression de son indignité et de l’immense miséricorde de Notre-Seigneur à son égard, longtemps, pour ne pas dire toujours.

II

En ce temps-là, à diverses intentions, il conclut des pactes avec Notre-Seigneur, Notre-Dame et les saints qu’il aimait plus particulièrement. Voici la formule de son pacte avec le Sacré Cœur :

« Ô Cœur sacré de Jésus, puisque vous avez tant souffert pour moi, je veux aussi souffrir pour vous.

« En conséquence, voyant avec un étonnement mêlé de stupeur mon admission dans la Société de vos Missionnaires naires, je veux m’offrir à vous, ô mon Jésus ! comme victime pour toutes les fautes grandes et petites que le démon, ennemi de tout bien, pourra faire commettre dans cette Société si chère à mon cœur. Je désire par là lui prouver ma reconnaissance, indigne que je suis d’être un de ses membres, moi qui vous contriste si souvent…

« Ô mon Jésus, écoutez mon humble prière. Ne m’épargnez pas. Frappez ! Frappez sur moi ; mais, je vous en conjure, épargnez tous mes frères et n’en disgraciez aucun. Je serai trop heureux, ô mon Jésus, d’être ainsi le serviteur de cette Société que j’aime tant.

« De mon côté, je veux m’efforcer jusqu’à mon dernier soupir de me rendre de moins en moins indigne du beau titre que j’ai reçu, le 15 février 1878, de Missionnaire du Sacré-Cœur… »

« Ô Marie, ô ma bonne Mère, présentez cette supplique au Sacré Cœur. Bénissez-moi ! »

Ce pacte, écrit de sa main au mois de mai de cette même année, est signé de son sang. On peut dire qu’il y a été fidèle jusqu’à la mort et que la providence du Cœur de Jésus ne lui a pas ménagé les souffrances. Dans ce même mois de mai, il fit et signa un pacte avec l’Enfant Jésus pour obtenir aux enfants, par les mérites et l’intercession de Notre-Dame du Sacré-Cœur, de saint Joseph, de saint Stanislas, de saint Louis de Gonzague et du bienheureux Berchmans, la belle vertu de pureté. Il y a plusieurs textes, je transcris le moins long : « Bon Jésus, qui êtes la pureté même, prenez en pitié, je vous en conjure, ces pauvres petits enfants qui, en ce temps de corruption, sont si souvent victimes du démon de l’impureté. Sauvez-en un grand nombre, ô bon Jésus ! Afin que vos yeux si purs trouvent où se reposer avec délices en cette vallée de larmes. » Plus tard, quand il sera prêtre, il dira à cette intention, le premier jeudi de chaque mois, la sainte messe ; il récitera les litanies du saint Nom de Jésus et fera une visite au Saint Sacrement.

En ce temps-là aussi, le frère Verjus eut l’idée de faire des pactes avec les anges gardiens des tabernacles qu’il visitait. En voici la teneur :

« Ô vous tous, anges de tous les chœurs qui êtes continuellement en adoration devant mon Jésus-Hostie, écoutez la voix d’un pauvre pécheur qui, bien des fois, a offensé l’objet de votre amour, mais qui désire faire réparation pour ses propres outrages et ceux que le bon Jésus reçoit de tous les pécheurs du monde.

« Je voudrais faire avec vous, saints anges, un pacte qui puisse procurer beaucoup de joie à notre Jésus. Si vous voulez me le permettre, je ferai ce que vous ne pouvez faire : je ferai pénitence, et vous ferez ce que je ne puis faire : continuellement vous adorerez le Sacré Cœur vivant dans l’Eucharistie, pour moi, aux intentions mentionnées dans cette prière.

« Ô anges de pureté, je vous en conjure, acceptez ce pacte que je fais avec vous, malgré mon indignité, s’il doit être à la plus grande gloire du Sacré Cœur de Jésus délaissé par les hommes dans sa prison d’amour.

« Moi, Stanislas-Henry Verjus, je promets aux saints anges gardiens de ce tabernacle de communier une fois la semaine en leur honneur, s’ils veulent bien adorer pour moi Jésus-Eucharistie, quand je ne pourrai pas être en sa divine présence pour l’adorer moi-même. Je leur promets, en outre, d’entendre souvent la messe en leur honneur. Je les saluerai en entrant et en sortant de l’église. Je leur offrirai souvent le Cœur de Jésus pour augmenter leur gloire et leur bonheur. »

Cette fois encore, jusqu’à la dernière heure, le pieux Missionnaire fut fidèle à son pacte. Nous lisons, en effet, dans une note écrite de la main de l’évêque : « Depuis mon noviciat jusqu’au 3 mai 1891, jour où je renouvelle la copie de mon pacte, pour le mieux adaptera ma nouvelle position, j’ai eu le bonheur de faire ce petit contrat avec les anges gardiens de cent quarante-sept tabernacles. Les derniers sont ceux que j’ai élevés au bon Jésus en Nouvelle-Guinée, à Port- Léon, à Mohou et Inawi. »

La piété du Frère le portait à répandre ces pratiques parmi ses amis. Dès qu’il en avait gagné un, il lui remettait la formule qu’il avait pris la peine de copier à l’avance, afin, sans doute, de ne laisser aucun retard à l’exécution. Le contractant n’avait plus qu’à se faire une piqûre et à signer de son sang.

Avec le frère Mayer, dont le nom s’est trouvé déjà deux ou trois fois sous notre plume, le frère Verjus fit un pacte spécial.


Georges Mayer était un enfant presque angélique. Né à Baume-les-Dames, au diocèse de Besançon, merveilleusement docile aux leçons d’une pieuse mère, élève distingué de l’école des Frères, il attendit pendant seize années le secours providentiel qui devait lui ouvrir les portes du sanctuaire. Ce secours fut la Petite-Œuvre. Georges y entra en 1875. Nous l’avons entrevu dans ces pages, à l’infirmerie où il partageait le dévouement du frère Verjus ; en promenade, où il partageait ses lectures, en attendant l’heure où tous les deux s’en iraient dans les Missions lointaines. Le 21 novembre 1877, il faisait ses premiers vœux. Huit mois plus tard, il tombait malade. La maladie, cependant, n’inspirait d’inquiétudes sérieuses à personne. Lui seul disait qu’il allait mourir. Le mal, en effet, s’aggrava. On adressa d’instantes prières à Notre-Dame du Sacré-Cœur. Un instant, on put se croire exaucé. Le 15 août, au matin de la grande fête de Marie, un mieux soudain se déclare. « Le pieux malade peut se lever. Il revêt sa chère grande soutane qui avait longtemps appartenu au P. Vandel et qu’il conserve comme une relique. Il se sent guéri, et, pour la première fois, cesse de croire à sa mort… Et nous aussi, racontent les témoins, nous triomphons[52]… »

Le lendemain, le mal reprenait avec une nouvelle violence.

« Le frère Georges, écrit le frère Verjus, est à l’extrémité. Ô mon Dieu, sauvez-le ! Prenez-moi plutôt. Je ne pourrai rien faire pour la Société, tandis que lui vous servira avec grand fruit… » Au moment où il écrit ses lignes, le frère Verjus est lui-même indisposé. Il a depuis plusieurs jours la fièvre, et l’on a résolu de l’envoyer en villégiature à Issoudun.

Il va faire ses adieux au cher moribond. « Le jour de mon départ, raconte-t-il, je vais embrasser le frère Georges. Il pleure. Je l’embrasse deux ou trois fois, je lui rappelle les conditions de notre pacte… Ce bon Frère meurt victime de son dévouement aux malades… Je veux être martyr !… Le frère Georges disait hier : « Oh ! qu’il « fait bon mourir quand on a bien aimé la sainte Vierge ! » Ô Marie, ô Mère, vous savez que je veux vous aimer ! »

Quel pacte ces deux jeunes profès avaient-ils fait ensemble ? Nous ne le savons pas complètement ; mais, voici ce que nous lisons dans les notes du vicaire apostolique : « Pacte pour la Vocation, fait avec le frère Georges Mayer. Ce bon Frère, ayant été emmené au Paradis par la sainte Vierge, j’ai tenu mes conditions. Il lui reste à m’obtenir l’amour de Jésus et de Marie, l’humilité, la charité, la pureté, (la grâce) de bien parler du Cœur de Jésus et de Marie, notre Mère… Je renouvellerai mes douze messes à lui promises, pour qu’il soit excité à vite m’obtenir ces grandes grâces. »

Le frère Mayer mourut le 31 août 1878. C’était un samedi, aux premières vêpres de l’octave du très saint et immaculé Cœur de Marie[53] .

III

On a pu voir déjà que le frère Verjus avait un choix d’amis et de patrons parmi les saints. Au jour de sa profession religieuse, il ajouta à son nom de baptême le nom de Stanislas. Au cours du noviciat, on s’en souvient, il s’était épris d’un culte fervent pour ce chérubin de la terre que visitaient les anges du ciel et que la sainte Vierge elle-même vint chercher à l’heure de la mort, si c’est mourir que de fermer les yeux aux ombres d’ici-bas pour aussitôt les rouvrir à la belle lumière de l’éternité. Stanislas-Henry Verjus avait d’autres saints de prédilection : saint Jean, le disciple bien-aimé du Cœur de Jésus, saint François d’Assise, le vivant crucifix, dont il avait ceint le cordon aux premiers jours du noviciat, saint François de Sales, apparition délicieuse de la bénignité et douceur du Christ, saint François Xavier, le grand Missionnaire des Indes, sainte Agnès, la virginale martyre de treize ans, sainte Gertrude et sainte Thérèse, saint Louis de Gonzague, saint Jean Berchmans, ange et vierge à la fois, doux scolastique mort dans sa cellule en pressant sur son cœur le crucifix, le chapelet et le livre de sa règle, les trois grands amours de sa vie, enfin et surtout saint Tharcisius.

Le nom de ce gracieux adolescent, acolyte et martyr de l’Eucharistie, revient à chaque page de son Journal. Tous les jours, à la visite au Saint Sacrement, le frère Verjus récitait des invocations en forme de litanies qu’il avait lui-même composées, et où il demandait au défenseur de l’Hostie, avec une grande dévotion au Saint Sacrement, la grâce de mourir, comme lui, martyr.

L’évêque les redira dans les pauvres chapelles de la Mélanésie :

Par la douleur que vous avez ressentie lorsque les bourreaux vous frappaient cruellement, obtenez-moi d’aimer la souffrance.

Par la douleur que vous avez ressentie à cause des blasphèmes de vos bourreaux, obtenez-moi le martyre.

Par la joie que vous avez éprouvée en expirant en compagnie de votre bon Jésus, obtenez-moi la joie du martyre et l’amour du Sacré Cœur.

Par votre dernier soupir, obtenez-moi le martyre !

À son passage à Rome, quelques semaines avant sa mort, l’Évêque-Missionnaire, fidèle aux dévotions de sa jeunesse cléricale, demandera à la librairie de la Propagande la messe et l’office du cher saint Tharcisius, pour les emporter en Nouvelle-Guinée.

Encore bien que nous devancions un peu les dates, c’est maintenant le lieu de dire un mot des amitiés du frère Verjus. Si nous effacions ce trait de la pure physionomie du jeune profès, la ressemblance ne serait pas complète. De plus, nous craindrions de faire un larcin à la grâce divine : les amitiés du Frère la glorifient.

Assurément, et au pied de la lettre, le bon religieux s’était fait tout à tous. Point d’inégalité dans son affectueux dévouement, et d’exception moins encore : « Je veux aimer tous mes frères, tous et chacun en particulier, plus que moi-même, plus que ma vie, plus que mon temps, plus que mon honneur, et Jésus par-dessus tous, plus qu’eux tous, et eux tous à cause de Lui[54] ! »

Une autre fois, après un commentaire que venait de faire le Père directeur de la Petite-Œuvre du passage de nos Constitutions qui traite de l’affection mutuelle, le Frère écrit : « Je me suis senti enflammé d’un amour presque sans bornes pour tous mes Pères et Frères. Il me semble que, sans hésiter une seconde, je leur sacrifierais de grand cœur tout ce que j’ai de plus cher. Oh ! oui, je les aime bien, tous et chacun en particulier. Je sens toute l’affection que leur porte le Cœur de Jésus… Je ne veux jamais leur faire la moindre peine… Je veux leur faire plaisir toujours… Le Sacré Cœur m’a fait la grâce de bien comprendre que je suis ici par un miracle de sa bonté. J’aurais dû être chassé cent fois. Et on me souffre, on me supporte, on a soin de moi, on prie pour moi, on me respecte ! mon Dieu, quand je n’aurais pas d’autre preuve de la vertu de mes frères, celle-là me suffirait[55] . »

Chacun pouvait compter sur lui pleinement. Chacun même pouvait se croire l’ami préféré. Et lui, il aurait pu dire comme cet abbé espagnol du huitième siècle : « Je n’ai laissé qu’un frère dans le monde, et combien n’en ai-je pas retrouvé dans le cloître[56]! »

Il avait des prédilections, cependant, et des intimitiés profondes.

Certes, les sages ont raison : la matière est délicate, le sentier glissant, l’illusion facile et combien périlleuse ! A tout prix, il faut sauvegarder le détachement du religieux, la mortification du cœur et la charité commune. Mais, théoriquement, ne condamnez pas toute affection privilégiée : vous n’en avez pas le droit ; ou bien arrachez du saint Évangile la page radieuse des amitiés de Jésus. De lire dans les notes du frère Stanislas-Henry Verjus les effusions de son âme aimante, c’est un charme. On y contemple d’un regard ravi la céleste alliance de l’affection la plus vive, de la pureté la plus sévère et de l’universelle charité. L’axe de son cœur ardent, c’est Dieu. Nous avons trouvé dans les papiers du Frère de beaux fragments sur l’amitié. Il les avait notés au courant de ses lectures, parce qu’ils répondaient bien à ses propres sentiments. On y voit, côte à côte, pour la doctrine : saint François de Sales et Mgr Gay ; pour la doctrine encore et tout à la fois pour l’exemple : saint Augustin et son cher Nébridius, saint Grégoire de Nazianze et saint Basile de Césarée, saint Pierre Claver et saint Alphonse Rodriguez, l’abbé de Cheverus et l’abbé Legris-Duval, le P. Lacordaire et l’abbé Perreyve.

« Le cœur de l’homme, surtout du jeune homme, écrit-il, ne peut pas plus vivre sans affection que l’œil sans lumière. »

A l’un de ses confrères qui disait devant lui, absolument, que l’amitié est amollissante, il riposta par de tendres paroles du P. de Ravignan où éclate la volonté la plus virile. Et il ajoutait : « Qu’y a-t-il de plus fort que l’amour, le vrai amour ? Est-ce que la dévotion au Cœur de Jésus a tué la volonté ? »

Est-il nécessaire de l’ajouter ? Notre religieux, toujours prêt à tout immoler au Cœur de Jésus, n’avait point dérobé au contrôle de l’obéissance les battements de son cœur. De là, dans une paix profonde, le vol tranquille et doux de son âme. De là, sa joie habituelle ; la joie, dont saint Thomas nous dit qu’elle est l’harmonie de toutes nos puissances avec la volonté de Dieu.

« Jésus a laissé pour moi percer son Cœur, écrit encore le Frère. Jésus, moi aussi, je veux, pour vous, souffrir en mon cœur. Je suis prêt à vous sacrifier toutes mes affections… toutes. Je ne veux rien garder. Je veux vous donner, comme vous l’avez fait pour moi, jusqu’à la dernière goutte du sang de mon cœur[57]. » L’amitié, telle qu’il la comprenait et la pratiquait, n’avait rien d’éphémère. Il était fidèle à ses amis. Si l’amitié n’est pas éternelle, elle n’est pas vraie. Écoutons-le : « Au Paradis, nous serons ensemble, oui, ensemble, près de Dieu ; et alors combien plus nous nous aimerons !… Mais, peut-être se trouvera-t-il quelqu’un pour essayer de refouler tous ces sentiments d’une âme aimante, en vous adressant ce reproche : « Quoi ! relever votre courage et vous exciter à soutenir généreusement les combats de ce monde, en partie par l’espoir de vous reposer au ciel sur le cœur de ceux que vous aimez, n’est-ce pas une manifeste et grossière imperfection ? » Répondez, avec saint François Xavier, que « les plus grands saints furent sensibles à cette espérance, comme vous et plus que vous, et qu’ils désirèrent jouir dans l’éternité des chastes embrassements de leurs amis ».

Le frère Verjus réalisait au pied de la lettre ce beau mot de Bossuet : « L’amitié est une liaison particulière pour s’aider à jouir de Dieu ; et toute autre amitié est vaine. »

Nous avons déjà parlé de ses relations avec le frère Mayer. Il nous reste, pour nous en tenir aux morts, à dire un mot de son intimité avec un enfant de la Petite-Œuvre, à peu près de son âge. Nous empiéterons un peu sur les événements ; mais ce sera épuiser le sujet.

Né, en 1863, à Gannat, dans l’Allier, Jules Mégret fut élevé à Moulins. Dès sa toute petite enfance, il sentit l’attrait de l’autel. Il n’avait pas quatre ans qu’il essayait de reproduire à la maison les cérémonies de la cathédrale. A sept ans, nous le trouvons à la Maîtrise, grave, recueilli, studieux, mais déjà maladif. Au Bon-Pasteur, chaque matin, il sert la messe de M. l’abbé Gibert, vicaire général de Mgr de Dreux-Brezé ; parfois même celle du seigneur-évêque. Au Carmel, pour une prise d’habit, on l’a vu, dès ce temps-là, à l’harmonium, qu’il touchait délicatement. Il chantait aussi et fort bien. Sa voix de soprano était douce, expressive, pieuse. De sa conscience, nous ne disons rien sinon qu’elle était exquise. Pendant ses vacances qu’il passait à Paris, on voulut le conduire au théâtre. L’enfant qui n’avait pas encore fait sa première communion, comprit que ce n’était point sa place. Très pur il se garda pour le Dieu de ses douze ans.

L’un des secrétaires de l’évêché, plus tard grand vicaire, remarqua cet adolescent frêle, pâle, distingué, et il le conduisit à la Petite-Œuvre de Chezal-Benoît. Jules fut bientôt, parmi ses condisciples, hors de pair pour la finesse et la souplesse de son esprit.

Le regard clairvoyant du frère Verjus pénétra jusqu’à l’âme : elle lui parut radieuse et il l’aima. Ainsi devaient être, pensait-il, Henri Perreyve[58] , ce ravissant modèle de la jeunesse cléricale, et Paul Seigneret, le martyr de la Commune[59].

Le frère Verjus est professeur d’une petite classe. Jules est élève de rhétorique. A trois ans près, ils sont du même âge, et leurs aspirations montent d’un même vol vers tout ce qui est beau, noble, généreux et saint. Les deux amis se plaisent ensemble ; mais, pour être à l’abri de toute illusion, ils ne se voient qu’avec. une permission du supérieur chaque fois renouvelée. Que si le Révérend Père, en vue d’un détachement plus complet, conseille au frère Verjus des rapports moins fréquents : « Je ferai de mon mieux…, ne tenant aucun compte de la nature et de ses exigences… Heureux d’être ensemble, nous serons aussi heureux d’être séparés[60]. »

Ce n’était point, certes, pour de banales conversations qu’ils se recherchaient, et moins encore pour des fadeurs et des fadaises, mais pour de fraternelles admonitions où l’on se disait la vérité crûment, et où l’on s’enflammait des saints désirs de la perfection religieuse.

« Oh ! que le Cœur de Jésus, écrivait le frère Verjus, me fait là une grande grâce ! Mon Dieu, si nous nous aimions tous ainsi !... »

« Que de beautés, que de douceurs célestes, que d’harmonies divines dans la sainte amitié !…. Oui, je crois que l’âme de Jules a été prédestinée par la miséricorde de Dieu à soutenir ma pauvre âme chancelante… Je veux m’en ouvrir à mon directeur… Je crois que cette chère âme me portera au Sacré Cœur tout droit… Quel bonheur de s’aimer comme au ciel[61] ! »

Et encore, ce mot candide tout à la fois et viril : « Mon Dieu, si vous ne voulez pas que je l’aime, ôtez-lui les traits de ressemblance qu’il a avec vous. Ô mon Jésus, c’est vous que j’aime en lui. Si cependant vous m’appelez à un amour plus parfait, frappez, coupez, tranchez[62] ! »

N’est-il pas vrai que Montalembert aurait pu ajouter une page à l’admirable chapitre de ses « Moines » : De l’amitié dans le cloître ?

Ces âmes idéales ne sont point faites pour traîner longtemps le poids de leur corps. Il tardait à Jules de s’en aller. Littéralement il avait la nostalgie du ciel[63]. Écoutez ce fragment d’une pièce de vers qu’il intitulait les Joies du Paradis :

Mon cœur veut s’abreuver aux sources de la vie.

Mon âme de mon corps veut briser les liens.

Elle veut s’élancer au sein de la patrie,

Loin des plaisirs qui ne sont pas les siens.

Il entend la voix de sa pauvre mère qui le voudrait retenir près d’elle :

Tu n’es, ô mon enfant, qu’au printemps de ton âge ;

Ta vie est une fleur qui vient de s’entr’ouvrir.

Reste près de ta mère à l’abri de l’orage.

Pourquoi veux-tu sitôt partir ?

Mais lui entrevoit les splendeurs et les allégresses du Paradis :

Mère chérie, adieu ! Le Seigneur me réclame…

Il fait si bon au ciel : ne me retenez pas !

Oh ! oui, je veux partir… Adieu, mère chérie !

Vous me suivrez bientôt dans la cité des saints,

Et là nous chanterons, et Jésus, et Marie,

En nous mêlant aux séraphins !…

Manifestement, la lame, comme dit le peuple dans sa langue imagée, usait le fourreau ; l’âme dévorait le corps. Les progrès du mal ne pouvaient échapper au regard du frère Verjus :

« Jules tombe malade. Ô mon Dieu, venez à notre secours ! Vous savez mes pactes, Seigneur, frappez sur moi. Je chercherai un moyen de conserver ce trésor à notre Société. Cher Jules, je vous aime beaucoup ; ne m’accusez pas de vouloir retarder votre bonheur. Je comprends vos désirs ; mais j’aime mieux encore la gloire du Sacré Cœur, les âmes, notre chère Société qui a besoin de vous. C’est pour eux que je veux vous conserver, au prix de ma vie, s’il le faut[64] ! »

Un mois plus tard :

« Jules souffre beaucoup. J’estime trop la souffrance pour regretter que ce cher Frère en soit gratifié ; mais, mon Jésus, épargnez sa santé, je vous en prie. Faites-moi souffrira sa place. Envoyez-moi sa maladie… Donnez-lui la force de bien souffrir. Faites qu’il vous aime de plus en plus et que de plus en plus il vous ressemble[65]. »

Les supérieurs, dans l’espoir peut-être que le changement d’air ferait du bien au malade, l’envoient, avant la fin de sa rhétorique, au noviciat. Les adieux des deux amis furent touchants[66] . On renouvela tous les pactes. On multiplia les promesses d’union dans le Cœur de Jésus. On s’offrit comme victimes à Notre-Seigneur pour l’entière observation des règles par tous et la réparation des fautes qui se commettent dans l’Institut. On évangélisera par la prière, puisqu’on ne peut le faire encore par l’action, les pays infidèles. Décidément, et de tout cœur, on se mettra à être des saints. Le frère Verjus veut baiser les pieds du cher postulant ; mais Jules tombe à ses genoux… On s’embrasse, et adieu ! Ils ne se reverront plus.

Après quelques journées de noviciat, Jules écrivit à son ami pour lui recommander ses chers sauvages. En ce moment, par la prière, il « évangélisait » les Philippines. Après la lecture de cette lettre le frère Verjus écrivit dans son Journal :

« Faites, ô mon Dieu, que je sois un jour martyr de votre divin Cœur, mais martyr ignoré, méprisé. Oui. ô mon Dieu, je serai content de tout. Disposez de moi, comme il vous plaira ; mais s’il m’était permis de former un vœu sur ma mort, je vous la demanderais cruelle, ignorée, cachée, méprisée, inconnue à jamais, et, pour cela, pleine de mérites devant votre miséricorde[67]. » Que le lecteur veuille bien se souvenir de cette prière : durant toute sa vie, le cher Missionnaire n’en fera point d’autre. Eumdem sermonem dicens[68].

Le frère Jules Mégret, semblable à ces oiseaux frileux qui volent à tire-d’aile vers les plages ensoleillées, ne fit que passer au noviciat, puis traverser la mort, le 30 mars 1881, et il entra dans la chaude lumière de l’éternité. Il n’avait pas dix-huit ans.

IV

Revenons sur nos pas.

Six mois d’études à Saint-Gérand, puis une année à Issoudun suivirent la profession religieuse. Pendant ce temps-là les nouveaux profès reprirent leurs études littéraires que la maladie et le noviciat avaient interrompues. Le frère Verjus se remit au travail avec ardeur, on peut même dire avec impétuosité, et aussi avec un esprit plus mûr. Sans éclat, mais solidement, il apprit ce que ses maîtres lui enseignèrent.

« Les classes commencent, écrit-il. Je ne veux pas perdre une minute. Je veux travailler à outrance, travailler jusqu’à extinction de forces. Je prends pour patrons de mes études Notre-Dame du Sacré-Cœur et saint Stanislas. Mon bon ange m’expliquera ce que je ne comprendrai pas. Notre-Dame m’ouvrira l’intelligence et saint Stanislas m’obtiendra une excellente mémoire… J’étudierai avec humilité, résignation, ardeur[69]. »

Bientôt quelques-uns de ses condisciples furent envoyés au scolasticat de Rome. Il les eût accompagnés volontiers. Il les rejoindra plus tard.

« Les Frères*** vont à Rome. Mon Jésus, je vous remercie de renverser ainsi tous mes désirs. Vous voulez m’apprendre à ne rien désirer. Merci. Fiat ! Faites que je sois méprisé, inconnu[70]. »

Le lendemain il écrit :

« Le désir de travailler augmente en moi. Il faut que je sois un saint et un savant[71]. Tous les jours je ferai un acte de vertu et une prière à Notre-Dame pour obtenir la vraie éloquence et la vraie science[72]. »

Le pieux étudiant, malgré son courage et sa persévérance, malgré les notes volumineuses qu’il amasse tous les jours, ne deviendra jamais ce qu’on appelle un savant ; jamais il ne sera versé profondément dans les matières qui sont d’érudition, de science ou de littérature ; mais, de tout il aura des clartés, et, s’il avait vécu dans le monde, en quelque milieu que ce fût, il eût fait, comme on dit, figure. Il deviendra un saint. Jamais l’ardeur à l’étude ne sera au détriment de la ferveur spirituelle. Prouvons-le en lisant son Journal d’âme.

« La créature qui m’aidera le plus (à me sanctifier) sera mon Livre des Constitutions… Par conséquent lecture attentive et assidue… Les deux premiers chapitres sont pleins d’enseignements, et magnifiques. — Observation exacte et rigoureuse de l’esprit et de la lettre de mes saintes Règles[73]. »

Il y reviendra souvent :

« Je veux connaître et posséder à fond ce saint livre. À elle seule, la science de nos Règles peut me sauver. Je mettrai tout en œuvre pour savoir mes Constitutions. Ce livre sera pour moi, après la Bible, le Livre des livres et la première source de ma science spirituelle[74]. » — « Se faire indifférent… Pas plus la vie que la mort. Mon Jésus, je ne désire aucun genre de mort particulier. Si votre gloire n’y est pas intéressée, je ne veux pas être martyr. C’est le plus grand sacrifice que je puisse faire, ô mon Jésus, vous le savez. Mais, si votre gloire le demande, prenez-moi, faites-moi martyr[75]. » — « Ô mon Dieu, pardon ! Ayez pitié d’un pauvre misérable qui vous doit tout, qui vous a, malgré cela, offensé ; mais qui désire vous aimer, et qui souhaite, comme la plus grande des grâces, souffrir, vivre et mourir pour vous !» — « J’ai fait une bonne méditation. J’ai supplié le Sacré Cœur de m’accepter à son service pour que je puisse lui donner des marques de mon repentir et de mon amour. Je lui ai promis de ne plus déserter et de mourir pour lui. » — « Ô Jésus, souffrir, aimer et mourir ! » — « Il me semble que l’estime des créatures me tourmente de temps en temps. Il faut absolument extirper de mon cœur cette mauvaise racine. » — « … Je me mets en présence de mon Jésus crucifié : mon Dieu, je déclare ne tenir plus à aucune créature, à aucun projet, à aucune affection. Je m’en remets entièrement à vous. Je veux vénérer, aimer, estimer mes supérieurs et tous mes frères, et ne rechercher que votre approbation, ô mon Jésus. Puissé-je avoir à vous prouver par des actes que ma résolution est sincère ! Mais, que dis-je ? Vous voyez mon cœur. Vous savez que je désire vous aimer jusqu’au martyre le plus cruel, et surtout jusqu’au sacrifice de ma volonté et de tout moi-même dans les petites choses. Ô mon Jésus, je désire par là vous préparer pour Noël un lieu de doux repos en mon pauvre cœur. Je le veux, ô mon Dieu, par mon travail assidu, me résignant à n’avoir aucun succès, si cela vous plaît. Je le veux par ma piété et ma vie intérieure. Je vous renouvelle tous mes vœux et tous mes pactes. Recevez-les avec la promesse, autant que je puis la tenir, de faire toujours le plus parfait. » — « Hélas ! que je suis faible ! J’ai encore manqué à ma résolution. Ô mon Sauveur, délivrez-moi ! Je veux être un saint. Ô Marie ! ô Mère ! ô Mère ! ayez pitié de votre pauvre Stanislas[76] ! » — « Aujourd’hui je me suis mortifié à mon aise. Je n’ai cependant pas assez de courage. Ah ! que je voudrais donc avoir quelqu’un pour me martyriser continuellement[77] ! »

En mai 1879, il souffre d’un mal de gorge qui menace de dégénérer en bronchite. Il écrit avec une naïveté charmante  :

« O mon Jésus, vous savez bien que j’ai besoin d’une bonne poitrine pour vous prêcher et pour être martyr. Je veux vous sacrifier mon corps tout entier, mais un corps qui soit sain. O mon Jésus, quand viendra ce jour béni ? »

En ce temps-là, l’évangélisation des îles Aukland fut offerte aux Missionnaires du Sacré-Cœur. Vite le frère Verjus se propose pour le premier départ. « O bonheur ! Merci, mon Jésus ! J’ai parlé au T. R. P. Supérieur général : il a bien accueilli mes désirs. Il m’a promis que je serais de la première colonie !... Oh ! quand viendra le jour où je verrai couler mon sang, pour témoigner de la divinité de Jésus[78] ! »

Après de tels élans vers l’apostolat, vers la souffrance et le martyre, ce jeune religieux de dix-neuf ans a-t-il besoin de nous dire : « Je me sens porté vers Dieu avec une force insolite<ref>14 juin 1879./<ref> » ?

Au mois de juin de la même année, le 17, il est auprès du lit de mort d’un Missionnaire du Sacré-Cœur.

« Notre cher P. Georgelin, écrit-il, est malade. J’ai eu le bonheur d’être désigné pour aller le veiller. Il m’a bien édifié. Quelle vie pleine ! Quelle patience dans les souffrances ! Quelle sainte obéissance ! O mon Jésus, je suis heureux que vous ayez de tels serviteurs. Il m’a promis de prier pour moi. Je veux lui demander sa bénédiction avant sa mort qui arrivera peut-être cette nuit. »

Puisque nous rencontrons sur notre route ce vénérable religieux, qui fut secrétaire général de notre Institut, disons un mot de sa vie et un de sa mort.

C’était un Breton de Saint-Brieuc, où il naquit en 1810. Fils d’un chef d'institution, Paulin commença le latin à sept ans ; à onze ans, il corrigeait les devoirs de ses condisciples plus jeunes ; à douze ans, il faisait expliquer les auteurs de septième et de sixième ; à treize ans, son père lui confiait une division. Le père meurt. Paulin n’a que seize ans et demi. La ville de Quintin l’autorise à continuer son professorat. L’année suivante, il passe ses examens à Rennes excellemment, et le voilà chef d’institution à la place de son père. Il le fut huit ans. Son petit frère Adrien l’aidait, comme il avait lui-même aidé son père. Cet enfant était, comme son aîné, et plus encore peut-être d’une précocité merveilleuse. A huit ans, il ne faisait plus de faute d’orthographe et corrigeait les devoirs d’élèves qui avaient quinze ans. Il mourut à huit ans et demi. Paulin, désolé, ne put se faire à l’idée de rester seul à la tête de l’institution paternelle. Il entre dans l’Université. Il y passe cinq ans. Un Père jésuite lui révèle sa vocation. Tout en professant au collège de Vannes, il suit brillamment les cours du grand séminaire. Prêtre, il est nommé aumônier du collège où il était professeur. Trois ans après, en 1841, nous le trouvons à la tête du collège d’Ancenis, qu’en peu de temps il a relevé de ses ruines.

M. l’abbé Georgelin aspirait à la vie religieuse et aux Missions étrangères. La vénérable Mme d’Houet, fondatrice des Fidèles Compagnes de Jésus, lui fait espérer la direction spirituelle d’une maison qu’elle songeait à fonder en Amérique. En attendant, il accepte d’abord l’aumônerie du pensionnat de Carouge, en Suisse, où, pour servant de messe, il eut un futur évêque, un cardinal de la sainte Église, Gaspard Mermillod ; puis celle du pensionnat de la rue de la Santé à Paris. Il était là depuis quinze ans, lorsqu’en 1865, il vint à Issoudun faire une retraite. Le voilà Missionnaire du Sacré-Cœur. Il redevient, malgré ses cinquante-cinq ans, professeur de rhétorique, ensuite de philosophie, au collège de Chezal-Benoît. Prêté, en 1869 à l’archiprêtre de Tournus, pour la direction d’une école, il y reste jusqu’au moment de l’invasion garibaldienne. Alors il s’enfuit à Carouge, chez les Fidèles Compagnes, où son ancien enfant de chœur, l’évoque d’Hébron, vicaire apostolique de Genève, lui fit fête. Après la guerre, l’ancien chef d’institution, l’ancien principal de collège, accepte volontiers l’humble titre de vicaire à la paroisse de Saint-Cyr d’Issoudun, desservie par les Missionnaires du Sacré-Cœur. Ce devait être là le dernier poste de ce vénérable prêtre. Il s’y consuma lentement, pieusement, toujours modeste, toujours aimable, de cette amabilité qui est le sourire des âmes charitables. Il mourut dans l’octave du Sacré-Cœur, le jour même de sa fête, qui était aussi celui de sa naissance[79].

« Ce matin écrit le frère Verjus, à 9 heures 10 minutes, notre cher et vénéré P. Georgelin a rendu sa belle âme à Dieu. Il est mort à la peine. Il est tombé dans le Sacré Cœur. Que le Sacré Cœur soit béni de tout !.. Je suis allé prier devant sa dépouille mortelle. J’y suis resté une heure et demie, j’y ai fait une excellente méditation qui m’a confirmé dans mes résolutions du mépris du monde et de l’estime des âmes… Je veux, comme le P. Georgelin, travailler, vivre et mourir pour le Cœur de Jésus, »

Tout en faisant ses études, le Frère est employé, trois quarts d’heure par jour, au Bureau de l’Archiconfrérie de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Il est le secrétaire de la sainte Vierge ; quel honnneur ! Il écrira souvent aux zélateurs et aux zélatrices en faveur de l’Ecole apostolique ; quelle joie ! Aussi bien lisons-nous dans son Journal : « Je remercie le Cœur de Jésus de ce qu’il m’a donné cette obédience. Je veux en profiter pour faire le plus de bien possible à ma chère Petite-Œuvre, pour qui je voudrais mourir[80]. »

En attendant, il vivra pour elle. Au mois d’octobre 1879, nous le trouvons professeur à Chezal-Benoît.



V

RETOUR A CHEZAL-BENOIT

UNE ANNÉE DE PROFESSORAT

I

Ce fut une joie débordante que le retour au berceau de la Petite-Œuvre. L’heureux Frère écrit dans son Journal : « chère Petite-Œuvre, tu vas donc abriter encore quelques années ton pauvre enfant ! Je veux faire tout mon possible pour te témoigner toute ma reconnaissance[81]. »

Quelques jours plus tard, en style pittoresque, il raconte à son frère son bonheur : « Laissez-moi d’abord vous annoncer une grande nouvelle ! — Holà ! dites-vous, cela promet. Que va-t-il en sortir ? — Eh bien, oui, une grande nouvelle… Le 1er octobre, j’étais en récréation, à Issoudun, avec tout le monde, lorsqu’on vint me dire : Il faut partir pour Chezal-Benoît. En une heure, je fais mon paquet, mes adieux, et je monte en voiture. Averti à une heure et demie, à trois heures j’étais en route. — Voilà, mon bien-aimé frère, la vie du Missionnaire. Il ne doit s’attacher nulle part et partir au premier signal, sans attendre au lendemain… Vous croyez peut-être que cela nous fait de la peine ?… Mais, nous sommes les plus heureux des hommes, et si notre cœur souffre, nous lui imposons silence, et nous chantons : Aimé soit partout le Sacré Cœur de Jésus !… Vous voyez que je ne suis pas triste[82]. »

En arrivant, il est allé demander à Notre-Seigneur la grâce de ne pas commettre un seul péché pendant son séjour à la Petite-Œuvre. Il lui demande aussi d’ouvrir son intelligence et de « brider » son cœur. Il lui demande surtout de ne jamais scandaliser un seul de ces petits dont les anges voient la face du Père céleste et de leur faire du bien, un bien immense. « Une grande joie intérieure, calme et sereine, qui n’est pas de la terre », lui a fait comprendre qu’il est exaucé... Il a salué les anges gardiens de la Petite-Œuvre, ceux des enfants, ceux du Tabernacle, et le voilà, radieux, au poste du dévouement[83].

