Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/106

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui, pour l’importance du sujet, me semblait d’ailleurs excessive. Puis ces mêmes amis qui m’avaient poussé à écrire se chargèrent d’emporter en France mon petit livre, où on l’imprima, mais d’après une copie aussi tronquée qu’inexacte. J’en fus d’autant plus contrarié qu’en quelques mois il en parut plus de sept éditions, et cela dans des pays différents. J’étais le premier surpris d’un pareil engouement. Si c’est cela, mon Dorpius, que tu appelles une sottise, j’accepte l’accusation, ou du moins je ne proteste pas. J’ai commis cette sottise pour occuper mes loisirs et complaire à de bons amis, et c’est la seule que j’ai faite en ma vie. Qui est sage à toute heure ? Tu reconnais toi-même que mes autres ouvrages sont fort approuvés des gens pieux ainsi que des érudits. Quels sont ces censeurs si rigides, ou plutôt ces Aréopagites, qui ne veulent pas pardonner à un homme une seule ineptie ? Quelle insigne mauvaise humeur ont-ils donc pour qu’offensés d’un seul petit livre qui prête à rire ils dépouillent tout d’un coup un écrivain du bénéfice de tant de veilles antérieures ? Que de sottises je pourrais relever ailleurs, mille fois plus sottes que celle-là, et même dans de grands théologiens, qui, forgeant des questions litigieuses et du plus froid intérêt, ferraillant entre eux pour les plus futiles futilités comme s’il s’agissait de leurs foyers et de leurs autels ! Et encore ces fables ridicules et plus sottes même que les Atellanes, ils les jouent sans masque. Moi du moins j’ai montré plus de vergogne, qui, voulant faire le sot, ai revêtu le masque de la Folie ; et, de même que, dans Platon, Socrate se masque le visage pour réciter les louanges de l’Amour, j’ai joué moi-même masqué cette comédie.


XI. — Tu écris que ceux même à qui le sujet déplaît applaudissent à l’esprit, à l’érudition, à l’éloquence de l’ouvrage, mais que sa forme trop mordante les choque. Ces censeurs me rendent encore plus d’hommages que je ne voudrais. Mais je ne fais pas cas de ces louanges, surtout venant de gens à qui je ne reconnais ni esprit, ni érudition, ni éloquence ; s’ils étaient pourvus de ces qualités, crois-m’en, mon Dorpius, ils ne se choqueraient pas tant de badinages plus salutaires que spirituels ou érudits. Je te le demande au nom des Muses, quels yeux, quelles oreilles, quel palais ont donc ceux que choque dans ce petit livre l’esprit mordant ? D’abord quel esprit