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Discussion du témoignage de Plutarque.

Quant à celle de Plutarque, elle doit être rejetée délibérément. Plus que tout autre, Plutarque a cédé à ce penchant qu’avaient les Grecs de mettre en rapport les hommes illustres et de les faire converser ensemble. Dans le Banquet des sept Sages, il a fait d’Ésope l’ami de Solon ; dans la Vie de Solon il les représente tous les deux à la cour de Crésus. Le fait est impossible pour Solon qui mourut en 559, quand Crésus venait à peine de monter sur le trône (560) ; il est invraisemblable pour Ésope ; car il a contre lui le silence d’Hérodote. Cet historien parle de trois députations envoyées à Delphes par Crésus (I, 47 sqq.). Si Ésope avait été l’ambassadeur de Crésus, et si des incidents aussi tragiques avaient marqué son ambassade, Hérodote n’aurait pas manqué de le signaler.

Quant à la conduite des Delphiens, Plutarque se borne à dire qu’ils combinèrent contre Ésope une accusation de sacrilège. Le scholiaste nous donne, après Héraclide, une version plus circonstanciée et plus séduisante, celle de la coupe glissée dans les bagages d’Ésope. Malheureusement cette supercherie se retrouve dans d’autres littératures populaires, en particulier dans la Bible : c’est l’histoire de Joseph qui fait mettre sa coupe d’argent dans le sac de Benjamin. Dès lors on peut croire que cette ingénieuse histoire n’a d’autre fondement que le désir d’expliquer le meurtre d’Ésope et d’en faire un récit propre à piquer la curiosité. C’est pour compléter la satisfaction du lecteur que la tradition et Plutarque prêtent à Ésope cette fable de l’Aigle et de l’Escarbot, qui est d’une application si peu exacte à la situation du malheureux : Ésope fabuliste devait à sa réputation de mourir comme le cygne, en faisant entendre sa plus belle fable.

Nous n’accorderons pas plus de créance aux détails circonstanciés que Plutarque nous donne sur les fléaux dont Apollon frappa le pays de Delphes, la stérilité de la terre et les maladies extraordinaires. Plutarque lui-même semble n’y avoir qu’une foi mesurée. « Est-ce que tu prends tous ces détails pour des vérités ? » dit un des interlocuteurs du traité sur la Vengeance tardive des dieux. À quoi un autre répond : « S’ils ne sont pas tous vrais, mais quelques-uns seulement, ne crois-tu pas que la question offre la même difficulté ? » ; et un peu plus loin : « La plupart (de ces récits) ressemblent