Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 2/Chapitre III

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Deuxième partie : Le Spectacle et l’essence de la poésie dramatique





III




Le fatum des Grecs est la nécessité naturelle intérieure dont le Grec — parce qu’il ne la comprenait pas, — chercha à se libérer dans l’État politique arbitraire. Notre fatum est l’État politique arbitraire, qui se manifeste à nous, comme nécessité extérieure, pour le maintien de la société, et dont nous cherchons à nous décharger sur la nécessité naturelle, parce que nous avons appris à la connaître, et que nous l’avons reconnue comme la condition de notre existence et de ses modes.

La nécessité naturelle se manifeste de la façon la plus forte et la plus inéluctable dans l’effort vital de l’individu, — mais d’autant plus incompréhensible et sujette à des interprétations arbitraires, dans la conception morale de la société qui influence finalement l’instinct naturel de l’individu dans l’État.

L’instinct vital de l’individu s’exprime toujours nou­veau et immédiat ; mais l’essence de la société est l’habi­tude, et sa conception est médiatrice. La conception de la société, dès qu’elle ne saisit pas encore complète­ment l’essence de l’individu, et sa constitution selon cette essence, pose des bornes et des obstacles, et devient de plus en plus tyrannique, à mesure même que l’essence vivifiante et rénovatrice de l’individu lutte contre l’har bitude par une impulsion involontaire.

Le Grec méconnut cette impulsion, en la reconnaissant du point de vue de l’habitude morale, comme pertur­batrice, de sorte qu’il la détacha d’un ensemble où l’individu agissant fut pensé comme soumis à une influence qui lui ôtait une liberté d’action selon laquelle il aurait fait ce qui est moralement habituel.

Comme l’individu se perdait, aux yeux de la société, par ses actes perpétrés contre la coutume morale, mais était réintégré dans la société par la conscience de son acte, en se condamnant soi-même par sa conscience, l’acte d’un délit inconscient n’apparut explicable que par l’effet d’une malédiction qui reposait sur lui, sans [qu’il y eût de] sa faute personnelle. Cette malédiction, qui fut représentée dans le mythe comme la punition divine d’une faute originelle pesant sur la race en par­ticulier, jusqu’à sa disparition, n’est autre chose, en réalité, que la puissance de la nécessité rendue si visible dans l’action inconsciente, naturellement nécessaire de l’individu, que la société apparaît comme la conscience, le libre-arbitre, à expliquer et à excuser en réalité. Mais elle n’es ! expliquée et excusée que lorsque sa conception est reconnue involontaire et sa conscience basée sur une conception erronée de l’essence de l’individu.

Expliquons-nous ce rapport au moyen du mythe si caractéristique d’Œdipe.

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Œdipe avait tué un homme qui, l’ayant provoqué, l’avait obligé à se défendre. L’opinion publique ne trouvait rien de blâmable à cela, car des cas analogues se produisaient fréquemment, et s’expliquaient par la nécessité, évidente pour tous, de la riposte à une attaque. Œdipe avait d’autant moins commis une mauvaise action, qu’il avait, comme gage d’un bienfait rendu au pays, pris pour femme la reine veuve.

Mais on découvrit que la victime était non seulement l’époux de cette reine, mais encore le père d’Œdipe, — et qu’ainsi la femme qu’elle avait laissée était sa mère.

Le respect du fils pour le père, l’amour pour lui, et le zèle de l’amour à l’honorer et protéger dans la vieillesse étaient des sentiments si instinctifs chez l’homme, et sur ces sentiments reposait si complètement la conception fondamentale la plus essentielle des hommes unis en société précisément sur cette base, qu’un acte qui faisait à ces sentiments la plus cruelle offense devait leur sem­ble] incompréhensible et condamnable. Ces sentiments étaient si forts et si invincibles que, même la supposition que ce père aurait le premier attenté à la vie de son fils, ne pouvait les effacer : on avait bien reconnu, dans la mort de Laïos, la punition d’un crime ancien de celui-ci, de sorte que sa disparition même nous laisse en réalité insensibles ; mais cette circonstance n’était pas suffisante pour nous tranquilliser en quelque sorte sur l’acte d’Œdipe, qui en-somme n’apparaissait jamais que comme un parricide.

