Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/108

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renferme un grand nombre de vérités. Mais tu estimes qu’il ne fallait pas « blesser les oreilles délicates par le mordant de la vérité ».

Si tu penses qu’on ne doit pas parler librement et que la vérité ne doit se produire que lorsqu’elle ne choque pas, pourquoi les médecins emploient-ils des drogues amères et mettent-ils la hiérapicra au nombre des remèdes les plus réputés ? Si ceux qui guérissent les maux du corps procèdent de la sorte, combien ne sommes-nous pas encore plus habilités à faire de même pour soigner les maladies de l’âme ? « Supplie, dit Paul, blâme, gourmande, opportunément, importunément. » L’Apôtre veut qu’on pourchasse les vices par tous les moyens, et tu veux qu’on ne touche à aucune plaie, surtout lorsqu’on le fait avec de tels ménagements qu’il ne peut y avoir de blessé que celui qui a le goût de se blesser lui-même ?


XIII. — S’il existe un moyen de guérir les vices des hommes sans choquer personne, le plus simple de tous, si je ne me trompe, c’est quand on ne publie aucun nom ; puis quand on se garde de mentionner des détails qui répugnent à l’oreille des gens de bien (car, s’il y a dans la tragédie des faits trop atroces pour qu’on puisse les exposer aux regards des spectateurs et qu’il suffise de les raconter, il y a de même dans les mœurs des hommes des traits trop obscènes pour qu’on puisse les raconter sans rougir) ; enfin, quand les choses qu’on raconte sont rapportées sous un masque bouffon pour amuser et pour divertir, si bien que la gaîté du langage exclut toute offense. Ne voyons-nous pas quel effet produit quelque-fois même sur de sévères tyrans une plaisanterie facile et dite à propos ? Je te le demande, quelles prières, quels discours sérieux auraient pu calmer la colère du roi illustre aussi aisément que la plaisanterie d’un soldat ? « Eh oui ! dit-il, si nous avions eu encore une bouteille sous la main, nous en aurions dit bien d’autres sur ton compte. » Le roi sourit et pardonna. Ce n’est pas sans raison que les deux plus grands rhéteurs, Marcus Tullius et Quintilien, donnent avec tant de soin des préceptes sur les moyens de provoquer le rire. Le charme et l’enjouement de la conversation ont un tel pouvoir que nous prenons plaisir à des traits décochés adroitement, même contre nous, comme l’histoire nous le rapporte de Caïus César.