Il ne lui fallut pas longtemps pour s’habituer. « La Petite-Œuvre, dit-il, c’est chez moi[84]. »

Il est chargé de la sixième. Il a six élèves. Il leur fera passer une année heureuse dans le travail et dans la prière. Il invoque souvent la Vierge, qui a élevé le divin Enfant Jésus. « O bonne Mère, aidez-moi. Ne regardez pas l’instrument, mais les apôtres que l’on pourrait faire avec ces chères petites âmes innocentes[85]. »

Un tel maître fera du bien à ses élèves ; mais les élèves eux-mêmes sanctifieront leur professeur.

« Il y a ici de saints enfants. Je veux être à leur égard plein de respect et de vénération, sans qu’ils s’en aperçoivent. Je veux profiter de leurs exemples et m’efforcer de les imiter. Qu’ils me feront de bien ! J’en suis heureux plus que je ne puis dire.

« Cette année scolaire m’apparaît pleine de joies et de profits spirituels. Peut-être le Sacré Cœur me réserve-t-il une grande peine en compensation. Fiat, ô mon Dieu ! Dans la peine comme dans la joie, je chanterai vos louanges et je vous ferai aimer des jeunes cœurs que vous me confiez[86]. »

II

On dit, — hélas ! comment pourrait-on le nier ? — qu’il y a des écoles où les écoliers n’ont rien de la jeunesse.

Vieillards de quinze ans, de vingt ans, ils sont desséchés avant d’avoir fleuri. Pas de fraîcheur donc, ni de sève, ni de parfums. Pervertis par des conversations malsaines et des lectures troublantes, énervés par ce que le P. Gratry appelle l’ « abus du feu[87] », les jouissances maudites, saturés sans être assouvis, ils ne connaissent ni les beaux élans de l’âme, ni les illusions généreuses, ni l’admiration, ni l’affection, pas plus le respect que la joie. Plongés déjà dans je ne sais quelle nonchalance morne et railleuse, ils n’attendent rien de la vie ; ils ne croient ni à la vérité, ni à la beauté, ni à la vertu. Les plus belles langues du monde, qu’est-ce que cela pour eux ? Ne leur parlez ni d’éloquence, ni d’art, ni de poésie : ils ne comprendraient pas et riraient de vous peut-être. Que dis-je ? Le spectacle des actions les plus héroïques les lasse et les dégoûte. Là où d’autres tressaillent et s’enthousiasment, ils ne savent que hausser les épaules et ricaner : ils sont blasés, et ils s’en vantent ; ce qui revient à dire qu’ils n’ont plus de cœur ; déjà ils sont morts.

Il en va autrement, grâce à Dieu, dans nos maisons d’éducation chrétienne, en particulier dans les petits séminaires et plus encore peut-être dans les écoles apostoliques. Non pas que l’idéal y soit toujours réalisé. Là, comme ailleurs, l’enfant porte dans ses flancs le feu des mauvaises concupiscences ; mais, plus qu’ailleurs, il lutte, et, grâce à la prière, grâce à l’Eucharistie, il est habituellement vainqueur. « Je commence à connaître les âmes, écrivait le frère Verjus. Oh ! quel trésor qu’une belle âme ! Quels idéals, ô mon Dieu, vous me présentez tous les jours (dans ces enfants) de votre pureté, de votre bonté, de votre douceur !… Que vous devez être beau, si votre ombre est si belle[88] ! » Et tout entier et à plein cœur, il se donnait à leur sanctification. Vraiment, ce jeune éducateur de dix-neuf ans était, devant une âme, comparable à un artiste en présence du bloc de marbre d’où jaillira, il l’espère du moins, un chef-d’œuvre. On voit dans ses notes que tel enfant le faisait trembler d’angoisse et tel autre, au pied de la lettre, vibrer d’espérance.

« Comme il aimait ses élèves, nous écrit le Père directeur, et comme ses élèves l’aimaient ! Non seulement il voulait leur apprendre du latin, de l’histoire et de la géographie ; mais il les préparait vraiment à leur vocation religieuse. Il leur parlait, de la manière la plus vive et la plus pénétrante, de la très sainte Vierge, du Sacré Cœur, du sacerdoce, et surtout de l’apostolat chez les sauvages. Quand en classe on avait été sage, et qu’à la fin il restait un peu de temps libre : « Les Missions ! disaient les enfants. Parlez-nous des Missions ! » Et il les captivait, il les séduisait. Plusieurs, dès ce temps-là, se sont dit comme lui : Et moi aussi, je serai Missionnaire ! Quelques-uns ont marché sur ses traces ; d’autres n’attendent qu’une parole autorisée pour aller là-bas continuer son sillon. »

L’un de ses grands bonheurs était de faire prier les enfants et de prier avec eux. Les enfants ont entre les mains, il le savait, le réservoir des rosées célestes. Volontiers même, il eût dit avec le poète :

Petits enfants à tête blonde,
Vous, dont l’âme est un encensoir,
Priez ! La prière est féconde.
Un enfant peut sauver le monde,
En joignant ses mains chaque soir[89].

Il ne faudrait pas croire, — nous n’hésitons pas à le dire, la première loi de l’histoire étant la sincérité, — il ne faudrait pas croire que la manière de faire du jeune religieux ralliât tous les suffrages. On lui reprochait trop de familiarité avec les élèves, trop d’enjouement, voire même de la faiblesse. Joyeusement, avec saint Philippe de Néri, il eût pu répondre aux chagrins et aux moroses : « Laissez-les gronder tant qu’ils voudront. Pour vous, amusez-vous bien ; soyez gais dans le Seigneur Jésus. » Ou encore, avec le même apôtre de la jeunesse : « Pourvu que mes enfants ne fassent point de péchés, je les laisserais me fendre des bûches sur le dos. » Il ne répondait rien. Il se contentait d’écrire dans son Journal : « … Le système de froideur et de crainte qu’on me conseille de tous côtés ne me paraît pas propre à faire des Missionnaires du Sacré-Cœur… Cependant, je ferai des efforts, car ce n’est pas de moi qu’il s’agit, mais de l’autorité[90]. »

La plus unie des familles religieuses et la plus aimante est une société d’hommes, c’est-à-dire de fils d’Adam, et, s’il y a dans la vie des joies profondes, il faut bien qu’on y trouve aussi de quoi souffrir. Plus d’un voulait diriger le Frère, qui n’avait pas mission pour cela. En plusieurs rencontres même, il fut contrecarré ; on le surveillait, on l’épiait. Il avait trop d’influence, disait-on, sur les enfants. D’où pouvait venir cette avidité non pas seulement de sa parole, de ses conseils, — les conseils d’un éducateur qui n’avait pas vingt ans ! — mais de sa personne ? Le secret de cette influence était dans l’âme du jeune maître, et là seulement. C’est du bon trésor de son cœur que jaillissait cette parole convaincante, entraînante, cette admiration contagieuse pour le beau et cet enthousiasme du bien auxquels ne résiste pas la jeunesse. Le frère Verjus aimait ses élèves, voilà pourquoi ses élèves l’aimaient, et voilà pourquoi, malgré son inexpérience, il leur a fait tant de bien.

Nous l’avons dit, les critiques ne lui manquaient pas. Il en a souffert. « On veut me diriger dans ma charge. Il me semble que ce serait faiblesse de me laisser faire. Sans blesser la charité, j’essaierai de ne dépendre que de mes supérieurs, à qui je veux être soumis plus que personne[91]. »

Cette juste indépendance lui attira bien des critiques : « O mon Dieu, quand donc pourrai-je faire le bien ouvertement ?… Eh quoi ! moi, pauvre petit mendiant que l’on garde par charité, je serai un objet de contradiction pour des hommes si savants, si avancés dans les lois spirituelles, qui disent la sainte messe tous les jours ! Je ne puis supporter cette idée ; aussi, me contentant d’en souffrir, je n’en parlerai plus à personne. Je suis méprisé, tant mieux ! Je surabonde de joie au milieu de ces premières épreuves qui sont mes premiers désenchantements[92]. »

Pourtant, il lui est arrivé de se plaindre à un confrère ami, quelquefois ; mais, comme il s’en repentait vite ! et quel ferme propos de ne plus pécher par la langue ! Lisez ce billet :

Mon bien cher Frère,

Je suis tout honteux et confus de la peine que je vous ai faite ce soir en promenade. Vous aviez droit à coup sûr de vous attendre à autre chose qu’à des propos aigres et peu charitables contre mes frères… Pardon, mon bien cher Frère !… Voyez ma faiblesse… Ayez pitié de moi…, mais de la bonne manière, en priant, et en me reprenant avec l’aisance d’un frère bien-aimé, car vous l’êtes pour moi. Pardon !… Je vous promets de me convertir sous ce rapport.

Maintenant, malgré ma faute, je dormirai tranquille. Assurez-moi que vous m’avez pardonné, aidez-moi et parlez-moi souvent comme ce soir.

Merci, de tout cœur, de tout le bien que vous me faites, et encore une fois, pardon !…

Tout vôtre dans le Sacré Cœur,

FR. ST.-H. VERJUS,
Miss, du S.-C.

Pardonnez… le quart d’heure est passé ; mais je n’aurais pu dormir ! En maintes occasions et par suite sinon de faux rapports, du moins d’exagérations, il fut grondé. D’un mot il aurait pu se justifier : à l’exemple de Notre-Seigneur, il garda le silence[93]. Un jour, les reproches tombèrent de haut, et la blessure fut profonde. « Ah ! si l’on pouvait voir mon cœur !… Je le céderai forcément à tous en science et en vertu ; mais en affection et en respect et en vénération pour tous mes supérieurs, je veux être le premier[94]. » Il le fut toujours.

III

Le don, si précieux et si rare, de parler aux enfants et de leur révéler l’Idéal, la Beauté, la Bonté, le Sacrifice, le Sacré Cœur, Notre Seigneur Jésus-Christ, la très sainte Vierge, le frère Verjus l’avait à un rare degré. « Il me semble, disait-il, que je parlerais des jours entiers, sans tarir, sur des sujets de piété. » Et lui, d’ordinaire si modeste, si défiant de lui-même, ajoutait : « Je crois sentir en moi quelque chose de ce qui bouillonne chez Bossuet. Pourquoi n’arriverais-je pas, moi aussi ? Le bras de Dieu ne s’est pas rétréci : il se servira de moi pour montrer qu’il veut tout faire[95]. »

Le goût des livres sérieux l’a pris : il lit et relit le magistral ouvrage de l’abbé Dupanloup sur l’Éducation ; les Sources du P. Gratry lui révèlent tout un monde. Il comprend que l’idée de la science comparée est en soi une grande idée. Elle n’appartient pas au P. Gratry, encore bien qu’il l’ait mise en un plus puissant relief que personne ; elle est de Leibniz, de saint Thomas, de saint Augustin, de tous les maîtres. Qui pourrait nier la force et la splendeur que donnerait à une intelligence la concentration de toutes les sciences spéciales ? Quel service rendrait à la Vérité, à l’Église, à Dieu, un homme qui serait non pas seulement un mathématicien, non pas seulement un physiologiste, mais, au moins dans une large mesure, littérateur, philosophe et théologien ? Isoler chaque branche de la science des autres branches et du tronc qui les porte, n’est-ce pas les priver de la sève ? n’est-ce pas les appauvrir, les dessécher, sinon les tuer ? Cette parole de Leibniz est fameuse : « Il y a de l’harmonie, de la métaphysique, de la géométrie, de la morale partout. » Rien n’est plus vrai. Or, le frère Verjus, abandonné à lui-même, sans le secours d’aucun maître, l’a compris : « Je sens, dit-il, la nécessité de cultiver mon esprit dans tous les sens… Le petit livre du P. Gratry, un passage de Mgr Dupanloup et un de Daguesseau m’ont ranimé pour les hautes, belles et sérieuses études. Les sciences pratiques sont bien attachantes quand elles sont étudiées en vue d’être utile à mes chers sauvages. Mais la Philosophie, mais la Théologie, mais l’Histoire, l’Écriture sainte, le Beau, la Littérature ! O mon Dieu, élargissez mon cœur et mon esprit et purifiez-les de tout ce qui n’est pas vous !... Mon Jésus, aidez-moi, éclairez-moi, soyez mon docteur en tout[96]. »

Il a l’instinct qu’en matière intellectuelle et scientifique, le clergé doit être non pas à la suite mais à la tête de son pays. Là est notre devoir primordial, à nous prêtres, de défendre la vérité et d’étendre son règne. Depuis trop longtemps, on nous accuse — et non pas toujours sans raison — de nous tenir en dehors du mouvement contemporain, et cette accusation grave est une entrave à l’efficacité de notre ministère. Au reste, le plus souvent, toute faiblesse intellectuelle, tout déclin dans la lumière est un déclin dans la vertu. Labia sacerdotis custodient scientiam[97]. Il faut que cette parole des Saintes Lettres devienne pour le frère Verjus une réalité éclatante. Plus que jamais il a faim et soif d’apprendre. Il appelle Dieu à son secours, il le presse, il le conjure, il le supplie de lui ouvrir l’intelligence.

« Quel abîme que la science ! Je me prends quelquefois à désirer la mort pour jouir de la vue éternelle de la Vérité. Qu’ils sont heureux ceux qui voient déjà[98] ! »

Ce cri d’âme de notre jeune Frère nous rappelle cette belle parole de saint Augustin : « C’est en Dieu que resplendit la vérité, et l’âme ne sera pleinement heureuse que par Celui qui peut seul rassasier la soif qu’elle a de savoir : Illa est igitur plena satietas animarum, hæc est beata vita, pie perfecteque cognoscere a quo inducaris in veritatem[99]. »

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que ce chapitre de la vie de Mgr Verjus sera pour plus d’un de ses condisciples, et peut-être de ses maîtres, une révélation. D’autres surprises les attendent.

Ce n’est pas seulement le sens philosophique qui s’éveille dans le jeune professeur, c’est aussi le sens littéraire, au point qu’il se reproche, en termes exprès, d’aimer Virgile et Homère comme jamais il n’a aimé personne[100]. Il est tout heureux de sentir les beautés de La Fontaine, de Fénelon, de Lacordaire[101]

C’est dans son intelligence comme une invasion d’idées nouvelles, de belles clartés, de beaux rayons. « Je ne savais pas encore ce que c’est que le temps, ce que c’est qu’une âme, un bon livre : tout cela m’apparaît maintenant comme sous un nouveau jour. Je veux m’exercer à exprimer ma pensée avec concision, clarté et netteté[102]. » — « Je voudrais bien savoir faire des vers. Quelquefois il m’arrive des pensées vraiment belles : la mesure seule y manque. Il me semble que je la trouverais facilement. Je veux essayer. Rien n’est inutile au Missionnaire[103]. »

Ne voyons-nous pas de plus en plus le Frère cultivant son esprit dans tous les sens ?

« Grâces, dit-il, soient rendues au Sacré Cœur ! J’ai passé une bonne journée. Ce n’est pas encore mon idéal de la vraie journée du scolastique, mais il y a du mieux… Il me semble que je deviens plus sérieux. Je crois que, pour la science, je tirerai un grand profit en résumant par écrit ma journée intellectuelle : cela me servira à graver dans ma mémoire les choses apprises… Je veux y revenir avec courage[104]. »

Le sens musical, lui aussi, se développe : « Je veux acquérir de l’élégance, de la force et de l’assurance, en même temps que de la richesse, dans mon style musical. Pourquoi mal faire ce que, en ma qualité de maître de chapelle, je dois faire si souvent[105] ? »

A n’en pas douter, il lui a fallu une rare énergie, un courage incessamment renouvelé, pour résumer au jour le jour, outre sa journée religieuse, sa journée intellectuelle, comme il dit fort bien. Le frère Verjus a prodigieusement écrit : « Quel bonheur que celui d’écrire !… Cela fixe mes idées, m’apprend à les exprimer et me donne le goût de la prédication[106]. » Dans les papiers qui nous restent de lui ou bien dont il fait mention dans ses notes et qui datent de ces temps de préparation, nous trouvons un commentaire sur les Constitutions , un autre sur les Exercices de saint Ignace, un autre sur l’Imitation de Jésus-Christ, un très grand nombre de dissertations : « J’aime passionnément ces questions de philosophie, dit-il, j’y passerais bien du temps avec plaisir » ; — des études d’archéologie, de médecine, d’histoire naturelle, de spiritualité, et un résumé des manuels Roret, dont nous avons dit un mot au chapitre du noviciat, enfin de volumineux cahiers sur les Missions, sorte d’encyclopédie du Missionnaire à l’étranger. Malheureusement, plusieurs de ces manuscrits nous manquent : une pleine caisse fut perdue à Sydney ou à Thursday dans le premier voyage vers la Nouvelle-Guinée.

IV

Or, ces travaux ne nuisaient en rien à la vie surnaturelle. Chez notre Frère, « la science » se transformait vite en charité. Ce n’est pas sur lui que tombe l’anathème de Bossuet : « Malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne pas à aimer et se trahit elle-même ! » S’il faisait quelque progrès dans les lettres, il marchait à grands pas dans la voie de la perfection. Nous voudrions citer à pleines pages ses notes quotidiennes. Le mieux eût été peut-être de publier le Journal de son âme, écrit chaque soir sous l’impression de la journée, et sa vie eût été faite. Citons du moins quelques fragments de la période où nous sommes.

D’abord, malgré les brûlants désirs qu’il a de la science, il est tout prêt à les sacrifier à Dieu :

« Si vous voulez, mon Jésus, que je fasse du bien en restant ignorant, vous n’avez qu’à me laisser aller comme je vais maintenant, oubliant tout à mesure que j’apprends : je m’y résigne, mon Jésus, si telle est votre volonté. Mais je ne dois pas me supposer une telle vocation. Je veux tenter l’impossible, et, si je retombe sans avoir réussi, découragé, je vous remercierai encore[107]. »

Bien qu’il eût toujours les yeux fixés sur son cher idéal : la perfection religieuse, il y avait lutte, à de certaines heures, dans la partie inférieure de l’âme, et il nous plaît de le constater, ne fût-ce que pour nous bien persuader à nous-même que les saints sont de notre chair et de notre sang. Écoutons-le :

« … Je n’ai qu’à obéir. Beau mérite, si je ne veux obéir aveuglément que dans les choses qui me plaisent et que je comprends ! J’obéirai en tout, partout et toujours ; je ferai le contraire des inspirations du mauvais Esprit. O mon Dieu, faites que je le reconnaisse toujours à sa queue de serpent ! » … Les ordres des supérieurs, je ne veux rien en savoir et rien en dire. On a eu raison ; j’ai eu tort. Mon Dieu, coupez, frappez ; je suis prêt. Frappez surtout sur mon cœur. Je veux me taire et vous aimer, et vous le dire plus fort que jamais[108]. » — « … Le T. R. Père est bien triste, dit-on. Pauvre bon Père ! Ah ! s’il savait du moins toute la tendresse et toute la vénération que je lui porte[109] ! »

Continuons à pénétrer dans le secret de cette âme, nous n’y prendrons pas seulement plaisir, nous y trouverons profit.

« Désormais, je ne jouerai jamais de l’harmonium sans invoquer sainte Cécile et sans avoir devant moi une image de la Flagellation. Je regarderai tous mes actes d’orgueil comme autant de coups de fouet donnés à mon Jésus… C’est si laid de faire parade devant Notre-Seigneur lui-même, et en le louant[110]. »

« J’éprouve un dégoût immense pour tout ce qui passe. Je n’aime plus que Dieu, me semble-t-il, et l’âme de mes amis : elle ne passe pas. Je me réjouis de les revoir au ciel.

« Le jour de ma première communion m’apparaît bien beau, celui de ma première messe encore plus… Et celui du martyre ! Quel bonheur ! mon Dieu, je ne puis plus attendre ! Ou bien, faites-moi souffrir !… Crucifiez-moi avec vous[111] !… »

« Le désir du martyre augmente d’intensité, c’est bon signe. Quelquefois ce désir me parait une ironie chez moi. Que suis-je donc, sinon un composé de contradictions ? Je suis double en tout[112]. »

Nous pourrions enfiler toutes ces paroles comme font les enfants pour les perles ; nous aimons mieux, de temps en temps, renverser, sous les yeux de nos lecteurs, le riche écrin.

« Dans un mois j’aurai vingt ans, et je n’ai pas encore commencé à servir Notre-Seigneur fidèlement ! Je n’ai pas encore passé un seul jour tel qu’il le désire. Je n’ai pas encore travaillé comme je l’aurais pu faire.

« Je ne suis plus un enfant… Il me semble que voilà la première moitié de ma vie passée, et je n’ai encore rien de prêt.

« Mais ce qui me console, c’est que Notre-Seigneur n’a prêché que trois ans. Quelque chose me dit que je n’irai pas à quarante ans, que, par conséquent, je vais descendre l’autre pente de ma vie.

« Quand viendra le jour où je pourrai dire : Je vais au ciel ! Mon Dieu, ne tardez pas. Faites-moi souffrir beaucoup, puis prenez-moi[113]. »

« On nous a lu aujourd’hui au réfectoire le Messager du Sacré-Cœur. On y fait remarquer que le courant de la dévotion est à la réparation. On a cité un exemple d’héroïque dévouement : une mère offrant au Cœur de Jésus, en victimes pour le salut de l’Eglise et son triomphe par l’éducation chrétienne, ses deux enfants. O mon Dieu, voilà des cœurs qui me jugeront !… Misérable religieux que je suis ! Et de telles âmes sont dans le monde !… O mon Dieu, pardon[114] ! »

« Je voudrais, sur les deux grands points de l’Oraison et de l’Eucharistie, être un vrai religieux.

« J’ai demandé à Notre-Dame du Sacré-Cœur de me recevoir comme son pauvre enfant malade ou en convalescence…

« Oh ! si je savais prier, travailler, aimer Marie et la sainte Eucharistie !

« Je demande à Notre-Dame du Sacré-Cœur de ne pas permettre que je meure avant d’être prêtre[115]. »

« Demain (veille du 14 juillet), je veux travailler, prier et communier en esprit de réparation pour les crimes qui se commettront en cette journée de malheur. Je veux au moins arracher une épine du Cœur de Jésus. Ah ! si je pouvais essuyer la Face adorable de mon Sauveur !

« Il me semble que le démon veut recommencer à me donner de mauvaises pensées… Je me mortifierai et je prierai beaucoup. Tu entends, Satan, voilà ce que je ferai, si tu approches de moi ton souffle empoisonné. Laisse-moi : je suis le bien de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Je veux être pur. Va, vil menteur, traître et monstre d’impureté ; va avec tes semblables ! Pour moi, je suis à Jésus, je veux rester avec Jésus et lui ressembler[116]! »

De belles paroles et de beaux sentiments, c’est bien ; mais qui donc, dans une heure où l’âme est maîtresse du corps qu’elle anime, qui donc n’en est capable ? Henry Verjus est un frère de saint Benoît. Un jour, à son exemple, tandis que la communauté est en promenade, il s’est engagé, seul, sous bois, et là, il s’est roulé dans les épines.

V

Le frère Verjus s’en allait d’une fête à l’autre, se renouvelant dans la ferveur de ses vœux, dans ses promesses, ses pactes, ses plus chères dévotions. « Je me prépare à une nouvelle rénovation spirituelle. Je me mettrai derechef à l’ouvrage comme si c’était la première fois, avec amour, courage et confiance[117]! »

L’oraison surtout le préoccupe. Comme il voudrait être savant dans cette science qui est de toutes la plus haute, la plus utile, la plus féconde ! « Je suis de plus en plus décidé à faire de l’oraison mon affaire capitale de tous les jours. Je veux y mettre tous mes soins et toute mon application[118]… » — « Je veux bien méditer sur la sainte communion. Si je comprenais ! mon Dieu, ouvrez mon esprit du côté du ciel, je vous en conjure, et ne m’imputez pas mon ignorance. Je bride du désir de vous connaître et de vous aimer, comme vous le méritez[119]. »

Nous sommes en 1880, au mois de mai. Le 26, il aura vingt ans. Il se prépare à cet anniversaire avec un soin jaloux. Il se promet une incomparable journée de recueillement, de prière, d’action de grâces. Décidément ce sera le jour de sa conversion foncière et intégrale. Le 25, après l’absolution générale et l’indulgence plénière, après avoir préparé mieux que jamais son oraison, il s’endort comme il voudrait le faire tous les soirs, il s’endort comme il voudrait mourir. Le 26, il descend à la chapelle, tout pénétré de la présence de Dieu et il médite sur cette prière que la liturgie adresse à la très sainte Vierge : « Dignare me laudare te, Virgo sacrata. Da mihi virtutem contra hostes tuos : Laissez-moi vous louer, ô Vierge sacrée. Donnez-moi la force contre vos ennemis. » Au sortir de la chapelle, le Frère écrit son oraison, au courant de la plume, comme il écrivait toujours. Nous allons donner ces pages entières où il se montre envers Marie d’une piété si filiale et tout à la fois si naïve. Ce sera faire connaître en même temps sa méthode d’oraison.

« Dignare me laudare te, Virgo sacrata. Da mihi virtutem contra hostes tuos. »

« Toute ma vie future est là.

J’ai fait la prière préparatoire

1er prélude. Division : 1° Dignare me laudare te. 2° Da mihi virtutem. 3° Contra hostes tuos.

« 2e prélude. Je me suis figuré que Notre-Dame Réapparaissait et me disait : « Demande-moi ce que tu voudras : aujourd’hui je ne te refuse rien. »

« 3e prélude. J’ai prié Notre-Dame du Sacré-Cœur de m’accorder la grâce de la louer dignement, par mes paroles et mes actions, et de défendre ses intérêts qui sont ceux de Jésus, mais de faire tout cela avec la plus grande pureté d’intention. (C’est le sujet de mon examen particulier.) »

« Premier Point. — A qui donc vais-je m’adresser ? C’est à Marie, la reine du Ciel, la reine des Apôtres et des Martyrs… Elle daigne me permettre de lui parler… C’est qu’elle est aussi ma Mère… Quel bonheur ! O bonne Mère, puisque aujourd’hui vous ne pouvez rien me refuser, je veux vous demander de vous aimer davantage tous les jours, et de vous faire aimer de ceux qui vous ignorent. »

« Je vous demande de vous servir en vous louant. Dignare me laudare te, Virgo sacrata. Et que suis-je donc pour oser faire une telle demande ? Je ne suis rien… Que dis-je ? Je suis un malheureux, un rien qui s’est révolté contre son Dieu, contre Jésus, le Fils de cette Mère que je viens implorer. O Marie, ô ma Mère, ne pensez plus à mes péchés. J’espère que tout est pardonné. La joie que j’éprouve me le dit. Ne voyez-vous pas, ô bonne Mère, que c’est votre pauvre enfant qui vous revient et qui vous supplie de lui permettre de se signaler à votre service, pour vous prouver son attachement et son amour ? Vous louer, ô Mère ! Je veux vous louer ! Et qu’est-ce donc que la louange de Marie ? Comment ferai-je pour louer dignement cette grande Reine et cette tendre Mère ? Ah ! si je comptais sur moi, il y aurait de quoi me décourager ; mais vous m’aiderez, bonne Mère, à vous louer, parce que vous faire aimer et étendre votre culte, c’est la môme chose, n’est-ce pas, que de faire aimer le Sacré Cœur. »

« Je veux vous louer, ô ma Mère : 1° Dans mes paroles ; mais, pour cela, il me faut une connaissance approfondie de vos douleurs et de vos vertus… Il me faut aussi l’éloquence… C’est ce que je vous demande tout spécialement en ce jour si solennel pour moi, et qui doit compter dans ma vie bien plus que tous les autres. »

« 2° Je veux vous louer aussi dans mes actions, en imitant vos vertus. Avec la connaissance, il me faut le courage et la persévérance ; accordez-moi tout cela, ô Mère, et faites que j’agisse toujours pour la plus grande gloire du Sacré Cœur avec la plus grande pureté d’intention. C’est là, je crois, le grand moyen de vous être agréable. Vous détestez ceux qui profanent vos dons et les font servir à leur gloire d’un jour. Non, bonne Mère, je ne détournerai pas vos dons, je vous le promets ; mais pour cela encore, il me faut votre soutien. »

« Je vous louerai donc comme Vierge, comme Martyre, Mère de mon Jésus, comme Dame du Sacré-Cœur, comme Reine du Ciel, comme Refuge des pécheurs. J’étudierai chacun de vos titres et j’espère qu’avec votre appui, ô Mère bien-aimée, je vous ferai aimer et honorer par un grand nombre de cœurs. »

« Deuxième Point. — Da mihi virtutem. »

« Ah ! bonne Mère, le don que je vous demande surtout, après celui de pouvoir vous louer et louer le Sacré Cœur, comme je viens de le dire et jusqu’au martyre, ce don, c’est la fermeté, l’énergie, le courage. C’est ce qui me manque encore, vous le savez ; et cependant qui en a plus besoin que moi, puisque ma vocation exige une fermeté d’âme extraordinaire, puisqu’il faut pour les Missions des caractères fortement trempés ? O bonne Mère, intercédez pour moi auprès de Jésus. Dites-lui tous les jours que je suis sa victime, qu’il ne craigne pas de me faire souffrir, de me battre, de me forger, de me tremper, comme il le désire. Je serai heureux de tout ce qui me viendra de cette main bénie. O Mère, vous êtes mère sans faiblesse, coupez donc en moi, retranchez tout ce qui vous déplaît, purifiez-moi… Donnez-moi une vertu énergique et votre amour jusqu’au martyre. »

« Troisième Point. — Contra hostes tuos"". »

« Cette force, o bonne Mère, qui me sera si utile pour vous louer, me sera surtout nécessaire pour combattre vos ennemis, qui sont les miens. Je leur voue une haine éternelle. Ils sont aussi les ennemis de Jésus. Le vieil homme qui est en moi, les pécheurs, le démon, voilà mes ennemis. Pour chacun il me faudra des armes particulières. Et d’abord, ma bonne Mère, votre plus grand ennemi et mon plus terrible adversaire (parce que je l’aime quelquefois d’un faux amour), c’est cette partie de moi-même qui n’est pas moi mais qui est en moi, qui tend à faire le contraire de ce que je veux, alors que j’aime le Sacré Cœur. Cet ennemi, c’est ma chair avec toutes ses convoitises ; ce sont mes passions déréglées ; c’est mon cœur ; c’est ma paresse ; c’est mon orgueil. ma bonne Mère, quand j’aurai vaincu cet ennemi intérieur, ce traître qui est d’intelligence avec les ennemis extérieurs, oh ! alors, je serai en sûreté ! Aidez-moi donc, donnez-moi contre cet ennemi l’énergie, le courage, la force.

« Notre second ennemi, c’est le démon ; il fait tout pour arracher votre souvenir de mon cœur ; mais, bonne Mère, vous êtes toute-puissante contre lui ; montrez-lui une fois de plus que vous êtes sa Reine malgré lui, et que la plus faible des créatures, la plus misérable, la plus indigne, aidée de votre secours, peut encore le terrasser. »

« Enfin, ma bonne Mère, notre dernier ennemi, c’est cette troupe de pécheurs qui nient vos prérogatives, qui ne veulent ni vous connaître ni vous aimer. Oh ! contre ces ennemis, donnez-moi la persuasion, l’éloquence, la douceur et la fermeté. Je veux leur dire et leur redire, plus tard, combien vous les aimez malgré leurs fautes, et, si vous m’aidez, ma bonne Mère, ils reviendront à vous et vous loueront pendant toute l’éternité. Votre dévotion, ô Marie, sera mon arme principale pour combattre les combats du Seigneur. Je vous prêcherai toujours, partout, et jusqu’au martyre !… Tout cela, ma bonne Mère, pour votre gloire, pour la gloire de Jésus par conséquent, et, d’avance, je rétracte tout sentiment de vaine complaisance en moi-même, bien persuadé que c’est par là que le démon cherchera à me tenter principalement. Il me laissera faire des actes de vertu pour avoir le plaisir de me les faire perdre. Maudit Satan ! Je rétracte tout, et je veux tout faire pour la gloire du Cœur de Jésus et de Notre-Dame du Sacré-Cœur. »

Voilà comment méditait ce fervent religieux.

Vers dix heures, il fait un chemin de croix, puis se remet en oraison. Oh ! s’il avait pu passer la journée tout entière dans ce cœur à cœur avec la divine Marie ! Mais la Fête-Dieu était proche, on vint lui dire qu’on l’attendait pour construire un arc de triomphe. Le soir, il écrit :

« J’ai bien mortifié mon corps et surtout ma volonté, en faisant un rude travail… J’aurais désiré une soirée tranquille et doucement passée dans la prière et l’oraison… Rien ! Ma volonté a été brisée. Il me semble que je me suis soumis avec joie. On s’est même figuré que j’y prenais plaisir. Tant mieux ! Merci, mon Jésus ! Que toute ma vie soit ainsi une mortification continuelle de ma volonté et de mes aises ! »

Et, content, il s’endort, tant il est vrai que l’abandon courageux à la volonté de Dieu est une source de paix et un trésor de joie. Au surplus, si nous ne voulions être saints que selon notre volonté, il est trop clair que nous ne le serions jamais.

En s’endormant, sa pensée s’en va de l’arc de triomphe aux forêts sauvages : « Mon Jésus, quand donc vous bâtirai-je une église dans mes chères Missions ?» Puis un mot de sa mère, dans une lettre récente, lui revient : « Maman me dit qu’elle pleure quand elle pense que je veux être martyr. Pauvre maman, si tu savais ! » On entend, n’est-il pas vrai, dans cette parole comme un écho du Si scires donum Dei de Jésus à la Samaritaine.

Après la Fête-Dieu, la fête de Notre-Dame du Sacré-Cœur, puis la fête du Cœur de Jésus, d’autres encore, et toujours on fait appel pour les décorations, à son dévouement que l’on savait aussi ingénieux qu’infatigable. Je n’ai jamais vu le frère Verjus, nous écrit le Père économe, refuser un service, et cependant, quelquefois, il aurait eu de bonnes raisons de le faire. » Un exemple, précisément au soir de la fête du Sacré-Cœur : La veille, il avait, presque tout le jour, couru les bois, pour y trouver de beaux genévriers ; toute la nuit, il avait travaillé à décorer la chapelle. Aux offices de la solennité, il avait joué de l’harmonium et chanté à plein cœur. Le soir, après que les enfants sont endormis, le Père économe l’invite à enlever l’ornementation « Il n’en pouvait plus, nous dit le Père, et dormait debout. Je voulus le renvoyer au dortoir : il resta jusqu’à la fin, heureux et souriant. » Il écrit, en effet, dans son Journal : « Qu’importe la fatigue, quand il s’agit de plaire au Sacré Cœur et de faire passer une bonne journée à nos chers enfants ! » Les décorations et les chants ont répondu à son attente. La joie intérieure a été au comble[120].

« Il est onze heures et demie, écrit-il, quelques jours avant la Saint-Louis de Gonzague, fête patronale du R. Père directeur, et je ne suis pas encore couché. Mais, qu’importe ! Peut-être nos enfants et notre vénéré Père passeront une bonne journée, et alors je suis le plus heureux des hommes[121]. »

Au soir de la fête : « Je vais me coucher bien fatigué, mais le cœur content. Il est vrai, je n’ai eu aujourd’hui que le plaisir de faire plaisir aux autres ; mais je le regarde comme le plus digne d’envie et le plus pur[122]. »

Un point l’attriste cependant parmi tous ces travaux matériels : c’est qu’il y a diminution de vie intérieure. Il le croit du moins. « Mes exercices de piété ont souffert. O mon Dieu, aidez-moi à me vaincre ! Plus tard, je vivrai au milieu d’occupations bien autrement sérieuses et accablantes. Que deviendrai-je si elles sont des occasions de négliger la piété[123] ? »

Le frère Verjus se plaint souvent de sa tiédeur, de sa mollesse, de ses défaillances, voire de ses lâchetés ; et, sur tous les modes, il se gourmande, il se rudoie, il se noircit. Ne le croyons pas trop vite, ni surtout trop absolument. Voici comment il médite, un lendemain de séance, où, comme toujours, il s’était dépensé : « La fatigue ne me permet pas de suivre un sujet. Je me mets en la présence de Dieu. Je regarde le Cœur de Jésus. Je vois qu’il est heureux ; j’en suis content. Je vois mon néant ; je m’en réjouis. Je dis au Sacré Cœur que je veux l’aimer jusqu’à la mort. Je suis heureux qu’il m’aime. Voilà toute ma méditation[124]. » Combien d’âmes se contenteraient de cette manière de prier ! Et n’est-il pas vrai que saint Ignace, à ces quelques mots admirables, jetés là, inconsciemment pour ainsi dire, reconnaîtrait un de ses disciples ? Ses désirs vont très loin et très haut ; il est d’une sensibilité exquise et d’une conscience très délicate ; de là, des inquiétudes (nous ne disons pas des scrupules) et d’amers reproches ; mais, tout de suite, des élans généreux, des actes, plus particulièrement des chemins de croix, ce qu’il appelle ses retours à Dieu : « Je reviens, ô mon Jésus, je reviens[125] ! »

VI

Il ne faut pas qu’un regard prolongé sur l’homme d’oraison nous fasse oublier les relations du religieux avec sa famille. Ouvrons sa correspondance.