Mais, ce qui souleva plus violemment l’aversion publique, c’est qu’Œdipe s’était uni à sa propre mère et lui avait donné des enfants. —

Dans la vie de famille [qui est] le fondement le plus rudimentaire et le plus naturel, — mais le plus limité de la société, au point de vue social, il avait paru évident qu’il se développât entre parents et enfants, de même qu’entre frères et sœurs, de tout autres inclinations que celles qui se manifestent dans l’ardeur soudaine, violente, de l’amour sexuel. Dans la famille, les liens naturels entre générateurs et engendrés deviennent les liens de l’habitude et ce n’est que par l’habitude que se développe une inclination naturelle des enfants entre eux. Mais le premier charme de l’amour sexuel vient à la jeunesse d’une circonstance insolite qui s’offre à elle dans la vie ; ce charme en impose tellement, qu’il enlève à son milieu habituel le membre de la famille qui ne lui a jamais procuré ce charme, et l’entraîne à des rapports inaccoutumés. L’amour sexuel est le boute-feu qui abolit les limites étroites de la famille pour l’élargir elle-même en une plus grande société humaine. La conception de l’essence de l’amour familial et de celle de l’amour sexuel qui est son antagoniste, est donc une [conception] involontaire empruntée à la nature même des choses ; elle repose sur l’expérience et l’habitude ; elle est par conséquent forte et nous conquiert par des sentiments invincibles.

Œdipe, qui épousa sa mère et lui donna des enfants, est un phénomène qui nous remplit d’horreur et d’aversion, parce qu’il choque irrémédiablement nos rapports accoutumés avec notre mère et les idées qui en résultent. —

Si donc ces opinions devenues des conceptions morales n’avaient tant de force que parce qu’elles provenaient spontanément du sentiment de la nature humaine, demandons-nous si Œdipe a péché contre l’humaine nature, lorsqu’il a épousé sa mère ? — Certainement non. Autrement, la nature offensée se fût manifestée en ne donnant pas d’enfants à cette union ; or, la nature s’est précisément montrée très bienveillante : Jocaste et Œdipe, qui se rencontraient comme deux phénomènes insolites, s’aimèrent et se trouvèrent troublés dans leur amour, dès le premier instant où leur fut révélé, par des signes extérieurs, qu’ils étaient la mère et le fils. Œdipe et Jocaste ne savaient pas dans quels rapports sociaux ils se trouvaient : ils avaient agi inconsciemment d’après l’instinct naturel de l’individu purement humain ; de leur union sortit un accroissement de la société humaine, avec deux fils et deux filles, sur lesquels, comme sur leurs parents, pesait l’inéluctable malédiction de cette société. Le couple surpris qui vivait avec sa conscience parmi la société humaine, se condamna soi-même, lors­qu’il fut convaincu de son crime inconscient contre les mœurs : par conséquent, en disparaissant pour sa peine, il montra la force de l’aversion sociale pour son acte, [aversion] que, par suite de l’habitude, il professait déjà avant son acte ; la perpétration de cet acte, malgré la conscience sociale, prouve donc la puissance, la plus grande et la plus invincible de beaucoup, de l’incon­sciente nature humaine individuelle.

Combien il est important qu’Œdipe précisément ait résolu l’énigme du Sphinx ! Il exprima d’avance et à la-fois sa justification et sa condamnation, car il montra l’homme comme le germe de cet énigme. Du corps à demi-humain du Sphinx lui apparut tout près de lui l’individu humain dans sa soumission à la nature : lorsque ce demi-animal, se précipitant de soi-même du haut de son rocher solitaire, se fut écrasé dans l’abîme, l’avisé devineur d’énigmes se dirigea vers les cités des hommes, pour laisser présager par sa propre ruine l’homme complet, l’homme social.

