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Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Introduction

La bibliothèque libre.
1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913





INTRODUCTION



Aucun phénomène ne peut être entièrement compris dans son essence avant d’être parvenu à son entière réalisation ; une erreur n’est pas résolue, tant que toutes les possibilités de son existence ne sont pas épuisées, [tant que] tous les chemins par lesquels cette existence doit parvenir à la satisfaction des besoins nécessaires n’ont pas été essayés et mesurés.

L’essence de l’Opéra se manifesta clairement à nous comme une chose contre nature et nulle, lorsque ce caractère contre nature et cette nullité arrivèrent à leur manifestation la plus complète et la plus révoltante ; l’erreur qui réside à la base de l’évolution de cette forme d’art musical ne put nous éclairer, tant que les plus nobles génies qui ont exploré, en gaspillant toute leur force vitale, toutes les allées de son labyrinthe, mais sans en trouver l’issue nulle part, ne rencontrèrent pas le chemin de retour au point de départ de l’erreur, — jusqu’à ce qu’enfin le labyrinthe fût devenu un asile d’aliénés, refuge de toutes les folies de ce monde.

L’influence de l’opéra moderne [considéré] dans sa situation vis-à-vis du public est devenue depuis longtemps l’objet du dégoût le plus profond et le plus vif de la part des artistes honnêtes ; mais ceux-ci n’accusaient que la corruption du goût et la frivolité des artistes qui l’exploitent, sans considérer que cette corruption était toute naturelle et que cette frivolité était par conséquent un phénomène tout à fait nécessaire. Si la critique était ce qu’elle s’imagine surtout [être], elle devrait depuis longtemps avoir résolu le problème de l’erreur, et justifié pleinement le dégoût de l’artiste honnête. Au lieu de cela, elle n’a montré que l’instinct de ce dégoût ; mais quant à la solution du problème, elle n’a fait que tourner autour, aussi embarrassée que l’artiste lui-même, qui s’agitait au milieu de l’erreur pour en chercher les issues.

Le grand mal pour la critique réside dans sa nature même. Le critique ne sent pas en soi la nécessité impérieuse qui pousse l’artiste même à l’obstination enthousiaste qui lui fait s’écrier enfin : c’est ainsi et non autrement ! Le critique, s’il veut imiter l’artiste en cela, ne peut que tomber dans le vilain défaut de la présomption, c’est-à-dire d’une appréciation donnée avec assurance d’une vue sur une chose où il ne sent pas avec un instinct d’artiste, mais sur laquelle il exprime des idées avec un arbitraire purement artistique [idées] dont la mise en valeur provient du point de vue de la science abstraite.

Le critique qui connaît sa position exacte à l’égard du monde du phénomène artistique, se sent enclin à la timidité et à la circonspection ; il n’y rassemble sans cesse que des phénomènes et il en soumet l’ensemble à une nouvelle enquête, mais ne se risque jamais à prononcer la parole décisive avec la certitude de l’enthousiasme. La critique vit donc du progrès « continu », c’est-à-dire de l’entretien perpétuel de l’erreur ; elle sent que, l’erreur détruite, la réalité nue entrerait en scène, la réalité dont on ne peut que se réjouir, mais sur laquelle il n’est plus possible de critiquer — tout comme l’amoureux dans l’emportement de la passion, ne s’inquiète pas d’épiloguer sur la nature et l’objet de son amour.

Tant qu’elle existera et pourra exister, la critique sera éternellement privée de cette pénétration complète de l’art ; elle ne pourra jamais être entièrement à son objet ; elle devra toujours s’en détourner à moitié et cette moitié est son essence propre. La critique vit de « si » et de «mais». Si elle pénétrait jusqu’à la cause des phénomènes, elle ne pourrait exprimer avec certitude qu’une seule chose, la reconnaissance même de cette cause, — à supposer que la critique possède d’abord la faculté indispensable, c’est-à-dire l’amour de ce sujet : cette [cause] unique est ordinairement telle que, exprimée avec netteté, elle devrait rendre toute autre critique ultérieure absolument impossible. Qu’elle se tienne donc prudemment, pour l’amour de son existence, toujours et uniquement à la surface du phénomène, mesure sa force, devienne circonspecte, et — voyez ! — le lâche et impuissant «mais » est là, grâce auquel la possibilité est acquise de nouveau de l’incertitude et de la critique éternelles !