A peine profès, le jeune apôtre prêche le détachement :

Issoudun, le 6 octobre 1878.

… Écoutez, ma très chère mère, les paroles de votre pauvre enfant qui veut vous faire plaisir en vous parlant des choses de l’âme : il sait tout l’attrait que vous avez pour ces saintes conversations. Je voudrais vous parler sur le mépris du monde et sur le paradis qui en sera la récompense.

Lorsqu’on commence à s’attacher au monde, on cesse en quelque sorte d’être chrétien. O très chère mère, pourquoi aimer le monde qui ne donne que des douleurs ? Le monde n’a vraiment rien qui soit digne de votre amour. Il paie en souffrances ceux qui le servent. Ses honneurs sont impuissants à satisfaire notre cœur. Que penserons-nous de tout cela au moment de la mort ? À la mort, on voit les choses telles qu’elles sont. Songez-y, ma très chère mère, et faites tout votre devoir, le devoir d’une sainte chrétienne.

De plus, je sais combien vous aimez la très sainte Vierge : c’est pour cela que je vous veux donner une prière à dire après la sainte communion. La voici :

Ame très sainte de Marie, illuminez-moi.
Yeux très purs de Marie, regardez-moi.
Bouche très douce de Marie, intercédez pour moi.
Langue très innocente de Marie, louez Dieu pour moi.
Mains très généreuses de Marie, caressez-moi.
Cœur très aimant de Marie, de l’amour de Jésus embrasez-moi.
Pieds immaculés de Marie, guidez-moi.
Corps sans tache de Marie, purifiez-moi.
Passion douloureuse de Marie, fortifiez-moi.
Mort glorieuse de Marie, gardez-moi.
O Marie, mère de grâce, exaucez-moi.
De tous les maux, ô Marie, délivrez-moi.
De l’ennemi infernal, ô Marie, défendez-moi.
À l’heure de ma mort, ô Marie, aidez-moi.

Et faites que j’aille à vous, afin qu’avec vous et avec tous les Anges et les Saints, nous chantions, bénissions et remercions votre divin Fils pendant tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Voilà une belle prière, ma très chère mère, qui vous fera du bien. Pour aller en Paradis, il faut prier beaucoup ; mais on prie aussi en travaillant. En travaillant, on prie avec le corps. En priant, on travaille avec l’âme ; et ainsi, l’on s’en s’en va au bon Dieu. Voir Dieu face à face ! aimer Dieu sans mesure ! le posséder, sans crainte de le perdre ! voilà, ma très chère mère, les biens que vous désirez !… Patience ! encore quelques jours d’exil, et nous verrons Jésus et Marie, et nos parents et nos amis, pendant toute l’éternité !

Maintenant, ma très chère mère, ma promesse est remplie : je vous ai parlé de Dieu.

Je vous donne un baiser, comme aussi à Jean mon frère.

Votre enfant bien-aimé,

FR. ST.-H. VERJUS,
Miss, du S.-C.

Voici une autre lettre où le cœur éclate :

Issoudun, le 7 août 1879.

Ma très chère Maman,

Avec très grand plaisir et tendresse, j’ai lu votre lettre du 2 août. Une chose cependant me fait de la peine. Vous êtes attristée de ce que je ne vous ai pas écrit, et vous me dites que je ne pense plus que j’ai encore une mère bien-aimée. Oh ! très chère maman, vous le savez bien, je vous aime trop pour vous oublier ! Je pense toujours à vous et je prie pour vous. Si je ne vous ai pas écrit, croyez-le, je ne le pouvais pas : le temps m’a fait défaut.

Je suis très content de savoir que vous vous portez bien. Que Dieu soit béni ! C’est ma croix de penser que vous êtes malade. Moi aussi, je vais très bien, sauf de temps en temps quelques maux de tête.

Je veux un peu vous parler de moi, ma très chère mère, et vous dire tout ce que j’ai dans le cœur, mes joies et mes peines. Ce sera vous montrer combien je vous aime. Je veux ouvrir à une mère bien-aimée le cœur de son enfant.

Mes peines et tristesses maintenant ne sont pas grandes ; cependant, il y en a quelques-unes qui me touchent davantage. Ma première affliction, c’est de penser que vous êtes seule… Pauvre mère ! Moi, je ne veux pas vous abandonner. Je ferai tout ce que pourrai faire, et qui sait ? peut-être que nous nous verrons, si Dieu le veut ? Mais, patience, ma bien-aimée maman, patience ! Jean aussi vous aime, et il vous aime beaucoup ; il me le dit toujours dans ses lettres.

Une autre croix, c’est de penser que depuis si longtemps je n’ai pas vu ma pauvre famille… Je ne dois pas pleurer, mais laisser tout à la très sainte volonté de Dieu.

Voici ma dernière angoisse :

Comme ma mémoire n’est guère bonne, mon dernier examen n’a pas été brillant. Je vous dis tout ceci, ma très chère mère, dans l’espoir que vous prierez beaucoup pour moi. Obtenez-moi du bon Dieu une meilleure mémoire. Je dois savoir tant de choses ! Un Missionnaire, ce n’est pas un prêtre ordinaire : il doit être dans le sacerdoce très docte et très saint pour montrer la route à ses frères. J’ai du courage ; vous prierez et Dieu fera le reste.

Voici mes joies : Ma première, je l’ai dite, c’est que vous allez bien, et que vous êtes chez les bonnes Sœurs de Saint-Joseph.

Ma seconde, c’est que mes supérieurs sont contents de moi. Après Dieu et ma mère, mon devoir est de contenter mes supérieurs. Remerciez Dieu avec moi, et priez-le pour qu’il en soit toujours ainsi.

Une autre joie, c’est que, prochainement, je recevrai des mains de Mgr l’Archevêque de Bourges la tonsure. Je suis heureux à cette pensée, car ce sera mon premier pas dans la hiérarchie sacerdotale.

Je dois finir, ma très chère maman, mais je ne le ferai pas sans vous donner un baiser de tout mon cœur.

Votre très affectionné enfant,
FR. ST.-H. VERJUS,
Miss, du S.-C.
Citons encore deux fragments de cette pieuse et affectueuse

correspondance :

… O ma bien-aimée maman, tout ce que vous me dites dans votre lettre m’a fait beaucoup pleurer de compassion et de douleur. Pauvre mère ! Si je pouvais aller vous voir ! Oh ! alors, quel bonheur pour mon pauvre cœur ! Depuis sept ans, je n’ai pas vu ma famille ; mais, mon sacrifice, je l’ai offert à Dieu pour qu’il garde ma très chère mère et qu’elle soit contente et aimée de tous, pour qu’il lui accorde la grâce de me voir prêtre, disant la messe pour nos défunts et donnant la sainte Communion à ma très chère maman ! Quand arrivera-t-il, ce temps ? Patience ! patience ! Je crois qu’il n’est pas loin,

J’ai été heureux d’apprendre que vous êtes en bonne santé. C’est pour moi une grande joie. Je prie tous les jours à cette intention, et je ne prie pas seul : tous mes amis prient avec moi. Ils sont bons, mes amis, et ils vous aiment et ils prient avec moi pour vous…

Le cœur que vous me montrez dans vos lettres me fait pleurer de tendresse, ma bien-aimée mère… Et moi aussi, je vous aime, vous le savez. Oui, vous le savez, et je vous aimerai toujours et je veux toujours faire tout ce que je pourrai pour votre bon plaisir, et pour me montrer digne d’une mère si bénie par le bon Dieu, si aimée de tous, si pieuse, au cœur si bon. »

Regardez toujours les afflictions, ma très chère mère, comme des bénédictions de Dieu, qui veut dans sa miséricorde les souffrances pour cette terre et la gloire pour le Paradis. Oh ! que nous serons contents à l’heure de la mort, si nous avons bien souffert, et si toujours la volonté de Dieu a été notre règle !

Maintenant, laissez-moi vous adresser une prière, chère mère. Mon cœur souffre de se voir loin de vous, si loin, et, à présent que je vous sais dans la peine, je souffre encore davantage. Je voudrais vous écrire très souvent ; si vous avez le temps, je vous prie en charité de répondre à toutes mes lettres. L’écriture de ma chère maman me fait du bien au cœur ; je la lis et je la baise avec amour. Il me semble vous voir pleurer, quand vous m’écrivez ! Ne pleurez pas, ma très chère mère : votre Henry va bien, sa santé est très bonne, ses études ne vont pas mal, Dieu merci ! Je suis heureux et ne désire rien, si ce n’est de voir encore ma bien-aimée mère…

Enfin cette dernière lettre de l’année 1880 :

Chezal-Benoît, décembre.

Ma très chère Maman,

Je veux commencer cette lettre par un tendre baiser plein de sainte affection. Vous le savez, personne au monde ne vous aime comme votre cher Henry, et aussi personne ne vous désire pour l’année qui commence, une vie plus heureuse, plus sainte et plus fructueuse pour la vie éternelle. ma très chère mère, que nous serons heureux en Paradis ! Nous nous verrons tous ensemble avec les nôtres !… Quand je pense à toutes ces belles choses, je voudrais vite m’en aller de ce pauvre monde ; mais je dois auparavant sauver les pauvres âmes qui m’attendent ; et je suis content de rester pour faire la joie de mon cher Jésus.

Vous le savez déjà, chère mère, pour moi je ne désire rien que devenir saint et savant pour sauver quelques âmes, être martyr pour la gloire du Sacré Cœur. Ceci est mon grand désir que j’avais déjà quand j’étais tout petit à Seynod. Je vous en prie en charité, ma bien-aimée maman, priez beaucoup et tous les jours à cette fin que je sois savant, saint et martyr. C’est le vœu de mon cœur, et du vôtre, n’est-ce pas ?

Adieu, chère mère ! Peut-être Dieu me fera-t-il la grâce de vous voir un jour. Ah ! si alors je pouvais déjà célébrer la sainte Messe et vous donner la communion ! Mais que la volonté de Dieu soit faite toujours !

Adieu ! adieu ! je vous donne un double baiser en vous souhaitant les grâces les plus précieuses du Sacré-Cœur.

En implorant votre bénédiction, je suis, très chère et bien-aimée mère, votre cher petit enfant.

FR. ST.-H. VERJUS,
Miss, du S.-C.


Les vivants ne lui faisaient point oublier les morts. Il avait une tendre dévotion aux âmes du Purgatoire, — il y revient souvent dans ses notes — et surtout aux âmes de ses parents. Il écrit le 16 juillet 1880 :

« Je passerai la journée de demain dans la prière et dans le recueillement, en mémoire de la fête de mon bien-aimé père. C’est demain saint Alexis, fête que nous célébrions autrefois à Seynod avec tant d’allégresse et une si pure affection. O Dieu, quelle joie pour mon bon père, s’il vivait encore, de me voir Missionnaire du Sacré-Cœur, et tonsuré ! »

Après la lecture de ces fragments, que nous aurions pu aisément multiplier, osera-t-on répéter, comme on se plait à le faire dans un monde ennemi, que le surnaturel détachement de la terre atrophie les cœurs et tue les affections les plus sacrées ? Non, la grâce ne détruit point la nature, elle la purifie, l’élève, l’embellit, la transfigure. Rien de ce qui touche à la famille, même dans l’ordre temporel, ne saurait être indifférent au religieux. Seulement, comme il apprécie à leur valeur la terre et le Paradis, il est moins préoccupé des corps que des âmes, des biens éphémères que des intérêts de l’éternité. Voilà pourquoi, avant tout, quand il écrit aux siens, plus particulièrement à sa mère, le frère Verjus a le regard tourné vers le ciel. Au surplus, la mère était digne de l’enfant.



VI

L’EXIL

BARCELONE

I

Depuis longtemps déjà de mauvais bruits retentissaient jusque dans la solitude de Chezal-Benoit. « Je ne sais ce qui se passe dans le monde politique, écrivait le frère Verjus. On dit que la persécution est imminente. Ah ! que nous en avons besoin ! » Cette note est du 5 février. Un mois plus tard il écrit encore : « Les nouvelles de la loi Ferry sont alarmantes. Je ne me sens pas troublé. Je suis bien résigné. Peut-être est-ce un chemin pour les Missions. Le Sacré Cœur se sert de tout. » Enfin, le 30 mai : « Les événements se précipitent. Je ne sais où nous allons. Tous les partis cherchent à s’entre-déchirer. Mon Dieu, vous seul ne changez pas. Je vous aime. »

C’était l’heure des entreprises scélérates contre la liberté catholique, l’heure des décrets sacrilèges et des expulsions à main armée.

Le jour où, dans la chapelle du grand séminaire de Bourges, le frère Verjus recevait la tonsure, le 28 juin 1880, on crochetait, à Paris, des serrures, on brisait, on enfonçait des portes, on appréhendait au collet des prêtres coupables de s’être liés à Jésus-Christ par la triple chaîne de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance ; puis, comme des malfaiteurs, on les jetait dans la rue.

De retour à Chezal-Benoît, le Frère écrit : « Les nouvelles sont bien tristes. On ne parle dans la maison que de religieux expulsés par la force brutale et d’églises violées. Où s’arrêteront ces furieux ? Ah ! si vous vouliez accepter mon sang, ô Jésus, pour sauver ma chère Société ! Prenez-le, je vous le sacrifie, bien que je ne sois pas encore prêtre[126]. » Le tour des maisons religieuses de la province ne devait pas tarder. On entendait de proche en proche le pas des argousins et le coup de marteau des spoliateurs. Tantôt l’âme du Frère s’abandonnait à de poignantes angoisses qui, toutes, se résumaient en deux points d’interrogation : Que va devenir la Société des Missionnaires du Sacré-Cœur ? Que fera-t-on de la Petite-Œuvre ? Tantôt l’espoir l’emportait et aussi le courage. Au fond, c’était toujours l’abandon à la providence du Cœur de Jésus. « L’Église, écrit-il à son « parrain », traverse une grande crise, et notre chère petite Société se ressent de la tempête. Ses souffrances me vont au cœur comme celles de ma mère bien-aimée. Ses dangers, comme ceux que court notre chère Petite-Œuvre, m’attristent profondément[127] . »

Sur ces entrefaites, l’organiste de la basilique d’Issoudun, le P. Alphonse Postal, tombe malade. On appelle le frère Verjus pour le remplacer pendant les grandes vacances scolaires. Il arrive à temps pour le veiller une fois ou deux : « J’ai veillé un peu notre cher malade. On a le tort de ne lui dire que des choses badines. Ce n’est pas le moment d’égayer et de distraire une âme, le moment de la mort[128] ! » Le bon Père meurt le 15 août, et le Frère écrit : « Il ne pouvait pas mieux choisir... Il est mort le même jour que saint Stanislas Kostka ; c’est une faveur que j’estime bien grande[129] ... » — « Mon Dieu, recevez-le dans votre Paradis ! Comme il est heureux ! Il aime purement le Sacré Cœur. Il voit, il sait tout... Quand donc mon tour viendra-t-il ? Le martyre, mon Dieu, le martyre ! Celui de mon cœur commence ; merci, ô Jésus[130] . »

Organiste et chef de chœur aux jours de pèlerinage, le Frère se donne tout entier, comme toujours. Le 18 août, il écrit : « Je cède mon lit à un pauvre malade oublié. Quel bonheur de faire un heureux ! Je ne sais comment la Providence m’envoie un matelas et je m’y endors jusqu’au lendemain. »

Certes, c’était une joie pour lui de se dépenser au service de tous ; cependant il avait compté sur les deux mois de vacances pour travailler à ses Missions. Impossible. Dans l’intervalle des offices, on l’emploie à la réinstallation de la bibliothèque : « J’y vais. Je veux obéir en tout. Pauvres plans de vacances, chères Missions !... Mais non, tout cela ne sera pas perdu. Quand je me serai vaincu moi-même, j’aurai beaucoup fait... . Mon Dieu, que je comprends bien mon néant ! J’aime à m’enfoncer dans cet abîme[131] . »

Une joie pourtant lui était réservée le 8 septembre, à la grande fête anniversaire du couronnement de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Parmi les personnages présents, il y avait un Missionnaire de Chine, Mgr Guillemin, évêque de Canton, escorté d’un jeune sous-diacre chinois. Le frère Verjus aborde l’Évêque-Missionnaire, lui baise les pieds et les mains, puis l’entretient de sa vocation. Non seulement Mgr Guillemin lui donne un souvenir et l’encourage, mais encore il lui promet un mémento à la messe pour lui, pour un de ses amis, pour sa mère. La pensée qu’un saint évêque, un Missionnaire, prierait à ses intentions, le transportait et il écrivait à tous son bonheur[132] .

II

Après les fêtes, il regagna Chezal-Benoit, mais pour en bientôt repartir avec la Petite-Œuvre tout entière. Le 1er novembre, en la solennité de Tous-les-Saints, à la fin des vêpres, on annonça à l’École apostolique qu’elle devait quitter la maison où elle habitait depuis quatorze ans, le lendemain, de grand matin, Mgr Marchai, archevêque de Bourges, voulant éviter une expulsion bruyante. «Pauvres enfants ! Pauvre Petite-Œuvre ! » Tel fut le premier cri du frère Verjus. Voici le second : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice ! » Justement, le matin, à la messe, on avait lu cette étrange béatitude et le Père directeur l’avait commentée en termes émus. « Je suis prêt, dit le Frère ; mais, hélas ! je ne suis point digne de cet honneur. »

Désormais, mûri par les événements, il entend devenir plus grave dans ses pensées, dans ses discours, dans ses manières, dans toute sa conduite. Jusqu’à présent, il lui paraît qu’il n’a point vécu. « C’est là le commencement de ma vie. Oui, toute ma vie se passera ainsi. Mon Dieu, je suis à vous : soutenez-moi et faites de moi tout ce que vous voudrez. »

Le lendemain, jour des morts, deux fois jour de deuil, on se lève à trois heures et demie. Comme à l’ordinaire, le Père directeur fait la méditation aux enfants. Le Frère y assiste. « Notre bon Père, écrit-il, s’y surpassa. Ses dernières recommandations ne sortiront jamais de mon cœur. » Les professeurs sanglotaient et le cœur battait dans la poitrine des enfants.

Après la sainte messe où la communion fut fervente, on chanta une dernière fois l’Ave Maris Stella ; puis on se répandit à travers la maison. On voulait revoir encore et pour ainsi dire emporter dans le regard la cour joyeuse, les salles d’étude, le grand jardin et l’horizon des bois. Enfin on embrasse le Père directeur qui restait provisoirement le gardien du désert. « Les adieux furent navrants. Tout le monde pleurait. »

Au seuil de la maison, les religieuses et les domestiques attendaient. « Les bonnes Sœurs fondaient en larmes ; le silence morne des autres disait assez leur profonde douleur. » — « Ces pauvres gens, nos serviteurs, les voilà sans place, dit le frère Verjus. Que le Cœur de Jésus ait pitié d’eux ! » Tous se jettent à genoux. Le Père économe les bénit. Puis, les enfants prennent la route d’Issoudun.

Cependant, le frère Verjus qui n’avait pu voir en tête à tête le Père directeur, rentre un moment pour lui dire « un mot de cœur et de remerciement ». C’est fait. Vite, la poitrine gonflée de sanglots, il rejoint la troupe fugitive, se redisant à lui-même, pour s’encourager et se consoler, la parole de l’apôtre : « A qui aime Dieu, tout profite[133]. »

L’expulsion qui n’a pas eu lieu à Chezal-Benoit, Issoudun la subira. Le 5 novembre était, cette année-là, le premier vendredi du mois, jour particulièrement consacré au souvenir de la Passion et au culte du Sacré Cœur. Bien avant le lever du soleil, de nombreux détachements de soldats et des gendarmes gardaient toutes les avenues de la Basilique et en interdisaient l’entrée. Pendant ce temps-là, dans la maison des Missionnaires, on crochetait les portes, on envahissait les cellules, on expulsait les religieux. « Quoi ! disait au commissaire de police un vénérable prêtre à cheveux blancs, ce n’était donc pas assez d’avoir été banni d’Alsace par les Prussiens ! J’ai opté pour la France, et vous, Français, vous me chassez ! » A un Père qui l’invitait à se chauffer, un gendarme grelottant de froid et plus encore de honte, disait : « Ah ! si je n’avais pas mes enfants à nourrir, je ne ferais pas ce métier de malheur ! »

Oui, métier de malheur — et de malédiction... Où sont-ils les héros du crochetage ? Les uns ont disparu en des aventures honteuses ; les autres ont fait, suivant le mot populaire, de vilaines morts. D’aucuns sont devenus fous.

Le prêtre qui écrit ces pages, visitant, en 1886, à Moulins, la maison des aliénés, remarqua un homme aux yeux hagards, à la figure convulsée, aux mains tremblantes. Il s’arrête près de lui. On dit au malheureux que ce passant est un Missionnaire du Sacré-Cœur. Alors, s’enfonçant en quelque sorte dans le mur, comme pour échapper à la vision : « Oh ! quel mal je vous ai fait ! pardonnez-moi ou je suis damné... Dites que vous me pardonnez. » C’était le commissaire de police qui avait exécuté les décrets au noviciat de Saint-Gérand. On recueillerait plus d’un fait de ce genre.

Quant à l’auteur de l’article 7, Jules Ferry, son histoire est connue. Pour premier châtiment, il a été couvert des anathèmes de tout un peuple ; puis, au moment où ce naufragé allait regagner le rivage, la main justicière de Dieu l’a refoulé et roulé dans les eaux d’où l’on ne revient pas, les eaux profondes de la mort.

Ce n’est pas seulement la maison des Missionnaires qui fut en proie aux malfaiteurs, mais la Basilique elle-même. On expulsa de son temple, comme un simple religieux, Jésus-Christ. On déshonora les portes par l’empreinte du sinistre cachet de cire rouge : Défense à Dieu d’entrer ! Et Notre-Dame du Sacré-Cœur qui, depuis vingt-cinq ans, accueillait, du trône où elle régnait en souveraine, les pieuses multitudes, resta prisonnière dans son propre palais... Il y a quatorze ans que ce forfait sacrilège a été consommé. La Vierge est toujours captive[134].

III

Au lendemain des expulsions, les élèves de la Petite-Œuvre trouvèrent dans la ville d’Issoudun une hospitalité aussi cordiale que généreuse. Ils suivirent, en qualité d’externes, les cours de l’École libre du Sacré-Cœur, légalement établie. Un seul enfant disparut dans la tourmente. De tous les autres, on peut dire qu’ils se cramponnèrent à leurs maîtres. Rien ne put les arracher du Cœur de Jésus. Une mère effrayée, une veuve, accourut des montagnes de la Haute-Loire. Elle voulait emmener son enfant. Ce fut elle qui resta. Elle entra chez les Filles de Notre-Dame du Sacré-Cœur où elle est morte religieuse. Aujourd’hui, son fils est prêtre et Missionnaire.

Au milieu de ces troubles profonds, le frère Verjus disait : « Je n’ai plus ni feu ni lieu. J’écris ceci assis sur une malle et mon cahier sur une chaise. Malgré cela, je suis heureux[135]. » Bientôt, il datera son Journal de l’exil. Le 8 novembre, au soir, en effet, à l’heure où il conduisait ses élèves au dortoir, un de ses confrères l’arrête dans la rue et l’avertit, au nom du Père général, qu’il partira cette nuit même pour Barcelone. « L’émoi, lisons-nous dans ses notes, se répand parmi nos chers enfants ; les rangs se rompent ; l’émotion nous gagne, et, sur place, nous nous faisons nos adieux. Ils furent touchants et pleins d’affection de part et d’autre. » Le bon Frère rentre au Sacré-Cœur où il fait son petit paquet. Ce ne fut pas long. La Basilique étant sous les scellés, il ne put y pénétrer pour une prière à Notre-Dame du Sacré-Cœur. Il s’agenouilla près de la porte et fit là ses adieux à la divine prisonnière. « Nous nous éloignâmes lentement, écrit-il, de ce lieu béni où nous avions passé des jours si heureux. Ce qui nous le rendait plus cher, c’est que nous y avions souffert, c’est qu’on y souffrait encore. »

La tristesse du départ fut tempérée un peu par les compagnons mêmes de l’exil : un Irlandais, à peu près de l’âge du frère Verjus, le bon et pieux frère Neenan, et le bien-aimé P. Marie, l’ancien supérieur de la Petite-Œuvre, dont le lecteur n’a pas sans doute oublié le nom. « Ce bon Père est toujours le même : même cœur, même délicatesse, mêmes manières enfin qui font de lui le Missionnaire-type... Voir le P. Marie me fait plus que de l’entendre, bien que mon bonheur serait de l’écouter des heures entières[136]. »

Les exilés crurent prudent, tant les sectes avaient, en certains milieux, surexcité les esprits, de revêtir des habits laïques. Le frère Verjus s’est amusé dans son journal à esquisser la silhouette des trois voyageurs. On dirait un dessin de Cham ou de Callot en marge d’un lugubre exode. « Le P. Marie ressemblait à un mylord : un grand pardessus fourré, un col à la mode, et un grand chapeau à coupole. Le frère Neenan, avec son pardessus et sa petite casquette, me faisait l’effet d’un commis-voyageur. Pour moi, j’avais l’air d’un marchand d’allumettes. J’étais affublé à faire peur. Mes pantalons étaient trop courts, mon col trop grand, mon pardessus trop large, et tout cela surmonté d’un gros feutre noir de forme jadis cubique, mais considérablement élargi et dont les lignes architecturales étaient émoussées. Bref, je n’avais qu’à me mettre à la portière pour empêcher les importuns de monter[137]. »

Il en monte quelques-uns cependant, dont les conversations ne sont rien moins qu’édifiantes. Le jeune religieux en éprouva une impression de profond dégoût. « Je crois, dit-il, que le démon fait beaucoup d’affaires dans les chemins de fer. »

Dès que le jour eut paru, le Frère se donna tout entier à la contemplation des paysages. C’était le Limousin avec ses hameaux, ses prairies, ses vallons, ses collines. Il est charmé par les courbes nonchalantes de la Dordogne et ravi par les hauts escarpements du Puy-d’Issolud. Quel contraste avec les plateaux arides, les ravins pierreux des environs de Roc-Amadour, les effondrements du sol où s’engouffrent des torrents ! Montauban lui rappelle « avec un charme inexprimable » Mgr de Cheverus. À mesure qu’on avance dans le Midi, il surprend aux lèvres des voyageurs cet accent qu’il connaît pour l’avoir entendu résonner à la Petite-Œuvre. Tout l’intéresse, aussi bien les toits des maisons que les fenêtres ; il en veut à la locomotive de dévorer l’espace ; il n’a qu’un regret, c’est d’être déjà à Toulouse. On y passera une partie de la nuit. A l’hôtel, le P. Marie le bénit. Il fait une courte prière, il se couche, « et voilà, dit-il, la première journée de notre fuite en Espagne ». Il ajoute : « Le Sacré Cœur est bon. Nous sommes broyés pour être mêlés[138]. Tout est bien. »

On repart à trois heures et demie du matin[139]. Avec le soleil recommencent les extases. Les Pyrénées lui rappellent les pics neigeux de la Savoie. Des refrains, qu’il a entendus à la Petite-Œuvre, lui reviennent en mémoire et bourdonnent à ses oreilles. Son enthousiasme fut au comble et déborda, lorsqu’il vit, tout ensemble, les montagnes, d’un côté, et, de l’autre, pour la première fois, la mer, « la belle Méditerranée, calme, bleue, brillante comme un cristal ». Le P. Marie, à plusieurs reprises, dut l’inviter à mettre une sourdine à ses exclamations. À Perpignan, les voyageurs rencontrèrent le futur supérieur de la maison d’Espagne, expulsé lui-même de la maison d’Arles. « C’est le même entrain, écrit le frère Verjus, au milieu des mêmes souffrances. » En quelques tours de roue on est en Espagne. Le temps manque pour admirer à loisir les plants d’oliviers sur les flancs des montagnes et les buissons de grenadiers qui bordent les routes. « Les paysages et les échappées de vue sur la mer sont à peindre... On passerait et on repasserait des journées entières sans se lasser. »

Le soir, les six voyageurs arrivaient à Barcelone. « Nous saluâmes, dit le Frère, les anges gardiens de la ville. » Puis, on alla frapper à la porte d’un couvent de la Présentation. L’émoi fut grand dans la maison. — « Les Pères sont là. — Nous ne les attendions pas ce soir. — Où vont-ils se loger ?… » — Enfin tout se calme. Tout s’arrange. On s’assied. On cause. On interroge. On attend. Puis, le souper s’improvisant , on lui fait honneur. L’heure venue du coucher, chacun se disperse. Un pieux voisin donne au P. Marie et au frère Verjus une hospitalité plus généreuse que confortable. Le Frère raconte la chose avec une gaieté de style charmante. « Nous arrivons. Il nous offre un petit verre, et, après nous avoir énuméré tous ses titres à notre confiance et à notre admiration, il nous permet enfin de nous coucher ; je n’essaierai pas de dire où. En France, on appelle cela des fourre-tout ; mais, à cheval donné on ne regarde pas la dent. Ce bon monsieur nous recevait avec tant de cordialité que nous ne pouvions pas faire les difficiles. »

Au surplus, ils auraient été mal venus à faire, dès le premier jour, les difficiles, les chers exilés ; car, il leur faudra s’habituer, quoi qu’il en coûte, à la gêne, aux privations, à la pauvreté.

IV

Arrivés à Barcelone le 10 novembre, ils s’installent, le 15, au numéro 59 de la calle Ancha au premier étage d’une maison spacieuse mais vide. Comment la meubler ? Le P. Marie a parcouru les magasins et acheté des lits : matelas, draps, couvertures, « tout cela pauvre et assez vieux ». Après le souper, qui eut lieu chez les Sœurs, et, la nuit tombée, « nous partons, écrit le frère Verjus, par bande, emportant sous nos bras les bagages. C’était tout à l’ait primitif et touchant. Jamais Barcelone n’avait vu passer dans ses rues des ecclésiastiques ainsi chargés. J’avais pour mon compte deux énormes paquets qui m’arrondissaient les côtes[140] ».

Le bon Frère aimait la pauvreté, « la sainte pauvreté », non pas d’un amour idéal, platonique, non pas à la condition de ne manquer de rien, mais dans la réalité et dans la douleur des choses. Il eut de quoi se satisfaire. L’ameublement des cellules n’est pas riche : une chaise, une table, un lit, quelques livres. « Je suis heureux de cette pauvreté, écrit-il. Au moins on a l’occasion de pratiquer son vœu jusqu’au bout. » Telle qu’elle est, sa cellule ne tardera pas à faire ses délices. « Je l’aime déjà beaucoup. Elle est celle de l’exil. »

Le Père supérieur l’a nommé « cuisinier en second », s’étant adjugé à lui-même, comme il convenait, l’honneur d’être « cuisinier en chef ». Pour batterie de cuisine, ils n’ont à leur disposition qu’une petite marmite, une casserole minuscule, un seau et un couteau. Le premier essai ne fut pas heureux. Outre qu’il oublia le sel, le frère Verjus laissa fondre une cuillère, en préparant le rôti. Un autre jour, le frère Neenan lui vint en aide. Pittoresquement, le frère Verjus nous le montre à l’œuvre. « Il parvient, dit-il, à faire bouillir le pot-au-feu. Quel triomphe ! La sueur ruisselle sur son front. Je l’admire, tandis que, plus calme, je m’évertue à faire rôtir de petits boudins dans une poêle neuve qui arrive à point. Entre le Père supérieur qui goûte ceci, goûte cela, ajoute ici de l’eau et là du sel. Tout étant prêt, on ose convoquer la communauté. J’étais honteux… Enfin on se contente de tout, en ayant soin de saupoudrer les mets d’un grand esprit de mortification[141]. » Rien n’édifie le Frère comme la joie religieuse avec laquelle les Pères supportent les mille privations inhérentes à une fondation. « Si nous savons souffrir, notre maison a de l’avenir. On voit notre présence et nos affaires bien en noir, c’est bon signe. Quand les hommes n’y voient goutte, Dieu agit. Je suis plein de confiance[142]. »

Les Sœurs de la Présentation, celles de Barcelone, celles de Las Cortès et d’Arenys, plus d’une fois, ont été la providence des exilés. Un jour elles envoient des provisions maraîchères ; un autre jour du linge… Elles s’intéressent surtout à la petite chapelle qui ressemble fort à la grotte de Bethléem. A différentes reprises, le frère Verjus a été touché de leur dévouement, et il a noté « leurs soins attentifs et délicats ». A chaque visite que la maternelle bonté du Cœur de Jésus faisait à ses Missionnaires, il rend grâces. Écoutons-le : « Le samedi, toujours de bonnes nouvelles ! Les âmes du Purgatoire que nous prions tout spécialement depuis quelques jours, viennent de nous faire une belle surprise. Une personne inconnue qui nous avait vus à Santa Maria del Mar (leur église paroissiale), nous envoie une aumône assez forte… Voilà une intervention du Sacré Cœur dans nos affaires temporelles. Je me plais à noter ce fait, parce qu’il me remplit de confiance. Oui, allons en avant ! C’est le Sacré Cœur qui nous veut ici ; à lui de nous nourrir. Quand nous serons dans le besoin, si nous savons prier, il viendra certainement à notre secours[143]. » Volontiers il eût dit, avec le saint roi David : « Je n’ai vu nulle part le juste cherchant son pain[144]. » Ce qui est indéniable, c’est que les pauvres de Jésus-Christ, les religieux, partout et toujours, ont su trouver le leur. Notre Frère connaissait-il ce passage des Constitutions de sainte Thérèse, la grande Espagnole : « Il ne peut y avoir rien de réglé pour l’heure du dîner, parce que c’est quand il y en aura. » Assurément, cet abandon total à la Providence l’eût rempli de joie, et, de grand cœur, il l’eût adopté pour sa règle de vie. Ce qu’il n’ignorait pas, c’est que les Missionnaires du Sacré-Cœur doivent être disposés à tout, « même à mendier de porte en porte, si parfois l’obéissance ou la nécessité l’exige[145]».

V

Pour aider à la Providence, il fait lui-même les commissions en ville, et, comme il ne sait pas encore l’espagnol, il lui arrive de temps en temps de bonnes petites humiliations dont il est, du reste, loin de se plaindre. Un exemple ; c’est le supérieur qui nous le rapporte. « Un jour, il arrive du marché, triomphant. — J’ai trouvé, pour notre chapelle, de vieilles mais bonnes chaises, à quatre francs le cent. — Je lui dis qu’il s’est trompé, que la chose n’est pas possible. — Oui, oui, vous verrez, de bonnes chaises à quatre francs le cent ! » Nous vîmes arriver en effet un tombereau de chaises. Il les place, les aligne dans la chapelle ; puis le marchand demande son compte. Le Frère lui remet avec une grave simplicité la somme de quatre pezetas. « Vous vous moquez de moi, lui dit notre homme, c’est quatre francs la chaise ; mais d’où venez -vous donc ? » etc., etc. Il fallut remporter les chaises et payer une indemnité au porteur. Heureusement, le bon Frère était ordinairement plus habile. »

Un autre épisode. Le Frère désirait vivement une cloche. Pour trente-sept francs, on en trouva une que l’on suspendit à une fenêtre donnant sur la cour. Le 25 mars, au matin de l’Annonciation de la très sainte Vierge, elle sonna l’Angelus pour la première fois. Mais voilà, nous raconte encore le Père supérieur, que les voisins, étonnés d’entendre du bruit dans ce vaste domaine abandonné, — vrai séjour de la mort, car on y fabriquait des atahudes, « cercueils », — arrivent en toute hâte. La cour se remplit. Le sereno lui-même, effaré, le pistolet à la ceinture, se précipite et demande au frère Verjus qui était là, si nous avions l’autorisation de l’adjadamento pour sonner notre cloche. Le Frère répond que, n’étant pas au courant de la législation espagnole, nous n’avions point demandé de permission, mais qu’au plus tôt nous allions nous mettre en règle. Le bon Frère n’eut de repos que lorsque l’alcade eût permis de sonner. Le jour où l’autorisation fut octroyée, la pauvre cloche sortit de son sommeil et rattrapa le temps perdu[146].

