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LETTRES PARISIENNES (1839).

cette exclamation. Que veux-tu, ma chère ! les hommes sont des monstres, ils n’en font pas d’autres. Je suis fâchée de t’avoir appris ce secret ; mais j’ai pensé qu’il valait mieux que tu en fusses instruite ; une femme aime toujours à savoir ces choses-là… » Et disant ces mots, elle s’éloigne, satisfaite du chagrin qu’elle croit avoir causé, pour laisser à son amie le loisir d’en souffrir amèrement. Mais à peine est-elle partie, que la jeune épouse met son châle et son chapeau, envoie chercher un fiacre et court à la pension de Vaugirard. Là, elle se nomme et fait demander le fils de son mari, et elle ordonne qu’on transporte chez elle la couchette, le linge et tous les effets de l’enfant ; puis elle le ramène chez elle, l’embrasse tendrement, et l’envoie jouer dans le jardin avec son frère et sa sœur. Le soir, vers six heures, M. N… rentre pour dîner, et voit qu’on a mis cinq couverts : « Eh bien, ma femme, s’écrie-t-il, nous avons donc du monde à dîner aujourd’hui ? Je vois un couvert de plus ! Quel est le convive ? — Un convive charmant, répond madame N…, que j’ai invité moi-même, et que tu aurais dû depuis longtemps m’amener. » M. N… vit alors dans le jardin son fils aîné, qui jouait avec ses autres enfants ; mais ce qu’il y a de plus beau, c’est que cet enfant, qui est maintenant un grand jeune homme, ne sait que depuis le jour où il a été appelé par la loi du recrutement à tirer au sort que madame N… n’est pas sa mère. N’ai-je pas raison de dire que cette femme est un ange ? le roman de sa vie vaut bien tous ceux que l’on invente pour nous amuser. »

Cette histoire, que nous vous contons longuement aujourd’hui, mais que ce soir-là nous avions dite en quelques mots, n’avait pu convaincre notre adversaire. « Ce roman, disait-il, a déjà quinze ans de date ; il ne prouve rien. Ce sont les mœurs actuelles que je trouve vulgaires, et je vous défie de me citer une aventure romanesque arrivée hier, et dans votre société. » En cet instant, une belle jeune femme entra dans sa loge. « Voici précisément madame de R… qui vient m’inspirer. — Madame de R…, une héroïne de roman ? cette jeune folle qui rit toujours et qui se croit coquette parce qu’elle se moque de nous ! — Madame de R…, je vous le dis, est l’héroïne du plus beau roman que vous puissiez rêver, l’objet de la plus vive