Et cependant, nous devons tous aujourd’hui mettre la main à la critique; car l’erreur d’une tendance artistique, que mettent en évidence les faits, ne peut que grâce à elle seule arriver à notre conscience ; ce n’est que par la connaissance d’une erreur que nous nous en affranchissons. Les artistes ayant inconsciemment nourri cette erreur l’ont finalement élevée à la hauteur de son impossibilité ultérieure, il leur faut, pour la vaincre tout à fait, faire un dernier effort viril, s’occuper eux-mêmes de critique ; ils détruiront ainsi l’erreur et supprimeront en même temps la critique, pour redevenir encore une fois, et réellement, des artistes capables de s’abandonner sans crainte à l’impulsion de leur inspiration, sans se soucier d’aucune définition esthétique de leurs projets. Le moment est venu aujourd’hui, qui exige cet effort impérieux : nous devons faire ce que nous ne permettons pas [à d’autres] de faire, si nous ne voulons tomber dans l’abîme d’une méprisable imbécillité. —

Or, quelle est cette erreur, pressentie par nous tous, mais non encore connue ? —

J’ai sous les yeux le travail d’un critique d’art excellent et expérimenté, un long article de la Gegenwart de Brockhaus sur l’Opéra moderne[1]. L’auteur y rapproche toutes les productions de l’opéra moderne, de la façon la plus savante, et en déduit très exactement toute l’histoire de cette erreur et de sa découverte ; il montre presque du doigt cette erreur, la découvre presque à nos yeux, mais il se sent tellement impuissant à indiquer ses raisons avec certitude que, arrivé au moment de [prononcer] la parole nécessaire, il préfère au contraire se perdre dans les détails erronés du phénomène lui-même, troublant en quelque sorte le miroir qu’il nous avait éclairé jusque-là avec une lumière de plus en plus puissante. Il sait que l’opéra n’a pas une origine historique (il faudrait dire : naturelle), qu’il n’est pas né du peuple, mais d’une fantaisie artistique ; il devine fort bien le caractère funeste de cette fantaisie quand il qualifie de grave l’équivoque de la plupart des compositeurs d’opéra allemands et français aujourd’hui vivants, « qui cherchent, par la voie de la caractéristique musicale des effets que l’on ne peut atteindre que par la parole intelligible de la poésie dramatique » ; il en arrive à se demander très judicieusement si l’opéra n’est pas en soi une forme d’art tout à fait contradictoire et anti-naturelle ; il montre dans les œuvres de Meyerbeer — et cela presque à son insu — ce caractère contre nature poussé au comble de l’immoralité, — et, au lieu de prononcer rondement et brièvement le [mot] nécessaire que presque chacun sait déjà, il cherche soudain à assurer à la critique une existence éternelle, en exprimant ses regrets que la mort prématurée de Mendelssohn ait empêché, c’est-à-dire ajourné, la solution du problème ! —

Que veut exprimer le critique par ces regrets ?

Suppose-t-il que Mendelssohn, avec sa fine intelligence et ses extraordinaires facultés musicales, ou bien, eût été capable d’écrire un opéra dans lequel les contradictions évidentes de cette forme eussent été réfutées et réconciliées, ou bien, au contraire, qu’il n’eût pas été capable, malgré cette intelligence et ces capacités, de mettre fin à cet antagonisme, représentant ainsi ce genre comme anti-naturel et nul ? —

Le critique a-t-il donc cru que cette démonstration ne pouvait dépendre que de la volonté d’une personnalité — musicale — particulièrement douée ? Est-ce que Mozart fut un musicien médiocre ? Est-il possible de trouver rien de plus complet que chacun des morceaux de son Don Juan ? Est-ce donc que Mendelssohn, dans le cas le plus favorable, aurait pu faire autre chose que livrer des morceaux, numéro par numéro, qui fussent comparables en perfection à ceux de Mozart ? —

En réalité, voici ce qu’il veut : il veut le grand et harmonieux édifice du drame tout entier, il veut — à proprement parler — le drame dans sa plénitude et sa puissance la plus haute. Or, à qui adresse-t-il cette requête ? Au musicien ! Tout le résultat de son coup d’oeil pénétrant [jeté] sur la production de l’opéra, le nœud solide dans lequel il avait resserré et réuni, dans sa main experte, tous les fils de sa science, il les laisse échapper finalement, et rejette tout dans l’ancien chaos ! Il veut se faire construire une maison, et s’adresse au sculpteur ou au tapissier ; à l’architecte, qui comprend en lui le sculpteur et le tapissier ainsi que tous les collaborateurs nécessaires à l’érection de la maison, puisqu’il donne une fin et une ordonnance à leur activité commune, il ne pense même pas ! — Il avait même résolu le problème, mais ce n’est pas la lumière du jour qui lui avait donné la solution, c’est seulement l’effet d’un éclair dans la nuit noire, après la disparition duquel le fil était redevenu plus invisible encore qu’auparavant. Le voilà enfin qui erre à tâtons dans les épaisses ténèbres, et là où l’erreur, dans sa répugnante nudité et dans sa nudité la plus prostituée, apparaît saisissable, comme dans l’opéra de Meyerbeer, il croit, frappé de cécité complète, reconnaître soudain l’issue lumineuse : il trébuche et chancelle à chaque instant sur le bois et la pierre ; à chaque objet heurté, il se sent honteusement ému, la respiration lui manque dans l’air vicié, anti-naturel, qu’il lui faut respirer — et pourtant il se croit dans le vrai et droit chemin du salut ; aussi se donne-t-il toutes les peines pour s’abuser sur tout ce qui, dans ce chemin, lui est précisément gênant et de mauvais augure,