Cheminant dans les rues ou faisant des achats dans les boutiques, le Frère s’approche du peuple : « Ces braves gens sont très touchés de notre franche cordialité… » De là plus d’une réflexion juste sur le clergé, qui vit trop à l’écart, trop en dehors du mouvement populaire, loin des pauvres et des petits : « Quelle n’est pas la joie des bons parents quand nous caressons leurs petits anges qui viennent nous baiser la main !… Le clergé aura un grand compte à rendre au bon Dieu. On ne fait rien pour conserver la foi au peuple… Devenons saints et savants, apprenons la langue : notre maison est destinée à faire beaucoup de bien. »

Un jour qu’il était avec ses confrères dans une église, un homme du peuple les aborde, et, avec un accent de compassion : « N’êtes-vous pas des religieux français expulsés ? — Oui, monsieur. — Et moi aussi, j’ai connu l’exil ! » Et le brave homme, tout ému, leur glisse dans la main son obole. Inutile de dire les sentiments du frère Verjus.

Tout en faisant les commissions, tout en apprenant la langue, il suivait les cours du séminaire. De beaucoup supérieur aux plus forts élèves dans les études latines, il s’en fait dispenser et réserve tout son temps pour la philosophie.

Tout son temps… Hélas ! il ne lui en reste guère. De là des tristesses et des accès de découragement. « saint Stanislas, mon bien-aimé patron, ayez pitié de ma misère ; tendez-moi les bras, et faites le miracle de me rendre courageux et fort contre toutes les épreuves[147] ! »

En ce temps-là, je ne sais pourquoi le supérieur a dû lui donner un avertissement. Avec quelle humilité le bon Frère s’incline sous la main du Père ! « Je ne suis qu’un néant, tout étonné qu’on me souffre ici. Pauvre Henry, peux-tu t’imaginer comment font tes supérieurs et tes frères pour te supporter, et, qui plus est, pour t’aimer ?… Et, par-dessus tout, comment fait le Cœur de Jésus pour ne pas te vomir, te repousser, te maudire ! Miracle d’indignité (d’une part) et de miséricorde (de l’autre), constituant un abîme d’où je ne saurais jamais sortir et où je veux me cacher, souffrir, vivre et mourir[148]. »

« Je reviens, je pars de nouveau, pour mille et mille commissions. Quelle vie ! quelles journées ! Mon Dieu, faites mon éducation ; mais que j’aie au moins du temps pour mon examen[149] ! »

Il y a des heures lourdes et lentes dans cette vie de l’exil. Nulle joie sur l’horizon. Nulle joie dans l’âme.

« J’ai perdu mon temps, restant toute la soirée comme assoupi, pensif et inoccupé. mon Dieu, pardonnezmoi. Je vous promets que je ne passerai jamais plus de ces heures inactives et mortes qui doivent tant vous déplaire[150]. »

« Je vais me coucher, portant au cœur un profond sentiment de tristesse que je nommerai tristesse d’impuissance et d’impatience. J’ai vu le monde ! J’ai pensé à mes sauvages. Je les ai souhaités avec une ardeur indicible. Oh ! quand viendront-ils, ces véritables jours de ma vie ! Je ne vis pas ces jours-ci, je végète, au jour le jour, sans but. O mon Dieu, faites cesser cette indécision ! Que je travaille, O mon Dieu ! et que je vous aime ! Demain je vous recevrai encore. Que ce soit pour moi une communion décisive ! C’est la fête de saint Jean, l’apôtre de votre divin Cœur ; j’espère[151]. »

« Ce soir, je suis un peu remis, bien décidé, après avoir fait mon possible pour faire de bonnes études, à n’en faire que de médiocres ; mais je ne veux pas qu’il y ait de ma part ombre de faute. Dieu sait si je souhaite en faire de fortes ! Mes plans, mes désirs, mes efforts de l’année dernière, alors que la bonne volonté était possible, le prouvent. Maintenant, rien n’est possible, à moins de veiller la nuit[152]»

Les Missionnaires du Sacré-Cœur ont ouvert une école : c’est pour lui l’humble commencement d’une Petite-Œuvre espagnole. Il s’y dévouera, comme partout, comme toujours. « Je tâcherai de bien économiser mon temps et de lire un peu la nuit, quand je m’éveillerai, à la lueur de ma petite veilleuse[153]. » L’examen approche. Il s’y prépare de son mieux, non pas tant pour lui que « pour l’honneur de la Société ». Jamais il ne sera prêt : « Mon Dieu, rendez-moi force et courage. Donnez-moi de l’énergie. Le temps me manque. J’en ai besoin et on ne semble pas le comprendre. Mon Dieu, je ne veux pas me plaindre… » Toute la soirée, il a travaillé pour faire un porte-missel : « Je ne demanderais pas mieux que de me dévouer ; mais si j’étais prêtre ! Et on me retarde !... Mais non, tout est bien[154] »

Et, quand il le faut (hélas ! il le faut souvent), il se remet au travail manuel, courageusement, pieusement, tantôt à la cuisine, tantôt à la menuiserie. Il fabrique des meubles pour la maison et aussi pour la chapelle. On a besoin d’un confessionnal : c’est lui qui le fait ; d’un autel : il y met toute sa science et tout son cœur. « Nous le ferons simple, dit-il, sans raboter le bois (et pour cause, car il n’a point de rabot, ni d’argent pour en acheter) ; nous le recouvrirons de toile figurant du marbre blanc. » On l’encadrera, aussi gracieusement que possible, de certaines lames de grain rouge que l’on a entrevues chez le tapissier. Il s’est procuré une scie à découper « très bien montée », et, avec elle, il pourra faire « du beau et du solide ». Jésus-ouvrier le verra dans son atelier travaillant pour lui. « Je veux que chaque coup soit un baiser d’amour et de réparation au Sacré Cœur[155] ! » La veille de Noël, il a travaillé toute la nuit pour terminer des chandeliers et faire « une pauvre petite crèche » au saint Enfant Jésus.

Sans doute, encore une fois, tous ces travaux le distraient de ses études, et il en souffre et il s’en plaint : ces souffrances, et même ces plaintes ne sont pas pour nous déplaire, car elles accusent, jusque dans ces natures vaillantes, l’infirmité humaine. Cependant, la résignation l’emporte et toujours elle étouffe le murmure. « Le Sacré Cœur a encore pitié de moi. Après m’avoir laissé descendre jusqu’au fond de ma misère et de ma faiblesse, il me rappelle à lui et je reviens plus décidé que jamais à me donner tout entier, sans conditions et pour tout ce que le bon Jésus voudra. Les créatures me délaissent. J’en comprends le néant. Je vais faire tous mes efforts pour ne pas m’enchaîner de nouveau[156]. » — « Je perds beaucoup de temps au travail manuel. Qu’importe ! Ce n’est pas pour mon plaisir. C’est la volonté de Dieu. Fiat ! Que le Cœur de Jésus en tire sa gloire et moi mon bien[157] ! »

A tous ces travaux, il ajoutera de faire la chambre du supérieur, lequel est parfois malade : « Je veux la faire le plus souvent possible, dit-il avec un esprit de foi admirable, en grande dévotion[158]. » Au surplus, tout cela lui donnera l’expérience des choses, des personnes et de lui-même. « Je fais tout et veux tout faire dans le but de me préparer à mes chères Missions. C’est là ma vocation, ma raison d’être, mon but, ce pourquoi Dieu m’a créé. Je le sens. J’en suis certain[159]. » — « Mon désir des Missions et du martyre prend un caractère de sûreté qui m’étonne. Je suis surpris de tout ce que j’ose de ce côté-là[160]. »

VI

A chaque fois qu’il le peut, il visite les églises. « Toutes les églises l’attiraient, nous écrit le supérieur ; il ne pouvait en sortir ; il aurait mangé les crucifix, les madones, les corps saints. » Les cérémonies l’enthousiasmaient. Or, l’Espagne est en quelque sorte la terre classique des belles solennités religieuses. Le 8 décembre, fête de l’Immaculée-Conception, « la première fête de l’exil », comme il l’appelle, le canon du fort annonce à la ville la grande fête de la patronne des Espagnes. « La salve a été très imposante. Les canons des divers navires du port ont répondu. Nous ne sommes pas en France, me suis-je dit, et alors ma joie eut quelque chose d’amer, car j’aime la France. » A la cathédrale, à la grand’messe, « ce fut quelque chose de splendide comme chants, cérémonie et assistance. Au Pax tecum, les autorités se sont donné le baiser de paix avec la plus grande cordialité. Les larmes m’en sont venues aux yeux. Et puis, quelle piété ! quelle foi ! C’est consolant… »

Pendant la messe, le cuisinier en second étant absent, le R. Père supérieur, cuisinier en chef, avait seul préparé le dîner, « en vraie maman », dit le bon Frère. On dîna, tout en parlant de la chère Société, qui célébrait, elle aussi, dans toutes ses maisons, mais bien tristement, cette fête de la Vierge qui est l’anniversaire de sa fondation.

Au jour octave de l’Immaculée-Conception, le frère Verjus, le soir, a assisté, dans l’église de Notre-Dame-de-la-Merci, à la clôture des fêtes. « Tous mes souvenirs, dit-il, et toutes mes aspirations se sont réunies pour m’enlever de cette terre et me faire goûter de bien grandes délices. O mon Dieu, merci ; oui, merci de tout mon cœur ! Que votre ciel doit être beau ! Que vous devez être bon, puisque vos représentants sont si bons et vos symboles si touchants !

« La cérémonie, commencée à six heures et demie, n’a fini qu’à neuf heures un quart. Je n’ai pas trouvé le temps long. Tout d’abord, en entrant, j’ai fait mon petit pacte avec les saints Anges du tabernacle. J’étais tout ému et bien en ferveur. L’idée de mes chères Missions m’était rappelée par la foi de tout ce peuple, l’ornementation de l’église, l’orgue, et je me suis mis à pleurer sans savoir pourquoi. O mon Dieu, quand donc pourrai-je vous donner mon sang ? quand donc ? En attendant, je veux vous donner tout mon temps.

« Après avoir salué Jésus et Notre-Dame, je me mis à réciter mon chapelet. Quel ne fut pas mon étonnement, quand je l’entendis chanter à la tribune ! Deux soprani chantaient l’Ave Maria et le peuple répondait sans chanter. Et ainsi jusqu’à huit heures. Le prêtre, du haut de la chaire, avec sa petite lanterne sourde et sa clochette pour donner le signal des chants, me fit penser aux Missionnaires au milieu de leurs peuplades faisant réciter la prière du soir.

« Les prières, les chants, les illuminations, la Vierge resplendissante de lumières et comme perdue au milieu des guirlandes de roses, tout cela me transportait : je me croyais au milieu de mes chers futurs néophytes. C’est ainsi que je ferai plus tard. »

« A huit heures, les prières cessent. Un long silence règne sur l’assemblée. Tout à coup, un bruit se fait entendre. On se lève. C’est le père qui arrive au milieu de ses enfants. C’est Mgr l’évêque d’Avila. Ce saint prélat me fit la meilleure impression. Comme il rejette toute recherche de lui-même ! Comme il aime son peuple ! Il ne peut avancer : tout le monde veut lui baiser la main. Quel beau spectacle ! Enfin Sa Grandeur monte en chaire, et, pendant cinq quarts d’heure, nous tient tous suspendus à ses lèvres. Quel beau discours ! J’en suis encore ravi Style doux ou véhément, toujours simple. Beaucoup de doctrine, de l’affection, du cœur, de la foi à transporter les montagnes… Ah ! si tous les prédicateurs prêchaient comme cela, le monde changerait en peu de temps[161] ! »

Ce ne sont pas seulement les églises qui l’intéressent ni les cérémonies du culte ; on peut dire qu’il a les yeux ouverts sur tout. Le costume des prêtres le frappe et il décrit leur grand manteau assez semblable au manteau des Missionnaires du Sacré-Cœur, mais plus large et à grand col. Ils le ramènent à la manière catalane : ce qui les empêche d’ôter leur chapeau pour saluer. Chapeau immense. « Il parait cependant qu’il a bien diminué. Jugez de sa largeur primitive, puisqu’il mesure encore soixante-dix centimètres d’envergure[162] ! »

De la tête du prêtre, il descend aux pieds de l’artisan. « La chaussure du petit peuple est une semelle de jonc, toute simple, reliée au pied comme les sandales du capucin. Son vêtement est court et léger. Sa coiffure est un bonnet rouge assez singulier, aussi long que le vulgaire bonnet de nuit, sans mèche et de largeur régulière. Il se plie ou se rabat, à droite ou à gauche, à volonté.

« Le bourgeois catalan a toujours des bottines pointues et un grand manteau qu’il ramène sur l’épaule gauche avec une gravité sans pareille… On croirait qu’ils ont tous mal aux dents ou qu’ils cachent une arme à feu. »

Une visite au fort de Monjuich ne le laisse pas indifférent. A mi-côte de l’escarpement, il s’arrête comme en extase devant le superbe panorama qui se déroule à ses pieds : la mer, la ville, une plaine que limitent de belles collines plantées d’oliviers. « On éprouve là, dit-il, quelque chose d’indéfinissable ; c’est comme une sensation de l’infini. » Le commandant du fort, un ancien zouave pontifical, tout fier d’une cicatrice à la joue, « preuve qu’il n’a pas tourné le dos à l’ennemi », entretient les visiteurs de la science stratégique, et le frère Verjus a pris des notes sur les ponts-levis, les canons de tous calibres, les obusiers, les mortiers et les bombes. Il a pris garde »que tous les bastions portent des noms de saints et que la Croix domine le tout[163].

Une promenade à la résidence des Sœurs de la Présentation, à Las Cortès, aux portes de Barcelone, lui arrache ce cri : « O la belle maison, comme site, dispositions, jardins, voisinage ! Que j’aurais voulu y voir notre chère Petite-Œuvre ! On y trouve tout à souhait. L’air y est encore embaumé par les roses et le jasmin qui y éclosent, l’hiver, comme en France, en plein été. C’est enchanteur[164]. »

Mais, ce qui, par-dessus tout, l’enchante, c’est la mer « Quel imposant spectacle ! Mirabiles elationes maris Mirabilis in altis Dominus[165]. Il y a tout cela à Barcelone. En arrivant, nous entendions comme un bruit de tonnerre, et nous hésitions à attribuer ce bruit à la mer, la voyant, de loin, si calme. Oui, mais au bord, les lames se brisaient contre le rivage avec une force irrésistible et s’étendaient sur le sable avec un bruit d’ouragan. Nous demeurâmes en admiration toute la soirée[166]. » Un autre jour de ce même hiver, il est sur le même rivage. « Ce spectacle, toujours si beau, m’a élevé un peu, et j’ai joui du bonheur que l’on goûte lorsqu’on ne pense plus qu’au ciel et aux âmes… J’ai frémi de désir et de bonheur en pensant qu’un jour, traversant ces grandes eaux, j’irai embrasser mes chers sauvages et les conduire au Cœur de Jésus et à Notre-Dame du Sacré-Cœur[167]. »

On le voit, toujours la pensée des Missions est la note dominante de cette âme. Elle va résonner tout à l’heure plus haut que jamais.

VII

En ce temps-là, un Français, un Breton, avait conçu le projet de créer à l’autre extrémité du globe, aux antipodes du continent que nous habitons, dans les îles sauvages de l’océan Pacifique, une colonie chrétienne, une Nouvelle-France. Seul et sans ressources, il fait appel aux catholiques. Vingt mille adhérents lui répondent. Au gouvernement de son pays il ne demande que la protection des lois et la liberté. L’une et l’autre, disait-il, lui ont été refusées. Il frappe alors à la porte d’une nation amie : l’Espagne lui est hospitalière. Là, à Barcelone, durant deux ans et plus, il essaie de réaliser ses plans et de tenir ses promesses. Quatre navires, chargés de colons et de marins, partent successivement à la conquête de ces terres lointaines. Trahi par la fortune, mal servi par des lieutenants incapables ou infidèles, il succombe. On l’accuse d’avoir, sous prétexte de civilisation chrétienne, de colonisation imaginaire, organisé, sciemment et frauduleusement, une gigantesque et monstrueuse escroquerie. Le marquis de Rays est incarcéré, tenu au secret, déclaré coupable… Coupable, l’était-il ? En tout cas, il fut malheureux. Il en est mort.

VIII

Le frère Verjus tressaillit le jour où, pour la première fois, il entendit prononcer le nom de la Nouvelle-France. « Qui sait[168], écrit-il, ce qui peut en sortir pour moi ? Mon Dieu, tout ce que vous voudrez ! »

Bon nombre d’émigrants avaient répondu aux appels du marquis de Rays. Le P. Marie se fît tout de suite leur apôtre. Le bon Frère l’accompagnait souvent à la Posada de la Estrella, sur le port où ils étaient assemblés, entassés. « C’est quelque chose d’étonnant, dit-il, de voir l’affection que nous portent ces braves gens[169]. » Il ne sait pourquoi lui-même les aime tant. « Peut-être irai-je un jour les rejoindre… » « Le P. Marie « fait un bien incalculable ». Il encourage, il console, il prêche, il confesse, il catéchise, il prépare aux premières communions. « Oh ! s’il y avait beaucoup de prêtres de cette trempe[170] ! » Le 2 janvier, au discours des vêpres, tous les émigrants pleuraient. « Que de bien fait ce bon Père ! Que je voudrais être prêtre aussi ! C’est si facile de faire du bien ! Il n’y a qu’à le vouloir. Pourquoi donc s’en fait-il si peu ? Le P. Marie, lui ; le sème sur ses pas. Partout où il passe, il se fait des amis, et par conséquent des amis du Sacré-Cœur. Mon Dieu, donnez-moi ses qualités, ses vertus et sa distinction… Si jamais les Missionnaires du Sacré-Cœur vont en Nouvelle-France, la place est prête dans les cœurs. »

La Nouvelle-France, où il voudrait être déjà, ne lui fait point oublier cependant la mère patrie. « On dit que la France va bien mal. Que le Sacré Cœur lui fasse décrire une courbe rentrante[171] ! » Ce qui l’attriste surtout, ce qui même le fait pleurer, ce sont les victoires de la franc-maçonnerie. Toutefois, il est loin de désespérer, et, dans ses vastes pensées, il embrasse le vieux monde européen et les continents qui vont s’ouvrir à la foi du Christ. « Je me recueille souvent pour penser à mes chères Missions où la foi se réfugiera un moment pour revenir ensuite plus forte que jamais, et je sens en mon cœur une joie bien douce, mais un peu mélancolique. O chères Missions, oui, je me dévouerai à votre service pour sauver les âmes de ces infidèles, pour souffrir, pour civiliser et pour mourir ; mais aussi, puisque la crise est inévitable et même nécessaire, pour préparer un asile à la foi qui, pour un moment, désertera notre pauvre Europe. Puis, quand cette insensée, au fond si chrétienne et si catholique, se sera déchirée elle-même et débattue dans les étreintes de la mort, nous reviendrons, nous ou nos successeurs, et nous lui montrerons de nouveau ce crucifix, cette hostie, cette religion enfin autrefois tant aimée et dont elle n’aura plus qu’un vague souvenir[172]. »

Voilà un de ces jaillissements d’éloquence comme on en rencontre assez souvent dans les notes du cher scolastique. On tourne la page, et c’est une exclamation candide et souriante : « Pourvu, écrit-il, que ces légions de Missionnaires qui partent tous les jours me laissent au moins une bonne île, une seule, encore intacte, inabordée, où le sauvage se trouve sans mélange européen[173] !… »

IX

Un mois plus tard, le cardinal Siméoni, préfet de la Sacrée Congrégation de la Propagande, écrivait au T. R.P.

Chevalier, supérieur général des Missionnaires du Sacré-Cœur, la lettre suivante :
Rome, 25 mars 1881.

Très Révérend Père,

Depuis plusieurs années, le Vicariat de la Nouvelle-Guinée est vacant, faute d’une communauté religieuse qui veuille s’en charger.

Le Saint-Siège, qui porte le plus grand intérêt à cette importante contrée où n’existe aucune aucune Mission catholique, tandis que plus d’un ministre protestant y répand l’erreur, connaissant bien le zèle dont votre Paternité et les membres de sa Congrégation sont animés pour la propagation de notre sainte religion, verrait avec un très grand plaisir les Missionnaires du Sacré-Cœur se charger d’évangéliser ce vaste champ. Je ne me dissimule pas que, pour réaliser ce dessein, il faudra du temps et de la patience.

Mais, pour le moment, il ne s’agirait que d’envoyer seulement quelques prêtres de votre Congrégation, lesquels, tout en ayant la charge spirituelle des catholiques dont se compose la colonie de la Nouvelle-France, déjà établie là-bas, pourraient en même temps rechercher les moyens d’y établir une Mission et de pourvoir à l’entier Vicariat, resté, comme je l’ai déjà dit, vacant depuis bien longtemps.

J’ai la ferme confiance que votre Paternité accueillera avec plaisir la proposition que cette lettre renferme, et en vous priant de m’adresser votre bienveillante réponse, je vous souhaite dans le Seigneur tous les biens.

JEAN, cardinal SIMÉONI,
Préfet de la S. C. Propagande.
MAZOTTI, SECRÉTAIRE.

Le 16 avril suivant, le T. R. P. Chevalier répondait :

Éminentissime Cardinal,

La proposition que le Saint-Siège daigne nous faire par votre entremise nous honore autant qu’elle nous effraie. Nous étions loin de penser que Sa Sainteté jetterait les yeux sur les humbles Missionnaires du Sacré-Cœur pour leur confier une Mission de cette importance. Entreprendre l’évangélisation de la Nouvelle-Guinée et des archipels voisins est une tâche bien au-dessus de nos forces, assurément. Les mœurs des indigènes, leur caractère sauvage, leurs langues difficiles, le climat de ces contrées équatoriales, tout, en un mot, nous laisse entrevoir un apostolat des plus laborieux.

La lettre officielle, que Votre Eminence m’a fait l’honneur de m’écrire pour me transmettre le désir du Saint-Père, porte la date du 25 mars. Cette date est significative. C’est le jour que le Ciel choisit pour annoncer la nouvelle du salut par l’Incarnation du Verbe. C’est aussi le jour que Léon XIII a choisi pour nous proposer par son fidèle messager la Mission de la Mélanésie. À l’exemple de Marie, nous avons fait connaître avec simplicité notre insuffisance notoire et nos légitimes inquiétudes. Puisque malgré cet aveu sincère, Éminence, vous nous dites comme l’Ange : Ne craignez rien ; acceptez l’offre qui vous est faite, l’Esprit de Dieu sera avec vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre, nous nous inclinons avec respect, et notre humble Congrégation répond avec la Vierge de Nazareth : « Ecce ancilla Domini, fiat mihi secundum verbum tuum : Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon votre parole ! » Et avec saint Pierre : « In verbo tuo laxabo rete ! A votre parole, je jetterai le filet. »

Nous voudrions être à même d’envoyer vers ces pauvres idolâtres une légion d’apôtres ; mais notre nombre est encore trop restreint. Aussi, malgré notre meilleure volonté, nous ne pourrons, pour le moment, consacrer à cette importante Mission que les quelques Missionnaires demandés par Votre Éminence. Veuillez dire au Saint-Père, en déposant à ses pieds l’expression de notre vive reconnaissance et l’hommage de notre profonde vénération, qu’il peut compter sur notre obéissance aveugle et sur notre dévouement absolu.

JULES CHEVALIER.

Tels sont, dans l’Église catholique, les humbles commencements des plus grandes choses. Un appel, un désir, un mot du Pape ; une bouche qui répond : Oui ; voilà décidée la conquête d’un nouveau monde.

X

Imaginez, à cette nouvelle, la joie du frère Verjus ! — « La Terre Promise arrive enfin ! O mon Dieu, plus je vais, et plus je vois que je ne suis pas fait pour autre chose que pour mes chères Missions[174]… » — « Oh ! que mes chères Missions me tiennent au cœur ! Je ne vis plus que pour elles. J’attends et j’espère fermement que le moment n’est pas loin[175]… » —— « C’est le but, la raison, la fleur, le fruit de ma vie entière[176]… » — « J’y suis appelé, je n’en puis douter. Il faut que je m’y dévoue corps et âme. Donc, mes actions, mes aspirations, mes prières, mes sacrifices,

mes mortifications, mes efforts n’auront pas d’autre but que de hâter le succès de cette grande œuvre et d’obtenir la grâce d’y être envoyé pour la plus grande gloire du Sacré Cœur de Jésus[177] … »

Trois Pères, dit-on, vont partir et deux Frères. S’il en était ! Quelle joie !

Mais le bruit court qu’il n’en sera pas. « O mon Dieu, quelle épreuve ! Ah ! si je n’avais pas peur de forcer vos desseins !… Mon Dieu, je vous en conjure. Mon Dieu, exaucez-moi[178] !… » Le supérieur de Barcelone et le P. Marie l’encouragent dans ses aspirations. La visite du T. R. Père général est prochaine, on le croit du moins. Le Frère se reprend à l’espoir. « Comme je lui demanderai cette grâce ! Je vais prier Notre-Dame de toucher victorieusement son cœur, et me voilà sauvé[179] … »

Quelques jours après, il écrit encore : « Eh bien, non, je ne suis pas en route pour mes chères Missions. Humainement parlant, j’en suis aussi loin que possible… Peut-être est-ce une raison d’espérer plus fort que jamais… Oui, malgré les hommes, malgré les événements qui semblent contraires, malgré les on dit, malgré moi-même, malgré mes défauts, malgré ma tiédeur, je mets toute ma confiance en Marie, et j’espère que cette bonne Mère ne me fera pas attendre longtemps… Hélas ! Ô Mère, il faut que je sache bien que vous êtes le refuge des pécheurs pour oser vous prier de m’exaucer, alors que je ne sais pas même prier… Soyez aussi le refuge des tièdes et des pauvres têtes. Ô bonne Mère, sauvez-moi ! Conduisez-moi vous-même. Le jour de mon martyre sera le plus beau de ma vie[180] . »

XI

Cependant il se prépare à ses vœux perpétuels. « Une idée grande et terrible, pleine de joie et de je ne sais quelle mélancolie me poursuit... J’approche de l’antépénultième étape de ma vie... Me voici à huit jours de mes grands vœux. Après cela, je n’ai plus qu’à me préparer à ma première messe et à mon départ. Le martyre viendra clore tout... Et me voilà, pour toute préparation, plus tiède, plus immortifié, plus paresseux et plus apathique que jamais ! Ô mon Dieu, sans vous je ne puis rien, et cependant il est de la plus haute importance que ce grand acte de ma vie se fasse dans votre amour et le recueillement[181]. » — « Il faut donc que je rentre en moi-même, que je devienne plus sérieux, plus perdu en Dieu. Tout pour moi est manqué jusqu’ici. Je n’ai fait que des ébauches[182]. »

Sans doute ; mais avouons que ces ébauches sont dignes d’un maître.

Régulièrement, il aurait dû et il aurait voulu faire sa profession le 15 février, en la fête de l’Agonie de Notre-Seigneur au Jardin des Olives. Je ne sais pour quelle raison le supérieur local la retarda jusqu’au 19 mars. Il en a souffert, mais sans murmure. « Je l’ai fait pour obéir, je ne regrette rien. » Ces journées préparatoires furent des journées d’épreuves intérieures. Son journal est tout plein de gémissements, d’accusations, de cris vers Notre-Seigneur et Notre-Dame.

« ... Jamais je n’ai eu tant sommeil. Jamais je n’ai été si lourd, si paresseux, parce que jamais je n’ai été si gourmand. (Sa gourmandise, sur laquelle il revient souvent, était de manger trop de pain.) De là, négligence dans la piété, négligence dans le travail, négligence en tout et partout... Je tâcherai, avec la grâce du Sacré Cœur de faire cesser cette tyrannie qui m’opprime et de me remettre à flot[183]. »

« Que de grâces méprisées ! Que de temps perdu ! Que de résolutions manquées ! Que de fautes ! Ô mon Dieu, je suis insupportable à moi-même. Je vous en conjure, ayez pitié de moi. Venez à mon secours. Tirez-moi moi de cet abîme où je me perds[184]. » « Toujours le même ! Quel affreux état ? D’où vient-il ? Je n’en sais rien ? Est-ce une punition ? Est-ce une épreuve ?

« Ô mon Dieu, comme c’est dur de sentir que l’on vous aime, et en même temps de se surprendre à hésiter à votre service ! Je passe des temps considérables à rêver. Le démon en profite pour me mettre en tête de singulières idées. Je ne me reconnais plus. Tout est en désarroi chez moi. Mon Dieu, sauvez-moi, je péris[185]. »

Pour sortir de ce douloureux état d’âme sans doute, il a demandé à faire l’heure sainte et à jeûner, Tout lui a été refusé. « Je me vengerai en détail », dit-il. Comme, à cause de ses fonctions de surveillant au dortoir et à l’étude, il lui est difficile de bien faire oraison à l’heure de règle, il prie les âmes du Purgatoire de le réveiller à trois heures trois quarts, et, pour ne pas succomber au sommeil, il écrit sa méditation.

« Un peu de mieux, grâce au Cœur de Jésus. Il me semble que le bon Maître me donne un peu de bonne volonté pour le servir de toutes mes forces. Je sens que le sacrifice seul peut sauver le monde... Les plus saints seront ceux qui auront le plus et le mieux souffert. La perspective de mes vœux me secoue[186]. »

Le bon Frère eût été heureux de faire une retraite avant sa profession ; mais, comme il devait tout à la fois suivre les cours du séminaire, faire la classe et l’étude aux enfants, sans préjudice de quelques autres charges, on ne put lui accorder cette faveur. « Le Sacré Cœur, écrit-il, permet sans doute cette très sensible épreuve pour me punir de toutes mes tiédeurs et me faire désirer davantage la retraite annuelle... Je veux être fort quand même... Je ne murmurerai pas, et, quoique ne voyant rien aux raisons qui me l’ont fait refuser, je me soumettrai. J’étais bien révolté ce matin. Mais, c’était mon amour-propre froissé qui parlait alors. Je suis allé à la chapelle, et j’ai dit au bon Jésus que je me bouchais les yeux et les oreilles, et que je me confiais à lui, me jetant à corps perdu dans son divin Cœur.

« J’aurai souvent ici à remporter de ces victoires, j’en remercie Notre-Seigneur. Ce n’est pas à moi de prévoir et de calculer, je n’ai qu’à obéir. Toutes les fois que mon esprit se révoltera, parce que je ne comprendrai pas la conduite de mes supérieurs, je me rappellerai mes péchés et le martyre, et tout sera fini. Je me plaignais l’année dernière de ce que l’on respectait trop ma liberté et de ce que l’on ne me traitait pas assez en religieux, me voilà exaucé maintenant. Merci, mon Dieu[187] ! »

Au moins il se rattrape sur la méditation du matin. Il la commence à trois heures et demie, et, le soir, il en fait une autre jusqu’à dix heures.

La veille même de ses vœux, il est sevré de toute joie spirituelle. « Le Sacré Cœur m’exauce. Il veut me traiter en homme. Depuis quelques jours le bon Maître prend plaisir à me retrancher impitoyablement tout ce qui pourrait me plaire, même du côté de la piété. Pas de retraite ; pas même ce soir ; rien de spécial ; pas de direction ; une simple confession, ni plus ni moins ; des humiliations ; des refus, etc, etc. Tout cela vient à point pour me faire faire la meilleure des retraites. L’obéissance vaut mieux... La journée a été bien crucifiante, mais je suis content[188] . »

Il est content ! Que sera-ce donc le lendemain ? Écoutons, sans l’interrompre, son chant d’actions de grâces : « Ô mon Dieu, je suis si heureux que je serais tenté de chanter mon Nunc dimittis ! Le moment serait bon : me voici comme le jour de mon baptême. Ô mon Dieu, que jamais je ne descende ! Que jamais je ne souille cette robe d’innocence que vous avez lavée dans votre sang. C’est aujourd’hui, mon Jésus, c’est aujourd’hui surtout que je reconnais combien votre joug est léger. Sans doute je ne comprends pas encore la grâce immense que vous m’avez faite, en m’admettant au nombre de vos soldats d’avant-poste, si jeune encore, et n’entendant rien au maniement des armes, sans défense, sans guide, sans autre bouclier que ma confiance illimitée en votre bonté.

« Me voilà lancé ! Je ne reculerai pas, ô mon Dieu, dût-il m’en coûter mille épreuves, mille contradictions, mille serrements de cœur, plus terribles que la mort !

« La mort ! Ô mon Dieu, la mort au milieu de vos rangs, après avoir combattu, en combattant pour vous ! Voilà ce que je vous demande...

« Vous m’avez toujours exaucé, ô mon Dieu. Je vous ai demandé de sauver ma vocation à la Petite-Œuvre, vous l’avez fait d’une manière admirable. Je vous ai demandé le noviciat, les vœux, le professorat, l’exil, vous m’avez tout accordé... Maintenant, je vous demande un autel pour y dire une messe, et une île sauvage pour y mourir... »

Après cette chaude effusion de sa reconnaissance, l’heureux profès raconte brièvement la cérémonie. Au sortir de son oraison qu’il a prolongée jusqu’à sept heures, la sainte messe. « Comme mon cœur battait ! Mon oraison n’était pas achevée, qu’importe ! Je continuerai à la chapelle... La messe commence, à l’autel de Saint-Joseph. Le Cœur de Jésus me fait la grâce de ne penser qu’à lui. Après l’élévation, je me mets en adoration. Mon sacrifice (s’il y a sacrifice) m’apparaît comme une immense grâce que me fait le Sacré Cœur. Je me fonds en actions de grâces jusqu’à la sainte communion. Le moment venu, le bon Père supérieur se retourne (j’étais à ses pieds) avec la sainte hostie élevée et me fait signe de commencer... Alors, avec un bonheur indicible, je prononce la formule, bien ému, mais sans hésiter...

« Après !... Quel abîme entre ces deux moments ! « Le bon Père, tenant toujours la sainte hostie entre ses doigts, m’adresse quelques paroles pleines de cœur et d’à-propos, me disant que j’étais heureux de faire mes vœux à un âge encore si jeune, en un temps de persécution, exilé sur la terre d’Espagne, patrie de saint François Xavier et de sainte Thérèse... L’émotion me gagne. Je me mets à pleurer. Je reçois mon Jésus, et je retourne à ma place, le cœur surabondant de bonheur et de consolation. J’étais en Paradis[189] ... »

XII

Au matin du 1er septembre 1881, à Barcelone, dans une petite chapelle de la rue Ancha, le R. P. Durin, Missionnaire du Sacré-Cœur disait la messe. Autour de l’autel étaient groupés le P. Navarre, le P. Cramaille, premier prêtre de la Petite-Œuvre, et deux Frères coadjuteurs. Ils vont partir au nom de leurs deux mères, la sainte Église et la petite Société, pour les îles sauvages de la Mélanésie et de la Micronésie. Le R. P. Jouet, en ce temps-là procureur général des Missionnaires du Sacré-Cœur, est accouru de Rome, tout exprès. Le frère Verjus, caché derrière l’autel, « en tête à tête avec son Jésus caché, comme lui, et heureux de l’être », tient l’harmonium. Au commencement de la messe, il entonne l’Ave Maris Stella. « Avec quel cœur, écrit-il, et quelle ardeur je chantai ces sublimes paroles qui résument toutes mes aspirations et tous mes désirs ! J’étais bien ému. Tout se déroulait en ce moment sous mes yeux. Je voyais presque clairement les plans du bon Dieu, le divin Maître se servant de tout, même des obstacles... J’admirais. J’étais heureux. » À l’Évangile, le R. P. Durin, supérieur de la Mission, se tourna vers l’assistance et, d’une voix que l’émotion rendait tremblante, il demanda des prières pour le succès de cet apostolat lointain.

« De tout mon cœur, dit le pieux Frère, je priais le bon Jésus qui était tout près de moi dans son tabernacle. Je regardais la petite lettre que j’avais écrite le 15 août pour lui demander de partir aujourd’hui. Il ne me vint pas à l’idée de me plaindre ; mais je me mis à pleurer, comme quelqu’un qui est bien résigné, mais qui ne comprend pas. Je suis bien sûr, ô mon Jésus, que mes larmes ne vous ont point offensé. Je vous aime trop et je sais trop que vous en savez plus que moi pour revenir sur votre refus, alors même que la grâce demandée n’était que pour vous prouver tout de bon mon amour. Ô chères Missions, je vous aime ; mais, si pour prouver à Jésus que je l’aime plus que vous, il fallait vous sacrifier, je le ferais sur l’heure et brûlerais tout ce que j’ai fait ! » Et le bon Frère, comme effrayé de cette sorte d’audace dans l’amour, se reprend : « Mon Dieu, cette pensée seule me fait trembler. Il me paraît que, sans les Missions, je suis comme un navire perdu qui va où le vent le pousse. Mes chères Missions m’ont sauvé. Elles me sauveront encore. Je ne demande qu’une chose, c’est de les clore par le martyre... Vous ne voulez pas, ô mon Dieu, je le comprends, que je parte encore, afin que je me prépare dans l’étude, dans le silence et dans la prière. » Après l’allocution du Père, le frère Verjus chanta le cantique d’ « Adieu à Notre-Dame du Sacré-Cœur » ; mais, au lieu de dire au second vers : « Nous reviendrons avec bonheur », il improvisa cette variante :

Nous vous quittons, Vierge Marie,
Nous laissons tout avec bonheur...

