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LE VICOMTE DE LAUNAY.

de romanesque dans l’existence de madame N…, que j’aperçois là-haut aux troisièmes loges, en face ; croyez-vous que cette petite femme toute ronde, qui passe sa vie à gronder sa cuisinière et à raccommoder les bas de son mari, ait dans ses souvenirs des aventures bien poétiques ? — Oui, sans doute ; cette petite femme-là, je la connais à peine, mais je sais d’elle le trait le plus touchant qu’on puisse imaginer. Cette femme est un ange. — Quoi ! cette femme qui a un bonnet noir avec des rubans feu est un ange ! qu’a-t-elle donc fait de si touchant ? — D’abord vous saurez que c’est la femme de mon notaire, et que mon notaire, qui est, du reste, un très-honnête homme, a eu le malheur, dans sa jeunesse, d’être un bel homme, adoré des femmes. Retenez bien ceci. En 1821, il se maria, et sa femme fit comme toutes les autres femmes, elle l’adora. Son époux et deux beaux enfants, gage d’une union chérie, se partageaient son cœur. Elle était heureuse, parfaitement heureuse. Une voisine, une cousine bien intentionnée, souffrait de ce bonheur comme toute voisine et cousine bien intentionnée ; cette joie si pure lui faisait mal, elle sentait le besoin de la troubler ; elle court donc un jour chez son amie, et, la voyant toute joyeuse, elle vient lui serrer la main affectueusement, lève aux cieux des regards pleins d’une pitié cruelle et laisse tomber ces simples mots : « Pauvre femme !… » Être heureuse et s’entendre traiter de pauvre femme, c’est apprendre un malheur. « Qu’est-il arrivé ? s’écria l’épouse inquiète. — Rien… » dit la voisine en feignant de dissimuler ; puis elle ajouta d’un air faussement indifférent : « Ton mari est sorti ? — Oui, il est allé voir le fils de M. B…, dont il est le subrogé tuteur. — Il te dit cela, mais ce n’est pas le fils de son client qu’il est allé voir. Qui donc ? — C’est son fils, malheureuse ! un enfant qu’il a eu avant son mariage ; la mère est morte, c’est madame Dutillois, une femme superbe qu’il aimait comme il n’a jamais aimé aucune femme. — Quoi ! mon mari a eu un fils avant son mariage ? — Le petit a déjà huit ans, il est dans une pension à Vaugirard. Il est ravissant, on ne peut pas voir un plus bel enfant. — Ah ! mon mari, dit la jeune femme avec émotion, c’est bien mal… — Oui ; c’est bien mal ! s’écrie à son tour la voisine, se méprenant sur le sens de