Lorsqu’il se creva ses yeux lumineux, qui l’avaient enflammé de rage contre un despote insolent, et qui avaient éclairé son amour pour une noble femme, sans savoir que l’un fût son père et l’autre sa mère, il se précipita vers le Sphinx abîmé, dont il dut reconnaître alors que l’énigme n’était pas encore résolue. — C’est nous qui avons à résoudre cet énigme, parce que nous expliquons par la société la non-liberté de l’individu qui en est la richesse suprême, la plus vivante et la plus éternellement nouvelle. —

Mais, qu’on nous permette d’abord de continuer à suivre la légende d’Œdipe, et de voir comment la société se comporta, et jusqu’à quel point se trompa sa con-cience morale ! —

Les disputes des fils d’Œdipe firent passer l’empire de Thèbes aux mains de Créon, frère de Jocaste. Étant le maître, il ordonna que le cadavre de Polynice, celui des fils qui était tombé dans sa lutte fratricide avec l’autre, Étéocle, soit jeté au vent, sans sépulture, en pâture aux oiseaux, tandis que celui d’Étéocle serait enseveli avec solennité et honneur : qui contreviendrait à ces prescrip­tions serait enterré vivant. Antigone, sœur des deux frères, — elle qui avait accompagné son père aveugle dans son malheur, —■ transgressa à bon escient cette défense, et encourut la peine édictée. —

Nous voyons ici l’État, qui est né sans qu’on y prît garde, de la société, s’est nourri de l’habitude de penser de celle-ci, et en est arrivé à représenter cette habitude en tant qu’il ne représentait qu’elle, l’habitude abstraite, dont le principe est la peur et l’aversion pour ce qui n’est pas habituel. Doué de la force de cette habitude, l’État se retourne, destructeur, contre la société même, en lui refusant l’aliment naturel de son existence dans les sentiments sociaux les plus spontanés et les plus saints. Ce mythe nous montre bien comment cela se fit : examinons-le de plus près.

Quel avantage Créon tirait-il de l’ordre cruel qu’il avait donné ? Et qu’est-ce qui pouvait bien lui faire supposer qu’un tel ordre ne dusse pas soulever l’indignation géné­rale ? — Après la mort de leur père, Étéocle et Polynice avaient décidé de partager entre eux, leur héritage l’empire de Thèbes, en gouvernant alternativement. Étéocle, qui jouit le premier de l’héritage, refusa de remettre le pouvoir à son frère, lorsque Polynice revint, à l’époque de son exil volontaire, pour jouir pendant le temps fixé, de l’héritage. La société gardienne des serments le punit-elle pour cela ? Non ; elle le soutint dans son intention qui reposait sur un parjure. Avait-on perdu le respect pour la sainteté des serments ? Non ; au contraire, on s’adressa aux dieux pour détourner le malheur de ce parjure, car on ne doutait pas qu’il ne fût puni. Malgré cette mauvaise conscience, les citoyens de Thèbes favorisèrent le dessein de Polynice, parce que l’objet du serment, le traité juré par les deux frères, leur apparaissait de beaucoup plus onéreux, pour le moment, que les conséquences d’une rupture du serment, qui pouvaient être évitées par des sacrifices et des offrandes aux dieux. Ce qui leur déplaisait, c’était le changement de gouvernement, son renouvellement per­pétuel, parce que l’habitude était devenue la véritable législatrice. En outre, dans le parti-pris des citoyens pour Étéocle, se confirmait un instinct pratique de l’essence de la propriété, dont chacun voulait jouir tout -seul, mais sans partager avec un autre : tout citoyen qui reconnaissait dans la propriété la garantie de sa tran­quillité habituelle, était tout naturellement le complice de l’acte peu fraternel d’Étéocle, propriétaire le plus élevé. La force de l’habitude égoïste soutenait ainsi Étéocle, et c’est contre elle que lutta Polynice trahi, avec une ardeur juvénile. En lui ne vivait que le sen­timent d’une offense à venger ; il réunit une troupe d’amis héroïques et qui pensaient comme lui, marcha sur la ville qui cachait le parjure et la força à chasser le frère qui l’avait dépouillé de son héritage. Cette façon de faire, inspirée par une indignation absolument justi­fiée, apparut aux citoyens de Thèbes comme un crima atroce ; car Polynice, en combattant contre sa propre patrie, était évidemment un très mauvais patriote. Les amis de Polynice étaient originaires de toutes les tribus du peuple : un intérêt purement humain les avait amenés à soutenir la cause de Polynice, et ils représentaient ainsi le purement humain, la société dans son sens le plus large et le plus naturel, opposé à une société étroite, sans cœur, égoïste, qui se pétrifiait insensiblement tn forme d’État, sous leur poussée. — Pour terminer cette longue guerre, les deux frères se provoquèrent en duel : tous deux tombèrent sur les remparts de la ville.—

