Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 4.djvu/288

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
282
LE VICOMTE DE LAUNAY.

coupable quand on le fait avec négligence. Étrange sort ! Nous devons rendre justice aux femmes, elles se tirent avec beaucoup de grâce de ces fatigantes occupations. En général, excepté dans un seul magasin que nous ne voulons point désigner, mais où l’on a horreur de vendre, où les demoiselles épouvantées se regardent avec consternation au moindre objet que l’on marchande, semblables à ce fameux joaillier Cardillac qui ne pouvait se séparer de ses bijoux, et qui les volait à ses pratiques après les leur avoir livrés ; excepté ce magasin-là, on trouve partout un empressement plein d’intelligence, et une politesse qui ne sent point du tout le comptoir ; les marchands et les marchandes de Paris ont un esprit d’observation merveilleux, ils voient tout de suite à qui ils ont affaire ; tout leur est indice, la forme du chapeau, la couleur des gants, la physionomie, la tournure. Il est telle étoffe qu’ils n’offriront jamais à telle femme ; il est telle nouveauté prétentieuse et de mauvais goût qu’ils vont infailliblement proposer à celle-ci ; et ils ne se trompent jamais, et ils vous prouvent leur perspicacité en proscrivant certain manteau, certaine écharpe, avec un sourire respectueux qui signifie : Ceci n’est pas pour vous, madame. C’est pourquoi un de nos amis a été profondément offensé l’autre jour, parce qu’on a voulu le forcer à acheter une table nouvelle, dite chemin de fer. L’invention est spirituelle, vous allez en juger. C’est une table à thé ornée d’un chemin de fer sur lequel court un petit wagon ; on pose une tasse de thé sur le petit wagon, on le pousse légèrement et la tasse roule jusqu’à vous. Quelquefois elle arrive vide, et c’est très-heureux, cela vaut mieux que de la recevoir tout entière sur les genoux. Cette table est fort commode, et elle a un avantage, celui de faire peur aux avares. Ils croient toujours qu’on va leur faire payer quelque chose pour avoir vu ce tour de force, et ils n’osent le regarder ; c’est un bon moyen de se défaire d’eux.

Madame É. de Girardin se plaint de nous, dit-on ; elle nous en veut d’avoir dénoncé sa tragédie de Judith. Il paraît que nous étions mal informé. Mais que notre tâche est difficile ! on nous donne une nouvelle, et puis on nous la reprend ; on nous dit : Parlez de telle chose, et puis on s’écrie : Vous avez parlé