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LETTRES PARISIENNES (1838).

ou moins au supplice, il faut avoir égard à cela ; excepté une centaine de personnes privilégiées, les spectateurs d’une semblable fête sont des martyrs : ce sont des femmes montées sur des chaises de paille, et se tenant avec effort sur la pointe des pieds ; des enfants grimpés sur les épaules de leurs parents ; des ouvriers perchés dans les arbres, des portiers assis sur les toits, position qui doit être bien pénible pour un portier. Quand le plaisir dure un temps raisonnable, le supplice est facile à supporter, l’admiration fait qu’on oublie ; mais quand le plaisir abuse de l’admiration, ce n’est plus la fête qui dure, c’est la souffrance qui se prolonge, et l’on s’impatiente au lieu de s’enthousiasmer. Le danger des situations se fait alors sentir. Les femmes, serrées trop longtemps dans la foule, sont près d’étouffer ; les parents sensibles succombent sous le poids des enfants trop curieux ; les ouvriers à cheval sur une branche commencent à perdre l’équilibre et s’inquiètent ; les portiers retenus par une cheminée, accotés contre un paratonnerre, commencent à se fatiguer de cette pose et à perdre de leur désinvolture ; ils mesurent l’abîme avec épouvante et tremblent d’aller tomber devant leur propre porte, sans trouver personne pour leur ouvrir ; chacun pense à ses peines, et l’intérêt du spectacle est compromis.

Nous conseillons aux entrepreneurs des fêtes de Juillet d’être à l’avenir moins libéraux ; c’est être impitoyable que de se montrer si généreux.

L’illumination de la grande allée des Champs-Élysées était admirable, cette double rangée de gros lustres en verres de trois couleurs faisait un effet à la fois magnifique et charmant. On y voyait clair comme en plein jour. La foule était si nombreuse, qu’on ne pouvait faire un pas. Dans les contre-allées il y avait autant de marchands que d’acheteurs ; autant de jeux que de joueurs, autant de virtuoses que d’auditeurs ; à chaque arbre une boutique de gâteaux, de joujoux, de bijoux, de tableaux ou de statuettes ; la peinture et la statuaire étaient faibles, l’art avait péniblement hésité entre la nature et l’idéal. Sur chaque table, il y avait un concert : ici, deux adolescentes vêtues d’une robe de jaconas rose, coiffées d’une capote rose, s’escrimaient à jouer du violon ; là, un jeune homme aveugle