Le prudent Créon, considérant alors l’ensemble des événements, y reconnut l’essence de l’opinion publique, et comprit que le fond en était l’habitude, la crainte et la haine de la nouveauté. La conception morale de l’essence de la société qui, chez le magnanime Œdipe, était encore si forte qu’il s’était détruit soi-même par honte de son crime inconscient, perdit de sa force à mesure que le purement humain, qui en était la raison déterminante, vint en conflit avec l’intérêt le plus fort de la société, de l’habitude absolue, c’est-à-dire avec l’égoïsme commun. Partout où elle entrait en conflit avec la pratique de la société, cette conscience morale se sépara de celle-ci et s’établit sous forme de religion, tandis que la société pratique forma l’État.

Dans la religion, la moralité, qui, auparavant, avait rie quelque chose de vivant, de chaud, dans la société, ne fut plus qu’une chose pensée, un désir, mais non plus réalisable : dans l’État, par contre, on agit d’après la vue pratique de l’utilité, et quand la conscience morale en était blessée, on l’endormait au moyen d’exercices religieux qui ne faisaient aucun tort à l’État. Le grand avantage fut ici, que, dans la religion comme dans l’État, on trouvait toujours quelqu’un sur qui on pût faire retomber ses péchés : les crimes de l’État, le prince [1] devait les expier ; quant aux péchés contre la morale religieuse les dieux en étaient responsables. —

Étéocle fut pratiquement le bouc émissaire de l’État nouveau : les dieux bons l’avaient rendu responsable des conséquences de son parjure ; mais les braves ci­toyens de Thèbes durent se délecter de la stabilité de l’État (du moins l’espéraient-ils, si par malheur elle ne devait jamais arriver !). Qui donc voulait être leur bouc expiatoire était le bien venu ; et ce fut l’avisé Créon qui sut se mettre bien avec les dieux, mais non le bouillant Polynice, qui avait si farouchement frappé, pour un simple parjure, aux portes de la bonne ville.

Mais, dans la cause primordiale du destin tragique des fils de Laïos, Créon reconnut la tolérance foncière des Thébains à l’égard des crimes réels, tant que ceux-ci ne troublaient pas les habitudes tranquilles des citoyens. La Pythie avait prédit à Laïos, le père, qu’un fils né de lui le tuerait. Afin seulement de prévenir un deuil public, le digne père donna en secret l’ordre de tuer, au coin < 1«-quelque forêt, le petit enfant nouveau-né ; il se montra ainsi plein d’égard pour le sentiment moral des citoyens de Thèbes, qui, si le meurtre avait été commis publiquement, sous leurs yeux, n’eussent éprouvé que les ennuis de ce scandale et le devoir de prier les dieux d’une façon bien plus extraordinaire [que de coutume], mais nullement l’horreur qu’eussent nécessairement suscitée chez eux la prévention pratique de cet acte et la punition d’un enfanticide prémédité ; car la puissance de l’horreur n’aurait pas été étouffée en eux en même temps par la considération que, par cet acte, la tran­quillité était garantie dans un pays, qu’un fils —• non prévu, il est vrai, dans l’avenir, — devait troubler.

Créon avait observé que, en révélant l’acte inhumain de Laïos cet acte même, à proprement parler, n’avait pas provoqué une juste indignation ; et même, qu’il eût certainement mieux valu pour tous que le meurtre eût été réellement accompli ; car, en ce cas, tout était bien, et cela eût évité à Thèbes, cette émotion terrible qui entretint pendant de longues années un grandt rouble parmi les citoyens.

L’ordre et la tranquillité, même au prix du crime le plus infâme contre la nature humaine, voire contre la moralité habituelle, — au prix du meurtre conscient, prémédité, d’un enfant, accompli par son père sous l’influence de l’égoïsme le plus antipaternel, — c’étaient choses certainement plus considérables en tout cas que le sentiment humain le plus naturel, qui ordonne au père de se sacrifier à ses enfants, mais non de se sacrifier ceux-ci. —

Or, qu’était devenue cette société dont le sentiment moral naturel avait été le fondement ? Le contraire absolu de ces fondements mêmes : elle représentait l’im­moralité et l’hypocrisie. Mais le poison qui la corrrom-pait était — l’habitude. Le penchant à l’habitude, à la tranquillité sans conditions, l’amenait à tarir la source où elle aurait pu puiser fraîcheur et santé ; et cette source était l’individu libre se conduisant d’après sa propre nature. De cette corruption extrême, la moralité, c’est-à-dire l’élément vraiment humain, ne fut rendue à la société que par l’individu, qui agit contre elle d’après l’instinct inconscient de la nécessité et la nia moralement. Aussi le mythe de l’histoire universelle que nous consi­dérons contient-il en ses traits les plus nets cette belle justification de la vraie nature humaine.

