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LE VICOMTE DE LAUNAY.

et leur admiration pour leur bergère n’a point changé ; voilà soixante ans qu’ils l’admirent avec les mêmes gestes, qu’ils joignent les mains de la même manière dans leur enthousiasme, et qu’ils se caressent le menton doucement, avec la même naïveté, pour se dire à eux-mêmes : Qu’elle est jolie ! Les pas nouveaux qui nous ont charmés venaient de loin ; ils n’étaient pas nés en France. Mademoiselle Taglioni, mademoiselle Elssler, sont venues, l’une d’Italie, l’autre d’Allemagne. On les a applaudies, appréciées ; mais elles n’ont même pas fait révolution ; la danse est restée la même ; la danse classique règne toujours à l’Opéra ; et c’est là que l’on peut juger notre caractère, le caractère le plus sérieux qu’un maître d’école puisse rêver pour un écolier. Un danseur arrive : il se pose, il est content de lui, mais il dissimule ; il se renverse le corps en arrière, il étend les bras, il prend son élan, et puis il tourne… il tourne assez longtemps ; enfin il s’arrête sur les pieds avec fierté et semble dire : Me voilà ! Cette fois, il est très-content de lui, et il ne dissimule plus ; il lève une jambe très-lentement, il la maintient en l’air un certain temps, et puis il retourne sur une seule jambe, et l’autre reste en l’air, comme celle d’un polichinelle qu’une ficelle retient. Quand il a bien tourné, il rend la liberté à cette jambe, et, d’elle-même, elle revient joindre l’autre, et alors il frappe des deux pieds par terre d’un air vainqueur, après quoi il se livre à toutes sortes de contorsions qu’il prend au sérieux, jusqu’à ce que, pour se reposer, il se remette à admirer sa danseuse ; et cela recommence à chaque pas ; et tous les soirs vous verrez un danseur s’y prendre de la même manière pour vous amuser. Un audacieux avait essayé une façon nouvelle : Paul arrivait autrefois sur le théâtre en volant : c’était joli, c’était un Zéphyr qui voltigeait pour lui-même, parce que c’était sa condition de Zéphyr, et non pas un pauvre artiste qui dansait et se fatiguait pour nous. Il n’y avait pas de préméditation ni de métier dans ce pas-là. Aussi obtenait-il un grand succès qui devait servir de leçon. Point du tout : on a regardé Paul danser, on l’a écouté applaudir, et dès qu’il a été parti, on a repris les vieux pas d’usage, les vieilles entrées, les vieilles sorties. On avait accueilli sa manière, mais on ne l’avait pas adoptée ; à l’Opéra,