Après la messe, le P. Jouët voulut, à son tour et au nom du T. R. Père général, adresser la parole aux chers partants. Il le fit avec un attendrissement si contagieux que tout le monde pleurait. Puis, tandis que le même Père distribuait aux Missionnaires des croix bénites, pour la circonstance, par le Souverain Pontife, le frère Verjus, saintement jaloux, chantait d’une voix qui remuait jusqu’à fond d’âme, un beau cantique composé par le supérieur de la maison et dont voici la première strophe :

Fendez, vaisseaux, la mer aux eaux profondes,
Et transportez les fils du Sacré Cœur.
Ils sont pressés ; car il leur faut des mondes.
Serait-ce trop pour les rendre au Seigneur ?

Ils les auront. Aux pieds du divin Maître
Tombe à genoux le sauvage adouci.
Ô Sacré Cœur, ils vont donc vous connaître
Et vous aimer ! Merci, mon Dieu, merci !

Dans l’après-midi, vers quatre heures et demie, au moment où le navire la Barcelona, au signal du canon, levait l’ancre, arrivait de Rome le télégramme suivant :

Sa Sainteté Léon XIII bénit cordialement le Père Durin, ses compagnons, ses bienfaiteurs, et toute la Mélanésie et Micronésie consacrés au Cœur de Jésus.
J. CARDINAL SIMÉONI.

Et, peu à peu, le vaisseau qui emportait dans ses flancs les vaillants croisés de la douleur et de l’amour s’évaporait à l’horizon dans les feux transfigurants du soleil.



VII

A TRAVERS LES OCÉANS


De raconter les origines de notre Mission et même le voyage des premiers Missionnaires, ce ne sera pas un hors-d’œuvre dans la vie de Mgr Verjus, l’apôtre de ces païens, le civilisateur de ces barbares.

I

Le Vicariat de la Mélanésie est situé au nord de l’Australie, et va du 128e degré de longitude au 160e, et de l’Équateur au 12e degré de latitude sud.

Le Vicariat de la Micronésie s’étend du 160e degré de longitude au 175e environ, et du 4e degré de latitude sud au 12e degré de latitude nord.

Le premier a 550 lieues de long sur 300 de large. Le second mesure 400 lieues de long sur 375 lieues de large.

Dans leur ensemble, ils donnent une étendue de plus de 900 lieues de long sur plus de 300 de large, c’est-à-dire plusieurs fois la grandeur de la France.

L’île principale est la Nouvelle-Guinée ou Papouasie. Sa longueur totale dépasse 2 500 kilomètres. Jusqu’à l’arrivée des Missionnaires du Sacré-Cœur, elle n’avait été explorée que sur une partie de ses côtes ; l’intérieur était à peu près inconnu. Jamais la croix n’y avait été plantée ; jamais prêtre catholique n’avait eu le bonheur d’y célébrer le saint sacrifice de la messe. Seul, y régnait le démon.

Les autres îles importantes, également et absolument païennes, étaient la Nouvelle-Bretagne, appelée aujourd’hui Nouvelle-Poméranie, la Nouvelle-Irlande, les îles Salomon, l’Amirauté, le Nouvel-Hanovre, la Louisiane, Bougainville, Choiseul, Isabelle, Guadakonar, Christoval, et d’autres encore.

Il est difficile d’évaluer au juste le chiffre de la population. Disons seulement qu’il est de plusieurs millions.

Des îles de la Micronésie, nous ne parlerons pas, Mgr Verjus n’ayant en rien contribué à leur évangélisation. Elles sont entre les mains de l’un de ses frères, le R. P. Edouard Bontemps, Missionnaire du Sacré-Cœur, et ces mains, toutes pleines des bénédictions du Cœur de Jésus, y font merveille[190].

En 1844, le pape Grégoire XVI confia ces pays infidèles à la Société de Marie, et nomma pour premier vicaire apostolique de la Mélanésie Mgr Jean-Baptiste Épalle, évêque titulaire de Sion. En 1845, le 18 décembre, ce vaillant, à peine débarqué à l’île Isabelle, dans l’archipel Salomon, fut tué à coup de casse-tête. Le 20 avril 1847, les insulaires de San-Christoval, dans le même archipel, perçaient de leurs lances, puis dévoraient, dans un horrible festin, le P. Marie Paget et le frère Joseph-Hyacinthe Chatelet, de la même famille religieuse. Le 16 juillet 1848, dans l’île d’York, à sept lieues de la Nouvelle-Guinée, Mgr Jean-Georges Colomb, évêque d’Antiphelles, successeur de Mgr Epalle comme vicaire apostolique de la Mélanésie, mourait de la fièvre dès le commencement de son rude apostolat. En septembre 1855, le P. Jean Mazzuconi, du Séminaire des Missions-Étrangères de Milan, venu sur ces rivages inhospitaliers à l’appel de Pie IX, tombait sous la hache des sauvages de Woodlark.

Peu de temps avant sa mort, le doux Missionnaire, qui avait semé dans son île une graine d’oranger, rythmait dans sa langue natale des strophes vraiment exquises. En voici la traduction :

« J’ai, plein d’espérance, jeté une humble graine sur cette terre sauvage et inculte ; la voilà devenue arbuste chargé de feuilles et de fleurs.

« Oui, sa fraîcheur me recrée, son éclat me réjouit, sa vue me promet déjà une abondante moisson de fruits ;

« Mais, Seigneur, cette autre semence bien autrement précieuse de la divine parole que j’ai déposée ici dans le cœur de l’homme, quand, oh ! quand donc poussera-t-elle une feuille, donnera-t-elle une fleur, portera-t-elle un fruit ?

« Pitié, mon Dieu, pitié pour vos enfants ! Envoyez cette rosée céleste qui féconde tout ! Accordez-moi de voir poindre dans ces âmes un brin d’espérance, et votre serviteur, mourra en paix[191]. »

La céleste rosée qui devait féconder la terre inculte fut le sang du Missionnaire. Il coula, disions-nous, en septembre 1855. Le même mois de la même année, le cardinal Du Pont, archevêque de Bourges, approuvait la petite société naissante des Missionnaires du Sacré-Cœur.

Il y avait un quart de siècle que les Vicariats de Mélanésie et de Micronésie étaient abandonnés. Chaque jour, le Souverain Pontife priait pour qu’enfin Dieu fit miséricorde à ces pauvres sauvages.

Or, en ce temps-là, nous l’avons raconté, un homme entreprend de fonder une colonie en ces régions, non loin du Port-Carteret ou Nouvelle-Irlande. Plusieurs bateaux sont même partis, chargés de Français, de Belges, d’Italiens. D’après le « Journal de la colonie libre de Port-Breton », la Nouvelle-France, qui se publiait à Marseille, tout allait merveilleusement. Cette entreprise attire les regards du Vicaire de Jésus-Christ. De son côté, le marquis de Rays sollicite de Léon XIII quelques prêtres pour les besoins spirituels de la colonie dont il est le fondateur. Le chef de l’Église pensa que le moment était venu de donner à nouveau à une congrégation ces lointains Vicariats. Comment, en son nom, le Cardinal-Préfet de la Propagande écrivit au T. R. P. Chevalier, fondateur et supérieur général des Missionnaires du Sacré-Cœur, on ne l’a pas oublié. Le marquis de Rays offrait au P. Durin et à ses confrères, à bord de son navire la Barcelona, une place gratuite et quelques autres avantages. Comme la ville où se ravitaillait la colonie de Port-Breton était Manille, dans les Philippines, les Missionnaires devaient se rendre dans cette capitale et par conséquent prendre le bateau à Barcelone. Nous avons assisté à leur départ. Racontons maintenant leur voyage ; nous pourrions dire leur tragique odyssée.

II

Les aventures commencèrent dès le premier soir. Pensant que le consul français de Barcelone mettait des obstacles au départ des Missionnaires, — ce qui ne devait pas être, puisqu’ils étaient envoyés par le Souverain Pontife, non pas seulement pour Port-Breton, mais pour deux immenses Vicariats, — les agents du marquis de Rays prirent eux-mêmes les billets et firent inscrire les cinq passagers sous des noms espagnols, de faux noms par conséquent : Don Pascal, Don Simon Rodriguez, etc. Quand les Missionnaires s’en aperçurent, ils ne cachèrent point leur mécontentement ; mais il était trop tard.

La traversée de Barcelone à Manille fut de trente jours. Pour avoir un instant touché à Singapour où sévissait le choléra, on leur fit subir une quarantaine de trois jours.

À peine débarqués, les Missionnaires cherchent la Nouvelle-Bretagne. C’était le navire qui devait les transporter dans leur Mission ; mais il n’était pas encore revenu de Port-Breton. Ils durent attendre quinze jours. Souvent, dans la journée, ils s’en allaient sur la plage et ils scrutaient l’horizon longuement.

Cependant les journaux s’occupaient fort de la colonie et plus encore peut-être des Missionnaires. De mauvais bruits circulaient. On mettait en suspicion l’honnêteté de l’entreprise et l’on traitait crûment les cinq passagers qui cachaient leurs noms et qui, sans doute, disait-on, n’étaient pas prêtres, de vagabonds, d’aventuriers. Le prieur des Augustins de Manille avait accueilli les Missionnaires comme des frères. Durant deux mois, non seulement il leur prodigua, avec une hospitalité généreuse, les conseils les plus intelligents, mais encore il les défendit contre les attaques les plus injustes et les plus passionnées.

Le 17 octobre, arrivait la Nouvelle-Bretagne.

Le commandant du navire était en même temps le gouverneur de la colonie. Il amenait avec lui quelques officiers espagnols que le marquis de Rays avait engagés et que ses représentants avaient évincés. Naturellement ces hommes étaient mécontents et peu enclins à dire du bien de la colonie. De son côté, le gouverneur faisait charger des provisions pour Port-Breton. Craignant que la quantité qu’on lui avait allouée ne fût insuffisante, il l’augmenta considérablement : le marquis de Rays, pensait-il, ratifierait ce surcroît de dépense. Mais des rumeurs de dissolution prochaine étaient parvenues en Espagne et en France. Les récits des officiers espagnols n’étaient pas pour les effacer.

C’est dans ce moment et dans ce milieu qu’arrivaient nos Pères.

Le jour du départ était fixé au lundi 30 novembre. Tous les passagers, venus de Barcelone, et qui se rendaient dans la colonie, avaient déjà pris place à bord de la Nouvelle-Bretagne. Le samedi 28, les Missionnaires résolurent de s’embarquer aussi, afin de dire la messe pour les émigrants.

Toutefois, les Pères Augustins cherchaient à les dissuader de monter si tôt sur le navire. « Attendez à lundi. Rien ne presse, disaient-ils. — Mais, tous les passagers sont à bord ; notre place est au milieu d’eux. — Qui sait, reprenaient les Augustins, si le bateau partira lundi ? » Tenus au secret, ils n’en pouvaient dire davantage. Rien ne put détourner les Missionnaires de leur résolution. Ils firent aux bons Pères Augustins leurs adieux.

Le lendemain, dimanche, le bruit courut parmi les passagers que la justice allait mettre l’embargo sur le navire. Consternés, les Missionnaires comprirent alors l’insistance des religieux Augustins pour les retenir. Le lundi 30, c’était la Saint-André, fête patronale de Manille. De nombreuses barques sillonnaient joyeusement la baie. La plupart s’approchaient de ce navire qui était sous l’œil de la police, et, d’une barque à l’autre, des quolibets se croisaient à l’adresse de la colonie, du capitaine et des passagers. Des Chinois eux-mêmes insultèrent les prêtres. La police ne vint pas ce jour-là.

Le mardi, sur tous les navires de la rade, les vergues étaient en berne et les drapeaux descendus à mi-mât. L’amiral, commandant la place, était mort. Jour de grand deuil pour toute la ville. Cette fois encore la police ne vint pas.

Le mercredi, les Missionnaires descendent du bateau, dans l’espoir d’apprendre en ville quelque chose de certain. De la barque qui les conduisait, ils aperçoivent, appuyé sur le bastingage d’un haut navire, un homme habillé de blanc qui leur faisait signe d’approcher. C’était le prieur des Augustins. Il accompagnait la dépouille de l’amiral jusqu’au milieu de la baie. Tout à l’heure, il va rentrer et il prie les Pères d’aller l’attendre au couvent. Là, il leur révèle tout. Le marquis de Rays a refusé de l’argent au commandant de la Nouvelle-Bretagne pour le surcroît des dépenses qu’il a faites. D’autre part, son cosignataire de Marseille, craignant de n’être pas payé des provisions qu’il a déjà fournies, met l’embargo sur le navire.

Que vont devenir les Missionnaires ?

La colonie de Port-Breton peut disparaître, mais la Mission reste. Port-Breton n’est qu’un point dans la vaste étendue des Vicariats que Rome leur a confiés. Si donc ils ne peuvent pénétrer dans leur Mission par le bateau de la colonie, ils doivent tenter d’autres moyens, chercher d’autres routes. Justement, on vient d’apprendre qu’un navire, le Panay, est en partance pour Singapour. Sans doute, il faudra refaire cinq cent cinquante lieues. Mais de là, par les Célèbes et la Malaisie, on pourra, s’il plaît à Dieu, atteindre la Nouvelle-Guinée. C’est un détour de mille cinq cents lieues qu’il faut ajouter aux trois mille cinq cents déjà parcourues ; mais qu’est-ce que cela, quand il s’agit d’obéir à l’Église et de donner un monde à Jésus-Christ ? Ils vont retenir leur place à bord du Panay.

Hélas ! Ils ont compté sans une loi qui oblige tout étranger dont le passage à Manille a duré plus de vingt et un jours, à annoncer son départ dans les feuilles publiques au moins trois jours à l’avance. Ils ignoraient cette loi. Ils n’ont plus le temps. Les billets sont pris. Que faire ? Le P. Durin va solliciter l’appui du consul de France.

Pendant ce temps-là, le P. Navarre et le P. Cramaille retournèrent à bord de la Nouvelle-Bretagne. Ils y furent témoins d’une scène écœurante. Le commandant, auquel le marquis de Rays avait refusé, comme nous l’avons dit, de payer le surcroit des marchandises achetées et chargées, était rentré de la ville, exaspéré. Il réunit tout l’équipage, les passagers, les Missionnaires ; puis il fait contre le marquis une sortie virulente où il mêle des propos malsonnants contre la religion. Les officiers applaudissent. Alors, il prend le portrait de M. de Rays, appendu au salon du bateau, et le piétine. Les officiers en font autant. Ces actes de violence, ce discours haineux apprirent aux Missionnaires à quelle sorte de gens ils eussent eu à faire, s’ils fussent allés dans la colonie. Les pauvres passagers, assez bons catholiques pour la plupart, étaient désolés de se voir aux mains des francs-maçons, — le commandant et plusieurs officiers appartenaient, en effet, à la secte. — Les Missionnaires donnèrent des marques non équivoques de leur désapprobation, puis se retirèrent dans leurs cabines. Ils ne devaient quitter la Nouvelle-Bretagne que le lendemain. Le P. Durin arriva plus tard, avec l’ autorisation de partir sans la publication préalable des noms.

Le lendemain, les Pères disent la messe, une dernière fois, sur le pont. Tout le monde y assistait, même le commandant et son équipage. Le supérieur voulut adresser quelques mots à l’assistance ; les sanglots étouffèrent sa voix. De part et d’autre, les adieux furent émus. Les colons pleuraient à chaudes larmes. Que vont-ils devenir sans prêtres pour les consoler et, au besoin, pour les défendre ? La colonie menace ruine. Arriveront-ils à Port-Breton ? Le Panay approchait. Aimablement le capitaine jette l’ancre un instant tout près de la Nouvelle-Bretagne. Le gouverneur de la colonie et les officiers accompagnent les Missionnaires sur le Panay. La séparation fut aussi pénible pour les Missionnaires qui s’en allaient que pour les colons qui restaient, — les colons, leurs fils spirituels et leurs frères ! De plus, ils s’étaient, en quelque sorte, identifiés avec la Nouvelle-Bretagne. Ils aimaient ce navire comme une partie de leur Mission. C’est en lui qu’ils avaient mis leur espoir. En le perdant, il leur semblait qu’ils perdaient tout.

III

Partis de Manille le 3 décembre, les Missionnaires arrivent à Singapour le 8 au soir. Hélas ! Il est trop tard. Le navire pour Macassar, dans les Gélèbes, est parti de la veille. Il faut attendre un autre départ, soit quinze jours. Les Pères profitent de ces loisirs forcés pour écrire à Mgr Claessens, archevêque de Batavia, et le prévenir qu’ils passeront dans son Vicariat. Croyant que l’île d’Amboine, dans la mer des Indes hollandaises, et relativement proche de la Nouvelle-Guinée, faisait partie de leur Mission, ils ont décidé de commencer là leur apostolat. Mais voici qu’un bateau, arrivé de Chine, tout chargé de Musulmans de Surabaya et des îles environnantes, qui revenaient de leur pèlerinage au tombeau de Mahomet, se dispose à partir pour Macassar où ils en trouveront un autre qui fait chaque mois le service d’Amboine. Ils s’embarquent sans attendre la réponse de l’archevêque. A Macassar, ils apprennent que le bateau pour Amboine était parti depuis deux jours, ils auraient dû attendre durant vingt jours un autre départ ; mais, à peine installés à l’hôtel, le 31 décembre 1882, on leur apporte une lettre de Mgr Claessens. L’archevêque les avertissait qu’ils ne pouvaient passer dans les États hollandais sans la permission du gouverneur des Indes et que, pour exercer leur ministère, ils avaient besoin d’une autorisation du roi des Pays-Bas. Sa Grandeur engageait les Missionnaires à se rendre chez lui, à Batavia. Là, peut-être, trouveront-ils un chemin vers la Mélanésie.

Ce fut comme un coup de foudre. Pour la seconde fois, la Nouvelle-Guinée leur échappait. Ils devaient encore revenir sur leurs pas et sans savoir par où pénétrer dans cette Mission qui leur devenait d’autant plus chère que d’avance elle les faisait plus souffrir.

Pour comble de malheur, le supérieur retombe malade. Déjà, à Manille, il avait dû subir une opération cruelle. Un anthrax sur la poitrine s’était développé en des proportions inquiétantes partout, mais surtout en ces pays chauds. Un instant même, on avait craint la gangrène. Le chirurgien dut pratiquer une incision profonde. Le mal fut conjuré, mais les forces étaient perdues pour longtemps. Or, voici que le Père respire difficilement. Les jambes sont démesurément enflées, La saison humide et chaude où l’on se trouve l’affaiblit à vue d’œil. De plus, les angoisses morales le dévorent... Il sent qu’il ne résisterait pas longtemps à ce climat meurtrier, tandis que, dans les pays tempérés, il pourrait encore fournir, comme on dit, une bonne carrière. Que faire donc ? Faut-il abandonner la Mission ? Elle est, au moins de ce côté et au pied de la lettre, inabordable. Faut-il rentrer en Europe ou répondre à l’appel de Mgr Claessens et se relancer dans l’inconnu ?

Le bateau chinois, qui avait emmené les pauvres Missionnaires, avait déchargé ses marchandises, et il allait s’en retourner à Surabaya. On accompagnera le Père que-là. Il rentrera en France avec l’un des deux Frères coadjuteurs, son propre neveu ; le P. Navarre, le P. Cramaille et le frère Fromm se rendront à Batavia. Faut-il le dire ? La séparation fut douloureuse. « Nous avons souffert ensemble, lisons-nous dans des notes intimes, nos cœurs battaient pour le même objet, et, au moment où nous retombions dans l’incertain, dans l’inconnu, notre chef nous quittait, et nous allions rester dans l’inaction jusqu’à ce que des ordres nous arrivassent de France et qu’un nouveau supérieur nous fût donné. » Pendant les cinq jours qu’ils demeurèrent à Surabaya, les chers abandonnés furent traités par les Pères Jésuites avec une charité toute fraternelle. Le 10 janvier, ils reprennent la mer, et, le 13, ils sont à Batavia.

IV

Au moment de son départ pour la France, le P. Durin avait demandé à ses confrères de ne point quitter Batavia avant d’avoir reçu des ordres nouveaux. L’idée de renoncer à la Mission ne pouvait pénétrer dans ces têtes héroïques. Nous n’aurions point, se disaient-ils les uns aux autres, les mêmes motifs à faire valoir que nos devanciers les Pères Maristes et les Missionnaires de Milan. Nous n’avons eu personne de tué ni de mangé. Nous n’avons même pas été repoussés par les sauvages, puisque nous ne les avons pas encore abordés. Tous les moyens non plus n’ont pas été essayés. Qui sait si nous ne trouverons pas ailleurs, en Australie, par exemple, la route que nous cherchons en vain de ce côté-ci ? Attendons, sans découragement, les lettres de Rome ou d’issoudun. En attendant, ils se mirent, autant qu’ils le purent, au service de Mgr Glaessens ; mais leur ignorance des langues hollandaise et malaise limitait singulièrement leur ministère. Rapportons un épisode de leur vie sacerdotale ; ce sera comme un rayon dans ces pages sombres.

Le P. Navarre était à Buitenzorg, la résidence du gouverneur des Indes. Un dimanche, un homme lui demanda de baptiser à domicile son enfant, sa petite fille qui allait mourir ; puis il disparut. Le père de l’enfant était portier d’une des nombreuses portes du vaste hôpital. Une voiture emporte le Missionnaire. Il arrive. Personne n’est là pour le recevoir. Il se tient debout dans un vestibule. Une petite fille d’environ dix ans traverse la pièce, dit au Père : « Tabi Tuan : Bonjour, monsieur ». Le Père n’a que le temps de répondre : « Tabi : Bonjour », — le seul mot qu’il savait, l’enfant n’est plus là. Presque aussitôt une grande jeune fille qui paraissait être la sœur de la première, passe à son tour, fait la révérence et dit : « Tabi Tuan : Bonjour, monsieur ». Les deux enfants semblaient trouver toute naturelle la présence du Missionnaire. Mais le P. Navarre ne voyait point l’homme qui était venu le chercher. Personne pour lui indiquer la chambre de la malade. Un peu après, une femme malaise, d’une quarantaine d’années, suivant la même voie que les enfants, fit au Père le même salut. Cependant, elle parut étonnée de le voir seul. Elle regarda dehors et dans la voiture. Le Père comprit qu’elle cherchait son mari. Toutefois, craignant que l’enfant n’expirât avant d’avoir reçu le baptême, le Père dit en français à la femme : « Où est donc l’enfant à baptiser ? » Il paraît qu’il fut compris, car aussitôt la femme lui fait signe de le suivre. Il vit alors dans un grand lit, où quatre personnes eussent été à l’aise, une toute petite créature d’un an à deux ans. Les draps étaient d’une blancheur de neige. La malade, perdue dans le pli profond d’un immense oreiller de la même blancheur, semblait plus blanche encore. Elle avait les yeux clos et les mains fermées. Respirait-elle ? Il était difficile de l’affirmer. Elle avait l’air d’une morte. A peine l’eau sainte a-t-elle touché son front que la petite moribonde ouvre les yeux, étend ses bras comme au sortir du sommeil, se tourne du côté du prêtre et lui sourit. Le père de l’enfant entre en ce moment. Il voit ce sourire et rend grâce à Dieu. Le baptême avait guéri son enfant.

Le séjour des Missionnaires du Sacré-Cœur dans l’île de Java ne fut pas entièrement inutile pour leur Mission. Ils vivaient parmi d’anciens Missionnaires aux pays sauvages et ne perdaient rien des conseils qu’on leur donnait. Néanmoins, que le temps leur durait ! La vue des Javanais plongés dans le paganisme, et des Malais corrompus par la religion musulmane, sans qu’il fût possible aux prêtres catholiques de les évangéliser, leur faisait désirer plus vivement encore un libre apostolat parmi les idolâtres de la Papouasie.

Un jour enfin, vers le mois d’avril, une lumière parait à l’horizon. C’est une lettre d’Issoudun qui fait dans leur ciel noir cette éclaircie radieuse. Le T. R. Père général, du fond de son cœur brisé par les douloureuses nouvelles, compatit aux inénarrables misères de ses fils ; mais il les sait vaillants et il leur crie courage. Le R. P. Navarre est nommé supérieur de la Mission. Sitôt que la Propagande lui aura envoyé les pouvoirs nécessaires, il reprendra sa course à travers les océans. En même temps, le T. R. Père lui apprend qu’un prêtre de la colonie tombée, du nom de Lannuzel, s’est réfugié en Nouvelle-Bretagne, et qu’il a été bien accueilli par un chef sauvage, du nom de Tolitoro. Quelle joie après tant d’épreuves ! Il n’y a plus qu’à attendre les lettres de Rome.

Elles arrivèrent le 20 juin. Le nouveau supérieur est agréé par la Propagande. Ses pouvoirs sont signés du cardinal Siméoni. C’est vers la Nouvelle-Bretagne, la Birara des Canaques, qu’il dirigera ses pas. La Nouvelle-Guinée viendra plus tard. Le vicaire de Jésus-Christ bénit la reprise du voyage. Ils ne sont plus que trois pour affronter les repaires de Satan : deux prêtres, un frère ; mais le Pape est avec eux ; avec eux le Cœur de Jésus. Donc, en avant pour la sainte Église et pour le Sacré Cœur !

Ils avaient attendu, à Batavia, du 13 janvier au 20 juin : cinq longs mois !

Durant trois jours, ils cherchent un navire. Un bateau, faisant le service de Londres à Brisbane, passait par Batavia. C’est celui-là qu’ils désirent. Il les déposerait à Cooktown. Mais, au moment d’embarquer, les journaux de Batavia ont signalé quelques cas de choléra. La Compagnie « British India » craint de jeter l’épouvante parmi les quatre ou cinq cents émigrants qu’emportait son bateau, et elle ne veut pas les prendre.

Ils retourneront à Singapour où on leur fait espérer un passage direct pour l’Australie. Mais, pour la même raison, nulle compagnie, ni anglaise, ni hollandaise, ni française, ne voulut prendre les Missionnaires à leurs bords, dans la crainte d’une quarantaine à Singapour. Les ennuis recommençaient donc, et, de plus, on leur disait que le choléra pouvait durer des mois entiers, six mois peut-être. Enfin, grâce à l’intervention des Pères Jésuites, un armateur hollandais consent à les conduire, à la condition qu’ils subiraient à Singapour la quarantaine que l’on jugerait bon de leur imposer.

Après deux jours de traversée, ils abordent à Singapour pour la troisième fois. Point de quarantaine : Dieu soit béni ! et un bateau, le Meath, est en partance pour l’Australie ! Sans plus tarder, ils vont pour retenir leurs places. Elles sont toutes prises. Cependant, tant leur hâte de partir était grande, ils proposent au capitaine de coucher sur le pont du navire ou sur les bancs du salon. Ils auraient fait bien d’autres sacrifices. Leur proposition est acceptée, et les voici en route pour Cooktown.

V

Sur le Meath se trouvaient, parmi les passagers, trois jeunes gens, deux Français et un Anglais, tous les trois parents, tous les trois protestants. La conversation roulait d’ordinaire sur les sauvages de la Nouvelle-Bretagne. « Pour combien d’années, demandaient les jeunes gens, allez-vous dans ces pays barbares ? — Pour toujours, si nos supérieurs ne nous rappellent pas en France. — Ce n’est pas possible ! Quelle cruauté de vous obliger à vivre dans ces climats mortels ! — Mais personne ne nous y oblige. Nous y allons de nous-mêmes, très volontiers et joyeusement. — Et combien vous paie-t-on pour un travail si pénible ? — On ne nous paie pas. La Propagation de la Foi nous donne juste de quoi ne pas mourir de faim. »

Il parait que, pour ces jeunes protestants, la chose était trop forte et absolument incroyable. Le lendemain, l’un d’entre eux fait répéter aux Missionnaires la conversation de la veille, et il demande aux autres catholiques du bord si les Missionnaires ont dit la vérité. Alors, ce fut une admiration sans pareille. Le capitaine, lui-même, Écossais et protestant, renchérissait sur les autres. Son enthousiasme était tel qu’il préparait déjà un stock de provisions pour les Missionnaires et il se disait prêt à les conduire dans leur Mission, si cela ne le détournait pas trop de sa route.

Ces beaux sentiments s’évanouirent bientôt. Les préjugés huguenots l’emportèrent vite sur le premier mouvement de la libre et bonne nature. « Pourquoi aller ruiner votre santé dans ces pays malsains ? — Mais ce n’est pas payer trop cher l’évangélisation de ces pauvres gens. — Laissez donc ces sauvages tranquilles. Pourquoi les troubler dans leur ignorance ? Ils sont plus heureux comme ils sont. — Mais, capitaine, est-ce que vous ne préférez pas votre condition à la leur ? — Sans doute ; mais ils ne sont pas habitués à notre bien-être. — Justement, c’est pour leur donner, avec la civilisation, un bonheur plus pur et plus élevé que leur condition présente, que nous voulons les instruire. Si des Missionnaires, autrefois, n’avaient évangélisé nos ancêtres, qui étaient, eux aussi, des barbares, vous et moi, capitaine, nous serions, à peu de chose près, comme les primitifs de la Nouvelle-Bretagne… »

Il ne fut plus question de préparer des provisions de riz et de biscuits et pas davantage de conduire à l’île de Birara les trois apôtres.

Le 21 juillet, le Meath s’arrêtait à Cooktown. De Singapour, on venait de parcourir onze cent vingt-cinq lieues. Auparavant, on en avait fait cinq mille cent-vingt-cinq. Il n’en restait plus que dix-huit cents avant de toucher le premier rivage de la Mission. Ce n’était pas encore le terme, mais il approchait.

A Cooktown, ils apprennent du pro-vicaire apostolique, Mgr Fortini, que M. l’abbé Lannuzel n’était plus en Nouvelle-Bretagne, qu’il avait un peu séjourné chez lui et que, ne voyant pas arriver les Missionnaires du Sacré-Cœur, il s’était décidé à retourner en France. On s’était croisé dans la traversée de Batavia à Cooktown, mais à une trop grande distance pour échanger même un salut. L’ancien aumônier de la colonie de Port-Breton avait assuré de nouveau que les Pères pouvaient se rendre à Béridni (Blanche-Baie), que Tolitoro, le chef du village, les attendait, et que, d’autre part, une ferme allemande, établie non loin de là, envoyait son bateau à Cooktown presque tous les mois et que, dans peu de jours, les Missionnaires pourraient partir.

Huit jours s’écoulèrent. Le bateau ne paraissait point. On pense que peut-être il a fait naufrage. Cependant, Mgr Fortini avait écrit à Sydney pour s’informer s’il n’y avait point de bateau en partance pour la Nouvelle-Bretagne. Un télégramme lui annonce, le 4 août, qu’en effet un ancien représentant du marquis de Rays à Sydney allait partir avec le dernier bateau du fondateur de la Nouvelle-France, pour Manille, où il transportait du charbon, et que, précisément, il avait l’intention de s’arrêter à Port-Breton pour y visiter l’emplacement de la colonie. Le capitaine leur offrait à bord une place gratuite.

Le souvenir de Manille, qui leur restait au cœur, ne les portait guère à prendre le Chandernagor. De plus, ils avaient tant souffert d’humiliations par suite de leur contact avec la colonie ! Sa dislocation avait produit en Australie, où s’étaient réfugiés les malheureux qui n’étaient pas morts de la fièvre, un effet si lamentable !

Il est vrai ; mais, c’était un peu à la sollicitation du marquis de Rays que Rome nous avait confié le vicariat de Mélanésie et de Micronésie. Le fondateur de Port-Breton avait voulu conduire les Missionnaires aux frais de la colonie. Les tristes événements de Manille, seuls, les ont arrêtés dans leur course. La colonie a sombré. Les colons ont été dispersés. Les Missionnaires sont errants de vague en vague, à travers les océans, à la recherche de leur Mission. Le Dieu très bon n’a-t-il pas sauvé du naufrage le Chandernagor, pour conduire à Béridni les Missionnaires jetés à la côte par la saisie de la Nouvelle-Bretagne ? Ce qui est certain, — disons-le en passant, — c’est qu’à son tour le Chandernagor sera saisi à Manille et vendu. Dieu avait permis la fondation de Port-Breton en vue de l’évangélisation des sauvages de la Papouasie, abandonnée depuis un quart de siècle. La déplorable administration du gouverneur de la colonie et la mauvaise volonté d’hommes hostiles à la religion ont fait échouer une entreprise qui n’était pas indigne de la France catholique et dont l’Allemagne, à notre défaut, a su profiter ; mais ne peut-on pas dire, en se plaçant au point de vue providentiel, que le marquis de Rays, en conduisant les Missionnaires dans leur Mission, n’a pas manqué son œuvre complètement ?

Le P. Navarre et ses deux compagnons s’embarquent sur un bateau côtier, l’Alexandra : en quatorze jours ils se sont rendu compte de l’état de discrédit où était tombée la colonie. Les Australiens avaient en horreur — c’est le mot juste — tout ce qui, de près ou de loin, touchait à Port-Breton. De toutes parts on tâchait à dissuader les Missionnaires de prendre le Chandernagor. Le consul de France n’était pas le moins ardent à les prêcher. Le secrétaire, qui faisait les fonctions de chancelier, voulait même les contraindre à renoncer à leurs projets de Mission en Océanie : la nouvelle de l’arrestation du marquis de Rays était officielle, et le gouvernement français ne protégerait certainement pas « les aumôniers » de la fameuse colonie. Les Missionnaires répondirent qu’ils étaient envoyés en Mission, non pas par M. de Rays, ni par le gouvernement français, mais par le Pape, et qu’aucune force humaine ne les empêcherait d’obéir au représentant de Dieu.

Le 25 août, en effet, grâce au fraternel concours des Pères Maristes qui pas un instant ne s’est ralenti depuis, tout est prêt pour le dernier voyage. On a des provisions pour six mois. Le P. Navarre écrit au T. R. P. Chevalier : « Bonne nouvelle ! Nous partirons demain. Nous nous recommandons à vos bonnes prières, à celles de toutes notre bien-aimée Société. Nous sentons mieux que jamais la nécessité du secours d’En-Haut pour le succès de cette belle œuvre. Oh ! que nous sommes petits et faibles par nous-mêmes, pour nous mesurer avec les difficultés qui nous attendent ! Mais, si le divin Cœur de Jésus nous accompagne, comme nous en avons la confiance, si les associés de Notre-Dame du Sacré-Cœur et les âmes pieuses prient bien, chacun de nous pourra dire avec l’apôtre : Je puis tout en Celui qui me fortifie. » Le lendemain, 26, le P. Navarre, le P. Cramaille et le frère Fromm, montaient sur le Chandernagor.

C’était un bon voilier. Le capitaine très habile. Arrivés au sud de la Nouvelle-Irlande, on passe par un étroit canal que forment cette île et la petite île de Lamboum. C’est là que nos Missionnaires aperçurent les premiers sauvages de leur Mission. Ce fut comme un tressaillement d’allégresse. Ils étaient dans leur juridiction. Ils étaient chez eux. Les naturels les guidèrent et leur montrèrent dans le port remplacement des bateaux. En entrant, ils virent devant eux la maison du gouverneur. Le port tourne à gauche et, dans un enfoncement, se trouvait, encore debout, une grande construction appelée « Block-House ». C’est là, paraît-il, qu’était logée dans un entassement peu salubre presque toute la population. Il y avait dans la même maison le corps de garde, la dépense, la cuisine générale. De cet endroit on était comme dans un entonnoir. On ne voyait que montagnes autour de soi et à une courte distance. Les pentes abruptes étaient chargées plutôt que couvertes d’une végétation luxuriante. Il y avait de quoi effrayer les plus intrépides défricheurs. D’autant qu’il eût fallu élever de place en place des gradins, à cause des pluies abondantes de ces parages, lesquelles entraînaient la terre meuble jusque dans le port. Pendant les cinq jours que mirent les Pères à explorer la colonie, la pluie ne cessa guère de tomber, et d’épais brouillards s’élevaient des grands bois. C’était triste. Ajoutez qu’on n’entendait que l’aboiement des bêtes sauvages et la voix d’un oiseau de la grosseur et de la couleur d’une grive, que les naturels appellent de son cri : « cao ». Ce cri dur, entendu seul la nuit par intervalles, était lugubre. Cependant, un ruisseau coulait dans un vallon qui aboutissait au port. Des huttes en paille ou en ramée au milieu d’un jardinet avaient été construites par les colons. Quelques-uns, à en juger par les arbres gigantesques qu’ils avaient abattus, avaient beaucoup travaillé. Mais, le ruisseau débordant la vallée, il était impossible de faire en cet endroit une exploitation agricole sérieuse. Le port, d’un bon ancrage, n’était pas suffisant non plus pour une colonie. A quelques milles au delà, en Blanche-Baie, on aurait trouvé, au milieu des sites les plus beaux, un sol fertile, facile à cultiver, et là, avec moins de monde et moins d’argent, on aurait pu créer une exploitation florissante. La franc-maçonnerie ne l’a pas voulu.