Créon était devenu le maître : en lui, le peuple recon­nut le successeur légitime de Laïos et d’Étéocle, et il l’affirma aux yeux des citoyens, en condamnant le cadavre de l’antipatriote Polynice à la honte horrible d’être privé de sépulture ; il condamnait en même temps son âme à l’éternelle inquiétude. Ce fut un acte de la plus haute sagesse politique : Créon affermit donc son pouvoir, en justifiant Étéocle dont le parjnre avait assuré la tran­quillité des citoyens et en faisant comprendre en même temps qu’il était disposé à assurer dans l’ordre et la tranquillité le maintien de l’État, en prenant à son compte tout délit contre la véritable moralité naturelle. Par son ordre, il donna aussitôt la preuve la plus claire et la plus forte de ses bienveillantes dispositions envers l’État : il frappa l’humanité au visage, et cria — Vive l’État ! —

Dans cet État, il n’y eut qu’un seul cœur en deuil, où l’humanité s’était réfugiée : — c’était le cœur d’une douce vierge, où croissait la fleur de l’amour, avec une toute-puissante beauté, Antigone ne comprenait rien à la politique : — elle aimait. — Cherchait-elle des considéra­tions, des circonstances, des raisons juridiques qui pussent expliquer, excuser ou justifier l’acte de son frère ? — Non ; — elle l’aimait. — L’aimait-elle parce qu’il était son frère ? — Étéocle n’était-il pas son frère ? — Œdipe et Jocaste n’étaient-ils pas ses parents ? Pouvait-elle, après les terribles événements survenus, penser autrement qu’avec effroi aux liens de famille ? De ces liens terriblement relâchés de la nature la plus intime, était-elle capable de tirer la force d’aimer ? — Non, elle aimait Polynice, parce qu’il était malheureux, et que seule, la force suprême de l’amour pouvait le libérer de sa malédiction. Qu’était donc cet amour, qui n’était ni un amour sexuel, ni un amour maternel, ni un amour filial, ni un amour fraternel ? — C’était la fleur sublime de tous ces amours. Des ruines de l’amour sexuel, paternel, fraternel, que la société avait renié et l’État démenti, naissait, nourrie de la sève indestructible de tous ces amours, la fleur magnifique du pur amour de l’humanité.

L’amour d’Antigone était absolument conscient. Elle savait ce qu’elle faisait, — mais elle savait aussi ce qu’elle avait à faire, qu’elle n’avait pas le choix et qu’elle devait agir selon la nécessité de l’amour ; elle savait qu’elle avait à obéir à cette inconsciente nécessité qui l’opprimait, de s’anéantir soi-même par sympathie ; et ce fut avec cette conscience de l’inconscient qu’elle fut l’être humain le plus parfait, l’amour dans toute sa plénitude sublime et sa toute-puissance. —

Antigone dit aux pieux citoyens de Thèbes : — Vous avez condamné mon père et ma mère, parce qu’ils s’aimaient inconsciemment ; mais vous n’avez pas puni l’infanticide conscient de Laïos, et vous avez protégé Étéocle, l’ennemi de son frère : condamnez-moi donc, moi qui agis selon le pur amour humain, — et la mesure de votre scélératesse sera comble ! — — Et voyez ! — la malédiction d’amour d’Antigone anéantit l’État !