Et cependant il marche, mais inconsciemment, dans le chemin du salut ; c’est en vérité celui [qui le conduit] hors de l’erreur, c’est même déjà [quelque chose de] plus, c’est le terme de ce chemin ; car c’est l’anéantissement exprimé au plus profond de cette erreur, et cet anéantissement s’appelle ici : la mort évidente de l’opéra, — la mort que scella le bon ange de Mendelssohn lorsque, au moment voulu, elle ferma les yeux à son protégé ! —

La solution du problème est sous nos yeux, elle est exprimée clairement et précisément dans ces faits; que critiques et artistes puissent encore volontairement se refuser à le reconnaître, c’est là chose véritablement déplorable à notre époque. Aussi sincèrement que nous nous efforcions de ne nous occuper que du véritable contenu de l’art, aussi honnêtement que nous nous mettions en campagne, indignés contre le mensonge, nous nous abusons cependant sur ce contenu, dès que, à l’égard de l’essence de la forme d’art la plus impressionnante par laquelle la musique se communique au public, nous persistons délibérément dans l’erreur même d’où naquit nécessairement cette forme d’art, [erreur] à laquelle il faut uniquement attribuer sa ruine évidente, la manifestation de sa nullité.

Il me semble presque qu’il vous soit besoin d’un grand courage et d’une témérité particulièrement décidée pour confesser cette erreur et l’exprimer ouvertement ; il me semble que vous sentiez s’évanouir toute nécessité de votre production artistique actuelle quand vous avez prononcé la sentence nécessaire en vérité, à laquelle vous ne pouviez vous résoudre qu’avec la plus haute abnégation. À mon avis pourtant, il ne faut ni force ni contrainte, et encore moins de courage et de témérité, puisqu’il ne s’agit que de reconnaître simplement et sans montrer aucune surprise un [fait] de notoriété publique et dès longtemps éprouvé ; mais qui aujourd’hui est devenu incontestable. J’hésite presque à prononcer d’une voix solennelle la brève formule [qui résulte] de la découverte de l’erreur, parce que j’aurais honte de proclamer avec l’importance d’une nouveauté considérable une chose aussi claire, simple et certaine en soi-même, qui, à mon avis, devrait depuis longtemps et avec certitude être connue du monde entier. Si pourtant j’énonce cette formule d’une voix plus forte, si je proclame que l’erreur dans le genre artistique de l’Opéra consiste en ce QUE L’ON A FAIT D’UN MOYEN D’EXPRESSION (LA MUSIQUE) LE BUT, ET RÉCIPROQUEMENT, DU BUT DE L’EXPRESSION (LE DRAME), LE MOYEN, ce n’est pas par [un sentiment de] vaine illusion d’avoir trouvé quelque chose de nouveau, mais dans le but de rendre parfaitement sai-sissable l’erreur découverte dans cette formule, afin de combattre ainsi la misérable médiocrité répandue aujourd’hui chez nous dans l’art et la critique. Si nous éclairons, à la lueur de la vérité contenue dans la découverte de cette erreur, les productions de notre art et [de notre] critique d’opéra, il nous faudra bien reconnaître avec étonnement dans quel labyrinthe de folie nous nous sommes agités jusqu’ici en créant et en critiquant ; il faut nous expliquer pourquoi, non seulement dans la création, tout effort enthousiaste s’est brisé aux écueils de l’impossibilité, mais aussi pourquoi, dans le critique, les esprits les mieux organisés même sont tombés dans le radotage et la divagation.