Les Pères avaient dit un De Profundis sur la tombe des colons morts dans la colonie et célébré pour eux le saint sacrifice. Il s’agissait de partir. Le capitaine leur proposa de s’installer dans le bâtiment de la colonie. Ils avaient là, du premier jour, un vaste logement pour s’abriter et des planches pour construire une chapelle. De plus, le capitaine prétendait que le vent et la mer étaient devenus contraires et qu’il ne pouvait tenir sa promesse de les conduire à Béridni. Il devait revenir sur ses pas jusqu’au sud de la Nouvelle-Irlande et longer la côte est… Que s’ils ne voulaient pas se fixer à Port-Breton, il serait contraint de les déposer n’importe où, dans quelque ile sur la route des vagues, ou les emmener jusqu’à Manille. Il lui semblait que la présence des Missionnaires du Sacré-Cœur dans l’ancienne colonie de Port-Breton aurait effacé toutes les ignominies. Devant l’inflexible douceur des Pères, il mit à la voile sur Blanche-Baie. Le 29 septembre 1882, en la fête de Saint-Michel, les premiers apôtres de la Nouvelle-Bretagne abordaient à leur Mission et se redisaient les uns aux autres, en action de grâce, la chère devise de leur petite Société : « Aimé soit partout le Sacré-Cœur de Jésus ! » Ils avaient mis treize mois à ce voyage et fait, depuis Barcelone, huit mille cinquante lieues de navigation, à peu près le tour du globe. Était-ce trop pour sauver des âmes !

La Nouvelle-Bretagne, ce n’est pas la Nouvelle-Guinée. Henry Verjus y abordera le premier et en sera le premier apôtre.



VIII

LE SCOLASTICAT

ROME

I

Le 20 septembre 1881, nous trouvons le frère Verjus à Rome. A la nouvelle qu’il devait quitter Barcelone avec son compagnon d’exil, le frère Neenan, pour la Ville Éternelle, il s’écria : « Comme je vais prier pour mes Missions sur les tombes des saints martyrs[192] ! »

Depuis l’année 1878, les Missionnaires du Sacré-Cœur, d’abord hospitalisés par les Pères Trappistes de Saint-Jean-de-Latran, étaient installés au Cirque Agonal, vulgairement nommé place Navone. Ils avaient acquis l’église Saint-Jacques-des-Espagnols, abandonnée depuis soixante ans, heureux de répondre aux désirs du Pape, qui craignait de la voir tomber aux mains des protestants. Léon XIII leur a permis de la consacrer à Notre-Dame du Sacré-Cœur. Pour se loger, les Missionnaires ont construit au-dessus de l’église une sorte de couvent aérien, et ils y sont chez eux, dans la maison de la Vierge, comme les San-Pietrini[193] autour de la coupole de Saint-Pierre. C’est là que, durant trois ans, va vivre le frère Verjus.

En arrivant à Rome, le bon Frère demande à Notre-Seigneur, à Notre-Dame, à saint Pierre et à saint Paul de le faire mourir sans plus tarder s’il devait, durant son séjour sur cette terre bénie, contrister par quelque faute volontaire le Sacré Cœur.

Après une première et rapide visite au tombeau des saints Apôtres, il accompagne le R. P. Jouet, supérieur de la communauté et procureur général de la petite congrégation, à la Propagande : « Avec quelle émotion, écrit-il. j’ai monté ces escaliers qu’ont foulés tant de Missionnaires ! Si j’avais été seul, je les aurais montés à genoux[194]. » Quelques mois plus tard, il retournera dans cette sainte maison, où toutes les langues apprennent à prêcher le nom de Jésus-Christ, et il dira : « J’en voudrais baiser toutes les pierres[195]. » Une autre fois encore et plus longuement, il visitera l’illustre collège : « Je me suis senti pris d’une singulière émotion en entrant dans cette chapelle où notre bon Jésus forme ses Missionnaires, et où il a peut-être bien des fois accordé la grâce du martyre. Je lui ai demandé la grande grâce… Nous avons visité la bibliothèque, véritable trésor. Tout autour, les portraits des évêques qui ont puisé à cette source sainte la science du Seigneur… Que dire du musée ? J’étais ravi, et tellement heureux ! J’étais aussi un peu jaloux, mais plein d’espérance. Quand notre petite « chambre des Missions » sera-t-elle un musée, ou plutôt quand sera-t-elle la salle des Martyrs ? »

Au moment de son arrivée, la communauté prenait ses vacances loin du brûlant et fiévreux climat de Rome, dans les monts Albains, à Albano même. Les deux arrivants vont l’y rejoindre. « Nous revenions de promenade, nous écrit un scolastique de ce temps-là, par un beau soir. Nous chantions de bon cœur, quand tout à coup, sortant de derrière un arbre où ils s’étaient dissimulés, surgissent devant nous le P. Jouet, le frère Verjus et le frère Neenan. Quelle surprise ! Quelles embrassades ! Quelles poignées de main ! L’accoutrement du frère Verjus nous fit bien rire : la soutane était délabrée, des souliers sans semelle ; pour chapeau, l’immense sombrero espagnol aux larges bords relevés et d’une couleur inénarrable. On aurait dit que le cher Frère arrivait d’une excursion aux pays sauvages : il venait tout simplement de Barcelone, où l’on connaissait, paraît-il, à cette époque, les austères beautés de la pauvreté. »

Ce fut un enchantement que cette villégiature : le lac d’Albano, dans le plus beau cratère qui soit peut-être au monde ; l’Ariccia, près des forêts ; Genzano, le village en fleur ; le lac de Nemi, si profond dans son lit de verdure et si bleu, et partout l’ossuaire immense de la campagne romaine ; à l’horizon lointain, dans le beau soleil, comme une barre d’or en fusion, la Méditerranée.

Chaque jour, c’était une excursion nouvelle. On poussa jusqu’à Frascati : les pentes des montagnes, les jardins, les ombrages, la villa Aldobrandini avec ses fontaines en cascades ; la villa Piccolomini, où Baronius écrivit ses Annales, la villa Lanceloti, d’autres encore, et partout les aqueducs, les tombeaux, les ruines, et toujours l’horizon radieux. Le frère Verjus ne se lassait point de regarder, et il poussait des cris d’admiration : « Quels spectacles splendides ! » Et son âme volait à Dieu : « Mon Jésus, je vous offre toutes les actions de grâces que vous avez inspirées à vos serviteurs en face de ces gracieux ouvrages de vos mains. Donnez-moi de bien lire sous ces sacrements où vous êtes caché[196] . »

On n’oubliait point les églises dans ces promenades quotidiennes, et le Frère multipliait ses pactes avec les anges des tabernacles. C’était, au fond de son âme, de la joie perpétuellement renouvelée. Une chose pourtant l’attristait : le petit nombre des fidèles. « On s’étonne, disait-il, que la révolution va de progrès en progrès. À qui la faute ? » Et il répondait tout droit et nettement : « Aux prêtres ! Pourquoi aux prêtres ? Parce qu’ils se contentent des dehors de la religion. Des processions, des illuminations, c’est bien ; ce n’est pas assez. Le peuple est ignorant, instruisez-le. Vous ne l’instruisez pas. Il faut le pénétrer de vérité et de vie chrétienne : or, il ne sait point les éléments de sa religion, et il en va de même partout. » Et le Frère se souvenait des conversations qu’il avait eues à ce sujet en Espagne avec le P. Marie. Le P. Marie lui disait souvent : Le clergé de ce pays a besoin d’une révolution pour le réveiller ; le mal grandit tous les jours. Les bons gémissent, mais se contentent de gémir. Les prêtres se tiennent à l’écart, et c’est un malheur. « L’autre jour, à Albano, écrit le Frère, j’étais heureux d’entendre les salves d’artillerie, les pétards, les feux d’artifice, en l’honneur de saint François d’Assise… Hélas ! après tout ce tapage, j’étais affecté d’une façon poignante lorsque, dans les divers sanctuaires, je voyais deux, trois, quatre fidèles disséminés çà et là. Pauvres prêtres ! Laissez là toutes ces manifestations ruineuses et inutiles, et courez aux âmes, instruisez-les, sauvez-les. » Manifestement, l’ardent jeune homme, sans qu’il s’en rende compte, exagère ; mais s’il force le ton, la note pourtant reste juste. Il faut aller au peuple : le Pape nous le redit en toute circonstance. Il faut « courir aux âmes » ! Combien de fois ces idées reviendront sous sa plume ! « Au fond, — c’est lui qui parle, — le peuple est bon, surtout quand il souffre. Quel puissant moyen alors que la douceur, les bonnes conversations de cœur avec lui !… D’autre part, on l’aveugle. Oui, il y a bien de la malice dans le monde, mais je crois qu’un peu plus d’humilité, de détachement, un peu plus de zèle et d’amour des âmes de la part des prêtres en diminuerait beaucoup. Le peuple ne connaît pas le prêtre… O mon Dieu, envoyez des hommes qui se dévouent avec cœur et intelligence à cet humble apostolat : c’est le moyen de réconcilier les membres divisés de la société[197]. » Et le Frère ajoutait, sans exagération cette fois, ce nous semble : « Je crois aussi qu’une des causes du mal, c’est que tout le monde veut être orateur, et peu songent à être apôtres[198]. » Cette dernière idée lui tenait au cœur. Plus tard, il écrira après l’audition d’un discours d’apparat : « O mon Dieu, inspirez-moi le respect de votre sainte parole, et, plutôt que de permettre que je prêche ainsi, enlevez-moi la voix[199]. »

II

Les vacances sont finies. On est rentré à Rome. Le chanoine Timon-David, directeur de l’Œuvre de la Jeunesse pour la classe ouvrière, à Marseille, prêche la retraite des scolastiques.

C’était un homme de Dieu. Sa parole primesautière, originale, abondante, par-dessus tout très simple et foncièrement évangélique, plaisait au frère Verjus. Elle lui fit du bien. C’est principalement au détachement du cœur qu’il s’appliqua. « A quoi donc ne suis-je pas encore mort ? Je désire aimer et être aimé… Je désire les missions et le martyre… Je laisse tout au Sacré Cœur. Trop heureux d’être à son service, je me regarderai comme très honoré à la dernière place du dernier Frère coadjuteur… Je veux cent fois prouver à mon Jésus que je l’aime. J’accepte tout. Je consens à n’être plus aimé et à ne témoigner à personne aucun signe d’affection particulière. Je consens, si le Sacré Cœur le veut, à ne pas aller aux Missions et à mourir, dans mon lit, entre deux tisanes, s’il le veut encore, pourvu qu’à ce prix le bon Jésus m’avoue un peu que je l’aime… Me voilà bien mort[200]. » L’âme exquise du Frère se trouble à la pensée que peut-être il a trop donné de son cœur à ses amis. Il faut aller en s’épurant, se dégageant de plus en plus de toute créature et surtout de soi-même : le religieux a été fiancé, comme une vierge chaste, à l’unique époux, qui est le Christ[201].

Il lui faut aussi se donner, s’immoler à l’Institut qui a tant fait pour lui et qui n’a pas renoncé à faire davantage encore. Que sont devenus tous les sacrifices qu’il a coûtés à la Petite-Œuvre et à la Société ? « Personne ici, mais littéralement personne ne doit être plus saisi que moi par cet argument. Je suis le plus ancien sur les bras de la Société. Depuis 1872, je suis à sa charge. Depuis lors, que de soins, que de dépenses, que de peines, que de perplexités à mon égard ! Et moi, qu’ai-je fait ? Rien. Tout ce que j’ai essayé de faire a été mal fait. O mon Dieu, pardon ! Je veux reconnaître toutes ces grâces ! Je vais encore coûter beaucoup, jusqu’à la fin de mes études, à cette chère Société ; mais, je m’offre à vous, ô mon Jésus ! comme je l’ai fait au jour de mes vœux. Je veux être la victime de toutes les fautes dont peut avoir à répondre ma chère Société. O mon Dieu ! je vous en conjure, frappez sur moi, ne m’épargnez pas, et faites qu’un jour je puisse servir cette Société bien-aimée de tout mon cœur[202]. »

Rassurez-vous, cher enfant : vous allez payer par de loyaux services votre dette de reconnaissance. Que dis-je ? Vous allez couvrir d’honneur la petite Société, votre mère. Un je ne sais quel rayonnement flotte déjà, comme un nimbe, autour de votre front et rejaillit sur elle.

III

Au sortir de la retraite, on fait un pèlerinage dans la Sabine, de l’autre côté de Tivoli, à travers la vallée de la Licenza,

Me quotiens reficit gelidus Digentia rivus[203],

à Vicovaro. L’année précédente, au mois de juin, dans l’église de la petite ville, une image peinte de la Madone avait, à plusieurs reprises, remué les yeux comme un être vivant. La petite caravane du Sacré-Cœur était heureuse de vénérer cette Vierge miraculeuse. « Que vous êtes bonne, ô Mère, lui disait le frère Verjus, de vous approcher ainsi de nous ! Ne serait-ce pas pour répondre à cette invocation : Misericordes oculos ad nos converte[204], que vous vous êtes manifestée de la sorte ? Merci, bonne Mère[205] ! » On fit de belles excursions à travers les escarpements et les ravins. Au retour, la voiture versa. Pas un rire de moins. D’ailleurs, point d’accident de personne. Le frère Verjus ne manqua pas d’attribuer cette sauvegarde à Notre-Dame de Vicovaro.

On passa les derniers jours d’octobre et les premiers de novembre, jusqu’à l’ouverture des cours, à visiter Rome, la catholique et la païenne. Le frère Verjus aurait dit volontiers comme Torquato Tasso : « Ce que je cherche en toi, ce ne sont ni tes colonnes, ni tes arcs de triomphe, ni tes thermes, mais le sang répandu pour le Christ, et les ossements des martyrs dispersés sur cette terre consacrée. » Quelles saintes émotions au Colisée ! C’était l’endroit de Rome qu’il désirait le plus visiter. Il salua tous les martyrs en leur demandant de lui obtenir du Cœur de Jésus ce qu’il appelle « la grande grâce[206] ». A Saint-Pierre-ès-liens, il baise les chaînes qui ont délivré le monde : « Quel immense désir j’ai ressenti d’être un jour enchaîné, moi aussi, pour le Sacré Cœur[207] ! » Un peu auparavant, il avait écrit : « Ah ! si, par ma mort dans les plus cruelles souffrances, je pouvais sauver une âme, une seule, je me mettrais moi-même entre les mains des bourreaux[208] ! » A la prison Mamertine, ce cachot souterrain où, par ordre de Néron, saint Pierre et saint Paul furent enfermés durant neuf mois avant d’être mis à mort, son âme chante encore et toujours la même strophe : « Avec quel bonheur j’ai baisé les murs de la prison ! Il me semble que je suis exaucé, lorsque, dans ces lieux sacrés, je pense aux Missions, au martyre, et que je demande ces grandes grâces[209]. » On raconte à Rome que saint Pierre parvint un jour à s’évader de la prison Mamertine. Il avait déjà franchi les portes et s’avançait vers la voie Appienne quand il vit Notre-Seigneur qui semblait se diriger vers la ville : « Seigneur, où allez-vous ? Domine, quo vadis ? » lui demanda-t-il, tout tremblant. Et Jésus lui répondit : « Je vais à Rome pour être crucifié de nouveau, puisque tu t’en vas. » Pierre comprit et il rentra pour mourir. « J’ai vu, écrit le frère Verjus, la chapelle du Quo vadis, où l’on conserve l’empreinte des pieds de Notre-Seigneur. J’ai dit au bon Jésus : « Où allez-vous, bon Maître ? — Je vais à la conquête de l’univers, et, puisqu’on me repousse ici, je vais, là-bas, chercher des nations jeunes et ferventes. — Mon Jésus, j’irai avec vous pour ces pauvres âmes[210]… » Les heures qu’il passera dans les catacombes, « ce reliquaire immense », il les appellera « des heures de paradis[211] ». Nul plus que lui, peut-être, n’a mis à profit, du moins dans l’ordre surnaturel, la grâce d’habiter Rome. Quand il visitera le Vatican, sans doute, comme un autre, il admirera Michel-Ange et Raphaël, André Sacchi et Pérugin ; mais, dans les œuvres de ces maîtres, d’instinct, son cœur cherchera les apôtres et les martyrs. A Saint-André du Quirinal, au noviciat des Jésuites, il s’agenouillera, l’âme illuminée et le cœur ravi, dans la chambre où saint Stanislas Kotska rendit le dernier soupir. Rentré dans sa cellule, il écrit : « Quel parfum de piété et de pureté ! En baisant les pieds du cher saint, je l’ai supplié de m’obtenir la grande grâce et l’insigne faveur de garder la sainte pureté toute ma vie[212]. » Là, il a entendu le Laudate du maestro Capocci : « C’était céleste », dit-il. Et, d’un coup d’aile, son âme montait au paradis : « Mon Dieu, comme l’on chantera bien chez vous, puisque l’on chante déjà si bien sur la terre ! »

IV

Les cours du Séminaire Romain ont commencé. Le frère Verjus a fait la communion pour soi et pour ses Frères. Tous ont besoin de lumière, de celle-là surtout qui jaillit du Sacré Cœur. Pour lui et pour eux, il demande au bon Maître, avec les connaissances théologiques nécessaires, « la science des saints, qui est, dit-il, la plus savante et la raison dernière de toutes les autres sciences», et elle ne s’apprend que « dans l’intimité du divin Cœur[213] ». Il a, pour professeurs des hommes éminents. Talamo est préfet des études. Sepiacci, mort depuis cardinal, enseigne les lieux théologiques, et Checchi la morale. Ubaldo Ubaldi, dont la pitié l’embaume, fait le cours d’Écriture sainte ; Tuzi la sacramentaire ; Pennacchi l’histoire ecclésiastique ; enfin Satolli, hier délégué apostolique du Saint-Siège, à Washington, aujourd’hui cardinal à Rome, l’emporte, d’un vol puissant, en des hauteurs métaphysiques où il a peine à le suivre.

« Le frère Verjus, lisons-nous dans les notes de l’un de ses condisciples, conçut dès lors et garda toujours une profonde estime, une sorte de vénération pour la théologie. Il était trop persuadé que le dogme, autant que la morale, était indispensable, pour ne pas l’étudier de son mieux. Il pensait déjà ce qu’il écrira plus tard : « C’est une erreur très grave et très pernicieuse de croire qu’un prêtre peut, en Mission, se contenter d’un léger bagage théologique. Il nous faut des hommes versés en toutes les sciences sacrées, il nous faut des docteurs ; car, c’est ici qu’on jette les fondements des futures Eglises. » Cependant, il ne fera point, malgré son bon vouloir et ses efforts continus, des progrès aussi rapides que plusieurs de ses Frères. Sa mémoire est décidément et obstinément rebelle ; mais, « s’il ne fut pas un élève brillant, il fut sérieux. Il parvint où n’arrivent pas nombre d’étudiants, mieux doués : il acquit de fermes et fortes convictions théologiques. Les subtilités de la scolastique ne le tentaient pas. Il disait que ces finesses n’étaient pas pour lui. Nous le croyons ; mais nous croyons aussi qu’il analysait à merveille les grandes vérités et qu’il en faisait ensuite la synthèse dans son intelligence. Aussi parlait-il de théologie comme peu en savaient parler. Un jour, sous les beaux ombrages d’une de ces villas qui entourent Rome, nous conversâmes de longues heures sur la sublimité de l’acte de foi, sur le bonheur qu’a le théologien de soumettre plus librement, en plus grande connaissance de cause, son intelligence sous le joug de la foi, sur la différence presque infinie qu’il y a entre un simple acte de foi et la conviction scientifique la plus profonde… D’entendre le frère Verjus, c’était une émotion et un ravissement. Pour moi, j’avais découvert en lui ce que les plus doctes commentaires n’avaient pu m’apprendre : Corde creditur : C’est par le cœur que l’on croit. »

Aux cours de l’Apollinaire, le Frère avait choisi une des dernières places au fond de la salle. Tandis que la plupart des élèves se mêlaient, en attendant le professeur, causaient, discutaient, lui, attentivement courbé sur son livre ou sur ses notes, gardait le silence et repassait la leçon. C’était autant par humilité que pour ne pas perdre de temps qu’il agissait de la sorte. Aussi bien sa valeur morale ne passa point inaperçue. On remarqua bientôt ce grand jeune homme à la figure grave et douce, toujours modeste, habituellement recueilli. Plusieurs-élèves des autres collèges en exprimaient aux scolastiques du Sacré-Cœur leur admiration. L’un d’eux, connu de tous pour la valeur hors pair de son intelligence, subit profondément le charme surnaturel qui se dégageait de l’humble religieux et il avoua plus tard que les exemples du frère Verjus avaient puissamment contribué à l’attirer vers la Congrégation des Missionnaires du Sacré-Cœur et les Missions.

Nous avons dit que le scolastique, malgré son bon vouloir, ne sera jamais un brillant élève. Il est vrai qu’il ne sera jamais libre de s’adonner à l’étude complètement. Tour à tour et parfois tout ensemble infirmier, maître de chant, surveillant à la Petite-Œuvre et chargé des Frères coadjuteurs, où trouver du temps pour les labeurs intellectuels ? Ce qui le console, c’est que, « pour être saint, il faut moins de temps que de courage[214] ». Or, qui peut l’entraver dans l’œuvre de sa sanctification ? Infirmier, il se dévouera à ses Pères et à ses Frères. Directeur effectif, sinon officiel de la Petite-Œuvre, il s’appliquera à donner aux élèves l’amour de Notre-Seigneur et de Notre-Dame, l’amour de l’Institut, l’amour du travail. Quand on n’a pas été, tout petit enfant, échauffé par ces divins amours, on n’en sera jamais pleinement pénétré, pas même, à son avis, au noviciat. La vraie école de formation, ce doit être la Petite-Œuvre. Quant aux Frères coadjuteurs, le frère Verjus entrevoit quels services ils pourront rendre aux Pères dans les Missions, et il les entoure de la plus affectueuse sollicitude. Son bonheur est de travailler avec eux et comme eux. Non seulement il manie le rabot et la varlope, mais encore la machine à coudre. Il apprend à faire une soutane, à faire des souliers, à fabriquer des chaises. Rien n’est petit de ce qui peut contribuer à la civilisation chrétienne et à l’évangélisation des âmes.

Le catéchisme en images qu’il composait dès ce temps-là, est resté légendaire parmi ses condisciples, et il en est souvent question dans son Journal. « Ce n’était pas un volume, nous écrit-on ; c’était un monument, comme en faisaient quelquefois les moines transcripteurs du moyen âge. La couverture était de bois. Le tout pesait bien vingt kilogrammes. L’idée qui présida à ce travail, était très simple : faire entrer la doctrine chrétienne dans l’esprit des sauvages par les yeux. A cet effet, le catéchiste parcourait tous les magasins de Rome pour trouver de grandes images représentant, avec les faits principaux de la vie de Notre-Seigneur et de Notre-Dame, les vérités et les mystères de notre sainte religion. Quand une fois il les avait découvertes, il n’avait de repos qu’après leur acquisition. Ses amis d’Annecy et ses parents lui venaient en aide, et, à chaque fois, il triomphait. Ces tableaux, le Frère les classait les uns d’après l’ordre logique, les autres chronologiquement. En regard, en gros caractères, en diverses couleurs, il inscrivait la narration ou l’exposition. Il avait par-dessus tout le souci d’être clair. « Croyez-vous, demandait-il souvent à ses condisciples, que mes sauvages comprendront ? » S’il y avait quelque hésitation dans la réponse, il recommençait la rédaction. Que de moments libres il a consacrés, que de promenades il a sacrifiées à ce volumineux travail ! » Notre correspondant dit bien : sacrifiées. Il faut connaître la vie des étudiants à Rome, renfermés presque tout le jour dans leurs chambres ou leurs salles communes, — les jardins et même les cours étant rares dans les communautés religieuses et les collèges, — pour apprécier la valeur de la promenade quotidienne le long des rues de la Ville Eternelle ou dans les villas, et, par conséquent, pour comprendre quel acte de renoncement faisait le frère Verjus en restant à la maison.

C’est encore en vue des Missions qu’il demanda l’autorisation d’aller aux hôpitaux pour y apprendre à connaître les maladies et à soigner les malades. Sa première visite fut pour l’hôpital de la Consolation, près du Capitole, cet hôpital que le gouvernement piémontais a fermé naguère, faute de ressources. Des victimes d’accidents de tout genre, des centaines de blessés y étaient admirablement soignées par les Filles de Saint-Vincent de Paul. On y voyait des plaies répugnantes, la misère noire, souvent la vermine la plus immonde. Le frère Verjus était à l’aise dans ce milieu. « O mon Dieu, écrit-il, que ce spectacle est navrant ! Là, un enfant qui s’est déchiré les entrailles en tombant sur des éclats de verre ; là, un jeune homme qui s’est brûlé les mains et la figure dans une chaudière bouillante. Ici, un amputé ; là, un moribond… J’ai vu tous les instruments qui servent aux opérations… Je suis sorti de plus en plus persuadé que le vrai Missionnaire ne doit rien ignorer[215]. »

C’est à cet hôpital, où saint Louis de Gonzague portait les lépreux et les pestiférés, qu’il se rendait pour son « apprentissage ». « Quelle consolation j’ai goulée ce matin en me rappelant saint Louis de Gonzague près du lit de ces pauvres malades ! Je me figurais servir Jésus-Christ et faire mon apprentissage pour les Missions. J’étais si heureux que j’y serais resté toute la journée. J’ai lavé et peigné douze personnes qui en avaient grand besoin, essayant de faire du bien à l’âme en même temps qu’au corps.» L’un de ces malades, ancien soldat du Pape, était indisposé contre Léon XIII qui ne lui continuait pas, disait-il, une pension de vingt francs à laquelle Pie IX l’avait habitué. Le frère Verjus lui fait comprendre que, par suite de l’invasion piémontaise, le Pape se trouve singulièrement réduit et forcé à de douloureuses économies. Il parait que le bon Frère fut persuasif, car le malade reporta son indignation sur les spoliateurs[216].

Les infirmes aimaient à voir le frère Verjus au milieu d’eux. Il allait de l’un à l’autre avec une aisance parfaite. « Comme on se sent le cœur à l’aise quand on a versé un peu de bonheur en des âmes affligées ! Pauvres gens, comme notre sympathie les touche ! Ils n’en croient pas leurs yeux. Je leur dis que nous sommes très honorés de pouvoir leur rendre ces petits services, que c’est pour nous un vrai bonheur, et ils sont touchés. Oui, mon Dieu, c’est un honneur pour moi de porter ces cœurs vers vous, en leur faisant aimer vos ministres qu’ils ne voient que de loin et à travers un voile bien épais de calomnies et de préjugés[217]. » Il avait pour tous et pour chacun d’encourageantes ou de consolantes paroles. Il en a réconcilié qui s’étaient battus à coups de couteau. Un vieillard pleurait en lui disant : « Che Dio vi benedica ! Que Dieu vous bénisse ! » Un autre, qui semblait hostile et s’enfermait dans un silence significatif, l’appelle enfin et se rapproche de Dieu. « Oh ! qu’il fait bon, écrit-il le soir[218], faire du bien ! Mon Dieu, quand donc aurais-je entre les mains mes chers sauvages ! » Les religieuses le vénéraient.

V

Ni la visite aux malades, ni ses fonctions près des enfants et près des Frères, ni ses études ne le détournent du grand ouvrage de sa sanctification personnelle. « Oh ! oui, Jésus, mon bien-aimé Jésus, je veux être tout vôtre, soyez tout pour moi. Soyez surtout mon médecin et mon docteur. Oui, mon Dieu, guérissez ma pauvre âme. Elle est lassée des créatures trompeuses. Elle est fatiguée par ce corps que vous lui avez donné. Soyez son médecin, vous, mon Dieu. Je ne le déteste pas, ce corps de mort : il me servira pour vous prouver mon amour. Je le fatiguerai un jour à loisir. Je le crucifierai et martyriserai pour vous, mon Jésus. A cause de cela, je ne le déteste pas ; mais il me fatigue, il est lourd, il est toujours en bas, il m’humilie. Je voudrais le châtier : l’obéissance ne veut pas ; mais plus tard, lorsque l’obéissance me dira de travailler, oh ! alors, je vous le promets, jamais je ne compterai avec lui. Ce sera son tour[219] ! »

Le supérieur le trouve fermé, et souvent il lui en fait la remarque. Cela ne laisse point d’étonner un peu le Frère, car il n’a pas d’arrière-pensée, et il lui semble que son âme est ouverte comme un livre. « Il faut donc, dit-il, qu’il y ait quelque chose d’involontaire en moi qui me donne un extérieur sombre en face de mes supérieurs. Je sais que je suis très timide en leur présence. C’est une croix pour moi toutes les fois que je vais frapper à leur porte. Je tremble de tous mes membres, comme s’il s’agissait d’un examen du doctorat. Peut-être cela me donne-t-il des airs embarrassés qui font croire que je suis fermé[220]. » Un autre reproche que lui fait le supérieur, c’est d’être trop mou dans la direction des enfants, trop doucereux ; l’humble Frère écrit le mot « trop collant ». S’il est un reproche auquel devait être sensible cette nature virile, c’est bien celui-là. Écoutez comme il s’en accuse ! « J’ai vu, une fois de plus, combien il est vrai que nos vénérés supérieurs ont des grâces d’état pour mettre le doigt juste sur la plaie. Si j’eusse été de verre, le Père n’aurait pas mieux vu. C’est bien cela. Je me recherche en tout. Je suis mollasse dans ma dévotion, trop tendrelet. Ce n’est point ce qu’il faut au Cœur de Jésus dont l’amour est aussi fort que tendre. Mon Dieu, faites que je comprenne bien la leçon, et que cette conférence marque dans ma vie comme un rayon de lumière sur mon intérieur !… Quel bonheur d’entendre mes supérieurs me parler clair ! Oh ! je n’ai pas à hésiter[221] !. » Plus souvent encore et pour ainsi dire continûment, le Révérend Père, comme s’il avait un pressentiment des destinées du futur apôtre, lui prêche l’humilité. Cette forte prédication tombait dans une terre bien préparée. « Il me semble toujours que je suis à charge à mes Frères et qu’ils font un acte de vertu toutes les fois qu’ils me parlent[222]. » — « Notre-Dame du Sacré-Cœur vient de faire encore un grand miracle, en guérissant une bonne religieuse d’un cancer. Nous avons assisté ce matin à la messe d’actions de grâces. J’ai prié ma Mère de me guérir du mauvais cancer de l’amour-propre qui gâte tout chez moi et me rend si désagréable aux yeux de Notre-Seigneur[223]. » — « Je me sens porté à bien aimer mes frères, à leur rendre beaucoup de services et à me cacher. Oui, je veux me faire oublier, m’oublier moi-même. Je veux être heureux de l’oubli qui a été fait de moi pour les ordres mineurs. Me voilà bien humilié et puni de mon orgueil et de mon empressement. Merci, mon Dieu[224] !» — « Je me sens de plus en plus porté à me cacher et à m’humilier. Il me semble que l’humiliation est pour moi le grand et le seul moyen de réussir dans ma sainte vocation. Plus je médite cette vérité, plus je la trouve profonde et plus je vois qu’elle doit constituer ma vie entière… Peu de ressources intellectuelles. Je suis médiocre sous tous rapports, ne sachant rien et ne pouvant rien apprendre de bien sérieux. J’avoue que si Notre-Seigneur n’a pas sur moi des vues spéciales, je ne comprends pas pourquoi il m’a mené jusqu’ici. Car, de moi-même, je ne suis bon qu’à tout gâter. Cette pensée de mon impuissance me console au lieu de m’abattre, parce que je me sens appelé ! O mon Dieu, éclairez-moi de plus en plus sur cette terrible et consolante vérité qui fera mon salut et celui de mes chers sauvages[225]. » — « Si le Sacré Cœur parvient à faire de moi quelque chose, ce sera un vrai miracle. Quand je me vois au milieu de mes condisciples qui sont si bien doués, je me dis : « Comment es-tu là ? Tu n’es pas à ta place !… Et j’ai honte de moi. Mais, tout à coup, je pense que, si je suis bien humble, le Cœur de Dieu se servira de moi… Et vive mon Jésus ! Je m’abandonne à lui tout entier[226]. »

A lire ces pages et d’autres encore qui abondent dans les écrits de notre cher religieux, le mot de l’Ecclésiaste revient en mémoire : « Humiliez-vous en toutes choses, et vous trouverez grâce devant Dieu ; car la puissance n’appartient qu’à Dieu, et ce sont les humbles qui l’honorent[227]. » Disons encore avec la Bible : « Où est l’humilité, là aussi est la sagesse[228]. » Et le frère Verjus allait s’enfonçant tous les jours dans ces mystiques profondeurs et il y trouvait un divin charme. Son corps lui-même prenait la forme de son âme. Je ne sais quoi de contenu, de vivant tout à la fois et de réservé, de doux et d’harmonieux, l’envahissait peu à peu et amenait sur les lèvres de ses Frères le beau mot de saint Paul : « Que votre modestie se montre à tous, car le Seigneur est proche[229] ! » Le Seigneur était là tout près, en effet, dans ses perpétuels renoncements, dans son empressement à rendre service, à faire plaisir, dans la suavité de ses paroles, dans le sourire de ses lèvres. Quand nous aurons dit que le frère Verjus vénérait la pauvreté comme une reine et qu’il l’aimait comme une mère[230], nous aurons peut-être achevé de peindre sa physionomie en ces années du scolasticat romain.