Pas une main ne se leva en sa faveur lorsqu’elle fut conduite à la mort. Les citoyens de l’État pleurèrent et supplièrent les dieux de leur épargner la peiae [d’avoir] de la compassion pour l’infortunée ; ils l’accompagnèrent et déplorèrent qu’il n’en ait pu être autrement : l’ordre et la tranquillité de l’État exigeaient, hélas ! une victime humaine ! —

Mais, là où tout amour était né, naquit aussi le vengeur de l’amour. Un jeune homme brûlait d’amour pour Antigone ; il l’avait déclaré à son père, en cherchant à obtenir de l’amour paternel la grâce de la condamnée : il fut durement repoussé. Alors, cet adolescent se préci­pita sur la tombe de l’aimée qu’on avait enterrée vive : il la trouva morte, et de l’épée, il se transperça son cœur amoureux. C’était le fils de Créon, de l’État personnifié : à la vue du cadavre de ce fils, que le père avait maudit à cause de son amour, le souverain redevint père. L’épée d’amour de son fils lui fit une horrible blessure au cœur : blessé au plus profond de soi-même, il bouleversa l’État, pour devenir homme dans la mort ! —

Sainte Antigone ! Je t’implore ! Fais flotter ta bannière pour nous anéantir et nous racheter sous ses plis !

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Alors que le roman moderne est devenu politique, il est étonnant que la politique soit devenue un champ de bataille sanglant, et que, par contre, dans son désir ardent de contempler la forme artistique parfaite, le poète, ayant pu, sur l’ordre d’un souverain, représenter une tragédie grecque, cette tragédie ne dût être autre préci­sément que notre Antigone [2]. On recherchait l’œuvre dans laquelle s’exprimait la forme artistique avec la plus grande pureté et — voyez ! — ce fut celle-là même dont le sujet était l’humanité la plus pure, la négation de l’État ! —

Comme ces vieux enfants d’érudits se réjouirent de cette Antigone du Hoftheater de Potsdam ! Aussi, voulurent-ils faire pleuvoir sur eux ces roses que l’essaim des anges rédempteurs de Faust fait papillonner d’en haut sur « les diables gras à cornes courtes et droites et les diables maigres à cornes longues et recourbées » : par malheur, ils n’éveillèrent en eux que le désir répugnant que Méphistophélès découvrit sous leur flamme, — mais non l’amour ! — L’ « éternel féminin » ne les porta pas « en haut », mais l’éternel efféminé ne fit que les attirer tout à fait en bas ! —

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Ce qu’il y a d’incomparable dans le mythe, c’est qu’il est vrai de tout temps, et que sa matière, dans la concision la plus laconique, est inépuisable pour tous les temps. Le poète n’avait pour tâche que de le préciser. Déjà le poète tragique grec n’était pas toujours, à l’égard du mythe qui lui était indiqué, d’une naïveté parfaite : le mythe même était la plupart du temps plus juste envers l’essence de l’individualité que le poète qui l’interprétait. Mais le tragique avait entièrement compris l’esprit de ce mythe, en tant qu’il faisait de l’essence de l’individualité un point central immuable de l’œuvre d’art qui l’ali­mentait et le vivifiait dans toutes les directions.

Cette essence fécondant de l’individualité se pré­sentait si immuable à l’âme du poète, qu’un Sophocle pouvait en tirer un Ajax et un Philoctète, — héros, qu’aucune considération de l’opinion public la plus pru­dente ne pouvait faire sortir de la vérité qui se détruit elle-même et de la nécessité de leur nature, et se jeter à la nage dans les bas-fonds de la politique, où le rusé Ulysse savait louvoyer avec tant de maîtrise.

Aujourd’hui encore, nous n’avons besoin d’interpréter fidèlement le mythe d’Œdipe que selon son essence intime, pour y trouver une image intelligible de toute l’histoire de l’humanité, depuis le commencement de la société jusqu’à la dissolution nécessaire de l’État. La nécessité de cette dissolution est pressentie dans le mythe ; c’est à l’histoire véritable de l’exécuter.