Sera-t-il nécessaire d’abord de démontrer ce qu’il y a d’exact dans cette découverte annoncée de l’erreur dans le genre artistique de l’opéra ? Pourrait-on mettre en doute que réellement, dans l’opéra, la musique soit devenue le but, et le drame seulement le moyen ? Certes non. Le coup d’œil le plus rapide [jeté] sur l’évolution historique de l’opéra nous apporte un enseignement absolument indiscutable à ce sujet ; tous ceux qui se sont attachés à retracer cette évolution ont, — par leur simple travail historique, — découvert involontairement la vérité.

Ce n’est pas des spectacles populaires du moyen-âge, où nous trouvons les traces d’une collaboration naturelle de l’art musical avec l’art dramatique, que naquit l’opéra ; mais dans les cours somptueuses de l’Italie — chose remarquable, le seul pays civilisé de l’Europe où le drame n’ait jamais atteint à une importance quelconque — [que] des gens cultivés, ne trouvant plus aucun goût à la musique d’église de Palestrina, eurent l’idée de faire exécuter par les chanteurs qui devaient les divertir dans les fêtes, des airs, c’est-à-dire des chants populaires dépouillés de leur vérité et de leur naïveté ; on mit au-dessous un texte en vers, uni arbitrairement et selon le besoin à un semblant d’ensemble dramatique.

Cette cantate dramatique, qui visait à tout sauf au drame, est la mère de notre opéra ; c’est l’opéra lui-même. Plus elle s’éloignait de ce point d’origine, et plus, en conséquence, la forme de l’air, qui n’était plus qu’un résidu purement musical, un point d’appui pour la virtuosité des chanteurs, se perfectionnait, plus évidente se présentait au poète, dont l’aide était requis pour ces divertissements, la tâche de fournir une forme poétique qui ne devait servir à rien de plus qu’à livrer aux besoins du chanteur et à la forme musicale de l’air les mots versifiés qu’ils réclamaient. La grande gloire de Metastasio consista en ceci qu’il ne créa jamais le moindre embarras au musicien, que de ce point de vue, il n’exigea de lui rien d’extraordinaire, et par suite, fut en même temps le serviteur le plus foncièrement dévoué et le plus commode du musicien. Ces rapports de poète à musicien ont-ils jusqu’aujourd’hui été modifiés d’un cheveu ? Oui, si l’on considère ce qui du point de vue purement musical est considéré aujourd’hui comme dramatique et se différencie de l’ancien opéra italien ; mais nullement en ce qui caractérise ces relations elles-mêmes. Il en est de même aujourd’hui qu’il y a cent cinquante ans ; le poète reçoit son inspiration du musicien, prête l’oreille aux fantaisies de la musique, se plie aux caprices du musicien, choisit le sujet d’après son goût, modèle ses caractères d’après le genre de voix des chanteurs, qui exige un arrangement purement musical ; crée des situations dramatiques dans lesquelles le musicien veut s’abandonner et s’étaler ; — bref dans sa subordination au musicien, il ne construit le drame que selon les intentions spécialement musicales du compositeur — ou, s’il ne veut ou ne peut en passer par tout cela, risque d’être pris pour un librettiste incapable. — Est-ce vrai ou non ? Je doute qu’on puisse avoir jusqu’ici la moindre objection à faire à cet exposé.

Le but de l’opéra résidait donc jusque là, et aujourd’hui encore, dans la musique. Uniquement pour donner à l’effet de la musique un point d’appui lui permettant une extension quelque peu justifiée, l’idée du drame est conçue — mais bien entendu sans changer l’idée de la musique, pour la servir au contraire comme un moyen. Cela est partout reconnu sans conteste ; personne ne cherche à nier seulement la position du drame par rapport à la musique, du poète par rapport au musicien : seulement, en considération de l’extension et de la puissance d’effet extraordinaires de l’opéra, on a cru qu’il fallait se familiariser avec ce phénomène des plus monstrueux, bien plus, lui accorder la possibilité de produire quelque chose de nouveau, de tout à fait inédit, non encore soupçonné, avec cette influence anti-naturelle, c’est-à-dire, d’édifier le drame réel sur la base de la musique absolue.

Quand je me suis proposé pour but de ce livre de fournir la preuve de ceci, que précisément, l’action simultanée de notre musique et de la poésie dramatique peut et doit donner au drame une importance qui n’a jamais encore été soupçonnée, j’ai dû, pour atteindre ce but, commencer par exposer exactement l’erreur incroyable dans laquelle tombent ceux qui croient pouvoir atteindre cette forme suprême du drame de notre opéra moderne, c’est-à-dire des rapports anti-naturels de l’art poétique avec la musique.

Appliquons donc tout d’abord notre attention exclusive à l’essence de cet opéra !

  1. D’après Glasenapp (biographie de Wagner, tome II, p. 459), cet article serait de W. H. Riehl (1823-1897).