VI

A la fin de l’année 1881 et au commencement de 1882, il y eut de belles fêtes dans notre maison de Rome. Le Cardinal-Vicaire, Son Em. Monaco La Valetta, consacra l’ancienne église Saint-Jacques à Notre-Dame du Sacré-Cœur. Ce fut une grande joie dans toutes les résidences des Missionnaires et particulièrement à la place Navone. Le Saint-Siège pouvait-il donner à la chère dévotion une approbation plus éclatante ? Le T. R. P. Chevalier se rendit à Rome. Il devait être là, celui qui avait prononcé, le premier, ce nom si doux ; Notre-Dame du Sacré-Cœur. « Nous avons eu le bonheur, écrit le frère Verjus, de recevoir notre bien-aimé et très vénéré Père supérieur général… Il me suffit de le voir pour sentir mon cœur s’enflammer d’amour pour ma vocation et d’un désir immense de devenir un saint[231]. » Le prélat consécrateur fut le Cardinal-Vicaire, assisté de Mgr Marchai, archevêque de Bourges, et de Mgr Forcade, archevêque d’Aix. Durant la cérémonie, le frère Verjus porta le livre devant Son Eminence. Le soir il écrivait : « sainte journée[232] !» Le 9 décembre, le T. R. P. Chevalier fît à la Communauté, avant de rentrer en France, une lecture spirituelle dont nous trouvons dans les notes du bon Frère un écho attendri : « Notre vénéré Père nous a recommandé l’esprit de pauvreté et d’humilité comme le double cachet de notre chère Société. En nous redisant les paroles de saint Jean : « Mes petits « enfants, aimez-vous les uns les autres », il avait les larmes aux yeux. Je suis sorti de là plus Missionnaire du Sacré-Cœur que jamais. »

Le lendemain de la consécration de l’église de Notre-Dame du Sacré-Cœur, le Pape canonisait Benoit Labre. Le 22 janvier, Mgr Mermillod, évêque d’Hébron, consacrait dans notre église le premier autel élevé à Rome au bienheureux pèlerin. Après la fonction, l’éloquent évêque commenta les paroles de la liturgie. Dans le résumé que le correspondant du journal l’Univers donna de ce discours[233], on sent encore comme un frémissement de la grande âme de l’évêque-apôtre. L’orateur évoqua d’abord les autels bibliques : l’autel sur lequel fut égorgé le doux Abel, premier précurseur de Jésus crucifié, l’autel qu’éleva le patriarche Abraham et sur lequel il se disposait à immoler Isaac, l’autel où Melchisédech le grand prêtre offrit le sacrifice du pain et du vin, figure expressive du sacrifice eucharistique, l’autel lui-même où, journellement, s’immole, comme au Calvaire, l’Agneau de Dieu. Pour la consécration de nos autels catholiques, l’évêque bénit l’eau, la cendre, le vin. L’eau symbolise la pureté de la foi, la cendre les énergies de la pénitence, et le vin la force du sacrifice. Puis, le consécrateur verse sur l’autel l’huile qui fait les prêtres, les pontifes et les rois, et, enfin, il y allume l’encens, image brûlante et parfumée de la prière qui monte à Dieu. « Et vous, mes amis, dit tout à coup le prélat aux scolastiques du Sacré-Cœur, vous serez prêtres ! Vous deviendrez des autels vivants sur lesquels vous vous immolerez vous-mêmes… » Et, d’une voix émouvante, le noble proscrit leur retrace les périls et les immolations qui les attendent : « C’est un évêque exilé qui vous dit ces choses. Comme lui, vous parcourrez le monde en exilés… Mais non, le prêtre n’est exilé nulle part. » C’était, si l’on veut, la première partie de ce discours. Dans la seconde, l’évêque raconte, en larges et rapides paroles, la vie de Benoit Labre. Aux orgueilleux sarcasmes et aux turpitudes de Voltaire, son contemporain, et du « grand » Frédéric, il oppose l’humilité et la pauvreté du saint vagabond. Que reste-t-il de Voltaire et de Frédéric ? Un souvenir déshonoré. Que reste-t-il de Benoit Labre ? Cet autel au pied duquel les générations viendront implorer les faveurs d’un mendiant glorifié sur la terre et puissant au ciel. Un jour, épuisé de fatigue, le pèlerin était assis au bord de la route. Il avait bu de l’eau dans le creux de sa main. Il tenait un morceau de pain noir. Une noce vint à passer joyeusement. D’aucuns, le voyant, crièrent : « Oh ! le malheureux ! » Labre, tout plein de sa dignité chrétienne, se lève : « Il n’y a de malheureux, dit-il, que ceux qui vont en enfer. » L’Église, elle aussi, est pauvre au bord de sa route, et dépouillée. Des passants l’insultent. Elle a dans sa main l’eau pure de la foi et le pain de la doctrine. On la dit malheureuse. Il n’y a de malheureux que ceux qui vont en enfer… Il y a juste cent ans, — c’était en 1782, — Benoît Labre venait dans cette église, alors des Espagnols. Le recteur l’avait invité à y prier, et il lui dit la parole du Sauveur : Cherchez d’abord le royaume de Dieu, et le reste vous sera donné par surcroit. Mes frères, je vous adresse la même parole et je vous fais la même promesse… Un jour, le pauvre Labre fut surpris à contempler de loin son confesseur. Le visage tout illuminé des splendeurs de l’extase, il envoyait à ce bon prêtre des baisers et des sourires. Rendons-nous dignes des sourires et des baisers du saint. Appelons-les par notre humilité, par notre esprit de pauvreté et de mortification. Cherchons enfin et toujours le royaume de Dieu, et le reste nous sera donné par surcroît. « J’ai vu là, écrivait le frère Verjus au sortir de la cérémonie, ce que peut la parole du véritable apôtre, quand il sent ce qu’il dit. »

Une seconde fois, Mgr Mermillod ouvrit ses lèvres d’or, non plus à l’église, mais dans l’intimité du scolasticat. Il répondait à un compliment en vers latins d’un parfum classique et, ce qui vaut mieux encore, tout embaumé de reconnaissance. « Ici, lisons-nous dans la correspondance de l’Univers, le prélat d’Hébron a été tantôt grave, tantôt familier, parfois s’inspirant aux pensées fortes du sacerdoce, parfois cédant aux douces émotions du cœur. » Cette éloquence, qui est la vraie, rappelait à l’auditeur les discours de l’aimable et regretté Pie IX. « Il avait, lui aussi, au plus haut degré, cette science des contrastes qui fait les grands orateurs et les grands artistes. » Le frère Verjus se contente d’écrire : « C’était saintement beau ! » Et il note cette parole charmante de l’évêque : « Les missionnaires du Sacré-Cœur, par le fait même de leur vocation, sont les enfants de l’espérance[234]. »

Une troisième fois, il entendra Mgr Mermillod, à la place Navone, le 3 mars 1883, au jour anniversaire du couronnement de Léon XIII. Le matin, le Souverain Pontife avait envoyé à l’autel de Notre-Dame du Sacré-Cœur un magnifique bouquet de fleurs naturelles. Le soir, il y eut au scolasticat une séance académique en l’honneur du grand Pape. Le supérieur avait invité le cardinal Parrochi ; Mgr Vannutelli, nouvel internonce au Brésil ; Mgr Mermillod, qui venait d’être nommé évêque de Lausanne et Genève ; le vicomte de Maguelonne, correspondant du journal l’Univers, et quelques autres personnages. A la fin de la séance, tour à tour, les trois évêques prirent la parole ; puis les scolastiques, les uns après les autres, s’agenouillèrent devant les pontifes pour baiser leur anneau et recevoir leur bénédiction. « Moi, écrit M. de Maguelonne, je contemplais les visages séraphiques de ces princes de l’Eglise et les visages angéliques des enfants, dont le regard chaste et franc se fixait sans crainte et avec tendresse dans le regard de ceux qui les bénissaient avec effusion. Et tout cela me disait l’avenir de la Congrégation des Missionnaires du Sacré-Cœur[235]. » Ce nest point pour noter les impressions du correspondant de l’Univers que nous avons rappelé cette fête domestique, mais pour ce cri du frère Verjus : « Les trois prélats ont parlé avec grande éloquence et grand cœur. Mgr Mermillod a été admirable. Mon Dieu, donnez-moi la sainteté et la parole : je soulèverai le monde[236]. »

VII

Le 5 avril 1882, le frère Verjus ouvre le troisième volume de son Journal par ces mots : « Commencé auprès du lit de douleur de notre cher frère Neenan, le jour anniversaire de ma première communion, le mercredi saint, après une journée bien fatigante mais bien précieuse pour ma pauvre âme, après des enseignements que je n’oublierai jamais sur la manière de servir véritablement le Sacré Cœur, sur la manière de me vaincre et de me préparer à mon ministère futur. Ad majorera Sacratissimi Cordis Jesu gloriam[237] ! Oui, mon Dieu, toute ma vie pour vous ! Vita pura, crucifixa, unita[238]. »

William Neenan était irlandais, du diocèse de Cork[239]. Son frère aîné, John-Mary, Missionnaire du Sacré-Cœur, belle intelligence, âme fervente, avant de s’embarquer pour notre maison de Watertown, en Amérique, où il est mort le 14 janvier 1879, avait amené William à Issoudun.

C’était un jeune homme très pur. Des yeux bleus, brillants et doux ; le front haut et bombé, éclairé de lumière vive. William avait de rares aptitudes pour les études philosophiques. C’était à lui de préférence que ses condisciples s’adressaient dans leurs difficultés de psychologie ou d’ontologie. La blancheur maladive de ses joues s’empourprait souvent d’une rougeur légère qui lui montait du fond de l’âme, suivant le beau mot d’un ancien : Adeo illi ex alto suffusus est rubor[240]. Le frère Neenan souffrait depuis longtemps d’une bronchite chronique qui le minait peu à peu.

Il a vingt ans. Il va mourir. Le frère Verjus est à ses côtés. « Frère, dit le malade, je veux faire un pacte avec vous. — Que voulez-vous de moi, mon bien cher Frère ? — Voici : Toutes les fois que je vous demanderai quelque chose que vous jugerez ne pas me convenir, refusez et rappelez-moi que je veux obéir en tout. » Le Jeudi saint, la température était belle ; il y avait dans l’air des souffles de printemps. Par suite d’une accalmie, le malade eut un instant l’illusion d’un renouveau. « A Pâques, disait-il, je serai debout. » L’illusion dura peu. Le temps se couvrit. Le malade s’affaissa. « Je viens, lui dit son infirmier, de visiter les reposoirs du Jeudi saint, les Paradis. Si vous saviez comme les chants étaient beaux au Gesù Seriez-vous content, mon cher Frère, d’aller voir le vrai Paradis ? — Oh ! oui, dit-il, très content. Mais, que la volonté de Dieu soit faite… toujours… partout… toujours… partout ! » Et il ajouta : « Peut-être ne pourrai-je pas par moi-même demander pardon à mes Pères et à mes Frères, à toute la communauté, faites-le pour moi… Remerciez bien les serviteurs, le cuisinier et ce Frère coadjuteur qui a tant fait ; il est si bon ! » Puis, à de certains moments où il souffrait davantage : « Frère Verjus, que faire ? répétait-il. Que faire ? — La volonté du Sacré Cœur ! — Oh ! oui, la volonté du Sacré Cœur, en tout, partout, toujours. Oh ! qu’il est bon le Cœur de Jésus ! C’est un océan d’amour. » Une autre fois, au moment de préparer sa confession : « Suggérez-moi, disait-il, les devoirs d’un bon religieux afin que je fasse mon examen de conscience… » Puis : « Expliquez-moi les sept paroles de Notre-Seigneur en croix. » A ces mots : « Femme, voilà votre enfant ! » un éclair de bonheur illumina son front. Le seul nom de la très sainte Vierge le faisait tressaillir. Au sortir d’une crise plus longue et plus douloureuse : « Je me résigne tant que je puis, disait-il, cependant j’aurais été heureux de dire la sainte messe avant de mourir. » A son directeur qui lui demandait si rien ne le troublait, à ceux qui le venaient voir, il répétait : « J’aurais aimé à dire une fois la sainte messe. » Le Jeudi saint, il reçoit le viatique. « Quelle grâce, mon cher Frère, lui demanda-t-on, solliciterez-vous de Notre-Seigneur comme fruit de votre communion ? — D’abord la guérison, dit-il, puis la résignation à la volonté de Dieu. » Quelque temps après : « Oh ! mon Père, j’ai obtenu la grâce : je suis bien résigné. » La fièvre tomba. Le malade, toute la matinée, fut d’une gaieté charmante. On se reprenait à l’espoir. Mais, vers midi : « La nuit prochaine, dit-il, sera mauvaise. » Et, toute la soirée, il répétera cette parole. La nuit fut en effet très agitée. Vers 3 heures 1/2, on appelle le frère Verjus. « J’accours, raconte le cher infirmier. Le bon Frère avait perdu connaissance. Bientôt il revient à lui et me reconnaît. Prévoyant sa mort prochaine, je me mets au côté droit du lit et je prends intérieurement la résolution de ne pas le quitter qu’il n’ait rendu le dernier soupir. Je n’oublierai jamais ces paroles : « Frère Verjus, il est inutile que je vous le dise, je prierai pour vous et pour vos chères Missions. » Son regard pénétra le mien. Nous nous comprîmes comme autrefois. Il voulait me dire : Je sais tout. Vous m’avez tout confié. Je n’oublierai rien. Comptez sur moi. Je le remercie avec effusion, » Un autre Frère scolastique entra : « Où sont les enfants de la Petite-Œuvre ? — Au dortoir, mon cher Frère. — Dites-leur combien je les aime et que je prierai pour eux. » A un Père qui s’approche : « Oh ! dans quelle belle nuit le Sacré Cœur m’a envoyé cette crise, la nuit du Jeudi saint au Vendredi ! » Ensuite il demanda qu’on lui récitât la prière du vénérable Grignion de Montfort : Réjouissez-vous, Vierge Marie, qu’à pareil jour, l’année précédente, un autre scolastique, le frère Octave de Brinon aimait à répéter sur son lit de mort. Le pieux malade voulait redire chaque mot à haute voix. Mais, ces efforts le fatiguaient et le Père remit à plus tard la fin de la prière. Il eut un souvenir pour tous les siens : « Vous leur annoncerez la nouvelle peu à peu… Ménagez… Ménagez… Pauvres parents ! Pauvre frère Daniel ! Quelle peine ma mort va leur faire ! » Le Père lui rappela les promesses que Notre-Seigneur fit à la bienheureuse Marguerite-Marie en faveur des personnes vouées à son divin Cœur : Je serai leur refuge assuré à L’heure de la mort. Le visage du Frère s’assombrit : « Une seule chose me fait de la peine, dit-il. — Laquelle donc, mon cher Frère ? — C’est de n’être pas Missionnaire du Sacré-Cœur. — Comment ? N’avez-vous pas fait, il y a quelques mois, vos vœux perpétuels de Missionnaire du Sacré-Cœur ? et vous les avez renouvelés hier après votre communion !... — C’est vrai, c’est vrai ; mais je ne suis pas un véritable Missionnaire du Sacré-Cœur. » Alors, le Père l’exhorte à renouveler le sacrifice de sa vie à l’exemple de Notre-Seigneur au jardin des Oliviers durant sa cruelle agonie… Le malade l’interrompt et dit aussitôt : Fiat voluntas tua ! Fiat ! Fiat !

Cependant, il fallut songer aux derniers sacrements, car le mal faisait d’effrayants progrès. L’étouffement augmentait, malgré les remèdes les plus énergiques que prescrivait le médecin debout au chevet du moribond. La communauté tout entière se leva pour les dernières onctions et les dernières prières. Le malade semble avoir perdu toute connaissance. Ses mains sont crispées si violemment qu’on ne peut les ouvrir pour les oindre. Son visage pale est comme voilé par l’ombre de la mort. Le regard n’est plus vivant. Seule, la poitrine se gonfle. La respiration, déplus en plus pénible, devient haletante… Et voilà que, tout à coup, tandis que le prêtre récite la prière de la Recommandation de l’âme, le malade ferme les yeux, puis les rouvre. Ses traits se raniment. Une expression de joie, pour ainsi dire lumineuse, baigne tout son visage. Ses regards semblent fixer une apparition céleste. Ses mains froides et lourdes s’agitent, se soulèvent, comme pour saisir l’objet divin. Puis, ce sont des mots d’extase, entrecoupés de silence : « Oh ! que c’est beau !… Que c’est beau !… Bonne Mère !… Sacré Cœur !… Qu’elle est bonne, cette bonne Mère, de venir me trouver en ce moment !… Quel bonheur !… Sacré Cœur !… Que c’est beau !… » Et, fixant toujours de ses yeux irradiés le point céleste, l’heureux Frère souriait comme doit sourire un ange.

Cependant, autour de lui, on continuait les prières des agonisants. « Surpris des divers sentiments d’allégresse, de crainte, de bonheur, qui se peignaient successivement sur son visage, je fis, raconte le frère Verjus, une attention spéciale aux paroles liturgiques, et je crus remarquer, à n’en pas douter, que notre bon Frère, qui regardait toujours la vision, lisait, dans celte lumière de l’autre vie, tout ce que l’on demandait pour lui sur cette terre. Il suivait les prières dans la vision. Quand le prêtre dit : Venez, anges de Dieu, à sa rencontre, il sembla tout rayonnant et il saluait de la tète les êtres invisibles qui paraissaient devant lui. Quand le prêtre dit : Pardonnez-lui, Seigneur, il a toujours cru et espéré en vous, il fit des signes d’affirmation et il y avait de l’amour et du regret dans son regard. Enfin, quand le prêtre dit : Partez, âme chrétienne, notre bon Frère sourit une dernière fois, puis s’abattit. »

Alors ce furent les suprêmes angoisses. L’agonisant se mit à prier avec force, d’une voix haletante et saccadée. Manifestement, il luttait contre un ennemi qui était là : « Notre-Dame du Sacré-Cœur, criait-il, priez pour nous… O Notre-Dame du Sacré-Cœur, priez pour nous ! » Et, plus de trente fois, sans interruption, il répéta la même prière. Une expression d’épouvante avait contracté son beau visage, tout à l’heure extasié. Un âpre et dédaigneux sourire plissait ses lèvres. Des mots violents sortaient de sa bouche : « Va-t’en !… Je me moque de toi… Tu ne peux rien sur moi… Il fallait venir plus tôt, si tu voulais… Je me moque de toi… » Le calme revint. Le visage reprit sa physionomie sereine et douce. Le bon Frère récita les premiers versets du Te Deum qu’il interrompit soudain par cette fière exclamation : « Oh ! triomphe ! Je me moque de toi. Quel beau triomphe ! » Le Père donne au mourant l’indulgence plénière in articulo mortis. « Confiance en Marie ! dit le mourant, confiance en Marie ! » Puis, lentement, avec le Père : « Aimé soit partout le Sacré Cœur de Jésus !… Notre-Dame du Sacré-Cœur, priez pour nous ! » Les forces lui manquèrent pour invoquer saint Joseph. Et suavement, sans larmes ni sanglots, tandis que, autour de lui, ses Frères récitaient le chapelet, et qu’à l’église, on commençait l’office du Vendredi saint, l’âme du frère William Neenan faisait son entrée dans la lumière éternelle.

Au moment où l’on ensevelissait la dépouille mortelle, le frère Verjus, avec cette naïve candeur et simplicité d’enfant qu’il gardera toute sa vie, glissa dans le cercueil une lettre où il rappelait à l’âme envolée la promesse qu’elle lui avait faite de ne pas oublier au ciel « la grande grâce » des Missions et du martyre.



IX

LE SCOLASTICAT

(Suite.)
PRÉPARATION OFFICIELLE AUX MISSIONS. — LA PRÊTRISE

I

Depuis le départ du Barcelona, on peut dire que le Frère n’a pas cessé de vivre à bord du navire et de voguer à travers les océans. Que sont devenus les chers apôtres ? Où sont-ils ? Que font-ils ? Est-ce qu’enfin ils ont vu de leurs yeux la Nouvelle-Guinée ? Comment expliquer leur long et douloureux silence ? Au moindre bruit, le Frère prêtait l’oreille et son cœur tressaillait… Les premières nouvelles furent tristes. On croyait déjà les Missionnaires au milieu de leurs sauvages, et ils étaient, comme nous l’avons raconté, à Manille. Depuis lors, rien de certain. Des rumeurs poignantes. « Un Dominicain, à qui nos Pères ont confié, à Manille, leurs lettres pour Issoudun et pour Rome, aurait appris, en arrivant à Port-Saïd, le naufrage de deux navires partis pour Batavia. Or, nos Pères lui avaient assuré qu’ils allaient se mettre en route pour cette ville. Les naufragés du premier navire se sont tous sauvés. Une partie des passagers du second sont noyés. O mon Dieu, quelles cruelles incertitudes ! O Notre-Dame du Sacré-Cœur, est-ce ainsi que vous abandonnez vos enfants ? Souvenez-vous donc que vous êtes leur Mère, qu’ils sont partis pour vous, pleins de confiance en vous… Donnez-leur du courage et sauvez-les[241]… » — « La pensée que nos chers Missionnaires sont dans l’épreuve ne me sort plus de la tête. Pauvres Pères et Frères ! Que ne suis-je avec eux pour partager leurs souffrances et les adoucir, en me faisant leur serviteur bien aimant !… Oh ! oui, je les aime davantage, maintenant qu’ils sont contredits par le démon et que les moyens humains leur manquent. C’est au Cœur de Jésus à tout faire. Où vont-ils descendre ? Qui leur fera leur pauvre maison ? Que ne suis-je là-bas ! Je leur aiderais à la construire, à se nourrir, à se vêtir sur cette plage inhospitalière où ils sont peut-être. Mon Dieu, soyez leur Providence[242]. » Quelques jours plus tard, le bruit courait que quatre hommes de la colonie de Port-Breton avaient été mangés par des anthropophages devant un cinquième condamné à prendre sa part de l’horrible festin, et le frère Verjus écrit : « Mon Dieu, faites que cela ne décourage ni nos Pères, ni nos vénérés supérieurs. S’il faut que quelqu’un soit mangé, que ce soit moi ! Je ne suis guère bon qu’à cela[243]… » Le 19 février 1882, arrivé à Rome le frère Georges Durin. On se souvient qu’il accompagnait son oncle en qualité de Frère coadjuteur pour la Nouvelle-Guinée. Cette arrivée soudaine et absolument inattendue fut au scolasticat comme un coup de foudre. Le frère Verjus multiplie d’abord les questions ; mais le R. Père supérieur, jugeant à propos de ne pas répondre, le Frère écrit : « Je vais à la chapelle, je prie, je pleure, je conjure le Cœur de Jésus de ne pas nous abandonner, et je m’offre comme victime pour le salut de nos chères Missions. Le courage ne me fait pas défaut ; au contraire ! Je sens que les épreuves sont le signe du triomphe… » Et il conclut de la sorte : « Sois un saint et le Sacré Cœur hâtera ton bonheur. » Quelques heures plus tard, il apprend de la bouche du frère Georges que son oncle l’a quitté à Brindisi et qu’il rentre en France. Un supérieur qui abandonne son poste… — le lecteur n’a pas oublié par suite de quelles circonstances pour ainsi dire fatales, — est-ce que, du même coup, l’œuvre ne va pas crouler ? Le frère Verjus renouvelle son acte d’immolation complète : « S’il faut une victime, ô mon Dieu, me voici ! Faut-il du sang ? prenez le mien. Si notre chère Société doit payer le tribut avant d’entrer en Nouvelle-Guinée, oh ! prenez-moi, mon Dieu… Il vaut mieux que ce soit moi qu’un autre… Les autres convertiront et baptiseront les sauvages[244]. » Le 24 avril, c’est un prêtre, parti de Barcelone pour Port-Breton en qualité d’aumônier de la colonie, qui fait sa rentrée en France. Lui aussi apporte de mauvaises nouvelles. Rien ne trouble ni n’ébranle l’intrépide scolastique. Écoutons-le : « Pauvre prêtre, comme il a souffert ! Sa figure est pâle et amaigrie… Sa vue, loin de me décourager, m’a rempli d’un nouveau courage. Je cherche des souffrances pour expier mes fautes, sauver les âmes et réparer les outrages faits au Sacré Cœur. Mes chères Missions sont un bon moyen d’en avoir. On dit de tout côté : La position n’est pas tenable. La Nouvelle-Guinée n’est pas habitable. Le P. Durin revient. M. D*** revient. Qu’est-ce que cela prouve ? Rien. Le Sacré Cœur a ses vues. Tôt ou tard, elles se feront jour à travers tous ces événements. Mon Dieu, je ne puis croire que tout ce que vous m’inspirez au sujet de mes chères Missions, depuis que je sais penser et aimer, soit un pur effet de mon imagination exaltée. Vous avez vos desseins, mon Dieu ; je les sens, je les entrevois de temps à autre, et je veux les suivre, coûte que coûte, selon la sainte obéissance que je vous ai jurée[245]. » Le 1er mai, on reçoit une lettre du frère Mesmin Fromm. Les Pères sont toujours à Batavia, où ils attendent des ordres pour aller plus loin. Il paraît qu’autour d’eux on ne croit guère à la possibilité de la Mission. « Toujours le même refrain, écrit le frère Verjus. On ne sait pas encore ce que peut faire Notre-Dame du Sacré-Cœur, quand il s’agit de la gloire du Cœur de Jésus, recherchée, malgré tout, à travers les croix et les sacrifices. O mon Dieu, quand donc enverrez-vous à ces pauvres sauvages l’homme de votre Cœur ? Préparez-le, mon Dieu, et permettez que je sois son serviteur, que je le connaisse, que je le serve, que je l’aime et que je meure sous ses ordres[246] ! » Il est là-bas, ô cher et admirable enfant, l’homme du Cœur de Jésus, très humble, très doux, très fort. Vous l’avez entrevu au noviciat de Saint-Gérand ; vous le verrez de plus près, bientôt ; vous l’aimerez tous les jours davantage ; vous serez son serviteur et son fils bien-aimé. Hélas ! vous mourrez loin de lui ; mais, il me semble qu’éternellement, au milieu des tribus sauvages qu’auront baptisées vos mains entre-croisées, dans cette Nouvelle-Guinée agrandie qui est le ciel, éternellement vous reposerez sur son cœur.

Enfin, voici un peu de joie ! De la Propagande on a écrit, le lecteur ne l’a pas oublié, aux Missionnaires ballottés dans les vagues houleuses, de contourner l’Australie et d’attaquer leur Mission non plus par Manille, mais par Sydney, Brisbane et Cooktown. Le 6 juillet, arrive à Rome, de Sydney, un télégramme du P. Navarre : « Nous partons ! » — « Ils partent, écrit le frère Verjus, et je n’y suis pas ! Il est vrai que je ne le mérite point, mon Dieu ; mais ce n’est point pour mon mérite que je demande les Missions, c’est pour vous, mon Jésus ! Accompagnez nos Pères. Dirigez-les. Faites qu’ils demandent bientôt du secours, et que je sois prêt[247] ! » Nouveau télégramme à la fin de juillet, ainsi conçu : ce Voyage favorable. Arrivons à Cooktown. » Le P. Jouet réunit la petite communauté, et, après avoir donné lecture de la bonne nouvelle, il dit en substance : « C’est bien. Rendons grâce au Cœur du divin prêtre. Mais nos Pères ne sont pas immortels. Il faut prier pour que le Maître de la moisson envoie des moissonneurs. Puis, de la prière, passons à l’acte. Or, le frère Verjus, ayant demandé depuis longtemps (le Père aurait pu dire : depuis toujours) à se préparer aux Missions, nous lui en donnons l’autorisation officielle… »

Aussitôt, rayonnant et débordant, le Frère écrit : « O mon Dieu, vous m’avez donc enfin exaucé !… Quel bonheur de commencer officiellement ma préparation à mes chères Missions ! Oh ! oui, ce jour comptera dans ma vie. Je le veux noter dans mon livre de prières au nombre de ceux que je veux spécialement sanctifier par l’oraison et l’action de grâces. Merci, mon Jésus, merci de tout cœur[248] !

Le 1er janvier 1883, S. E. le cardinal Siméoni, préfet de la Propagande, est à la maison de la place Navone. Il est venu, au nom du Souverain Pontife, pour bénir la petite Société du Sacré-Cœur et plus particulièrement les Pères qui sont en Mission. En un clin d’œil, on a couvert les murs de grandes cartes océaniennes, dessinées par le frère Verjus. On a chanté dans toutes les langues, même en canaque. On a complimenté Son Eminence. Et voilà que le supérieur demande à faire à haute voix la lecture d’une lettre, qui, de Nouvelle-Bretagne, arrive à Rome par Issoudun. Aux premiers mots de la lettre : « Aimé soit partout le Sacré Cœur de Jésus ! Béridni (Blanche-Baie). Nous sommes enfin arrivés !… », un frémissement de joie indicible saisit tous les cœurs. Plus d’un a des larmes plein les yeux. Le cardinal n’est pas le moins ému : « Mes très chers enfants du Sacré-Cœur, dit-il, il y a bien longtemps que nous cherchions à reprendre les grandes et lointaines Missions de la Mélanésie et de la Micronésie, qui n’ont pas vu de Missionnaires catholiques depuis plus d’un quart de siècle ; et il nous a été bien agréable de voir Notre Très Saint Père le Pape les confier à la Société des Missionnaires du Sacré-Cœur dont nous connaissons le zèle pour la gloire de Dieu. Aussi, nous réjouissons-nous grandement aujourd’hui, avec vous, des premiers succès obtenus ; car c’en est un bien grand pour vos zélés confrères d’avoir pu aborder enfin dans la première île de leurs vicariats après tant de difficultés et tant d’épreuves. Nous avons la conviction qu’une grande moisson d’âmes vous attend là-bas ; et je suis sûr que le Souverain Pontife sera très touché de ces heureuses nouvelles, quand je pourrai les lui donner dans la prochaine audience. Sa Sainteté porte à ces Missions un intérêt tout spécial, et j’en suis d’autant plus heureux, que, depuis bien des années, j’ai l’habitude, tous les jours, dans mes prières du matin, de dire un Pater et un Ave, pour demander tout particulièrement à Notre-Seigneur d’envoyer des Missionnaires dans cette grande île de la Nouvelle-Guinée. Les protestants y sont déjà, eux les apôtres de l’erreur, et les Missionnaires catholiques n’y ont pas encore établi un centre d’évangélisation pour y faire connaître la vérité et prêcher l’amour de Jésus-Christ : et il y a dans cette seule île plus de cinq millions de sauvages !

« Mais, grâce à Dieu, il y aura maintenant parmi vous, nous l’espérons, des Missionnaires à qui il est réservé de planter la croix dans ces contrées idolâtres. Vous voyez, par la lecture de l’intéressante lettre du P. Navarre, que le Sacré Cœur a ouvert la Mission, que Notre-Dame du Sacré-Cœur protège ses enfants, et que le moment est venu de tout espérer.

« Quelles paroles pourrai-je maintenant vous dire, chers enfants, pour vous faire apprécier de plus en plus votre sainte et sublime vocation ? Je n’en trouve pas de meilleure à vous rappeler, dans une si belle circonstance, que celle de notre divin Maître à ses apôtres. Il leur disait, et il vous dit à vous-mêmes : « Non vos me elegistis, sed ego elegi vos, et posui vos, ut eatis, et fructum afferatis, et fructus vester maneat : Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis, et qui vous ai placés, afin que vous alliez, et que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure. »

Et le pieux cardinal, fortement et suavement, développe ce beau texte :

« C’est le bon Dieu, qui, sans aucun mérite de votre part, vous a appelés à la foi chrétienne, et de la foi à la vie religieuse et apostolique… C’est le Cœur de Jésus qui vous a voulus à lui…, et qui vous a fait entrer dans la Société de ses Missionnaires. Qu’il a été prodigue de grâces en vous amenant à Rome, dans cette ville où réside le successeur de Pierre, dans cette ville où vous trouvez tout ce qui fait l’apôtre et le Missionnaire ! Les ossements des martyrs ne vous prêchent-ils pas jusqu’à quel degré doit arriver votre dévouement ?

« Mais vous n’êtes pas ici pour y demeurer toujours : vous n’y êtes que pour recueillir abondamment la science et la piété. Et ces connaissances et ces vertus que vous acquerrez ne sont pas pour vous seuls ; souvenez-vous, chers enfants, que vous devez aller : Ut eatis. Des peuples nombreux vous attendent, auxquels vous serez envoyés, soit en Europe et dans les pays catholiques, soit dans les contrées étrangères et barbares. Il faut que vous soyez prêts à aller partout où l’obéissance vous appellera, à aller malgré tout, jusqu’au bout du monde ; et cela au prix de n’importe quel sacrifice, au prix même de votre sang et de votre vie.

« Et fructum afferatis : Et que vous portiez du fruit. » Le fruit, c’est le salut des âmes, c’est la conversion des infidèles, c’est l’extension du règne de Jésus-Christ. Répandre la lumière du saint Evangile, c’est devenir le coopérateur de Notre-Seigneur lui-même. Toutes les sciences ne vous seraient d’aucune utilité si vous ne vous en serviez pour faire connaître et aimer Jésus-Christ. Vos chers Pères, qui sont allés en Nouvelle-Bretagne, n’ont pas d’autre ambition que celle-là : ils veulent convertir des sauvages el on faire des enfants de Dieu et de l’Église.

« Et fructum vester maneat : Et que votre fruit soit durable. » Si vous devenez de saints Missionnaires, le Seigneur bénira vos œuvres de zèle en leur donnant la stabilité. Travaillez donc de plus en plus à la vertu solide, développez tous les germes d’humilité, d’obéissance, d’amour de Dieu, déposés dans vos âmes, et vous assurerez le succès à votre futur apostolat…

« Pour que chacun d’entre vous grandisse et persévère dans sa belle vocation, je vais tous vous bénir au nom de Notre Très Saint Père le Pape, qui vous aime tant. Que de fois il m’a parlé de vous ! Que de consolations il éprouve envoyant s’accroître tous les jours votre nombre, et en apprenant que vous êtes la joie de vos supérieurs[249] !…  »

Que sentait, que pensait, que disait le frère Verjus en entendant de telles paroles ? Demandons-le à son Journal : « Comme mon pauvre cœur palpitait ! Que de frémissements des pieds à la tète ! il est donc vrai que nos Pères sont arrivés, qu’ils ont été bien reçus et qu’ils ont commencé ! Quelles actions de grâces sont montées de mon cœur ! Les Pères veulent des aides. Ils préparent déjà une maison pour ceux qu’ils attendent. O mon Dieu, partira-t-on, cette fois encore, sans votre pauvre petit et indigne serviteur ? Que votre règne arrive ! N’importe comment. Pourvu qu’il arrive, je suis content. Que votre volonté soit faite et non pas la mienne ! » Quelques semaines plus tard, on apprend par les journaux qu’un navire hollandais s’étant hasardé sur les côtes de Nouvelle-Guinée, plusieurs matelots ont été massacrés et mangés. « Quel malheur, écrit le Frère, qu’il ne se soit pas trouvé là de Missionnaire. Son sang, du moins, aurait germé des chrétiens. Mon Dieu, j’irais dès maintenant, sans autre préparation qu’une visite au Très Saint Sacrement et à ma bonne Mère du Ciel. Vive Jésus ! Il y aura de l’ouvrage en Guinée. Demain, je communierai pour les bourreaux et pour les pauvres victimes[250]. »

II

Tout en se donnant à ce qu’il appelle « le noviciat des Missions », il se prépare aux ordres sacrés. Déjà il a reçu les ordres moindres à Saint-Jean de Latran ; les deux premiers le 5 février 1882, les deux autres, dans la même église, le 4 mars suivant. « Portier ! Me voici donc, de par Dieu, gardien des églises et de la sainte Église… Je les défendrai, s’il le faut, au péril de ma vie... Me voilà aussi, de par Dieu, lecteur du saint Evangile. J’ai grâce d’état pour comprendre et expliquer les divines lettres. Je veux m’y appliquer d’une façon spéciale... On devra lire désormais dans ma conduite le saint Évangile, comme mes Frères doivent lire en moi nos saintes Règles[251]. »

Le 25 août, il sera ordonné sous-diacre dans notre église par le cardinal Monaco. Le 16, sous la direction du R. P. Jouet, son supérieur, il est en retraite. Retraite brûlante. Approchons-nous du foyer quelques instants.

« Le seul attrait de mon âme, c’est Jésus, Jésus qui m’appelle à son Cœur. — Je lis avec bonheur la vie de Mlle Jaricot, fondatrice de l’Œuvre de la Propagation de la Foi. Oh ! comme j’ai bien vu que Dieu veut des instruments humbles, très humbles, pour ses grandes œuvres ! Sainte humilité, puissé-je vous mieux comprendre, vous aimer davantage et vous mettre en pratique plus sérieusement ! Je regarde, je ne sais pourquoi, tout ce que je lis dans cette vie comme une sorte de prédiction de ce qui m’arrivera en Nouvelle-Guinée. Mon Dieu, serai-je assez solide pour de pareilles épreuves ? Si je compte sur moi, certainement non ! Mais, ô Jésus ! tout en étant disposé « à payer de ma personne jusqu’au bout, je ne m’appuierai jamais que sur vous. — J’ai supplié le Cœur de Jésus de me procurer les humiliations nécessaires à ma formation.

— J’ai compris un peu mieux après la conférence mon beau titre de Missionnaire du Sacré-Cœur. Il signifie surtout Réparateur. Un Missionnaire du Sacré-Cœur doit dire tous les jours à Jésus : Bien des chrétiens vous méconnaissent ; bien des hommes ne soupçonnent même pas que vous les aimez. Bien des prêtres, bien des religieux, sont froids à votre égard. Mon Jésus, venez dans mon cœur, je vous aimerai pour tous. — Pour un sous-diacre, dit l’abbé Bonnet de Longchamp. c’est le Crucifix qui résume tout. Tant que j’aurai au cœur l’espoir de vous plaire, ô mon Dieu ! et avec moi l’Eucharistie, et avec moi le Crucifix, envoyez-moi où vous voudrez, je serai bien partout ; toujours je serai assez riche. — Le Cœur de Jésus, centre de tout. Quelle sublime contemplation ! Le plus loin possible, hors de la portée des rayons du Sacré Cœur, les damnés. Ma place était parmi eux ; mais Jésus ne l’a pas permis. Après les réprouvés, viennent tant de millions d’infidèles qui ne savent pas que Jésus les aime. J’aurais mérité d’être parmi eux. Jésus ne l’a pas permis. Il m’a dit : Viens à mon Cœur ! Je t’enverrai à ces brebis errantes. Viennent ensuite les fidèles. Que de froideurs et que d’offenses ! Mon Dieu, qu’ils sont rares ceux qui vous comprennent et qui vous aiment ! Voici les prêtres. Le Cœur de Jésus daigne m’appeler à ce rang si élevé. Quelle grâce ! Voici les religieux. Je le suis malgré mon indignité. Je vois autour du divin Cœur une place réservée à notre chère Société. O mon Dieu, qu’elle en soit digne ! Faites que jamais je ne la déshonore. Faites que mon sang versé pour elle soit la preuve de mon amour !…

— Et, dans mes élans, de tout cœur, j’ai demandé des martyrs pour notre petite Société. Je la voudrais voir tout entière, durant l’éternité, tout près du Sacré Cœur de Jésus. — Comme Missionnaires, nous sommes nés de l’Immaculée-Conception. De là l’obligation rigoureuse de conserver bien blanche l’aube de mon sous-diaconat. Le but de notre Société est de combattre le sensualisme et l’orgueil. Sensualisme et orgueil, c’est tout un. Le moyen de combattre, pureté et humilité. C’est tout un aussi… Nécessité de tout sacrifier au Sacré Cœur, jusqu’aux désirs formés pour sa gloire. Il n’est pas d’un bon religieux, disait le Père supérieur, de déterminer lui-même, d’une manière ou d’une autre, comment il veut servir le Sacré Cœur dans la Société. Il faut tout sacrifier… Merci, mon Dieu ! Je comprends… Vous savez si le désir de me consacrer aux Missions est ancré profondément dans mon cœur. Vous seul savez le pourquoi de cette conviction si intime et si énergique qui surnage à tout dans ma vie.