Depuis l’établissement de l’État politique, il n’est pas fait un pas dans l’histoire qui, même s’il est fait dans le but arrêté de le fortifier, ne conduise à sa dissolution : L’État, pris dans un sens abstrait, a toujours été compris clans sa décadence, ou plus exactement, il n’est jamais entré dans la réalité ; il n’y a que les États in concreto qui aient, avec des variations perpétuelles, trouvé une importante durée, parfois interrompue cependant et contestée comme des variations toujours nouvelles sur un thème inexécutable. L’État, chose abstraite, a été l’idée fixe de penseurs bien intentionnés mais qui se trompent ; — en tant que chose concrète, il a été le butin dont s’emparent l’arbitraire des individus puissants ou les intrigants qui remplissent le cours de notre histoire du contenu de leurs actions. Nous ne voulons pas nous occuper ici plus en détail de cet État concret, — dont Louis XIV disait avec raison qu’il en était lui-même le contenu ; nous en voyons d’ailleurs le germe dans la légende d’Œdipe : nous reconnaissons le germe de tous les crimes dans la souveraineté de Laïos qui, pour con­server celle-ci intégralement, devint un père dénaturé. De cette possession devenue une propriété, et qui est • envisagée d’une façon remarquable comme la base de tout bon ordre, sortent tous les crimes du mythe et de l’histoire. —

Considérons seulement l’État abstrait. Ceux qui con­çurent cet État voulurent aplanir et corriger les imper­fections de la société réelle d’après une règle idéale : comme ils tenaient ces imperfections même pour un fait acquis, exclusivement du à la « fragilité » de la nature humaine, et que jamais ils ne se reportaient à l’homme réel lui-même, qui avait provoqué ces inégalités mêmes par ses premières conceptions instinctives mais erronées en définitive, lorsqu’il dut conduire la société achevée — c’est-à-dire répondant aux réels besoins de l’homme — par l’expérience et en rectifiant les erreurs grâce à celle-ci ; ce fut la grande erreur qui eut pour or’gine l’État politique et atteignit à un degré anti­naturel d’où il voulut diriger de haut la nature humaine, qu’il ne comprenait pas ; et moins il pouvait la com­prendre, plus il voulait la diriger.

L’État politique vit exclusivement des vices de la société, qui ne reçoit ses vertus que de l’individualité humaine. Devant les vices de la société qu’il ne peut que considérer, il ne saurait reconnaître les vertus qu’elle acquiert de toutes les individualité. Dans cette position, il pèse sur la société à mesure que celle ci pèse du côté vicieux par où elle se tourne vers l’individualité, et ainsi il devrait finir par interdire tout aliment, si la nécessité de l’instinct individuel n’était d’une nature plus forte que les imaginations arbitraires du politique. —

Les Grecs avaient mal compris, dans le fatum, la nature de l’individualité, parce que celle-ci détruisait l’habitude morale de la société : pour lutter contre ce fatum, ils s’armèrent de l’État politique. Or, notre fatum est l’État politique, où la libre individualité reconnaît le destin qui la nie. Mais l’essence de l’État politique est l’arbitraire, tandis que celui de la libre individualité est la nécessité. C’est de cette individualité, que nous avons reconnue comme la vraie pour notre droit dans des combats de milliers d’années contre l’État politique, qu’est venue à notre conscience la tâche de l’avenir d’organiser la société. Organiser la société dans ce sens, veut dire la fonder sur la libre disposition de soi que possède l’individu comme la source éternellement inépuisable où s’alimente sa vie. Dans la société, porter au conscient l’inconscient de la nature humaine, et ne rien savoir d’autre dans cette conscience que la nécessité commune à tous les membres de la société de disposer librement d’eux-mêmes, cela ne signifie pas moins que — détruire l’État ; car l’État, au moyen de la société, marchait vers la négation de la libre disposition de l’individu ; — il vivait de la propre mort de cette liberté.

  1. Plus tard, la démocratie remplit l’office public du bouc émis­saire chargé des péchés de tous les citoyens ensemble ; ils s’enten­daient si bien à ce sujet qu’ils étaient eux-mêmes la base de la volonté du prince. Car ici la religion devenait manifestement art, et l’État, l’arène où luttaient les personnalités égoïstes ; en vou­lant échapper au non-arbitraire individuel, l’État tombait sous la domination de l’arbitraire individuel de personnalités énergiques ; et, lorsque Athènes eut acclamé Alcibiade, et divinisé un Démétrios, on en vint à lécher avec satisfaction les crachats d’un Néron. (Note de Wagner).
  2. Allusion aux représentations, à Potsdam, puis à Berlin, de l’Antigone de Donner, d’après Sophocle, musique de Mendeissohn (1843). Cf. Opéra et Drame, chapitre 1 (Œuvres en prose, tome IV, P- 239)