Vous savez ce que je voudrais faire et combien je paraîtrais extravagant aux hommes si je leur disais sur ce point tout ce que j’ai au cœur… Eh bien, mon Jésus, si j’ai trop manifesté ce désir, si j’y ai mis de l’humain, oh ! pardonnez-moi ! Si je dois par là contredire le moindre de vos désirs, s’il y a pour moi plus de perfection à ne rien désirer de ce que vous me faites aimer passionnément, si je dois être, en m’abstenant, un peu plus victime de votre divin Cœur, un peu plus Missionnaire, si je dois vous procurer un degré de gloire de plus en renonçant à tout, dès cet instant, ô mon Jésus ! je me jette à vos pieds, nu, pauvre, ignorant, sans préparation, sans lumière, sans rien,… résigné à tout ce que vous voudrez. Cela me coûte. Je sens mille objections qui surgissent. Je sens ma nature qui se révolte ; mais je tiendrai bon, et, je le répète, je renonce à tout ; je sacrifie tout. Je ne veux plus rien que votre très sainte volonté. Donnez-moi la force de ne pas vous trahir, et faites de moi tout ce que vous voudrez, excepté un homme qui ne puisse vous aimer de tout son cœur. — Il m’a semblé que l’enfer, pour le Missionnaire du Sacré-Cœur, serait de ne pouvoir plus dire notre chère et belle devise : « Aimé soit partout le Sacré Cœur de Jésus ! — Au ciel on se reposera ; mais, jusque-là, point de trêve ! »

Après l’ordination, l’heureux Frère reprend la plume et il écrit : « C’est le grand jour de mes noces spirituelles avec la sainte Église… La grâce me travaille comme jamais. Je tâche de ne pas lui mettre d’obstacle ; c’est ma seule occupation. Je suis par office le serviteur des serviteurs de Dieu. La Société m’a promis la « table commune » ; comme pour me dire : Ne le préoccupe pas de toi. Notre-Dame m’a donné mon aube, pour me dire : Sois pur. Mon bon ange m’a donné mon cordon pour me dire : Sois mortifié. Et moi, j’ai tout donné au Sacré Cœur par Notre-Dame. O sainte journée, non, jamais je ne vous oublierai. Vous resterez gravée dans ma mémoire comme le beau jour de ma première communion, en attendant le jour plus beau encore de la première messe et le triomphe final, le beau jour du martyre ! » Ainsi parlait, ainsi priait, ainsi chantait cette âme mélodieuse. Elle attendra plus d’un an la prêtrise. Jusque-là recueillons quelques menus faits de cette vie si précieuse et que nous avons dû négliger pour ne point rompre la trame du récit.

III

Le 2 février 1882, c’est la coutume à Rome que tous les procureurs généraux portent un cierge au Souverain Pontife, comme pour reconnaître que tout flambeau s’allume au foyer du Pontificat romain, qui est vraiment la lumière illuminant le monde. Le frère Verjus et le frère Neenan accompagnaient le R. P. Jouet. « Avec quelle émotion, dit-il, je montais les escaliers du Vatican ! J’allais voir pour la première fois celui qui tient ici-bas la place de Dieu… Il m’a semblé que Léon XIII était transparent. Je voyais en lui mon Jésus. Quels instants j’ai passés là ! Par deux fois j’ai eu le bonheur de baiser le pied du Pape et sa main. J’ai tenu sa main dans la mienne ! Mon intention était de demander une bénédiction pour ma mère et de faire bénir des chapelets. J’étais trop ému. J’étais extasié. » Il reverra le Pape, notamment le 13 février 1883, en compagnie de Mgr l’évoque de Tarentaise. « Ce sont des scolastiques du Sacré-Cœur, Très Saint Père, dit le prélat, et de futurs Missionnaires en Océanie. » A ces mots, Léon XIII s’anime et parle avec enthousiasme des Missions, du zèle des Missionnaires et de la nécessité de se préparer à un si bel apostolat. « Très Saint Père, dit à son tour le frère Verjus, bénissez nos Pères et nos Frères d’Océanie. — Oui, mon cher enfant, dites-leur bien que je les bénis de tout mon cœur. La Guinée ! La Guinée ! » — « Nous sortîmes du Vatican, écrit le bon Frère, le cœur plein de reconnaissance, profondément émus, et plus que jamais dévoués jusqu’à la mort au Saint-Siège et aux Missions. »

Une autre de ses joies fut une excursion à Ostie. Ce qui l’attirait, c’était moins la vaste et morne solitude où roulent silencieusement, entre de maigres broussailles, les eaux jaunâtres du Tibre et que traversent çà et là destroupeaux de bœufs et de chevaux conduits par des pâtres farouches ; c’était moins le souvenir à demi effacé de la grande ville, autrefois l’une des plus affairées du monde et des plus tumultueuses, et muette aujourd’hui et morte, que le souvenir toujours vivant de saint Augustin et de sa mère. Assis à la fenêtre d’une hôtellerie ; la main dans la main, les yeux au ciel et plus encore le cœur ; montant de la triste région des larmes, par delà les mers, les montagnes et les soleils, au pays de l’éternelle beauté, ils furent ravis. Là, sans doute, au seuil de l’église ou parmi les ruines, on relut la page d’Augustin. Elle est sublime. Pas n’était besoin du pinceau d’Ary Scheffer pour représenter cette scène idéale ; la plume du « fils de tant de larmes » y suffisait pour tous les siècles. Aussi bien la page des Confessions, seule de tout le passé, a survécu, dans son immortelle et radieuse jeunesse. « Vive Jésus ! écrivit le lendemain[252] le frère Verjus. Bonne journée. Mon âme s’est dilatée. J’ai parlé de mes chères Missions à cœur joie. »

Un jour, dans la crypte de Saint-Pierre, il assiste à la messe d’un Père du Saint-Esprit, Missionnaire à Zanzibar. Le Père était accompagné d’un naturel devenu prêtre. Il est heureux de leur baiser la main. « Quand donc aurons-nous, disait-il, un clergé indigène ? Mon Dieu, préparez-le dès maintenant[253]. » Ces rencontres de Missionnaires le transportaient. « Nous avions aujourd’hui la visite de Mgr Guillemin, évêque de Canton. C’est bien là le saint et zélé Missionnaire que je rêve, dévoué jusqu’à se dépouiller de tout pour son troupeau, ne désirant que la gloire de Dieu et l’oubli de soi-même[254]. » Quelques jours plus tard, c’était le tour du cardinal Lavigerie.

Le 27 juin, Léon XIII présidait au Vatican, dans la salle Ducale, une soutenance de thèse sur la différence réelle entre l’essence et l’existence. Les cardinaux et les évêques étaient en si grand nombre qu’on ne voyait pour ainsi dire que des calottes rouges et des calottes violettes, ce qui arracha à un séminariste romain cette exclamation : « O quanti zucchetti ! Oh ! que de calottes ! » Il y eut cette particularité qu’un scolastique du Sacré-Cœur avait pour contradicteur un nègre de la Propagande. Le cardinal Lavigerie était dans le cortège du Pape. Le scolastique de la place Navone argumentait, paraît-il, au gré du grand Africain. Il apprend le lieu d’origine de l’argumentateur, et, la soutenance à peine finie, il se lève, fend la foule, va droit au jeune homme, les mains ouvertes, et lui crie : « Bravo, Marseillais ! » Deux jours après, l’archevêque d’Alger visitait notre scolasticat.

Au compliment qui lui fut adressé sur son élévation au cardinalat, l’Évêque-Missionnaire répondit : « Le lendemain du jour où j’appris que Léon XIII me réservait les honneurs de la pourpre, je méditai sur cette parole de nos saints Livres : Potentes potenter tormenta patientur.[255] Puis il exhorte les scolastiques au courage. « Je ne vous souhaite pas, leur dit-il, le martyre, mais le courage des martyrs. » — « Comme mon cœur palpitait ! raconte le frère Verjus. Je voyais dans ces paroles l’invitation du Sacré Cœur. O mon Dieu, jusqu'à quand me torturerez-vous de la sorte ? Vous m’appelez. J’entends votre appel. Je voudrais y répondre. Tout s’anime, tout se soulève en moi avec enthousiasme pour vous dire : Me voici ! Et vous, mon Dieu, vous me faites attendre !… Son Éminence nous parla ensuite de ses chers martyrs. Sur les lettres d’obédience d’un de ses fils, Mgr Lavigerie avait écrit : Ad martyrium ! et, lui tendant la feuille : « Y consentez-vous ? « — C’est pour cela que je suis venu, Monseigneur… » O mon Dieu, vous savez que je n’ai pas non plus d’autre but. Lorsque j’ai promis, le jour de mes vœux, de vous suivre, ç’a été pour souffrir, pour être votre victime, ô mon Jésus, — pour le martyre[256]. »

Après le cardinal Lavigerie, ce fut Mgr Dufougeray, le directeur général de l’Œuvre de la Sainte-Enfance. « Aujourd’hui, 6 juillet, nouvelles joies pour mon cœur qui ne jouit plus que de ce qui se rapporte aux Missions. Tout le reste m’est insipide. Grandeurs, succès, honneurs, affections de la terre, que tout cela n’est rien près d’une âme à sauver ! Dire la joie que j’ai éprouvée en entendant parler Mgr Dufougeray, est impossible. Cet apôtre vénéré nous a parlé de son œuvre ; mais ce qui m’a fait surtout beaucoup de bien, c’est l’exhortation de la fin : « Voulez-vous faire du bien comme Missionnaires ? prenez ces deux moyens : la mortification qui fait observer la règle avec fermeté et rompt la volonté à chaque instant ; la charité qui attire les cœurs et convertit plus que la discussion et tous les autres moyens. La charité, voilà notre moteur tout-puissant. Nous seuls le possédons. C’est pourquoi nous sommes toujours vainqueurs. » Je n’oublierai pas cette délicieuse conférence. Il me semble avoir compris ce que c’est qu’un vrai Missionnaire : C’est un homme qui se renonce lui-même et qui sauve les âmes à force de les aimer[257]… » — « O mon Dieu, écrira, dans une autre circonstance, le fervent scolastique, des âmes ! encore des âmes, toujours des âmes ! Mais je ne suis pas prêt encore. Le bon Jésus est père pour moi. Il est mère. Il ne se décourage pas, malgré mon indignité. En vérité, je me fais peur. Que je suis peu religieux ! Sottise, ignorance, tiédeur, malice, inconséquence perpétuelle. Pas d’esprit. Un peu de cœur, mais juste pour m’inquiéter. Qu’est-ce que je deviendrai ? O mon Dieu, vous me connaissez, et cependant vous daignez m’appeler ! Je répondrai, mon Dieu, malgré tout. J’agirai, je me dépenserai, je vous aimerai de tout mon pauvre cœur.

Personne ne pourra m’empêcher de me dévouer, de souffrir et d’aimer. Et vous ferez le reste ! O mon Dieu, des âmes, encore des âmes et toujours des âmes[258] ! »

La pensée des Missions le hante tellement qu’il en rêve. Le 15 avril 1883, il a vu à Rome les pèlerins de Terre Sainte. Missionnaire aux pays sauvages, ne sera-t-il pas pèlerin perpétuel ? « Je ne veux plus, dit-il, me donner de repos ici-bas. Au ciel on se reposera. » La nuit suivante, il rêve qu’il part, à pied. L’Enfant Jésus vient à sa rencontre et lui dit : « Je m’en vais avec toi. » Et il prend dans ses bras le divin Enfant. « Il était, dit-il, très léger. À ce moment je pensais que j’avais le même bonheur que saint Stanislas. Ce n’était qu’un rêve. O bon Jésus, ce matin, à la communion, c’était la réalité. Comme je vous ai caressé[259] ! »

En tête de son Journal, au 30 juillet, le frère Verjus écrit : « Grand jour ! » Mgr Salvado, fondateur de la Nouvelle-Nursie, était à la maison. « Il y avait si longtemps que je lisais et relisais, en y trouvant un sel nouveau, les écrits, les lettres et les hauts faits de ce, grand Missionnaire. J’avais conçu un désir très ardent de le voir et de lui parler… J’ai eu ce bonheur. J’ai vu cet homme incomparable qui a vaincu autant de difficultés qu’il a passé d’heures en Mission et qui s’est si bien vaincu lui-même… Oh ! combien je désire imiter ce saint homme ! Sa parole est grave. Il rit peu. Les épreuves l’ont détaché de la terre. Il semble perdu en Dieu et ne penser qu’à sa chère Nouvelle-Nursie. Un sourire mélancolique où se peint cependant la douce joie de celui qui a fait le bien, effleure ses lèvres lorsqu’on lui parle de sa Mission, lorsqu’on lui cite des noms qui lui sont chers. Ses conseils sont pleins d’une sagesse admirable. « Ah ! s’écria-t-il, « lorsque je fis allusion à son aventure au milieu du marais où il perdit ses bagages, c’est beau à lire ; mais « quand on y est !… » Mgr Salvado revint à la maison et Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/230 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/231 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/232 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/233 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/234 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/235 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/236 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/237 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/238 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/239 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/240 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/241 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/242 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/243 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/244 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/245 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/246 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/247 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/248 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/249 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/250 Cœur, puis, très souvent, les dimanches, une partie du mois de mai et une partie du mois de juin. En peu de temps les habitués de l’église l’apprécièrent. On venait à la sacristie le consulter. On se recommandait à ses prières ; non pas seulement les gens du peuple, mais aussi des personnages. La princesse Massimi, belle-sœur de la comtesse de Chambord, aimait à s’édifier auprès de lui en de pieux entretiens.

Ainsi passa la première année de sacerdoce du P. Verjus. Il n’oubliait certes pas les Missions dans cet humble et laborieux ministère de chapelain. Il attendait, parmi des épreuves que le temps n’est pas venu de raconter, en des alternatives de sainte impatience et de résignation amoureuse, l’heure des supérieurs, qui est toujours celle de Dieu.



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XX

PROMOTION DU P. VERJUS A L’ÉPISCOPAT

SON SACRE A RABAO

I

A peine rentré à Rabao, le P. Verjus est « relancé », comme il s’exprime lui-même, dans les forêts. Les pauvres maisons de chaume, debout depuis trois à quatre ans, ne tiennent plus et s’affaissent. Les huit Frères couchent en dortoir commun dans la vieille cabine des Pères dont on a enlevé les cloisons ; mais, outre qu’ils sont dans la poussière, puisqu’il n’y a pas de parquet, tous les poteaux sont pourris ; de même les attaches du toit ; à la prochaine saison des pluies, où le vent souffle avec violence, la maison croulera. Il en faut une autre. Celle des Sœurs, qui n’a que deux ans et qui a coûté près de huit mois de travail à tous les Missionnaires, Pères et Frères, n’est guère plus solide. Voici donc deux maisons à construire avant novembre ou décembre, et l’on est en juin.

Cet état de choses inspire à Mgr Navarre des réflexions aussi justes que douloureuses : « Jusqu’à présent, dit-il[260], nous n’avons été que dans les constructions ou les réparations, faute d’argent pour acheter des planches et du bois de charpente et aussi faute de temps et de forces pour faire ou préparer les matériaux. Ajoutez que les Pères et les Frères sont la moitié du temps malades ; et, quand ils sont valides, ils ont à peine le quart des forces qu’ils auraient en Europe. Oh ! qu’il nous faut un grand esprit de foi pour travailler en de pareilles conditions et sous un climat si meurtrier, obligés de faire des efforts au-dessus de nos forces ! Les indigènes nous aident peu ; mais ils sont à chercher leur nourriture dans les autres villages, car la disette continue avec la sécheresse. Un Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/466 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/467 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/468 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/469 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/470 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/471 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/472 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/473 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/474 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/475 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/476 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/477 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/478 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/479 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/480 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/481 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/482 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/483 Page:Vaudon - Monseigneur Henry Verjus, 1899.djvu/484 Page:Vaudon - 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Cette parole ne pouvait sortir de mes lèvres, et le cher malade cependant l’attendait. Une sueur glacée perlait sur son visage, les larmes de la mort descendaient sur ses joues, et ses yeux toujours ouverts, plus brillants que jamais, se fixaient déjà comme en extase vers la céleste beauté qui le ravissait. C’était le Calvaire se changeant en Thabor.

« Je donnai une dernière absolution, et terminai la Recommandation de l’âme. Juste aux dernières paroles : « Et vous très compatissant Seigneur Jésus, qui nous avez rachetés de votre précieux sang, prenez, en pitié l’âme de votre serviteur ; daignez l’introduire dans les éternelles délices du Paradis pour qu’il vive avec vous d’un amour indissoluble, inséparable de vous et de vos élus », il exhala doucement son dernier soupir. »

Il était sept heures du matin. C’était un dimanche, le 13 novembre 1892, en la fête de son patron bien-aimé, l’angélique Stanislas. Mgr Verjus était âgé de trente-deux ans cinq mois et dix-neuf jours.


Quelle vie et quelle mort !

Avoir commencé, seul, en dépit de tous les obstacles, à travers des difficultés inouïes, une œuvre de conquérant, de civilisateur et d’apôtre ; avoir, dans les durs sillons d’un vaste champ que l’on a défriché de ses mains et labouré soi-même, jeté avec ses sueurs et ses larmes la bonne semence ; voir la moisson poindre, verdoyer et déjà blanchir, la belle moisson des âmes, mouvante et chantante, sous les souffles d’en haut et les divins rayons ; puis, au moment de la javeler et de la lier en gerbe, s’en aller au loin et mourir !

Mourir, quand on sent brûler dans sa poitrine toutes les ardeurs de la vie et toutes les flammes de l’apostolat ; mourir, quand on voudrait allumer en d’innombrables cœurs ce feu d’amour dont soi-même on est consumé ; mourir, quand on se prépare à jeter aux échos des séminaires de France, d’Irlande et de Belgique, cette parole du Pape qui ressemble à un appel : « Vous êtes trois prêtres dans ce vicariat immense. Il faut que vous soyez trente ! » ; mourir, quand on est venu pour ravitailler les chers compagnons qui ont faim là-bas et qui vous attendent…

Mourir, et de quelle mort !

Avoir rêvé, depuis l’enfance, le martyre ; en porter avec soi la pensée frémissante et en quelque sorte haletante, l’obsession et la hantise ; en avoir faim, en avoir soif ; le demander à Dieu partout, le demander toujours ; le demander comme la grâce des grâces, le demander « long, cruel, délaissé, ignoré » ; en avoir par avance comme une certitude éblouie ; en faire l’apprentissage sur terre, sur mer, dans les forêts, dans les marécages, dans les intempéries, les maladies et les privations, parmi les civilisés, parmi les barbares ; l’ébaucher dans sa chair en y gravant les stigmates du Christ, et mourir tranquillement au pays natal, entre les bras d’un ami, sous le baiser de sa mère !

Quelle mort !

Et quel martyre !

Martyr, oui ! De ne l’être pas, vous l’êtes, ô Stanislas-Henry ! Vous l’êtes par les ardeurs de votre foi. Vous l’êtes par les embrasements de vos désirs. Vous êtes le martyr de l’apostolat. Vous êtes le martyr de la pénitence. Vous êtes le martyr de la charité. La mesure est comble. Il ne vous reste qu’à recevoir la couronne de justice et à prier pour nous.



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Jesu Baiboua : 178 habitants ; 130 baptisés. — Eboa : 300 habitants ; tous païens (ce village vient d’être abordé).

Inawaboui. — 220 habitants ; 28 baptisés. — Bioto : 110 habitants ; 25 baptisés.

Vanouamaë. — 126 habitants ; 30 baptisés. — Abo ; 40 habitants ;

tous païens.

TABLE DES MATIÈRES


 
Pages.
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FIN


PARIS
IMPRIMERIE D. DUMOULIN ET Cie
5, rue des Grands-Augustins, 5
  1. Voir dans la seconde édition de l’Histoire de sainte Chantal, par M. l’abbé Bougaud, une lettre importante de Mgr Dupanloup sur la manière d’écrire la Vie des Saints.
  2. Racine. Athalie, acte II, sc. viii.
  3. Nous pourrions nommer encore Mezenguy et Baillet ; mais le premier a été l’un des plus décidés jansénistes du dix-huitième siècle, et les Vies des Saints du second, au moins le T. Ier, et le T. IIe, sont à l’index.
  4. M. l’abbé Blampignon, dans le Correspondant du 25 juillet 1864.
  5. Eccli., III. 1.
  6. Les religieuses de Saint-Joseph habitent l’ancien second monastère de la Visitation, y compris la maison de la Galerie, berceau de l’Ordre. Elles en ont fait une sorte de reliquaire. C’est là que, le 6 juin 1610, s’enfermèrent la baronne de Chantal, Mlle de Bréchard et Mlle Favre. Le lendemain, saint François y célébrait la messe et prononçait la clôture. Le surlendemain, consulté sur quel chant ses « colombes » reprendraient leur ramage et les louanges divines, le saint fondateur composa, séance tenante et de concert avec la Mère Jeanne de Chantal, celui que tous les monastères de l’Ordre ont pieusement conservé pour leurs offices.

    On sait qu’il n’évolue pas à travers de riches mélodies, n’ayant emprunté à la gamme que trois notes.

  7. Nous lisons dans la lettre circulaire envoyée le 18 août 1883 par la T. R. M. Marie-Louise Genin, supérieure générale, à ses filles, les religieuses de Saint-Joseph d’Annecy, sur la vie et la mort de la sœur Flavie : « Que dirons-nous de sa charité ?… Le bon Dieu lui fournit dans ses divers emplois et dans les localités où il la plaça, le moyen d’arriver à la sainte œuvre qui devait couronner les dernières années de sa vie. Je veux parler de la Petite-Œuvre… À Chens, sœur Flavie se rencontra souvent avec M. l’abbé Vandel, missionnaire du Sacré-Cœur et fondateur de la Petite-Œuvre. Ces deux âmes apostoliques unirent à ce moment leurs communes aspirations, et notre pieuse Sœur devint l’ardente zélatrice de la jeune famille d’Issoudun… Par son zèle industrieux elle fut assez heureuse pour envoyer à Issoudun un jeune enfant d’Annecy qui a trouvé en elle assistance et protection… » Le lecteur a reconnu Henry Verjus. La supérieure générale ajoute : « Et maintenant si vous me demandez ce que faisait au galetas sœur Flavie, près de ses caisses de chiffons, je vous dirai : Elle triait toutes ces hardes, ces effilures, ces papiers qu’elle pesait et envoyait au chiffonnier. L’argent qu’elle en retirait s’envoyait à Rome, à Issoudun, avec des offrandes de messes, de neuvaines qu’elle savait provoquer ; le tout allait grossir le trésor de Notre-Dame du Sacré-Cœur. » Disons avec la supérieure des religieuses de Saint-Joseph : « Des âmes vulgaires à qui il n’est pas donné de comprendre le beau, pourraient sourire dédaigneusement devant cette humble occupation, disant : Que de peines, de temps perdu pour, après tant d années, acheminer un prêtre à l’autel !… » Et la Révérende Mère conclut : Ô mes bonnes Sœurs, nous ne tenons pas ce langage, nous savons ce qu’est un prêtre dans l’Église de Dieu ; nous savons aussi que la vertu vaut ce qu’elle coûte, et que l’oreille de Celui qui entend le bruit de la feuille qui tombe, et dont l’œil sonde nos plus secrètes intentions, a vu et compté tous les pas et les sacrifices que notre humble Sœur s’est imposés, pour obtenir ce précieux résultat. » Cette note est longue ; mais nous tenions à glorifier la sœur Flavie et son pieux Institut. C’est notre manière aussi de remercier et d’encourager tant d’autres âmes qui sont les infatigables zélatrices de nos œuvres.
  8. Aujourd’hui directeur d’un excellent journal, le Petit Savoisien.
  9. Sa fille, Mme Thayer, en a fait depuis le don magnifique aux archevêques de Bourges.
  10. Lettre du 2 mai 1875.
  11. Annales françaises de Notre-Dame du Sacré-Cœur, juin 1883.
  12. Bruxelles... On peut ajouter Barcelone, où le Père était fort goûté de la colonie française.
  13. Annales belges de Notre-Dame du Sacré-Cœur, avril 1891.
  14. Lettre à M. C.
  15. Lettre à M. C, du 13 juillet 1876.
  16. Lettre du 17 mars 1876.
  17. Lettre du 2 mai 1875.
  18. Lettre sans date ; elle est de juin ou de juillet 1876.
  19. Lettre sans date ; elle est de juin ou de juillet 1876.
  20. Lettre du 18 septembre.
  21. Lettre du 19 octobre.
  22. Lettre à M. C..., 18 septembre.
  23. Octobre 1876.
  24. Lettre du 26 novembre.
  25. Dans son journal.
  26. Lettre à M. C…, du 26 novembre.
  27. Même lettre.
  28. I Cor., ix, 26, 27. — Sic pugno, non quasi aerem verberans ; sed castigo corpus meum et in servitutem redigo.
  29. Dans son Journal, à la date du 7 janvier.
  30. « Quelle douce et délicieuse année ! écrit un témoin. Tout semblait fait pour nous rendre heureux : Un pays magnifique, une belle propriété, une nombreuse réunion de jeunes gens pleins d’ardeur, de piété, de vie ; une direction douce et paternelle ; les fréquentes visites et les intéressantes conférences d’un Père dont l’austère figure nous effraya bien un peu au commencement, mais dont nous ne tardâmes pas à apprécier, et la bonté, et la haute vertu. Naturellement nous eûmes à un très fort degré la maladie habituelle des noviciats : une gaîté qui se traduit par des éclats de rire involontaires aux moments les plus inattendus et les plus sérieux. Le frère Verjus, qui ne connut jamais la dissipation, mais qui faisait de grands efforts pour être très recueilli, échappa moins que personne à la contagion du rire, et bien des scènes de lectures spirituelles sont restées fameuses. Heureux temps où l’on riait de si bon cœur ! Le Père-Maître ne nous en voulait pas trop ; même quelquefois il essayait vainement de dissimuler les efforts qu’il faisait pour ne pas prendre part à l’hilarité générale... »
  31. Luc., iv. 38. — Mensuram bonam, et confertam, et coagitatam, et supereffluentem.
  32. Lettre circulaire de Mgr Navarre à tous les Missionnaires du Sacré-Cœur sous sa juridiction, sur la vie et la mort de Mgr Verjus, datée de Marseille, 8 mai 1893, et reproduite dans les Annales de Notre-Dame du Sacré-Cœur du mois de juillet de la même année.
  33. 21 mars.
  34. 22 mars.
  35. 12 avril.
  36. 5 mai.
  37. Contra Jovinian. lib. I (Patrol. t. xxiii, col. 231). — Virginitas hostia et holocaustum Chrisli est.
  38. 26 mars.
  39. 27 mars.
  40. Avril. Saint jour de Pâques.
  41. 21 mars.
  42. 13 avril.
  43. Missionnaire de la Société de Marie, martyrisé aux îles Fidji et déclaré Bienheureux par Sa Sainteté Léon XIII.
  44. 19 avril.
  45. Note ajoutée à son Journal de Retraite, le 14 septembre 1879. C’est l'Intuitus eum dilexit eum de l’Évangile.
  46. On sait que les Exercices de saint Ignace sont divisés en quatre semaines. La première comprend les grandes vérités ; la seconde, la vie de Notre-Seigneur ; la troisième, sa passion ; la quatrième, la résurrection et l’ascension.
  47. C’est un mot de l’Exercice du Règne, « Il faut agir, dit saint Ignace, contre la propre sensualité et contre l’amour de la chair et du monde. » — On appelle Exercice du Règne la contemplation dans laquelle saint Ignace compare Notre Seigneur Jésus-Christ, le Roi éternel, à un roi temporel qui invite ses sujets à une guerre juste et glorieuse dont il veut leur faire partager les fatigues et les triomphes.
  48. On appelle additions les avis ajoutés par saint Ignace à sa méthode d’oraison pour l’éclairer et la compléter.
  49. Tous les mots soulignés dans ces pages l’ont été par le Frère lui-même.
  50. Philip., I. 21.
  51. Je fais pour trois ans les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance.
  52. Annales belges de Notre-Dame du Sacré-Cœur, 1er avril 1891. Les morts de la Petite-Œuvre.
  53. Voyez les Annales de Notre-Dame du Sacré-Cœur, octobre 1878.
  54. 2 février et 5 avril 1880.
  55. 6 mai 1880.
  56. Cité par Montalembert dans son admirable Introduction aux Moines d’Occident, p. LXXX.
  57. Méditation sur la Passion de Notre-Seigneur, 1878.
  58. 22 mars 1880.
  59. 13 juin.
  60. 31 mars 1880.
  61. 18, 20 et 22 mars 1880.
  62. 17 décembre 1879.
  63. Plus tard, en Nouvelle-Guinée, Mgr Verjus, dira de lui-même : «Le désir du ciel me fait pleurer. Le mal du pays me prend. »
  64. 27 et 28 février 1880.
  65. 30 mars 1880.
  66. Le 12 avril 1880.
  67. 1er mai 1880.
  68. Matth., XXVI, 44.
  69. Journal, 2 et 3 octobre 1878.
  70. 6 octobre.
  71. 7 octobre.
  72. 18 avril 1879.
  73. Septembre 1878.
  74. 7 août 1880
  75. Septembre 1878.
  76. 15 décembre 1878.
  77. 31 avril 1879.
  78. 1er octobre 1878.
  79. Cf. les Annales de Notre-Dame du Sacré-Cœur, septembre 1879.
  80. 25 octobre.
  81. 1er octobre 1879
  82. Lettre du 13 octobre.
  83. Lettre du 13 octobre.
  84. Idem.
  85. 6 octobre
  86. 5 octobre
  87. De la connaissance de l’âme. Les deux foyers. T. II, ch. I.
  88. 20 et 26 novembre.
  89. Victor de Laprade. — On l’a déjà dit bien des fois, mais il est bon de le redire : le grand moyen de salut individuel et social, c’est la prière. Prions donc et faisons prier. Ayons surtout confiance dans la prière des petits enfants.

    En 1883, une des plus saintes âmes de ce siècle, Pauline-Marie Jaricot, la fondatrice de la Propagation de la Foi, écrivait à une amie, en vue des maux incalculables qu’elle prévoyait : « Il faudrait que chaque mère, dans le sanctuaire de sa maison, prit, tour à tour, sur ses genoux, chacun de ses enfants, et leur fit réciter le Pater et l’Ave, en soutenant leurs petits bras en forme de croix, pour honorer l’enfance du Sauveur. Si la foi de la mère est grande, que n’obtiendra-t-elle pas pour la France et pour ses enfants ! » Vie de Pauline-Marie Jaricot, par Mgr Meurin. Paris, Palmé.) Le même conseil va tout droit aux directeurs et aux professeurs de nos maisons religieuses. Ne sont-ils pas à la fois père et mère ?

  90. 9 janvier 1880.
  91. 17 mars.
  92. 17 et 29 mars.
  93. 6 avril.
  94. 28 mars
  95. 19 avril.
  96. 21 et 27 juillet
  97. Malach., II. — Les lèvres du prêtre garderont la science.
  98. 30 décembre 1879 et 15 janvier 1880.
  99. Cf. De vita beata.
  100. 30 décembre 1879.
  101. 19 avril 1880.
  102. Ibid.
  103. 10 avril.
  104. 3 mai.
  105. Ibid.
  106. 19 et 20 avril.
  107. 13 mars
  108. 20 avril.
  109. 18 février 1880.
  110. 5 mai.
  111. ler mars.
  112. 28 avril.
  113. 5 mai.
  114. 8 mai.
  115. 31 mai.
  116. 22 avril.
  117. 28 avril 1880.
  118. 2 mai.
  119. 24 avril.
  120. 3, 4, 5 juin
  121. 19 juin.
  122. 21 juin.
  123. 13 juin.
  124. 17 juin 1880.
  125. 9 juin 1880.
  126. 1er juillet
  127. Lettre à M. C..., juillet.
  128. Journal du 13 août.
  129. Lettre à M. C..., septembre.
  130. 16 août.
  131. 20 août.
  132. Notamment à sa mère et à M. C...
  133. Rom., viii, 28. Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum.
  134. Écrit en 1894.
  135. 6 novembre.
  136. 2 novembre.
  137. 9 novembre.
  138. Le lecteur lettré a reconnu une parole célèbre de Joseph de Maistre.
  139. 10 novembre.
  140. 15 novembre.
  141. 16 novembre.
  142. 19 novembre.
  143. 27 novembre.
  144. Ps. xxxvi, 25.
  145. Const., ch. v.
  146. Cf. le Journal au 25 mars 1881.
  147. 13 novembre.
  148. 22 décembre.
  149. 24 décembre.
  150. 4 janvier 1881.
  151. 26 décembre.
  152. 22 janvier.
  153. 12 janvier.
  154. 17 et 18 décembre.
  155. 11 décembre.
  156. 22 janvier.
  157. 28 décembre.
  158. 17 novembre.
  159. 18 novembre.
  160. 12 décembre.
  161. 14 novembre.
  162. 26 novembre.
  163. 28 novembre.
  164. 25 novembre.
  165. Ps. xcii, 4. — Les élancements de la mer sont admirables. Le Seigneur est admirable sur les hauteurs.
  166. 5 décembre.
  167. 30 janvier.
  168. 19 novembre.
  169. 1er janvier 1881.
  170. 5 janvier.
  171. 19 novembre 1881.
  172. 6 janvier 1881.
  173. 20 février 1880.
  174. 5 avril
  175. 6 avril
  176. 7 avril
  177. 13 avril.
  178. 13 avril.
  179. 23 avril.
  180. 6 mai.
  181. 7 février.
  182. 8 février.
  183. 6 mars.
  184. 8 mars.
  185. 9 mars.
  186. 11 mars.
  187. 13 mars.
  188. 18 mars.
  189. 19 mars.
  190. Depuis que ces pages sont écrites, le P. Bontemps est mort à la tâche. Mgr Leray, son premier compagnon d’apostolat, est aujourd’hui vicaire apostolique des Elliée et des Gilbert.
  191. Cité par le P. Jouet dans son livre : la Société des Missionnaires du Sacré-Cœur dans les Vicariats apostoliques de la Mélanésie et de la Micronésie, ch. II. Issoudun, 1887.
  192. 14 septembre.
  193. On appelle ainsi, à Rome, les employés de l’église Saint-Pierre.
  194. 20 septembre.
  195. 17 février 1882.
  196. 24 septembre et 3 octobre.
  197. 12 octobre 1882.
  198. 10 octobre.
  199. 6 mars
  200. 10 octobre.
  201. II Cor., ii. — Despondi enim vos uni viro virginem eastam exhibere Christo.
  202. 10 octobre.
  203. Horace. Ép. I.
  204. Tournez vers nous vos regards miséricordieux.
  205. 19 octobre.
  206. 18 octobre.
  207. 25 octobre.
  208. 11 octobre.
  209. 6 novembre 1882.
  210. 14 décembre 1882.
  211. 9 avril 1883.
  212. 13 novembre 1882.
  213. 8 novembre.
  214. Paroles du P. Olivaint, l’un des martyrs de la Commune. (Journal de ses retraites. )
  215. 18 décembre 1882.
  216. 9 février.
  217. 30 novembre 1882.
  218. 11 mai 1883.
  219. 3 octobre 1882.
  220. 16 octobre.
  221. 2 février 1882.
  222. 21 octobre 1881.
  223. 1 novembre.
  224. 11 novembre.
  225. 4 janvier 1882.
  226. 11 mars 1882.
  227. Eccli.,111, 20. — Humilia te in omnibus, et coram Deo invenies gratiam ; quoniam magna potentia solius Dei est, et ab humilibus honoratur.
  228. Prov., xi, 2. — Ubi humilitas, ibi et sapientia.
  229. Philipp., iv, 5. — Modestia vestra nota sit omnibus hominibus. Dominus enim prope est.
  230. « J’ai la permission de me faire une malle. Je la veux faire moi-même, pour qu’elle soit plus pauvre, plus solide, plus à la Missionnaire… Je n’emporterai que mes Constitutions et mon Novum ; pas même une aiguille, sans permission. » 27 février 1881.
  231. 6 décembre.
  232. Cf. le compte rendu de la cérémonie dans les Annales de Notre-Dame du Sacré-Cœur du mois de mars 1882.
  233. Voir l’article reproduit dans les Annales d’avril.
  234. 22 janvier 1882.
  235. Voir l’Univers du 9 mars 1883.
  236. 2 et 3 mars.
  237. Pour la plus grande gloire du Sacré Cœur de Jésus.
  238. Une vie de pureté, de crucifiement, d’union.
  239. Son lieu de naissance s’appelle Kilguilhery.
  240. Sénèque dans une lettre à Lucilius.
  241. 13 janvier 1882.
  242. 14 janvier.
  243. 20 janvier ; 10 février.
  244. 19 février.
  245. 24 avril.
  246. 1er mai 1882.
  247. 2 juillet.
  248. 31 juillet.
  249. Voir dans les Annales de Notre-Dame du Sacré-Cœur, mars 1883, tout le discours du cardinal.
  250. 14 et 15 février 1883.
  251. 5 février.
  252. 13-14 février 1882.
  253. 23 mars 1182.
  254. 16 juin.
  255. Sap. vi, 7. — On a plus de compassion pour les petits ; mais les puissants seront tourmentés puissamment.. »
  256. 3 juillet.
  257. 5 et 6 juillet.
  258. 10 et 11 août 1883.
  259. 15, 16 et 17 avril.
  260. Lettre du 19 juin 1889, datée de Port-Léon.